1 |
Quoique ce détail ne touche en aucune manière au fond même de ce que nous avons à raconter, il n'est peut-être pas inutile, ne fût-ce que pour être exact en tout, d'indiquer ici les bruits et les propos qui avaient couru sur son compte au moment où il était arrivé dans le diocèse. |
2 |
M. Myriel était fils d'un conseiller au parlement d'Aix ; noblesse de robe. On contait de lui que son père, le réservant pour hériter de sa charge, l'avait marié de fort bonne heure, à dix-huit ou vingt ans, suivant un usage assez répandu dans les familles parlementaires. |
3 |
L'empereur, le soir même, demanda au cardinal le nom de ce curé, et quelque temps après M. Myriel fut tout surpris d'apprendre qu'il était nommé évêque de Digne. Qu'y avait-il de vrai, du reste, dans les récits qu'on faisait sur la première partie de la vie de M. Myriel ? Personne ne le savait. |
4 |
Peu de familles avaient connu la famille Myriel avant la révolution. M. Myriel devait subir le sort de tout nouveau venu dans une petite ville où il y a beaucoup de bouches qui parlent et fort peu de têtes qui pensent. Il devait le subir, quoiqu'il fût évêque et parce qu'il était évêque. |
5 |
Quoi qu'il en fût, après neuf ans d'épiscopat et de résidence à Digne, tous ces racontages, sujets de conversation qui occupent dans le premier moment les petites villes et les petites gens, étaient tombés dans un oubli profond. Personne n'eût osé en parler, personne n'eût même osé s'en souvenir. |
6 |
Ils avaient pour tout domestique une servante du même âge que mademoiselle Baptistine, et appelée madame Magloire, laquelle, après avoir été la servante de M. le Curé, prenait maintenant le double titre de femme de chambre de mademoiselle et femme de charge de monseigneur. |
7 |
À son arrivée, on installa M. Myriel en son palais épiscopal avec les honneurs voulus par les décrets impériaux qui classent l'évêque immédiatement après le maréchal de camp. Le maire et le président lui firent la première visite, et lui de son côté fit la première visite au général et au préfet. |
8 |
Nous sommes trois ici, et nous avons place pour soixante. Il y a erreur, je vous dis. Vous avez mon logis, et j'ai le vôtre. Rendez-moi ma maison. C'est ici chez vous. Le lendemain, les vingt-six pauvres étaient installés dans le palais de l'évêque et l'évêque était à l'hôpital. |
9 |
M. Myriel recevait de l'état comme évêque un traitement de quinze mille francs. Le jour même où il vint se loger dans la maison de l'hôpital, M. Myriel détermina l'emploi de cette somme une fois pour toutes de la manière suivante. Nous transcrivons ici une note écrite de sa main. |
10 |
Il appelait cela, comme on voit, avoir réglé les dépenses de sa maison. Cet arrangement fut accepté avec une soumission absolue par mademoiselle Baptistine. Pour cette sainte fille, M. de Digne était tout à la fois son frère et son évêque, son ami selon la nature et son supérieur selon l'église. |
11 |
Quand il parlait, elle s'inclinait ; quand il agissait, elle adhérait. La servante seule, madame Magloire, murmura un peu. M. l'évêque, on l'a pu remarquer, ne s'était réservé que mille livres, ce qui, joint à la pension de mademoiselle Baptistine, faisait quinze cents francs par an. |
12 |
Avec ces quinze cents francs, ces deux vieilles femmes et ce vieillard vivaient. Et quand un curé de village venait à Digne, M. l'évêque trouvait encore moyen de le traiter, grâce à la sévère économie de madame Magloire et à l'intelligente administration de mademoiselle Baptistine. |
13 |
Il fit sa réclamation. Quelque temps après, le conseil général, prenant cette demande en considération, lui vota une somme annuelle de trois mille francs, sous cette rubrique : Allocation à M. l'évêque pour frais de carrosse, frais de poste et frais de tournées pastorales. |
14 |
Celui-ci a fait le bon apôtre en arrivant. Maintenant il fait comme les autres. Il lui faut carrosse et chaise de poste. Il lui faut du luxe comme aux anciens évêques. Oh ! toute cette prêtraille ! Monsieur le comte, les choses n'iront bien que lorsque l'empereur nous aura délivrés des calotins. |
15 |
Quant au casuel épiscopal, rachats de bans, dispenses, ondoiements, prédications, bénédictions d'églises ou de chapelles, mariages, etc., l'évêque le percevait sur les riches avec d'autant plus d'âpreté qu'il le donnait aux pauvres. Au bout de peu de temps, les offrandes d'argent affluèrent. |
16 |
L'évêque, en moins d'un an, devint le trésorier de tous les bienfaits et le caissier de toutes les détresses. Des sommes considérables passaient par ses mains ; mais rien ne put faire qu'il changeât quelque chose à son genre de vie et qu'il ajoutât le moindre superflu à son nécessaire. |
17 |
Loin de là. Comme il y a toujours encore plus de misère en bas que de fraternité en haut, tout était donné, pour ainsi dire, avant d'être reçu ; c'était comme de l'eau sur une terre sèche ; il avait beau recevoir de l'argent, il n'en avait jamais. Alors il se dépouillait. |
18 |
C'est un diocèse fatigant que celui de Digne. Il a fort peu de plaines, beaucoup de montagnes, presque pas de routes, on l'a vu tout à l'heure ; trente-deux cures, quarante et un vicariats et deux cent quatre-vingt-cinq succursales. Visiter tout cela, c'est une affaire. |
19 |
Il allait à pied quand c'était dans le voisinage, en carriole dans la plaine, en cacolet dans la montagne. Les deux vieilles femmes l'accompagnaient. Quand le trajet était trop pénible pour elles, il allait seul. Un jour, il arriva à Senez, qui est une ancienne ville épiscopale, monté sur un âne. |
20 |
On n'y connaît ni le juge, ni l'huissier. Le maire fait tout. Il répartit l'impôt, taxe chacun en conscience, juge les querelles gratis, partage les patrimoines sans honoraires, rend des sentences sans frais ; et on lui obéit, parce que c'est un homme juste parmi des hommes simples. |
21 |
Comme un petit pays de douze ou quinze feux ne peut pas toujours nourrir un magister, ils ont des maîtres d'école payés par toute la vallée qui parcourent les villages, passant huit jours dans celui-ci, dix dans celui-là, et enseignant. Ces magisters vont aux foires, où je les ai vus. |
22 |
On les reconnaît à des plumes à écrire qu'ils portent dans la ganse de leur chapeau. Ceux qui n'enseignent qu'à lire ont une plume, ceux qui enseignent la lecture et le calcul ont deux plumes ; ceux qui enseignent la lecture, le calcul et le latin ont trois plumes. Ceux-là sont de grands savants. |
23 |
Mais quelle honte d'être ignorants ! Faites comme les gens de Queyras. Il parlait ainsi, gravement et paternellement, à défaut d'exemples inventant des paraboles, allant droit au but, avec peu de phrases et beaucoup d'images, ce qui était l'éloquence même de Jésus-Christ, convaincu et persuadant. |
24 |
Une de ses parentes éloignées, madame la comtesse de Lô, laissait rarement échapper une occasion d'énumérer en sa présence ce qu'elle appelait « les espérances » de ses trois fils. Elle avait plusieurs ascendants fort vieux et proches de la mort dont ses fils étaient naturellement les héritiers. |
25 |
Le plus jeune des trois avait à recueillir d'une grand'tante cent bonnes mille livres de rentes ; le deuxième était substitué au titre de duc de son oncle ; l'aîné devait succéder à la pairie de son aïeul. L'évêque écoutait habituellement en silence ces innocents et pardonnables étalages maternels. |
26 |
Une fois, il quêtait pour les pauvres dans un salon de la ville. Il y avait là le marquis de Champtercier, vieux, riche, avare, lequel trouvait moyen d'être tout ensemble ultra-royaliste et ultra-voltairien. Cette variété a existé. L'évêque, arrivé à lui, lui toucha le bras. |
27 |
Dans l'Isère, dans le Var, dans les deux Alpes, les hautes et les basses, les paysans n'ont pas même de brouettes, ils transportent les engrais à dos d'hommes ; ils n'ont pas de chandelles, et ils brûlent des bâtons résineux et des bouts de corde trempés dans la poix résine. |
28 |
Ils font le pain pour six mois, ils le font cuire avec de la bouse de vache séchée. L'hiver, ils cassent ce pain à coups de hache et ils le font tremper dans l'eau vingt-quatre heures pour pouvoir le manger. – Mes frères, ayez pitié ! voyez comme on souffre autour de vous. |
29 |
Il était dans la chaumière et dans la montagne comme chez lui. Il savait dire les choses les plus grandes dans les idiomes les plus vulgaires. Parlant toutes les langues, il entrait dans toutes les âmes. Du reste, il était le même pour les gens du monde et pour les gens du peuple. |
30 |
Je soupçonne qu'il avait pris cela dans l'évangile. Il entendit un jour conter dans un salon un procès criminel qu'on instruisait et qu'on allait juger. Un misérable homme, par amour pour une femme et pour l'enfant qu'il avait d'elle, à bout de ressources, avait fait de la fausse monnaie. |
31 |
La fausse monnaie était encore punie de mort à cette époque. La femme avait été arrêtée émettant la première pièce fausse fabriquée par l'homme. On la tenait, mais on n'avait de preuves que contre elle. Elle seule pouvait charger son amant et le perdre en avouant. Elle nia. |
32 |
On insista. Elle s'obstina à nier. Sur ce, le procureur du roi avait eu une idée. Il avait supposé une infidélité de l'amant, et était parvenu, avec des fragments de lettres savamment présentés, à persuader à la malheureuse qu'elle avait une rivale et que cet homme la trompait. |
33 |
L'homme était perdu. Il allait être prochainement jugé à Aix avec sa complice. On racontait le fait, et chacun s'extasiait sur l'habileté du magistrat. En mettant la jalousie en jeu, il avait fait jaillir la vérité par la colère, il avait fait sortir la justice de la vengeance. |
34 |
Un homme fut condamné à mort pour meurtre. C'était un malheureux pas tout à fait lettré, pas tout à fait ignorant, qui avait été bateleur dans les foires et écrivain public. Le procès occupa beaucoup la ville. La veille du jour fixé pour l'exécution du condamné, l'aumônier de la prison tomba malade. |
35 |
Il fallait un prêtre pour assister le patient à ses derniers moments. On alla chercher le curé. Il paraît qu'il refusa en disant : Cela ne me regarde pas. Je n'ai que faire de cette corvée et de ce saltimbanque ; moi aussi, je suis malade ; d'ailleurs ce n'est pas là ma place. |
36 |
Il passa toute la journée et toute la nuit près de lui, oubliant la nourriture et le sommeil, priant Dieu pour l'âme du condamné et priant le condamné pour la sienne propre. Il lui dit les meilleures vérités qui sont les plus simples. Il fut père, frère, ami ; évêque pour bénir seulement. |
37 |
Le lendemain, quand on vint chercher le malheureux, l'évêque était là. Il le suivit. Il se montra aux yeux de la foule en camail violet et avec sa croix épiscopale au cou, côte à côte avec ce misérable lié de cordes. Il monta sur la charrette avec lui, il monta sur l'échafaud avec lui. |
38 |
La guillotine est la concrétion de la loi ; elle se nomme vindicte ; elle n'est pas neutre, et ne vous permet pas de rester neutre. Qui l'aperçoit frissonne du plus mystérieux des frissons. Toutes les questions sociales dressent autour de ce couperet leur point d'interrogation. |
39 |
L'échafaud est le complice du bourreau ; il dévore ; il mange de la chair, il boit du sang. L'échafaud est une sorte de monstre fabriqué par le juge et par le charpentier, un spectre qui semble vivre d'une espèce de vie épouvantable faite de toute la mort qu'il a donnée. |
40 |
Sa messe dite, il déjeunait d'un pain de seigle trempé dans le lait de ses vaches. Puis il travaillait. Un évêque est un homme fort occupé ; il faut qu'il reçoive tous les jours le secrétaire de l'évêché, qui est d'ordinaire un chanoine, presque tous les jours ses grands vicaires. |
41 |
On eût dit que son passage avait quelque chose de réchauffant et de lumineux. Les enfants et les vieillards venaient sur le seuil des portes pour l'évêque comme pour le soleil. Il bénissait et on le bénissait. On montrait sa maison à quiconque avait besoin de quelque chose. |
42 |
Il visitait les pauvres tant qu'il avait de l'argent ; quand il n'en avait plus, il visitait les riches. Comme il faisait durer ses soutanes beaucoup de temps, et qu'il ne voulait pas qu'on s'en aperçût, il ne sortait jamais dans la ville autrement qu'avec sa douillette violette. |
43 |
Rien de plus frugal que ce repas. Si pourtant l'évêque avait un de ses curés à souper, madame Magloire en profitait pour servir à Monseigneur quelque excellent poisson des lacs ou quelque fin gibier de la montagne. Tout curé était un prétexte à bon repas ; l'évêque se laissait faire. |
44 |
Après son souper, il causait pendant une demi-heure avec mademoiselle Baptistine et madame Magloire ; puis il rentrait dans sa chambre et se remettait à écrire, tantôt sur des feuilles volantes, tantôt sur la marge de quelque in-folio. Il était lettré et quelque peu savant. |
45 |
Il confronte avec ce verset trois textes : la version arabe qui dit : Les vents de Dieu soufflaient ; Flavius Josèphe qui dit : Un vent d'en haut se précipitait sur la terre, et enfin la paraphrase chaldaïque d'Onkelos qui porte : Un vent venant de Dieu soufflait sur la face des eaux. |
46 |
Parfois au milieu d'une lecture, quel que fût le livre qu'il eût entre les mains, il tombait tout à coup dans une méditation profonde, d'où il ne sortait que pour écrire quelques lignes sur les pages mêmes du volume. Ces lignes souvent n'ont aucun rapport avec le livre qui les contient. |
47 |
Nous avons sous les yeux une note écrite par lui sur une des marges d'un in-quarto intitulé : Correspondance du lord Germain avec les généraux Clinton, Cornwallis et les amiraux de la station de l'Amérique. À Versailles, chez Poinçot, libraire, et à Paris, chez Pissot, libraire, quai des Augustins. |
48 |
Chapitre VI Par qui il faisait garder sa maison La maison qu'il habitait se composait, nous l'avons dit, d'un rez-de-chaussée et d'un seul étage : trois pièces au rez-de-chaussée, trois chambres au premier, au-dessus un grenier. Derrière la maison, un jardin d'un quart d'arpent. |
49 |
La première pièce, qui s'ouvrait sur la rue, lui servait de salle à manger, la deuxième de chambre à coucher, et la troisième d'oratoire. On ne pouvait sortir de cet oratoire sans passer par la chambre à coucher, et sortir de la chambre à coucher sans passer par la salle à manger. |
50 |
Sa chambre était assez grande et assez difficile à chauffer dans la mauvaise saison. Comme le bois est très cher à Digne, il avait imaginé de faire faire dans l'étable à vaches un compartiment fermé d'une cloison en planches. C'était là qu'il passait ses soirées dans les grands froids. |
51 |
Mademoiselle Baptistine avait bien aussi dans sa chambre une très grande bergère en bois jadis doré et revêtue de pékin à fleurs, mais on avait été obligé de monter cette bergère au premier par la fenêtre, l'escalier étant trop étroit ; elle ne pouvait donc pas compter parmi les en-cas du mobilier. |
52 |
Près de la porte-fenêtre, une grande table avec un encrier, chargée de papiers confus et de gros volumes. Devant la table, le fauteuil de paille. Devant le lit, un prie-Dieu, emprunté à l'oratoire. Deux portraits dans des cadres ovales étaient accrochés au mur des deux côtés du lit. |
53 |
De petites inscriptions dorées sur le fond neutre de la toile à côté des figures indiquaient que les portraits représentaient, l'un, l'abbé de Chaliot, évêque de Saint-Claude, l'autre, l'abbé Tourteau, vicaire général d'Agde, abbé de Grand-Champ, ordre de Cîteaux, diocèse de Chartres. |
54 |
Madame Magloire ayant décroché les tableaux pour en secouer la poussière, l'évêque avait trouvé cette particularité écrite d'une encre blanchâtre sur un petit carré de papier jauni par le temps, collé avec quatre pains à cacheter derrière le portrait de l'abbé de Grand-Champ. |
55 |
Il avait à sa fenêtre un antique rideau de grosse étoffe de laine qui finit par devenir tellement vieux que, pour éviter la dépense d'un neuf, madame Magloire fut obligée de faire une grande couture au beau milieu. Cette couture dessinait une croix. L'évêque le faisait souvent remarquer. |
56 |
Cependant, dans les dernières années, madame Magloire retrouva, comme on le verra plus loin, sous le papier badigeonné, des peintures qui ornaient l'appartement de mademoiselle Baptistine. Avant d'être l'hôpital, cette maison avait été le parloir aux bourgeois. De là cette décoration. |
57 |
Quand il avait quelqu'un à dîner, madame Magloire allumait les deux bougies et mettait les deux flambeaux sur la table. Il y avait dans la chambre même de l'évêque, à la tête de son lit, un petit placard dans lequel madame Magloire serrait chaque soir les six couverts d'argent et la grande cuiller. |
58 |
Il faut dire qu'on n'en ôtait jamais la clef. Le jardin, un peu gâté par les constructions assez laides dont nous avons parlé, se composait de quatre allées en croix rayonnant autour d'un puisard ; une autre allée faisait tout le tour du jardin et cheminait le long du mur blanc dont il était enclos. |
59 |
Du reste, aucune prétention à la botanique ; il ignorait les groupes et le solidisme ; il ne cherchait pas le moins du monde à décider entre Tournefort et la méthode naturelle ; il ne prenait parti ni pour les utricules contre les cotylédons, ni pour Jussieu contre Linné. |
60 |
La porte de la salle à manger qui, nous l'avons dit, donnait de plain-pied sur la place de la cathédrale, était jadis armée de serrures et de verrous comme une porte de prison. L'évêque avait fait ôter toutes ces ferrures, et cette porte, la nuit comme le jour, n'était fermée qu'au loquet. |
61 |
On le vit à Jauziers d'abord, puis aux Tuiles. Il se cacha dans les cavernes du Joug-de-l'Aigle, et de là il descendait vers les hameaux et les villages par les ravins de l'Ubaye et de l'Ubayette. Il osa même pousser jusqu'à Embrun, pénétra une nuit dans la cathédrale et dévalisa la sacristie. |
62 |
On mit la gendarmerie à ses trousses, mais en vain. Il échappait toujours ; quelquefois il résistait de vive force. C'était un hardi misérable. Au milieu de toute cette terreur, l'évêque arriva. Il faisait sa tournée. Au Chastelar, le maire vint le trouver et l'engagea à rebrousser chemin. |
63 |
Ce sont mes bons amis. De doux et honnêtes bergers. Ils possèdent une chèvre sur trente qu'ils gardent. Ils font de fort jolis cordons de laine de diverses couleurs, et ils jouent des airs de montagne sur de petites flûtes à six trous. Ils ont besoin qu'on leur parle de temps en temps du bon Dieu. |
64 |
Il traversa la montagne à mulet, ne rencontra personne, et arriva sain et sauf chez ses « bons amis » les bergers. Il y resta quinze jours, prêchant, administrant, enseignant, moralisant. Lorsqu'il fut proche de son départ, il résolut de chanter pontificalement un Te Deum. |
65 |
Toutes les magnificences de ces humbles paroisses réunies n'auraient pas suffi à vêtir convenablement un chantre de cathédrale. Comme on était dans cet embarras, une grande caisse fut apportée et déposée au presbytère pour M. l'évêque par deux cavaliers inconnus qui repartirent sur-le-champ. |
66 |
Ce sont là les dangers du dehors, les petits dangers. Craignons-nous nous-mêmes. Les préjugés, voilà les voleurs ; les vices, voilà les meurtriers. Les grands dangers sont au dedans de nous. Qu'importe ce qui menace notre tête ou notre bourse ! Ne songeons qu'à ce qui menace notre âme. |
67 |
Prions-le, non pour nous, mais pour que notre frère ne tombe pas en faute à notre occasion. Du reste, les événements étaient rares dans son existence. Nous racontons ceux que nous savons ; mais d'ordinaire il passait sa vie à faire toujours les mêmes choses aux mêmes moments. |
68 |
Un mois de son année ressemblait à une heure de sa journée. Quant à ce que devint « le trésor » de la cathédrale d'Embrun, on nous embarrasserait de nous interroger là-dessus. C'étaient là de bien belles choses, et bien tentantes, et bien bonnes à voler au profit des malheureux. |
69 |
C'était un ancien procureur, attendri par le succès, pas méchant homme du tout, rendant tous les petits services qu'il pouvait à ses fils, à ses gendres, à ses parents, même à des amis ; ayant sagement pris de la vie les bons côtés, les bonnes occasions, les bonnes aubaines. |
70 |
Le reste lui semblait assez bête. Il était spirituel, et juste assez lettré pour se croire un disciple d'Épicure en n'étant peut-être qu'un produit de Pigault-Lebrun. Il riait volontiers, et agréablement, des choses infinies et éternelles, et des « billevesées du bonhomme évêque ». |
71 |
Voltaire s'est moqué de Needham, et il a eu tort ; car les anguilles de Needham prouvent que Dieu est inutile. Une goutte de vinaigre dans une cuillerée de pâte de farine supplée le fiat lux. Supposez la goutte plus grosse et la cuillerée plus grande, vous avez le monde. |
72 |
À bas ce grand Tout qui me tracasse ! Vive Zéro qui me laisse tranquille ! De vous à moi, et pour vider mon sac, et pour me confesser à mon pasteur comme il convient, je vous avoue que j'ai du bon sens. Je ne suis pas fou de votre Jésus qui prêche à tout bout de champ le renoncement et le sacrifice. |
73 |
Renoncement ! pourquoi ? Sacrifice ! à quoi ? Je ne vois pas qu'un loup s'immole au bonheur d'un autre loup. Restons donc dans la nature. Nous sommes au sommet ; ayons la philosophie supérieure. Que sert d'être en haut, si l'on ne voit pas plus loin que le bout du nez des autres ? Vivons gaîment. |
74 |
Ah ! l'on me recommande le sacrifice et le renoncement, je dois prendre garde à tout ce que je fais, il faut que je me casse la tête sur le bien et le mal, sur le juste et l'injuste, sur le fas et le nefas. Pourquoi ? parce que j'aurai à rendre compte de mes actions. Quand ? après ma mort. |
75 |
Quel bon rêve ! Après ma mort, bien fin qui me pincera. Faites donc saisir une poignée de cendre par une main d'ombre. Disons le vrai, nous qui sommes des initiés et qui avons levé la jupe d'Isis : il n'y a ni bien, ni mal ; il y a de la végétation. Cherchons le réel. Creusons tout à fait. |
76 |
Allons au fond, que diable ! Il faut flairer la vérité, fouiller sous terre, et la saisir. Alors elle vous donne des joies exquises. Alors vous devenez fort, et vous riez. Je suis carré par la base, moi. Monsieur l'évêque, l'immortalité de l'homme est un écoute-s'il-pleut. |
77 |
Oh ! la charmante promesse ! Fiez-vous-y. Le bon billet qu'a Adam ! On est âme, on sera ange, on aura des ailes bleues aux omoplates. Aidez-moi donc, n'est-ce pas Tertullien qui dit que les bienheureux iront d'un astre à l'autre ? Soit. On sera les sauterelles des étoiles. |
78 |
Et puis, on verra Dieu. Ta ta ta. Fadaises que tous ces paradis. Dieu est une sonnette monstre. Je ne dirais point cela dans le Moniteur, parbleu ! mais je le chuchote entre amis. Inter pocula. Sacrifier la terre au paradis, c'est lâcher la proie pour l'ombre. Être dupe de l'infini ! pas si bête. |
79 |
Je suis néant. Je m'appelle monsieur le comte Néant, sénateur. Étais-je avant ma naissance ? Non. Serai-je après ma mort ? Non. Que suis-je ? un peu de poussière agrégée par un organisme. Qu'ai-je à faire sur cette terre ? J'ai le choix. Souffrir ou jouir. Où me mènera la souffrance ? Au néant. |
80 |
Où me mènera la jouissance ? Au néant. Mais j'aurai joui. Mon choix est fait. Il faut être mangeant ou mangé. Je mange. Mieux vaut être la dent que l'herbe. Telle est ma sagesse. Après quoi, va comme je te pousse, le fossoyeur est là, le Panthéon pour nous autres, tout tombe dans le grand trou. |
81 |
Fin. Finis. Liquidation totale. Ceci est l'endroit de l'évanouissement. La mort est morte, croyez-moi. Qu'il y ait là quelqu'un qui ait quelque chose à me dire, je ris d'y songer. Invention de nourrices. Croquemitaine pour les enfants, Jéhovah pour les hommes. Non, notre lendemain est de la nuit. |
82 |
Usez de votre moi pendant que vous le tenez. En vérité, je vous le dis, monsieur l'évêque, j'ai ma philosophie, et j'ai mes philosophes. Je ne me laisse pas enguirlander par des balivernes. Après ça, il faut bien quelque chose à ceux qui sont en bas, aux va-nu-pieds, aux gagne-petit, aux misérables. |
83 |
Cependant il m'est impossible de ne point vous féliciter. Vous autres grands seigneurs, vous avez, vous le dites, une philosophie à vous et pour vous, exquise, raffinée, accessible aux riches seuls, bonne à toutes les sauces, assaisonnant admirablement les voluptés de la vie. |
84 |
Cette philosophie est prise dans les profondeurs et déterrée par des chercheurs spéciaux. Mais vous êtes bons princes, et vous ne trouvez pas mauvais que la croyance au bon Dieu soit la philosophie du peuple, à peu près comme l'oie aux marrons est la dinde aux truffes du pauvre. |
85 |
C'est assez notre habitude, mais il y a une raison de plus. Figurez-vous qu'en lavant et époussetant les plafonds et les murs, madame Magloire a fait des découvertes ; maintenant nos deux chambres tapissées de vieux papier blanchi à la chaux ne dépareraient pas un château dans le genre du vôtre. |
86 |
Mon salon, où il n'y a pas de meubles, et dont nous nous servons pour étendre le linge après les lessives, a quinze pieds de haut, dix-huit de large carrés, un plafond peint anciennement avec dorure, des solives comme chez vous. C'était recouvert d'une toile, du temps que c'était l'hôpital. |
87 |
Enfin des boiseries du temps de nos grand'mères. Mais c'est ma chambre qu'il faut voir. Madame Magloire a découvert, sous au moins dix papiers collés dessus, des peintures, sans être bonnes, qui peuvent se supporter. C'est Télémaque reçu chevalier par Minerve, c'est lui encore dans les jardins. |
88 |
Enfin où les dames romaines se rendaient une seule nuit. Que vous dirai-je ? j'ai des romains, des romaines (ici un mot illisible), et toute la suite. Madame Magloire a débarbouillé tout cela, et cet été elle va réparer quelques petites avaries, revenir le tout, et ma chambre sera un vrai musée. |
89 |
Mon frère est si bon. Il donne tout ce qu'il a aux indigents et aux malades. Nous sommes très gênés. Le pays est dur l'hiver, et il faut bien faire quelque chose pour ceux qui manquent. Nous sommes à peu près chauffés et éclairés. Vous voyez que ce sont de grandes douceurs. |
90 |
Il n'a pas voulu nous emmener. Il est resté quinze jours absent. À son retour, il n'avait rien eu, on le croyait mort, et il se portait bien, et il a dit : « Voilà comme on m'a volé !» Et il a ouvert une malle pleine de tous les bijoux de la cathédrale d'Embrun, que les voleurs lui avaient donnés. |
91 |
Je fais signe à madame Magloire pour qu'elle ne le contrarie pas. Il se risque comme il veut. Moi j'emmène madame Magloire, je rentre dans ma chambre, je prie pour lui, et je m'endors. Je suis tranquille, parce que je sais bien que s'il lui arrivait malheur, ce serait ma fin. |
92 |
Mais à présent le pli est pris. Nous prions toutes les deux, nous avons peur ensemble, et nous nous endormons. Le diable entrerait dans la maison qu'on le laisserait faire. Après tout, que craignons-nous dans cette maison ? Il y a toujours quelqu'un avec nous, qui est le plus fort. |
93 |
Quant à votre chère Sylvanie, elle a bien fait de ne pas prendre les courts instants qu'elle passe près de vous pour m'écrire. Elle se porte bien, travaille selon vos désirs, m'aime toujours. C'est tout ce que je veux. Son souvenir par vous m'est arrivé. Je m'en trouve heureuse. |
94 |
Cet homme, disons tout de suite le gros mot, était un ancien conventionnel. Il se nommait G. On parlait du conventionnel G. dans le petit monde de Digne avec une sorte d'horreur. Un conventionnel, vous figurez-vous cela ? Cela existait du temps qu'on se tutoyait et qu'on disait : citoyen. |
95 |
C'était un quasi-régicide. Il avait été terrible. Comment, au retour des princes légitimes, n'avait-on pas traduit cet homme-là devant une cour prévôtale ? On ne lui eût pas coupé la tête, si vous voulez, il faut de la clémence, soit ; mais un bon bannissement à vie. Un exemple enfin ! etc. |
96 |
L'évêque prit son bâton, mit son pardessus à cause de sa soutane un peu trop usée, comme nous l'avons dit, et aussi à cause du vent du soir qui ne devait pas tarder à souffler, et partit. Le soleil déclinait et touchait presque à l'horizon, quand l'évêque arriva à l'endroit excommunié. |
97 |
Vous faites bien de venir regarder un homme qui va mourir. Il est bon que ce moment-là ait des témoins. On a des manies ; j'aurais voulu aller jusqu'à l'aube. Mais je sais que j'en ai à peine pour trois heures. Il fera nuit. Au fait, qu'importe ! Finir est une affaire simple. |
98 |
Un conventionnel lui faisait un peu l'effet d'être hors la loi, même hors la loi de charité. G., calme, le buste presque droit, la voix vibrante, était un de ces grands octogénaires qui font l'étonnement du physiologiste. La révolution a eu beaucoup de ces hommes proportionnés à l'époque. |
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G. semblait mourir parce qu'il le voulait bien. Il y avait de la liberté dans son agonie. Les jambes seulement étaient immobiles. Les ténèbres le tenaient par là. Les pieds étaient morts et froids, et la tête vivait de toute la puissance de la vie et paraissait en pleine lumière. |
100 |
Je ne me crois pas le droit de tuer un homme ; mais je me sens le devoir d'exterminer le mal. J'ai voté la fin du tyran. C'est-à-dire la fin de la prostitution pour la femme, la fin de l'esclavage pour l'homme, la fin de la nuit pour l'enfant. En votant la république, j'ai voté cela. |
101 |
J'ai aidé à la chute des préjugés et des erreurs. Les écroulements des erreurs et des préjugés font de la lumière. Nous avons fait tomber le vieux monde, nous autres, et le vieux monde, vase des misères, en se renversant sur le genre humain, est devenu une urne de joie. |
102 |
J'attendais ce mot-là. Un nuage s'est formé pendant quinze cents ans. Au bout de quinze siècles, il a crevé. Vous faites le procès au coup de tonnerre. L'évêque sentit, sans se l'avouer peut-être, que quelque chose en lui était atteint. Pourtant il fit bonne contenance. |
103 |
Il prenait une verge et il époussetait le temple. Son fouet plein d'éclairs était un rude diseur de vérités. Quand il s'écriait : Sinite parvulos..., il ne distinguait pas entre les petits enfants. Il ne se fût pas gêné de rapprocher le dauphin de Barabbas du dauphin d'Hérode. |
104 |
Il y eut encore un silence. Ce fut le conventionnel qui le rompit. Il se souleva sur un coude, prit entre son pouce et son index replié un peu de sa joue, comme on fait machinalement lorsqu'on interroge et qu'on juge, et interpella l'évêque avec un regard plein de toutes les énergies de l'agonie. |
105 |
À propos, je n'ai pas entendu le bruit de votre voiture, vous l'aurez sans doute laissée derrière le taillis, là-bas, à l'embranchement de la route. Je ne vous connais pas, vous dis-je. Vous m'avez dit que vous étiez l'évêque, mais cela ne me renseigne point sur votre personne morale. |
106 |
Vous êtes chez moi, vous êtes mon hôte. Je vous dois courtoisie. Vous discutez mes idées, il sied que je me borne à combattre vos raisonnements. Vos richesses et vos jouissances sont des avantages que j'ai contre vous dans le débat, mais il est de bon goût de ne pas m'en servir. |
107 |
Que dites-vous de ce supplice de Tantale accommodé à une mère ? Monsieur, retenez bien ceci : la révolution française a eu ses raisons. Sa colère sera absoute par l'avenir. Son résultat, c'est le monde meilleur. De ses coups les plus terribles, il sort une caresse pour le genre humain. |
108 |
Le mourant avait prononcé ces dernières paroles d'une voix haute et avec le frémissement de l'extase, comme s'il voyait quelqu'un. Quand il eut parlé, ses yeux se fermèrent. L'effort l'avait épuisé. Il était évident qu'il venait de vivre en une minute les quelques heures qui lui restaient. |
109 |
J'ai obéi. Il y avait des abus, je les ai combattus ; il y avait des tyrannies, je les ai détruites ; il y avait des droits et des principes, je les ai proclamés et confessés. Le territoire était envahi, je l'ai défendu ; la France était menacée, j'ai offert ma poitrine. |
110 |
Je n'étais pas riche ; je suis pauvre. J'ai été l'un des maîtres de l'État, les caves du Trésor étaient encombrées d'espèces au point qu'on était forcé d'étançonner les murs, prêts à se fendre sous le poids de l'or et de l'argent, je dînais rue de l'Arbre-Sec à vingt-deux sous par tête. |
111 |
J'ai secouru les opprimés, j'ai soulagé les souffrants. J'ai déchiré la nappe de l'autel, c'est vrai ; mais c'était pour panser les blessures de la patrie. J'ai toujours soutenu la marche en avant du genre humain vers la lumière, et j'ai résisté quelquefois au progrès sans pitié. |
112 |
Depuis bien des années déjà, avec mes cheveux blancs, je sens que beaucoup de gens se croient sur moi le droit de mépris, j'ai pour la pauvre foule ignorante visage de damné, et j'accepte, ne haïssant personne, l'isolement de la haine. Maintenant, j'ai quatre-vingt-six ans ; je vais mourir. |
113 |
Toute allusion à ce « vieux scélérat de G. » le faisait tomber dans une préoccupation singulière. Personne ne pourrait dire que le passage de cet esprit devant le sien et le reflet de cette grande conscience sur la sienne ne fût pas pour quelque chose dans son approche de la perfection. |
114 |
Voilà tout. Quoique monseigneur Bienvenu n'ait été rien moins qu'un homme politique, c'est peut-être ici le lieu d'indiquer, très brièvement, quelle fut son attitude dans les événements d'alors, en supposant que monseigneur Bienvenu ait jamais songé à avoir une attitude. |
115 |
Mais il n'assista qu'à une séance et à trois ou quatre conférences particulières. Évêque d'un diocèse montagnard, vivant si près de la nature, dans la rusticité et le dénuement, il paraît qu'il apportait parmi ces personnages éminents des idées qui changeaient la température de l'assemblée. |
116 |
Oh ! que je ne voudrais pas avoir tout ce superflu-là à me crier sans cesse aux oreilles : Il y a des gens qui ont faim ! il y a des gens qui ont froid ! il y a des pauvres ! il y a des pauvres ! Disons-le en passant, ce ne serait pas une haine intelligente que la haine du luxe. |
117 |
Cette haine impliquerait la haine des arts. Cependant, chez les gens d'église, en dehors de la représentation et des cérémonies, le luxe est un tort. Il semble révéler des habitudes peu réellement charitables. Un prêtre opulent est un contre-sens. Le prêtre doit se tenir près des pauvres. |
118 |
La première preuve de la charité chez le prêtre, chez l'évêque surtout, c'est la pauvreté. C'était là sans doute ce que pensait M. l'évêque de Digne. Il ne faudrait pas croire d'ailleurs qu'il partageait sur certains points délicats ce que nous appellerions « les idées du siècle ». |
119 |
Il écrivait assez souvent à tous les deux. Il tint quelque temps rigueur au premier, parce qu'ayant un commandement en Provence, à l'époque du débarquement de Cannes, le général s'était mis à la tête de douze cents hommes et avait poursuivi l'empereur comme quelqu'un qui veut le laisser échapper. |
120 |
Monseigneur Bienvenu eut donc, aussi lui, son heure d'esprit de parti, son heure d'amertume, son nuage. L'ombre des passions du moment traversa ce doux et grand esprit occupé des choses éternelles. Certes, un pareil homme eût mérité de n'avoir pas d'opinions politiques. |
121 |
Qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée, nous ne confondons point ce qu'on appelle « opinions politiques » avec la grande aspiration au progrès, avec la sublime foi patriotique, démocratique et humaine, qui, de nos jours, doit être le fond même de toute intelligence généreuse. |
122 |
Tout en convenant que ce n'était point pour une fonction politique que Dieu avait créé monseigneur Bienvenu, nous eussions compris et admiré la protestation au nom du droit et de la liberté, l'opposition fière, la résistance périlleuse et juste à Napoléon tout-puissant. |
123 |
Mais ce qui nous plaît vis-à-vis de ceux qui montent nous plaît moins vis-à-vis de ceux qui tombent. Nous n'aimons le combat que tant qu'il y a danger ; et, dans tous les cas, les combattants de la première heure ont seuls le droit d'être les exterminateurs de la dernière. |
124 |
Qui n'a pas été accusateur opiniâtre pendant la prospérité doit se taire devant l'écroulement. Le dénonciateur du succès est le seul légitime justicier de la chute. Quant à nous, lorsque la Providence s'en mêle et frappe, nous la laissons faire. 1812 commence à nous désarmer. |
125 |
Même, il faut le dire, dans cette opinion politique que nous venons de lui reprocher et que nous sommes disposé à juger presque sévèrement, il était tolérant et facile, peut-être plus que nous qui parlons ici. – Le portier de la maison de ville avait été placé là par l'empereur. |
126 |
Il échappait dans l'occasion à ce pauvre diable de ces paroles peu réfléchies que la loi d'alors qualifiait propos séditieux. Depuis que le profil impérial avait disparu de la légion d'honneur, il ne s'habillait jamais dans l'ordonnance, comme il disait, afin de ne pas être forcé de porter sa croix. |
127 |
Tout évêque un peu influent a près de lui sa patrouille de chérubins séminaristes, qui fait la ronde et maintient le bon ordre dans le palais épiscopal, et qui monte la garde autour du sourire de monseigneur. Agréer à un évêque, c'est le pied à l'étrier pour un sous-diacre. |
128 |
Gens en crédit qu'ils sont, ils font pleuvoir autour d'eux, sur les empressés et les favorisés, et sur toute cette jeunesse qui sait plaire, les grasses paroisses, les prébendes, les archidiaconats, les aumôneries et les fonctions cathédrales, en attendant les dignités épiscopales. |
129 |
En avançant eux-mêmes, ils font progresser leurs satellites ; c'est tout un système solaire en marche. Leur rayonnement empourpre leur suite. Leur prospérité s'émiette sur la cantonade en bonnes petites promotions. Plus grand diocèse au patron, plus grosse cure au favori. |
130 |
Comme l'ambition s'intitule aisément vocation, qui sait ? de bonne foi peut-être et se trompant elle-même, béate qu'elle est ! Monseigneur Bienvenu, humble, pauvre, particulier, n'était pas compté parmi les grosses mitres. Cela était visible à l'absence complète de jeunes prêtres autour de lui. |
131 |
On sentait si bien l'impossibilité de croître près de monseigneur Bienvenu qu'à peine sortis du séminaire, les jeunes gens ordonnés par lui se faisaient recommander aux archevêques d'Aix ou d'Auch, et s'en allaient bien vite. Car enfin, nous le répétons, on veut être poussé. |
132 |
Un saint qui vit dans un excès d'abnégation est un voisinage dangereux ; il pourrait bien vous communiquer par contagion une pauvreté incurable, l'ankylose des articulations utiles à l'avancement, et, en somme, plus de renoncement que vous n'en voulez ; et l'on fuit cette vertu galeuse. |
133 |
De là l'isolement de monseigneur Bienvenu. Nous vivons dans une société sombre. Réussir, voilà l'enseignement qui tombe goutte à goutte de la corruption en surplomb. Soit dit en passant, c'est une chose assez hideuse que le succès. Sa fausse ressemblance avec le mérite trompe les hommes. |
134 |
Le succès, ce ménechme du talent, a une dupe : l'histoire. Juvénal et Tacite seuls en bougonnent. De nos jours, une philosophie à peu près officielle est entrée en domesticité chez lui, porte la livrée du succès, et fait le service de son antichambre. Réussissez : théorie. |
135 |
Qui triomphe est vénéré. Naissez coiffé, tout est là. Ayez de la chance, vous aurez le reste ; soyez heureux, on vous croira grand. En dehors des cinq ou six exceptions immenses qui font l'éclat d'un siècle, l'admiration contemporaine n'est guère que myopie. Dorure est or. |
136 |
Le vulgaire est un vieux Narcisse qui s'adore lui-même et qui applaudit le vulgaire. Cette faculté énorme par laquelle on est Moïse, Eschyle, Dante, Michel-Ange ou Napoléon, la multitude la décerne d'emblée et par acclamation à quiconque atteint son but dans quoi que ce soit. |
137 |
Devant une telle âme, nous ne nous sentons en humeur que de respect. La conscience du juste doit être crue sur parole. D'ailleurs, de certaines natures étant données, nous admettons le développement possible de toutes les beautés de la vertu humaine dans une croyance différente de la nôtre. |
138 |
Que pensait-il de ce dogme-ci ou de ce mystère-là ? Ces secrets du for intérieur ne sont connus que de la tombe où les âmes entrent nues. Ce dont nous sommes certain, c'est que jamais les difficultés de foi ne se résolvaient pour lui en hypocrisie. Aucune pourriture n'est possible au diamant. |
139 |
Il n'allait pas jusqu'au bramine, mais il semblait avoir médité cette parole de l'Ecclésiaste : « Sait-on où va l'âme des animaux ? » Les laideurs de l'aspect, les difformités de l'instinct, ne le troublaient pas et ne l'indignaient pas. Il en était ému, presque attendri. |
140 |
Pourquoi ne pas dire ces enfantillages presque divins de la bonté ? Puérilités, soit ; mais ces puérilités sublimes ont été celles de saint François d'Assise et de Marc-Aurèle. Un jour il se donna une entorse pour n'avoir pas voulu écraser une fourmi. Ainsi vivait cet homme juste. |
141 |
Comme on l'a vu, la prière, la célébration des offices religieux, l'aumône, la consolation aux affligés, la culture d'un coin de terre, la fraternité, la frugalité, l'hospitalité, le renoncement, la confiance, l'étude, le travail remplissaient chacune des journées de sa vie. |
142 |
Il songeait à la grandeur et à la présence de Dieu ; à l'éternité future, étrange mystère ; à l'éternité passée, mystère plus étrange encore ; à tous les infinis qui s'enfonçaient sous ses yeux dans tous les sens ; et, sans chercher à comprendre l'incompréhensible, il le regardait. |
143 |
Il considérait ces magnifiques rencontres des atomes qui donnent des aspects à la matière, révèlent les forces en les constatant, créent les individualités dans l'unité, les proportions dans l'étendue, l'innombrable dans l'infini, et par la lumière produisent la beauté. |
144 |
Il s'asseyait sur un banc de bois adossé à une treille décrépite, et il regardait les astres à travers les silhouettes chétives et rachitiques de ses arbres fruitiers. Ce quart d'arpent, si pauvrement planté, si encombré de masures et de hangars, lui était cher et lui suffisait. |
145 |
N'est-ce pas là tout, en effet, et que désirer au-delà ? Un petit jardin pour se promener, et l'immensité pour rêver. À ses pieds ce qu'on peut cultiver et cueillir ; sur sa tête ce qu'on peut étudier et méditer ; quelques fleurs sur la terre et toutes les étoiles dans le ciel. |
146 |
Leur prière offre audacieusement la discussion. Leur adoration interroge. Ceci est la religion directe, pleine d'anxiété et de responsabilité pour qui en tente les escarpements. La méditation humaine n'a point de limite. À ses risques et périls, elle analyse et creuse son propre éblouissement. |
147 |
Il eût redouté ces sublimités d'où quelques-uns, très grands même, comme Swedenborg et Pascal, ont glissé dans la démence. Certes, ces puissantes rêveries ont leur utilité morale, et par ces routes ardues on s'approche de la perfection idéale. Lui, il prenait le sentier qui abrège : l'évangile. |
148 |
Il n'essayait point de faire faire à sa chasuble les plis du manteau d'Élie, il ne projetait aucun rayon d'avenir sur le roulis ténébreux des événements, il ne cherchait pas à condenser en flamme la lueur des choses, il n'avait rien du prophète et rien du mage. Cette âme simple aimait, voilà tout. |
149 |
Qu'il dilatât la prière jusqu'à une aspiration surhumaine, cela est probable ; mais on ne peut pas plus prier trop qu'aimer trop ; et, si c'était une hérésie de prier au-delà des textes, sainte Thérèse et saint Jérôme seraient des hérétiques. Il se penchait sur ce qui gémit et sur ce qui expie. |
150 |
Le redoutable spectacle des choses créées développait en lui l'attendrissement ; il n'était occupé qu'à trouver pour lui-même et à inspirer aux autres la meilleure manière de plaindre et de soulager. Ce qui existe était pour ce bon et rare prêtre un sujet permanent de tristesse cherchant à consoler. |
151 |
La sueur, la chaleur, le voyage à pied, la poussière, ajoutaient je ne sais quoi de sordide à cet ensemble délabré. Les cheveux étaient ras, et pourtant hérissés ; car ils commençaient à pousser un peu, et semblaient n'avoir pas été coupés depuis quelque temps. Personne ne le connaissait. |
152 |
Ce n'était évidemment qu'un passant. D'où venait-il ? Du midi. Des bords de la mer peut-être. Car il faisait son entrée dans Digne par la même rue qui, sept mois auparavant, avait vu passer l'empereur Napoléon allant de Cannes à Paris. Cet homme avait dû marcher tout le jour. |
153 |
Il fallait qu'il eût bien soif, car des enfants qui le suivaient le virent encore s'arrêter, et boire, deux cents pas plus loin, à la fontaine de la place du marché. Arrivé au coin de la rue Poichevert, il tourna à gauche et se dirigea vers la mairie. Il y entra, puis sortit un quart d'heure après. |
154 |
L'homme ôta sa casquette et salua humblement le gendarme. Le gendarme, sans répondre à son salut, le regarda avec attention, le suivit quelque temps des yeux, puis entra dans la maison de ville. Il y avait alors à Digne une belle auberge à l'enseigne de la Croix-de-Colbas. |
155 |
Cette gloire du Labarre des Trois-Dauphins se reflétait à vingt-cinq lieues de distance jusque sur le Labarre de la Croix-de-Colbas. On disait de lui dans la ville : C'est le cousin de celui de Grenoble. L'homme se dirigea vers cette auberge, qui était la meilleure du pays. |
156 |
Tous les fourneaux étaient allumés ; un grand feu flambait gaîment dans la cheminée. L'hôte, qui était en même temps le chef, allait de l'âtre aux casseroles, fort occupé et surveillant un excellent dîner destiné à des rouliers qu'on entendait rire et parler à grand bruit dans une salle voisine. |
157 |
Quiconque a voyagé sait que personne ne fait meilleure chère que les rouliers. Une marmotte grasse, flanquée de perdrix blanches et de coqs de bruyère, tournait sur une longue broche devant le feu ; sur les fourneaux cuisaient deux grosses carpes du lac de Lauzet et une truite du lac d'Alloz. |
158 |
Sur la marge blanche il écrivit une ligne ou deux, plia sans cacheter et remit ce chiffon de papier à un enfant qui paraissait lui servir tout à la fois de marmiton et de laquais. L'aubergiste dit un mot à l'oreille du marmiton, et l'enfant partit en courant dans la direction de la mairie. |
159 |
L'enfant revint. Il rapportait le papier. L'hôte le déplia avec empressement, comme quelqu'un qui attend une réponse. Il parut lire attentivement, puis hocha la tête, et resta un moment pensif. Enfin il fit un pas vers le voyageur qui semblait plongé dans des réflexions peu sereines. |
160 |
En vous voyant entrer, je me suis douté de quelque chose, j'ai envoyé à la mairie, et voici ce qu'on m'a répondu. Savez-vous lire ? En parlant ainsi il tendait à l'étranger, tout déplié, le papier qui venait de voyager de l'auberge à la mairie, et de la mairie à l'auberge. |
161 |
Il ne vit rien de tout cela. Les gens accablés ne regardent pas derrière eux. Ils ne savent que trop que le mauvais sort les suit. Il chemina ainsi quelque temps, marchant toujours, allant à l'aventure par des rues qu'il ne connaissait pas, oubliant la fatigue, comme cela arrive dans la tristesse. |
162 |
La belle hôtellerie s'était fermée pour lui ; il cherchait quelque cabaret bien humble, quelque bouge bien pauvre. Précisément une lumière s'allumait au bout de la rue ; une branche de pin, pendue à une potence en fer, se dessinait sur le ciel blanc du crépuscule. Il y alla. |
163 |
C'était en effet un cabaret. Le cabaret qui est dans la rue de Chaffaut. Le voyageur s'arrêta un moment, et regarda par la vitre l'intérieur de la salle basse du cabaret, éclairée par une petite lampe sur une table et par un grand feu dans la cheminée. Quelques hommes y buvaient. |
164 |
La flamme faisait bruire une marmite de fer accrochée à la crémaillère. On entre dans ce cabaret, qui est aussi une espèce d'auberge, par deux portes. L'une donne sur la rue, l'autre s'ouvre sur une petite cour pleine de fumier. Le voyageur n'osa pas entrer par la porte de la rue. |
165 |
Il allongea devant le feu ses pieds meurtris par la fatigue ; une bonne odeur sortait de la marmite. Tout ce qu'on pouvait distinguer de son visage sous sa casquette baissée prit une vague apparence de bien-être mêlée à cet autre aspect si poignant que donne l'habitude de la souffrance. |
166 |
Cependant un des hommes attablés était un poissonnier qui, avant d'entrer au cabaret de la rue de Chaffaut, était allé mettre son cheval à l'écurie chez Labarre. Le hasard faisait que le matin même il avait rencontré cet étranger de mauvaise mine, cheminant entre Bras dasse et. |
167 |
Ce poissonnier faisait partie, une demi-heure auparavant, du groupe qui entourait Jacquin Labarre, et lui-même avait raconté sa désagréable rencontre du matin aux gens de la Croix-de-Colbas. Il fit de sa place au cabaretier un signe imperceptible. Le cabaretier vint à lui. |
168 |
Comme il sortait, quelques enfants, qui l'avaient suivi depuis la Croix-de-Colbas et qui semblaient l'attendre, lui jetèrent des pierres. Il revint sur ses pas avec colère et les menaça de son bâton ; les enfants se dispersèrent comme une volée d'oiseaux. Il passa devant la prison. |
169 |
Faites-vous arrêter. On vous ouvrira. Le guichet se referma. Il entra dans une petite rue où il y a beaucoup de jardins. Quelques-uns ne sont enclos que de haies, ce qui égaye la rue. Parmi ces jardins et ces haies, il vit une petite maison d'un seul étage dont la fenêtre était éclairée. |
170 |
Il regarda par cette vitre comme il avait fait pour le cabaret. C'était une grande chambre blanchie à la chaux, avec un lit drapé d'indienne imprimée, et un berceau dans un coin, quelques chaises de bois et un fusil à deux coups accroché au mur. Une table était servie au milieu de la chambre. |
171 |
Une lampe de cuivre éclairait la nappe de grosse toile blanche, le broc d'étain luisant comme l'argent et plein de vin et la soupière brune qui fumait. À cette table était assis un homme d'une quarantaine d'années, à la figure joyeuse et ouverte, qui faisait sauter un petit enfant sur ses genoux. |
172 |
L'étranger resta un moment rêveur devant ce spectacle doux et calmant. Que se passait-il en lui ? Lui seul eût pu le dire. Il est probable qu'il pensa que cette maison joyeuse serait hospitalière, et que là où il voyait tant de bonheur il trouverait peut-être un peu de pitié. |
173 |
C'était un homme de haute taille, demi-paysan, demi-artisan. Il portait un vaste tablier de cuir qui montait jusqu'à son épaule gauche, et dans lequel faisaient ventre un marteau, un mouchoir rouge, une poire à poudre, toutes sortes d'objets que la ceinture retenait comme dans une poche. |
174 |
Il renversait la tête en arrière ; sa chemise largement ouverte et rabattue montrait son cou de taureau, blanc et nu. Il avait d'épais sourcils, d'énormes favoris noirs, les yeux à fleur de tête, le bas du visage en museau, et sur tout cela cet air d'être chez soi qui est une chose inexprimable. |
175 |
Cependant aux paroles du paysan : Est-ce que vous seriez l'homme ?... la femme s'était levée, avait pris ses deux enfants dans ses bras et s'était réfugiée précipitamment derrière son mari, regardant l'étranger avec épouvante, la gorge nue, les yeux effarés, en murmurant tout bas : Tso-maraude. |
176 |
La nuit continuait de tomber. Le vent froid des Alpes soufflait. À la lueur du jour expirant, l'étranger aperçut dans un des jardins qui bordent la rue une sorte de hutte qui lui parut maçonnée en mottes de gazon. Il franchit résolument une barrière de bois et se trouva dans le jardin. |
177 |
Ces sortes de logis ne sont habituellement pas occupés la nuit. Il se coucha à plat ventre et se glissa dans la hutte. Il y faisait chaud, et il y trouva un assez bon lit de paille. Il resta un moment étendu sur ce lit, sans pouvoir faire un mouvement tant il était fatigué. |
178 |
Puis, comme son sac sur son dos le gênait et que c'était d'ailleurs un oreiller tout trouvé, il se mit à déboucler une des courroies. En ce moment un grondement farouche se fit entendre. Il leva les yeux. La tête d'un dogue énorme se dessinait dans l'ombre à l'ouverture de la hutte. |
179 |
Il y a des instants où la nature semble hostile. Il revint sur ses pas. Les portes de Digne étaient fermées. Digne, qui a soutenu des sièges dans les guerres de religion, était encore entourée en 1815 de vieilles murailles flanquées de tours carrées qu'on a démolies depuis. |
180 |
Il passa par une brèche et rentra dans la ville. Il pouvait être huit heures du soir. Comme il ne connaissait pas les rues, il recommença sa promenade à l'aventure. Il parvint ainsi à la préfecture, puis au séminaire. En passant sur la place de la cathédrale, il montra le poing à l'église. |
181 |
C'est là que furent imprimées pour la première fois les proclamations de l'empereur et de la garde impériale à l'armée, apportées de l'île d'Elbe et dictées par Napoléon lui-même. Épuisé de fatigue et n'espérant plus rien, il se coucha sur le banc de pierre qui est à la porte de cette imprimerie. |
182 |
Il dépouillait soigneusement tout ce que les Pères et les Docteurs ont dit sur cette grave matière. Son livre était divisé en deux parties ; premièrement les devoirs de tous, deuxièmement les devoirs de chacun, selon la classe à laquelle il appartient. Les devoirs de tous sont les grands devoirs. |
183 |
Elle cachait ses cheveux gris sous une perruque frisée dite à l'enfant. Madame Magloire avait l'air intelligent, vif et bon ; les deux angles de sa bouche inégalement relevés et la lèvre supérieure plus grosse que la lèvre inférieure lui donnaient quelque chose de bourru et d'impérieux. |
184 |
Tant que monseigneur se taisait, elle lui parlait résolument avec un mélange de respect et de liberté ; mais dès que monseigneur parlait, on a vu cela, elle obéissait passivement comme mademoiselle. Mademoiselle Baptistine ne parlait même pas. Elle se bornait à obéir et à complaire. |
185 |
Elle avait toujours été prédestinée à la mansuétude ; mais la foi, la charité, l'espérance, ces trois vertus qui chauffent doucement l'âme, avaient élevé peu à peu cette mansuétude jusqu'à la sainteté. La nature n'en avait fait qu'une brebis, la religion en avait fait un ange. |
186 |
Elle entretenait mademoiselle d'un sujet qui lui était familier et auquel l'évêque était accoutumé. Il s'agissait du loquet de la porte d'entrée. Il paraît que, tout en allant faire quelques provisions pour le souper, madame Magloire avait entendu dire des choses en divers lieux. |
187 |
Madame Magloire appuya sur ce dernier mot ; mais l'évêque venait de sa chambre où il avait eu assez froid, il s'était assis devant la cheminée et se chauffait, et puis il pensait à autre chose. Il ne releva pas le mot à effet que madame Magloire venait de laisser tomber. |
188 |
Qu'y a-t-il ? qu'y a-t-il ? Nous sommes donc dans quelque gros danger ? Alors madame Magloire recommença toute l'histoire, en l'exagérant quelque peu, sans s'en douter. Il paraîtrait qu'un bohémien, un va-nu-pieds, une espèce de mendiant dangereux serait en ce moment dans la ville. |
189 |
Elle s'ouvrit vivement, toute grande, comme si quelqu'un la poussait avec énergie et résolution. Un homme entra. Cet homme, nous le connaissons déjà. C'est le voyageur que nous avons vu tout à l'heure errer cherchant un gîte. Il entra, fit un pas, et s'arrêta, laissant la porte ouverte derrière lui. |
190 |
Il avait son sac sur l'épaule, son bâton à la main, une expression rude, hardie, fatiguée et violente dans les yeux. Le feu de la cheminée l'éclairait. Il était hideux. C'était une sinistre apparition. Madame Magloire n'eut pas même la force de jeter un cri. Elle tressaillit, et resta béante. |
191 |
Quatre jours et que je marche depuis Toulon. Aujourd'hui, j'ai fait douze lieues à pied. Ce soir, en arrivant dans ce pays, j'ai été dans une auberge, on m'a renvoyé à cause de mon passeport jaune que j'avais montré à la mairie. Il avait fallu. J'ai été à une autre auberge. |
192 |
Personne n'a voulu de moi. J'ai été à la prison, le guichetier n'a pas ouvert. J'ai été dans la niche d'un chien. Ce chien m'a mordu et m'a chassé, comme s'il avait été un homme. On aurait dit qu'il savait qui j'étais. Je m'en suis allé dans les champs pour coucher à la belle étoile. |
193 |
J'ai pensé qu'il pleuvrait, et qu'il n'y avait pas de bon Dieu pour empêcher de pleuvoir, et je suis rentré dans la ville pour y trouver le renfoncement d'une porte. Là, dans la place, j'allais me coucher sur une pierre. Une bonne femme m'a montré votre maison et m'a dit : « Frappe là ». |
194 |
J'ai frappé. Qu'est-ce que c'est ici ? Êtes-vous une auberge ? J'ai de l'argent. Ma masse. Cent neuf francs quinze sous que j'ai gagnés au bagne par mon travail en dix-neuf ans. Je payerai. Qu'est-ce que cela me fait ? J'ai de l'argent. Je suis très fatigué, douze lieues à pied, j'ai bien faim. |
195 |
Oh ! la brave femme qui m'a enseigné ici ! Je vais souper ! un lit ! Un lit avec des matelas et des draps ! comme tout le monde ! il y a dix-neuf ans que je n'ai couché dans un lit ! Vous voulez bien que je ne m'en aille pas ! Vous êtes de dignes gens ! D'ailleurs j'ai de l'argent. |
196 |
Alors vous ne me demandez pas d'argent ? Le curé, n'est-ce pas ? le curé de cette grande église ? Tiens ! c'est vrai, que je suis bête ! je n'avais pas vu votre calotte ! Tout en parlant, il avait déposé son sac et son bâton dans un coin, puis remis son passeport dans sa poche, et il s'était assis. |
197 |
Depuis quatre jours je n'ai dépensé que vingt-cinq sous que j'ai gagnés en aidant à décharger des voitures à Grasse. Puisque vous êtes abbé, je vais vous dire, nous avions un aumônier au bagne. Et puis un jour j'ai vu un évêque. Monseigneur, qu'on appelle. C'était l'évêque de la Majore, à Marseille. |
198 |
C'est le curé qui est sur les curés. Vous savez, pardon, je dis mal cela, mais pour moi, c'est si loin ! – Vous comprenez, nous autres ! Il a dit la messe au milieu du bagne, sur un autel, il avait une chose pointue, en or, sur la tête. Au grand jour de midi, cela brillait. |
199 |
Des trois côtés. Avec les canons, mèche allumée, en face de nous. Nous ne voyions pas bien. Il a parlé, mais il était trop au fond, nous n'entendions pas. Voilà ce que c'est qu'un évêque. Pendant qu'il parlait, l'évêque était allé pousser la porte qui était restée toute grande ouverte. |
200 |
Vous devez avoir froid, monsieur ? Chaque fois qu'il disait ce mot monsieur, avec sa voix doucement grave et de si bonne compagnie, le visage de l'homme s'illuminait. Monsieur à un forçat, c'est un verre d'eau à un naufragé de la Méduse. L'ignominie a soif de considération. |
201 |
Ce n'est pas ici ma maison, c'est la maison de Jésus-Christ. Cette porte ne demande pas à celui qui entre s'il a un nom, mais s'il a une douleur. Vous souffrez ; vous avez faim et soif ; soyez le bienvenu. Et ne me remerciez pas, ne me dites pas que je vous reçois chez moi. |
202 |
Personne n'est ici chez soi, excepté celui qui a besoin d'un asile. Je vous le dis à vous qui passez, vous êtes ici chez vous plus que moi-même. Tout ce qui est ici est à vous. Qu'ai-je besoin de savoir votre nom ? D'ailleurs, avant que vous me le disiez, vous en avez un que je savais. |
203 |
Si vous sortez de ce lieu douloureux avec des pensées de haine et de colère contre les hommes, vous êtes digne de pitié ; si vous en sortez avec des pensées de bienveillance, de douceur et de paix, vous valez mieux qu'aucun de nous. Cependant madame Magloire avait servi le souper. |
204 |
Or c'était l'usage de la maison, quand l'évêque avait quelqu'un à souper, de disposer sur la nappe les six couverts d'argent, étalage innocent. Ce gracieux semblant de luxe était une sorte d'enfantillage plein de charme dans cette maison douce et sévère qui élevait la pauvreté jusqu'à la dignité. |
205 |
On n'a qu'à choisir. Il y a des papeteries, des tanneries, des distilleries, des huileries, des fabriques d'horlogerie en grand, des fabriques d'acier, des fabriques de cuivre, au moins vingt usines de fer, dont quatre à Lods, à Châtillon, à Audincourt et à Beure qui sont très considérables. |
206 |
Une chose m'a frappée. Cet homme était ce que je vous ai dit. Eh bien ! mon frère, pendant tout le souper, ni de toute la soirée, à l'exception de quelques paroles sur Jésus quand il est entré, n'a pas dit un mot qui pût rappeler à cet homme qui il était ni apprendre à cet homme qui était mon frère. |
207 |
Il eût paru peut-être à un autre que c'était le cas, ayant ce malheureux sous la main, de lui nourrir l'âme en même temps que le corps et de lui faire quelque reproche assaisonné de morale et de conseil, ou bien un peu de commisération avec exhortation de se mieux conduire à l'avenir. |
208 |
Il pensait sans doute que cet homme, qui s'appelle Jean Valjean, n'avait que trop sa misère présente à l'esprit, que le mieux était de l'en distraire, et de lui faire croire, ne fût-ce qu'un moment, qu'il était une personne comme une autre, en étant pour lui tout ordinaire. |
209 |
C'était la mère Gerbaud avec son petit dans ses bras. Mon frère a baisé l'enfant au front, et m'a emprunté quinze sous que j'avais sur moi pour les donner à la mère Gerbaud. L'homme pendant ce temps-là ne faisait pas grande attention. Il ne parlait plus et paraissait très fatigué. |
210 |
Les nuits sont glaciales, et cela tient chaud. C'est dommage que cette peau soit vieille ; tout le poil s'en va. Mon frère l'a achetée du temps qu'il était en Allemagne, à Tottlingen, près des sources du Danube, ainsi que le petit couteau à manche d'ivoire dont je me sers à table. |
211 |
Au moment où ils traversaient cette chambre, madame Magloire serrait l'argenterie dans le placard qui était au chevet du lit. C'était le dernier soin qu'elle prenait chaque soir avant de s'aller coucher. L'évêque installa son hôte dans l'alcôve. Un lit blanc et frais y était dressé. |
212 |
À peine eut-il prononcé ces paroles pleines de paix que, tout à coup et sans transition, il eut un mouvement étrange et qui eût glacé d'épouvante les deux saintes filles si elles en eussent été témoins. Aujourd'hui même il nous est difficile de nous rendre compte de ce qui le poussait en ce moment. |
213 |
L'évêque s'agenouilla en passant devant ce rideau et fit une courte prière. Un moment après, il était dans son jardin, marchant, rêvant, contemplant, l'âme et la pensée tout entières à ces grandes choses mystérieuses que Dieu montre la nuit aux yeux qui restent ouverts. |
214 |
Jean Valjean était d'un caractère pensif sans être triste, ce qui est le propre des natures affectueuses. Somme toute, pourtant, c'était quelque chose d'assez endormi et d'assez insignifiant, en apparence du moins, que Jean Valjean. Il avait perdu en très bas âge son père et sa mère. |
215 |
Cela se fit simplement, comme un devoir, même avec quelque chose de bourru de la part de Jean Valjean. Sa jeunesse se dépensait ainsi dans un travail rude et mal payé. On ne lui avait jamais connu de « bonne amie » dans le pays. Il n'avait pas eu le temps d'être amoureux. |
216 |
Jean n'eut pas d'ouvrage. La famille n'eut pas de pain. Pas de pain. À la lettre. Sept enfants ! Un dimanche soir, Maubert Isabeau, boulanger sur la place de l'Église, à Faverolles, se disposait à se coucher, lorsqu'il entendit un coup violent dans la devanture grillée et vitrée de sa boutique. |
217 |
C'était Jean Valjean. Ceci se passait en 1795. Jean Valjean fut traduit devant les tribunaux du temps « pour vol avec effraction la nuit dans une maison habitée ». Il avait un fusil dont il se servait mieux que tireur au monde, il était quelque peu braconnier ; ce qui lui nuisit. |
218 |
Le braconnier, de même que le contrebandier, côtoie de fort près le brigand. Pourtant, disons-le en passant, il y a encore un abîme entre ces races d'hommes et le hideux assassin des villes. Le braconnier vit dans la forêt le contrebandier vit dans la montagne ou sur la mer. |
219 |
Les villes font des hommes féroces parce qu'elles font des hommes corrompus. La montagne, la mer, la forêt, font des hommes sauvages. Elles développent le côté farouche, mais souvent sans détruire le côté humain. Jean Valjean fut déclaré coupable. Les termes du code étaient formels. |
220 |
Il y a dans notre civilisation des heures redoutables ; ce sont les moments où la pénalité prononce un naufrage. Quelle minute funèbre que celle où la société s'éloigne et consomme l'irréparable abandon d'un être pensant ! Jean Valjean fut condamné à cinq ans de galères. |
221 |
Jean Valjean fit partie de cette chaîne. Un ancien guichetier de la prison, qui a près de quatre-vingt-dix ans aujourd'hui, se souvient encore parfaitement de ce malheureux qui fut ferré à l'extrémité du quatrième cordon dans l'angle nord de la cour. Il était assis à terre comme tous les autres. |
222 |
Puis, tout en sanglotant, il élevait sa main droite et l'abaissait graduellement sept fois comme s'il touchait successivement sept têtes inégales, et par ce geste on devinait que la chose quelconque qu'il avait faite, il l'avait faite pour vêtir et nourrir sept petits enfants. |
223 |
À sept heures, l'école ouvrait et il y entrait. Voilà ce qu'on dit à Jean Valjean. On l'en entretint un jour, ce fut un moment, un éclair, comme une fenêtre brusquement ouverte sur la destinée de ces êtres qu'il avait aimés, puis tout se referma ; il n'en entendit plus parler, et ce fut pour jamais. |
224 |
Le soir du second jour, il fut repris. Il n'avait ni mangé ni dormi depuis trente-six heures. Le tribunal maritime le condamna pour ce délit à une prolongation de trois ans, ce qui lui fit huit ans. La sixième année, ce fut encore son tour de s'évader ; il en usa, mais il ne put consommer sa fuite. |
225 |
On tira le coup de canon, et à la nuit les gens de ronde le trouvèrent caché sous la quille d'un vaisseau en construction ; il résista aux gardes-chiourme qui le saisirent. Évasion et rébellion. Ce fait prévu par le code spécial fut puni d'une aggravation de cinq ans, dont deux ans de double chaîne. |
226 |
Treize ans. La dixième année, son tour revint, il en profita encore. Il ne réussit pas mieux. Trois ans pour cette nouvelle tentative. Seize ans. Enfin, ce fut, je crois, pendant la treizième année qu'il essaya une dernière fois et ne réussit qu'à se faire reprendre après quatre heures d'absence. |
227 |
Place pour une courte parenthèse. C'est la seconde fois que, dans ses études sur la question pénale et sur la damnation par la loi, l'auteur de ce livre rencontre le vol d'un pain, comme point de départ du désastre d'une destinée. Claude Gueux avait volé un pain ; Jean Valjean avait volé un pain. |
228 |
Il faut bien que la société regarde ces choses puisque c'est elle qui les fait. C'était, nous l'avons dit, un ignorant ; mais ce n'était pas un imbécile. La lumière naturelle était allumée en lui. Le malheur, qui a aussi sa clarté, augmenta le peu de jour qu'il y avait dans cet esprit. |
229 |
Sous le bâton, sous la chaîne, au cachot, à la fatigue, sous l'ardent soleil du bagne, sur le lit de planches des forçats, il se replia en sa conscience et réfléchit. Il se constitua tribunal. Il commença par se juger lui-même. Il reconnut qu'il n'était pas un innocent injustement puni. |
230 |
Puis il se demanda : S'il était le seul qui avait eu tort dans sa fatale histoire ? Si d'abord ce n'était pas une chose grave qu'il eût, lui travailleur, manqué de travail, lui laborieux, manqué de pain. Si, ensuite, la faute commise et avouée, le châtiment n'avait pas été féroce et outré. |
231 |
Si cette peine, compliquée des aggravations successives pour les tentatives d'évasion, ne finissait pas par être une sorte d'attentat du plus fort sur le plus faible, un crime de la société sur l'individu, un crime qui recommençait tous les jours, un crime qui durait dix-neuf ans. |
232 |
Il se demanda si la société humaine pouvait avoir le droit de faire également subir à ses membres, dans un cas son imprévoyance déraisonnable, et dans l'autre cas sa prévoyance impitoyable, et de saisir à jamais un pauvre homme entre un défaut et un excès, défaut de travail, excès de châtiment. |
233 |
S'il n'était pas exorbitant que la société traitât ainsi précisément ses membres les plus mal dotés dans la répartition de biens que fait le hasard, et par conséquent les plus dignes de ménagements. Ces questions faites et résolues, il jugea la société et la condamna. Il la condamna sans haine. |
234 |
Et puis, la société humaine ne lui avait fait que du mal. Jamais il n'avait vu d'elle que ce visage courroucé qu'elle appelle sa justice et qu'elle montre à ceux qu'elle frappe. Les hommes ne l'avaient touché que pour le meurtrir. Tout contact avec eux lui avait été un coup. |
235 |
Il n'avait d'autre arme que sa haine. Il résolut de l'aiguiser au bagne et de l'emporter en s'en allant. Il y avait à Toulon une école pour la chiourme tenue par des frères ignorantins où l'on enseignait le plus nécessaire à ceux de ces malheureux qui avaient de la bonne volonté. |
236 |
Il fut du nombre des hommes de bonne volonté. Il alla à l'école à quarante ans, et apprit à lire, à écrire, à compter. Il sentit que fortifier son intelligence, c'était fortifier sa haine. Dans certains cas, l'instruction et la lumière peuvent servir de rallonge au mal. |
237 |
Il la condamna aussi. Ainsi, pendant ces dix-neuf ans de torture et d'esclavage, cette âme monta et tomba en même temps. Il y entra de la lumière d'un côté et des ténèbres de l'autre. Jean Valjean n'était pas, on l'a vu, d'une nature mauvaise. Il était encore bon lorsqu'il arriva au bagne. |
238 |
Avait-il bien conscience de tout ce qui s'était passé en lui et de tout ce qui s'y remuait ? C'est ce que nous n'oserions dire c'est même ce que nous ne croyons pas. Il y avait trop d'ignorance dans Jean Valjean pour que, même après tant de malheur, il n'y restât pas beaucoup de vague. |
239 |
L'éclair passé, la nuit retombait, et où était-il ? il ne le savait plus. Le propre des peines de cette nature, dans lesquelles domine ce qui est impitoyable, C'est-à-dire ce qui est abrutissant, c'est de transformer peu à peu, par une sorte de transfiguration stupide, un homme en une bête fauve. |
240 |
Il s'échappait impétueusement comme le loup qui trouve la cage ouverte. L'instinct lui disait : sauve-toi ! Le raisonnement lui eût dit : reste ! Mais, devant une tentation si violente, le raisonnement avait disparu ; il n'y avait plus que l'instinct. La bête seule agissait. |
241 |
Il soulevait et soutenait parfois d'énormes poids sur son dos, et remplaçait dans l'occasion cet instrument qu'on appelle cric et qu'on appelait jadis orgueil, d'où a pris nom, soit dit en passant, la rue Montorgueil près des halles de Paris. Ses camarades l'avaient surnommé Jean-le-Cric. |
242 |
Une fois, comme on réparait le balcon de l'hôtel de ville de Toulon, une des admirables cariatides de Puget qui soutiennent ce balcon se descella et faillit tomber. Jean Valjean, qui se trouvait là, soutint de l'épaule la cariatide et donna le temps aux ouvriers d'arriver. |
243 |
Certains forçats, rêveurs perpétuels d'évasions, finissent par faire de la force et de l'adresse combinées une véritable science. C'est la science des muscles. Toute une statique mystérieuse est quotidiennement pratiquée par les prisonniers, ces éternels envieux des mouches et des oiseaux. |
244 |
Étant donné un angle de mur, avec la tension de son dos et de ses jarrets, avec ses coudes et ses talons emboîtés dans les aspérités de la pierre, il se hissait comme magiquement à un troisième étage. Quelquefois il montait ainsi jusqu'au toit du bagne. Il parlait peu. Il ne riait pas. |
245 |
Tout cela, lois, préjugés, faits, hommes, choses, allait et venait au-dessus de lui, selon le mouvement compliqué et mystérieux que Dieu imprime à la civilisation, marchant sur lui et l'écrasant avec je ne sais quoi de paisible dans la cruauté et d'inexorable dans l'indifférence. |
246 |
Âmes tombées au fond de l'infortune possible, malheureux hommes perdus au plus bas de ces limbes où l'on ne regarde plus, les réprouvés de la loi sentent peser de tout son poids sur leur tête cette société humaine, si formidable pour qui est dehors, si effroyable pour qui est dessous. |
247 |
Par moments, au milieu de son travail du bagne, il s'arrêtait. Il se mettait à penser. Sa raison, à la fois plus mûre et plus troublée qu'autrefois, se révoltait. Tout ce qui lui était arrivé lui paraissait absurde ; tout ce qui l'entourait lui paraissait impossible. Il se disait : c'est un rêve. |
248 |
La nature visible existait à peine pour lui. Il serait presque vrai de dire qu'il n'y avait point pour Jean Valjean de soleil, ni de beaux jours d'été, ni de ciel rayonnant, ni de fraîches aubes d'avril. Je ne sais quel jour de soupirail éclairait habituellement son âme. |
249 |
Quel spectre que cette voile qui s'en va ! Il la regarde, il la regarde frénétiquement. Elle s'éloigne, elle blêmit, elle décroît. Il était là tout à l'heure, il était de l'équipage, il allait et venait sur le pont avec les autres, il avait sa part de respiration et de soleil, il était un vivant. |
250 |
Lui, cette pauvre force tout de suite épuisée, il combat l'inépuisable. Où donc est le navire ? Là-bas. À peine visible dans les pâles ténèbres de l'horizon. Les rafales soufflent ; toutes les écumes l'accablent. Il lève les yeux et ne voit que les lividités des nuages. |
251 |
Il entend des bruits étrangers à l'homme qui semblent venir d'au delà de la terre et d'on ne sait quel dehors effrayant. Il y a des oiseaux dans les nuées, de même qu'il y a des anges au-dessus des détresses humaines, mais que peuvent-ils pour lui ? Cela vole, chante et plane, et lui, il râle. |
252 |
Rien à l'horizon. Rien au ciel. Il implore l'étendue, la vague, l'algue, l'écueil ; cela est sourd. Il supplie la tempête ; la tempête imperturbable n'obéit qu'à l'infini. Autour de lui, l'obscurité, la brume, la solitude, le tumulte orageux et inconscient, le plissement indéfini des eaux farouches. |
253 |
Vents, nuées, tourbillons, souffles, étoiles inutiles ! Que faire ? Le désespéré s'abandonne, qui est las prend le parti de mourir, il se laisse faire, il se laisse aller, il lâche prise, et le voilà qui roule à jamais dans les profondeurs lugubres de l'engloutissement. |
254 |
Ô marche implacable des sociétés humaines ! Pertes d'hommes et d'âmes chemin faisant ! Océan où tombe tout ce que laisse tomber la loi ! Disparition sinistre du secours ! ô mort morale ! La mer, c'est l'inexorable nuit sociale où la pénalité jette ses damnés. La mer, c'est l'immense misère. |
255 |
Qui la ressuscitera ? Chapitre IX Nouveaux griefs Quand vint l'heure de la sortie du bagne, quand Jean Valjean entendit à son oreille ce mot étrange : tu es libre ! le moment fut invraisemblable et inouï, un rayon de vive lumière, un rayon de la vraie lumière des vivants pénétra subitement en lui. |
256 |
Il n'y avait rien compris, et se croyait lésé. Disons le mot, volé. Le lendemain de sa libération, à Grasse, il vit devant la porte d'une distillerie de fleurs d'oranger des hommes qui déchargeaient des ballots. Il offrit ses services. La besogne pressait, on les accepta. |
257 |
Il se mit à l'ouvrage. Il était intelligent, robuste et adroit ; il faisait de son mieux ; le maître paraissait content. Pendant qu'il travaillait, un gendarme passa, le remarqua, et lui demanda ses papiers. Il fallut montrer le passeport jaune. Cela fait, Jean Valjean reprit son travail. |
258 |
Un peu auparavant, il avait questionné l'un des ouvriers sur ce qu'ils gagnaient à cette besogne par jour ; on lui avait répondu : trente sous. Le soir venu, comme il était forcé de repartir le lendemain matin, il se présenta devant le maître de la distillerie et le pria de le payer. |
259 |
On lui répondit : cela est assez bon pour toi. Il insista. Le maître le regarda entre les deux yeux et lui dit : Gare le bloc. Là encore il se considéra comme volé. La société, l'état, en lui diminuant sa masse, l'avait volé en grand. Maintenant, c'était le tour de l'individu qui le volait en petit. |
260 |
Voilà ce qui lui était arrivé à Grasse. On a vu de quelle façon il avait été accueilli à Digne. Chapitre X L'homme réveillé Donc, comme deux heures du matin sonnaient à l'horloge de la cathédrale, Jean Valjean se réveilla. Ce qui le réveilla, c'est que le lit était trop bon. |
261 |
Il y avait vingt ans bientôt qu'il n'avait couché dans un lit, et quoiqu'il ne se fût pas déshabillé, la sensation était trop nouvelle pour ne pas troubler son sommeil. Il avait dormi plus de quatre heures. Sa fatigue était passée. Il était accoutumé à ne pas donner beaucoup d'heures au repos. |
262 |
Il ouvrit les yeux et regarda un moment dans l'obscurité autour de lui, puis il les referma pour se rendormir. Quand beaucoup de sensations diverses ont agité la journée, quand des choses préoccupent l'esprit, on s'endort, mais on ne se rendort pas. Le sommeil vient plus aisément qu'il ne revient. |
263 |
Il avait une sorte de va-et-vient obscur dans le cerveau. Ses souvenirs anciens et ses souvenirs immédiats y flottaient pêle-mêle et s'y croisaient confusément, perdant leurs formes, se grossissant démesurément, puis disparaissant tout à coup comme dans une eau fangeuse et agitée. |
264 |
Beaucoup de pensées lui venaient, mais il y en avait une qui se représentait continuellement et qui chassait toutes les autres. Cette pensée, nous allons la dire tout de suite : – Il avait remarqué les six couverts d'argent et la grande cuiller que madame Magloire avait posés sur la table. |
265 |
Ces six couverts d'argent l'obsédaient. – Ils étaient là. – À quelques pas. – À l'instant où il avait traversé la chambre d'à côté pour venir dans celle où il était, la vieille servante les mettait dans un petit placard à la tête du lit. – Il avait bien remarqué ce placard. |
266 |
Trois heures sonnèrent. Il rouvrit les yeux, se dressa brusquement sur son séant, étendit le bras et tâta son havresac qu'il avait jeté dans le coin de l'alcôve, puis il laissa pendre ses jambes et poser ses pieds à terre, et se trouva, presque sans savoir comment, assis sur son lit. |
267 |
Il se leva debout, hésita encore un moment, et écouta ; tout se taisait dans la maison ; alors il marcha droit et à petits pas vers la fenêtre qu'il entrevoyait. La nuit n'était pas très obscure ; c'était une pleine lune sur laquelle couraient de larges nuées chassées par le vent. |
268 |
Arrivé à la fenêtre, Jean Valjean l'examina. Elle était sans barreaux, donnait sur le jardin et n'était fermée, selon la mode du pays, que d'une petite clavette. Il l'ouvrit, mais, comme un air froid et vif entra brusquement dans la chambre, il la referma tout de suite. |
269 |
Au jour on eût pu reconnaître que ce n'était autre chose qu'un chandelier de mineur. On employait alors quelquefois les forçats à extraire de la roche des hautes collines qui environnent Toulon, et il n'était pas rare qu'ils eussent à leur disposition des outils de mineur. |
270 |
Arrivé à cette porte, il la trouva entrebâillée. L'évêque ne l'avait point fermée. Chapitre XI Ce qu'il fait Jean Valjean écouta. Aucun bruit. Il poussa la porte. Il la poussa du bout du doigt, légèrement, avec cette douceur furtive et inquiète d'un chat qui veut entrer. |
271 |
La porte céda à la pression et fit un mouvement imperceptible et silencieux qui élargit un peu l'ouverture. Il attendit un moment, puis poussa la porte une seconde fois, plus hardiment. Elle continua de céder en silence. L'ouverture était assez grande maintenant pour qu'il pût passer. |
272 |
Il fallait à toute force que l'ouverture fût encore élargie. Il prit son parti, et poussa une troisième fois la porte, plus énergiquement que les deux premières. Cette fois il y eut un gond mal huilé qui jeta tout à coup dans cette obscurité un cri rauque et prolongé. Jean Valjean tressaillit. |
273 |
Un moment il se crut perdu. Il demeura où il était, pétrifié comme la statue de sel, n'osant faire un mouvement. Quelques minutes s'écoulèrent. La porte s'était ouverte toute grande. Il se hasarda à regarder dans la chambre. Rien n'y avait bougé. Il prêta l'oreille. Rien ne remuait dans la maison. |
274 |
Le bruit du gond rouillé n'avait éveillé personne. Ce premier danger était passé, mais il y avait encore en lui un affreux tumulte. Il ne recula pas pourtant. Même quand il s'était cru perdu, il n'avait pas reculé. Il ne songea plus qu'à finir vite. Il fit un pas et entra dans la chambre. |
275 |
Il était près du lit. Il y était arrivé plus tôt qu'il n'aurait cru. La nature mêle quelquefois ses effets et ses spectacles à nos actions avec une espèce d'à-propos sombre et intelligent, comme si elle voulait nous faire réfléchir. Depuis près d'une demi-heure un grand nuage couvrait le ciel. |
276 |
Il y avait sur son front l'inexprimable réverbération d'une lumière qu'on ne voyait pas. L'âme des justes pendant le sommeil contemple un ciel mystérieux. Un reflet de ce ciel était sur l'évêque. C'était en même temps une transparence lumineuse, car ce ciel était au dedans de lui. |
277 |
Nul n'eût pu dire ce qui se passait en lui, pas même lui. Pour essayer de s'en rendre compte, il faut rêver ce qu'il y a de plus violent en présence de ce qu'il y a de plus doux. Sur son visage même on n'eût rien pu distinguer avec certitude. C'était une sorte d'étonnement hagard. |
278 |
L'évêque continuait de dormir dans une paix profonde sous ce regard effrayant. Un reflet de lune faisait confusément visible au-dessus de la cheminée le crucifix qui semblait leur ouvrir les bras à tous les deux, avec une bénédiction pour l'un et un pardon pour l'autre. |
279 |
La porte s'ouvrit. Un groupe étrange et violent apparut sur le seuil. Trois hommes en tenaient un quatrième au collet. Les trois hommes étaient des gendarmes ; l'autre était Jean Valjean. Un brigadier de gendarmerie, qui semblait conduire le groupe, était près de la porte. |
280 |
Il alla à la cheminée, prit les deux flambeaux d'argent et les apporta à Jean Valjean. Les deux femmes le regardaient faire sans un mot, sans un geste, sans un regard qui pût déranger l'évêque. Jean Valjean tremblait de tous ses membres. Il prit les deux chandeliers machinalement et d'un air égaré. |
281 |
Il se mit à marcher en toute hâte dans les champs, prenant les chemins et les sentiers qui se présentaient sans s'apercevoir qu'il revenait à chaque instant sur ses pas. Il erra ainsi toute la matinée, n'ayant pas mangé et n'ayant pas faim. Il était en proie à une foule de sensations nouvelles. |
282 |
Il se sentait une sorte de colère ; il ne savait contre qui. Il n'eût pu dire s'il était touché ou humilié. Il lui venait par moments un attendrissement étrange qu'il combattait et auquel il opposait l'endurcissement de ses vingt dernières années. Cet état le fatiguait. |
283 |
Bien que la saison fut assez avancée, il y avait encore çà et là dans les haies quelques fleurs tardives dont l'odeur, qu'il traversait en marchant, lui rappelait des souvenirs d'enfance. Ces souvenirs lui étaient presque insupportables, tant il y avait longtemps qu'ils ne lui étaient apparus. |
284 |
Des pensées inexprimables s'amoncelèrent ainsi en lui toute la journée. Comme le soleil déclinait au couchant, allongeant sur le sol l'ombre du moindre caillou, Jean Valjean était assis derrière un buisson dans une grande plaine rousse absolument déserte. Il n'y avait à l'horizon que les Alpes. |
285 |
Jean Valjean pouvait être à trois lieues de Digne. Un sentier qui coupait la plaine passait à quelques pas du buisson. Au milieu de cette méditation qui n'eût pas peu contribué à rendre ses haillons effrayants pour quelqu'un qui l'eût rencontré, il entendit un bruit joyeux. |
286 |
Il tourna la tête, et vit venir par le sentier un petit savoyard d'une dizaine d'années qui chantait, sa vielle au flanc et sa boîte à marmotte sur le dos ; un de ces doux et gais enfants qui vont de pays en pays, laissant voir leurs genoux par les trous de leur pantalon. |
287 |
L'enfant s'arrêta à côté du buisson sans voir Jean Valjean et fit sauter sa poignée de sous que jusque-là il avait reçue avec assez d'adresse tout entière sur le dos de sa main. Cette fois la pièce de quarante sous lui échappa, et vint rouler vers la broussaille jusqu'à Jean Valjean. |
288 |
Jean Valjean posa le pied dessus. Cependant l'enfant avait suivi sa pièce du regard, et l'avait vu. Il ne s'étonna point et marcha droit à l'homme. C'était un lieu absolument solitaire. Aussi loin que le regard pouvait s'étendre, il n'y avait personne dans la plaine ni dans le sentier. |
289 |
On n'entendait que les petits cris faibles d'une nuée d'oiseaux de passage qui traversaient le ciel à une hauteur immense. L'enfant tournait le dos au soleil qui lui mettait des fils d'or dans les cheveux et qui empourprait d'une lueur sanglante la face sauvage de Jean Valjean. |
290 |
Au bout de quelques instants l'enfant avait disparu. Le soleil s'était couché. L'ombre se faisait autour de Jean Valjean. Il n'avait pas mangé de la journée ; il est probable qu'il avait la fièvre. Il était resté debout, et n'avait pas changé d'attitude depuis que l'enfant s'était enfui. |
291 |
Son souffle soulevait sa poitrine à des intervalles longs et inégaux. Son regard, arrêté à dix ou douze pas devant lui, semblait étudier avec une attention profonde la forme d'un vieux tesson de faïence bleue tombé dans l'herbe. Tout à coup il tressaillit ; il venait de sentir le froid du soir. |
292 |
Il raffermit sa casquette sur son front, chercha machinalement à croiser et à boutonner sa blouse, fit un pas, et se baissa pour reprendre à terre son bâton. En ce moment il aperçut la pièce de quarante sous que son pied avait à demi enfoncée dans la terre et qui brillait parmi les cailloux. |
293 |
Au bout de quelques minutes, il s'élança convulsivement vers la pièce d'argent, la saisit, et, se redressant, se mit à regarder au loin dans la plaine, jetant à la fois ses yeux vers tous les points de l'horizon, debout et frissonnant comme une bête fauve effarée qui cherche un asile. |
294 |
La nuit tombait, la plaine était froide et vague, de grandes brumes violettes montaient dans la clarté crépusculaire. Il dit : « Ah ! » et se mit à marcher rapidement dans une certaine direction, du côté où l'enfant avait disparu. Après une centaine de pas, il s'arrêta, regarda, et ne vit rien. |
295 |
Alors il cria de toute sa force : « Petit-Gervais ! Petit-Gervais ! » Il se tut, et attendit. Rien ne répondit. La campagne était déserte et morne. Il était environné de l'étendue. Il n'y avait rien autour de lui qu'une ombre où se perdait son regard et un silence où sa voix se perdait. |
296 |
Il fit de la sorte un assez long chemin, regardant, appelant, criant, mais il ne rencontra plus personne. Deux ou trois fois il courut dans la plaine vers quelque chose qui lui faisait l'effet d'un être couché ou accroupi ; ce n'étaient que des broussailles ou des roches à fleur de terre. |
297 |
La lune s'était levée. Il promena sa vue au loin et appela une dernière fois : « Petit-Gervais ! Petit-Gervais ! Petit-Gervais ! » Son cri s'éteignit dans la brume, sans même éveiller un écho. Il murmura encore : « Petit-Gervais ! » mais d'une voix faible et presque inarticulée. |
298 |
Il n'eût assurément pu l'expliquer ; était-ce un dernier effet et comme un suprême effort des mauvaises pensées qu'il avait apportées du bagne, un reste d'impulsion, un résultat de ce qu'on appelle en statique la force acquise ? C'était cela, et c'était aussi peut-être moins encore que cela. |
299 |
Disons-le simplement, ce n'était pas lui qui avait volé, ce n'était pas l'homme, c'était la bête qui, par habitude et par instinct, avait stupidement posé le pied sur cet argent, pendant que l'intelligence se débattait au milieu de tant d'obsessions inouïes et nouvelles. |
300 |
L'excès du malheur, nous l'avons remarqué, l'avait fait en quelque sorte visionnaire. Ceci fut donc comme une vision. Il vit véritablement ce Jean Valjean, cette face sinistre devant lui. Il fut presque au moment de se demander qui était cet homme, et il en eut horreur. |
301 |
Il n'avait pas fallu moins que le premier pour détremper le second. Par un de ces effets singuliers qui sont propres à ces sortes d'extases, à mesure que sa rêverie se prolongeait, l'évêque grandissait et resplendissait à ses yeux, Jean Valjean s'amoindrissait et s'effaçait. |
302 |
Tout à coup il disparut. L'évêque seul était resté. Il remplissait toute l'âme de ce misérable d'un rayonnement magnifique. Jean Valjean pleura longtemps. Il pleura à chaudes larmes, il pleura à sanglots, avec plus de faiblesse qu'une femme, avec plus d'effroi qu'un enfant. |
303 |
L'armée française était vêtue de blanc, à l'autrichienne ; les régiments s'appelaient légions ; au lieu de chiffres ils portaient les noms des départements. Napoléon était à Sainte-Hélène, et, comme l'Angleterre lui refusait du drap vert, il faisait retourner ses vieux habits. |
304 |
L'émotion parisienne la plus récente était le crime de Dautun qui avait jeté la tête de son frère dans le bassin du Marché-aux-Fleurs. On commençait à faire au ministère de la marine une enquête sur cette fatale frégate de la Méduse qui devait couvrir de honte Chaumareix et de gloire Géricault. |
305 |
Il y avait un an que madame de Staël était morte. Les gardes du corps sifflaient mademoiselle Mars. Les grands journaux étaient tout petits. Le format était restreint, mais la liberté était grande. Le Constitutionnel était constitutionnel. La Minerve appelait Chateaubriand Chateaubriant. |
306 |
Le fait n'est point nouveau ; Descartes, banni, s'en plaignait. Or, David ayant, dans un journal belge, montré quelque humeur de ne pas recevoir les lettres qu'on lui écrivait, ceci paraissait plaisant aux feuilles royalistes qui bafouaient à cette occasion le proscrit. |
307 |
Les chefs de la droite disaient dans les conjonctures graves : « Il faut écrire à Bacot ». MM. Canuel, O'Mahony et de Chappedelaine esquissaient, un peu approuvés de Monsieur, ce qui devait être plus tard « la conspiration du bord de l'eau ». L'Épingle Noire complotait de son côté. |
308 |
La contre-police du château dénonçait à son altesse royale Madame le portrait, partout exposé, de M. le duc d'Orléans, lequel avait meilleure mine en uniforme de colonel général des houzards que M. le duc de Berry en uniforme de colonel général des dragons ; grave inconvénient. |
309 |
Il y avait à l'académie des sciences un Fourier célèbre que la postérité a oublié et dans je ne sais quel grenier un Fourier obscur dont l'avenir se souviendra. Lord Byron commençait à poindre ; une note d'un poème de Millevoye l'annonçait à la France en ces termes : un certain lord Baron. |
310 |
Une chose qui fumait et clapotait sur la Seine avec le bruit d'un chien qui nage allait et venait sous les fenêtres des Tuileries, du pont Royal au pont Louis XV c'était une mécanique bonne à pas grand'chose, une espèce de joujou, une rêverie d'inventeur songe-creux, une utopie : un bateau à vapeur. |
311 |
M. de Vaublanc, réformateur de l'Institut par coup d'État, ordonnance et fournée, auteur distingué de plusieurs académiciens, après en avoir fait, ne pouvait parvenir à l'être. Le faubourg Saint-Germain et la pavillon Marsan souhaitaient pour préfet de police M. Delaveau, à cause de sa dévotion. |
312 |
Pourtant ces détails, qu'on appelle à tort petits – il n'y a ni petits faits dans l'humanité, ni petites feuilles dans la végétation – sont utiles. C'est de la physionomie des années que se compose la figure des siècles. En cette année 1817, quatre jeunes Parisiens firent « une bonne farce ». |
313 |
Blachevelle aimait Favourite, ainsi nommée parce qu'elle était allée en Angleterre ; Listolier adorait Dahlia, qui avait pris pour nom de guerre un nom de fleur ; Fameuil idolâtrait Zéphine, abrégé de Joséphine ; Tholomyès avait Fantine, dite la Blonde à cause de ses beaux cheveux couleur de soleil. |
314 |
La vieille avait vingt-trois ans. Pour ne rien celer, les trois premières étaient plus expérimentées, plus insouciantes et plus envolées dans le bruit de la vie que Fantine la Blonde, qui en était à sa première illusion. Dahlia, Zéphine, et surtout Favourite, n'en auraient pu dire autant. |
315 |
Pauvreté et coquetterie sont deux conseillères fatales l'une gronde, l'autre flatte ; et les belles filles du peuple les ont toutes les deux qui leur parlent bas à l'oreille, chacune de son côté. Ces âmes mal gardées écoutent. De là les chutes qu'elles font et les pierres qu'on leur jette. |
316 |
Hélas ! si la Yungfrau avait faim ? Favourite, ayant été en Angleterre, avait pour admiratrices Zéphine et Dahlia. Elle avait eu de très bonne heure un chez-soi. Son père était un vieux professeur de mathématiques brutal et qui gasconnait ; point marié, courant le cachet malgré l'âge. |
317 |
Comment faire travailler ces ongles-là ? Qui veut rester vertueuse ne doit pas avoir pitié de ses mains. Quant à Zéphine, elle avait conquis Fameuil par sa petite manière mutine et caressante de dire : « Oui, monsieur ». Les jeunes gens étant camarades, les jeunes filles étaient amies. |
318 |
On ne lui avait jamais connu ni père ni mère. Elle se nommait Fantine. Pourquoi Fantine ? On ne lui avait jamais connu d'autre nom. À l'époque de sa naissance, le Directoire existait encore. Point de nom de famille, elle n'avait pas de famille ; point de nom de baptême, l'église n'était plus là. |
319 |
Cette créature humaine était venue dans la vie comme cela. À dix ans, Fantine quitta la ville et s'alla mettre en service chez des fermiers des environs. À quinze ans, elle vint à Paris "chercher fortune". Fantine était belle et resta pure le plus longtemps qu'elle put. |
320 |
Les rues du quartier latin, qu'emplit le fourmillement des étudiants et des grisettes, virent le commencement de ce songe. Fantine, dans ces dédales de la colline du Panthéon, où tant d'aventures se nouent et se dénouent, avait fui longtemps Tholomyès, mais de façon à le rencontrer toujours. |
321 |
De même qu'à Naples les vieilles femmes crient à saint Janvier : Faccia gialluta, fa o miracolo. Face jaune, fais ton miracle ! nos belles me disent sans cesse : « Tholomyès, quand accoucheras-tu de ta surprise ? » En même temps nos parents nous écrivent. Scie des deux côtés. |
322 |
Un estaminet plein de fumée se présenta, ils y entrèrent, et le reste de leur conférence se perdit dans l'ombre. Le résultat de ces ténèbres fut une éblouissante partie de plaisir qui eut lieu le dimanche suivant, les quatre jeunes gens invitant les quatre jeunes filles. |
323 |
Paris n'a plus les mêmes environs ; la figure de ce qu'on pourrait appeler la vie circumparisienne a complètement changé depuis un demi-siècle ; où il y avait le coucou, il y a le wagon ; où il y avait la patache, il y a le bateau à vapeur ; on dit aujourd'hui Fécamp comme on disait Saint-Cloud. |
324 |
On entrait dans les vacances, et c'était une chaude et claire journée d'été. La veille, Favourite, la seule qui sût écrire, avait écrit ceci à Tholomyès au nom des quatre : « C'est un bonne heure de sortir de bonheur. » C'est pourquoi ils se levèrent à cinq heures du matin. |
325 |
Listolier et Fameuil, engagés dans une discussion sur leurs professeurs, expliquaient à Fantine la différence qu'il y avait entre M. Delvincourt et M. Blondeau. Blachevelle semblait avoir été créé expressément pour porter sur son bras le dimanche le châle-ternaux boiteux de Favourite. |
326 |
Elle portait à sa main plus volontiers que sur sa tête son petit chapeau de paille cousue, aux longues brides blanches. Ses épais cheveux blonds, enclins à flotter et facilement dénoués et qu'il fallait rattacher sans cesse, semblaient faits pour la fuite de Galatée sous les saules. |
327 |
Ses lèvres roses babillaient avec enchantement. Les coins de sa bouche voluptueusement relevés, comme aux mascarons antiques d'Érigone, avaient l'air d'encourager les audaces ; mais ses longs cils pleins d'ombre s'abaissaient discrètement sur ce brouhaha du bas du visage comme pour mettre le holà. |
328 |
Nous avons dit que Fantine était la joie, Fantine était aussi la pudeur. Pour un observateur qui l'eût étudiée attentivement, ce qui se dégageait d'elle, à travers toute cette ivresse de l'âge, de la saison et de l'amourette, c'était une invincible expression de retenue et de modestie. |
329 |
Il y avait une fois une fée qui fit les prairies et les arbres exprès pour les amoureux. De là cette éternelle école buissonnière des amants qui recommence sans cesse et qui durera tant qu'il y aura des buissons et des écoliers. De là la popularité du printemps parmi les penseurs. |
330 |
Et les petits cris, les poursuites dans l'herbe, les tailles prises au vol, ces jargons qui sont des mélodies, ces adorations qui éclatent dans la façon de dire une syllabe, ces cerises arrachées d'une bouche à l'autre, tout cela flamboie et passe dans des gloires célestes. |
331 |
Le soleil déclinait, l'appétit s'éteignait. Les Champs-Élysées, pleins de soleil et de foule, n'étaient que lumière et poussière, deux choses dont se compose la gloire. Les chevaux de Marly, ces marbres hennissants, se cabraient dans un nuage d'or. Les carrosses allaient et venaient. |
332 |
Un escadron de magnifiques gardes du corps, clairon en tête, descendait l'avenue de Neuilly ; le drapeau blanc, vaguement rose au soleil couchant, flottait sur le dôme des Tuileries. La place de la Concorde, redevenue alors place Louis XV, regorgeait de promeneurs contents. |
333 |
Çà et là au milieu des passants faisant cercle et applaudissant, des rondes de petites filles jetaient au vent une bourrée bourbonienne alors célèbre, destinée à foudroyer les Cent-Jours, et qui avait pour ritournelle : Rendez-nous notre père de Gand, Rendez-nous notre père. |
334 |
Ils sont insouciants et indolents comme des chats. Le bas peuple des provinces est remuant, celui de Paris ne l'est pas. Ce sont tous petits hommes. Sire, il en faudrait deux bout à bout pour faire un de vos grenadiers. Il n'y a point de crainte du côté de la populace de la capitale. |
335 |
Il est le point d'appui de Napoléon et la ressource de Danton. S'agit-il de la patrie ? il s'enrôle ; s'agit-il de la liberté ? il dépave. Gare ! ses cheveux pleins de colère sont épiques ; sa blouse se drape en chlamyde. Prenez garde. De la première rue Greneta venue, il fera des fourches caudines. |
336 |
Chapitre VI Chapitre où l'on s'adore Propos de table et propos d'amour ; les uns sont aussi insaisissables que les autres ; les propos d'amour sont des nuées, les propos de table sont des fumées. Fameuil et Dahlia fredonnaient ; Tholomyès buvait ; Zéphine riait, Fantine souriait. |
337 |
Il est fils d'un ancien chantre de Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Ah ! il est très bien. Il m'idolâtre tant qu'un jour qu'il me voyait faire de la pâte pour des crêpes, il m'a dit : Mamselle, faites des beignets de vos gants et je les mangerai. Il n'y a que les artistes pour dire des choses comme ça. |
338 |
Trop d'improvisation vide bêtement l'esprit. Bière qui coule n'amasse point de mousse. Messieurs, pas de hâte. Mêlons la majesté à la ripaille ; mangeons avec recueillement ; Destinons lentement. Ne nous pressons pas. Voyez le printemps ; s'il se dépêche, il est flambé, c'est-à-dire gelé. |
339 |
Le lazzi tombe n'importe où ; et l'esprit, après la ponte d'une bêtise, s'enfonce dans l'azur. Une tache blanchâtre qui s'aplatit sur le rocher n'empêche pas le condor de planer. Loin de moi l'insulte au calembour ! Je l'honore dans la proportion de ses mérites ; rien de plus. |
340 |
Il faut une limite, même aux dîners. Vous aimez les chaussons aux pommes, mesdames, n'en abusez pas. Il faut, même en chaussons, du bon sens et de l'art. La gloutonnerie châtie le glouton. Gula punit Gulax. L'indigestion est chargée par le bon Dieu de faire de la morale aux estomacs. |
341 |
Et, retenez ceci : chacune de nos passions, même l'amour, a un estomac qu'il ne faut pas trop remplir. En toute chose il faut écrire à temps le mot finis, il faut se contenir, quand cela devient urgent, tirer le verrou sur son appétit, mettre au violon sa fantaisie et se mener soi-même au poste. |
342 |
Elle n'est pas faite pour cela, elle erre gaîment, la douce amourette ! On a dit : l'erreur est humaine ; moi je dis : l'erreur est amoureuse. Mesdames, je vous idolâtre toutes. Ô Zéphine, ô Joséphine, figure plus que chiffonnée, vous seriez charmante, si vous n'étiez de travers. |
343 |
Celle qu'il aima était Favourite. Ô Favourite, tu as des lèvres ioniennes. Il y avait un peintre grec, appelé Euphorion, qu'on avait surnommé le peintre des lèvres. Ce Grec seul eût été digne de peindre ta bouche ! Écoute ! avant toi, il n'y avait pas de créature digne de ce nom. |
344 |
Tu es faite pour recevoir la pomme comme Vénus ou pour la manger comme Ève. La beauté commence à toi. Je viens de parler d'Ève, c'est toi qui l'as créée. Tu mérites le brevet d'invention de la jolie femme. Ô Favourite, je cesse de vous tutoyer, parce que je passe de la poésie à la prose. |
345 |
Je me nomme Félix et ne suis pas heureux. Les mots sont des menteurs. N'acceptons pas aveuglément les indications qu'ils nous donnent. Ce serait une erreur d'écrire à Liège pour avoir des bouchons et à Pau pour avoir des gants. Miss Dahlia, à votre place, je m'appellerais Rosa. |
346 |
Ô Fantine, fille digne de vous appeler marguerite ou perle, vous êtes une femme du plus bel orient. Mesdames, un deuxième conseil : ne vous mariez point ; le mariage est une greffe ; cela prend bien ou mal ; fuyez ce risque. Mais, bah ! qu'est-ce que je chante là ? Je perds mes paroles. |
347 |
Les filles sont incurables sur l'épousaille ; et tout ce que nous pouvons dire, nous autres sages, n'empêchera point les giletières et les piqueuses de bottines de rêver des maris enrichis de diamants. Enfin, soit ; mais, belles, retenez ceci : vous mangez trop de sucre. |
348 |
Or, écoutez bien, le sucre est un sel. Tout sel est desséchant. Le sucre est le plus desséchant de tous les sels. Il pompe à travers les veines les liquides du sang ; de là la coagulation, puis la solidification du sang ; de là les tubercules dans le poumon ; de là la mort. |
349 |
Et c'est pourquoi le diabète confine à la phthisie. Donc ne croquez pas de sucre, et vous vivrez ! Je me tourne vers les hommes. Messieurs, faites des conquêtes. Pillez-vous les uns aux autres sans remords vos bien-aimées. Chassez-croisez. En amour, il n'y a pas d'amis. |
350 |
Partout où il y a une jolie femme l'hostilité est ouverte. Pas de quartier, guerre à outrance ! Une jolie femme est un casus belli ; une jolie femme est un flagrant délit. Toutes les invasions de l'histoire sont déterminées par des cotillons. La femme est le droit de l'homme. |
351 |
L'homme qui n'est pas aimé plane comme un vautour sur les amantes d'autrui ; et quant à moi, à tous ces infortunés qui sont veufs, je jette la proclamation sublime de Bonaparte à l'armée d'Italie : « Soldats, vous manquez de tout. L'ennemi en a. » Tholomyès s'interrompit. |
352 |
Je porte un toast à l'allégresse ; soyons allègres ! Complétons notre cours de droit par la folie et la nourriture. Indigestion et digeste. Que Justinien soit le mâle et que Ripaille soit la femelle ! Joie dans les profondeurs ! Vis, ô création ! Le monde est un gros diamant ! Je suis heureux. |
353 |
Été, je te salue. Ô Luxembourg, ô Géorgiques de la rue Madame et de l'allée de l'Observatoire ! Ô pioupious rêveurs ! ô toutes ces bonnes charmantes qui, tout en gardant des enfants, s'amusent à en ébaucher ! Les pampas de l'Amérique me plairaient, si je n'avais les arcades de l'Odéon. |
354 |
Hélas ! toujours les mêmes choses et rien de nouveau. Plus rien d'inédit dans la création du créateur ! Nil sub sole novum, dit Salomon ; amor omnibus idem, dit Virgile ; et Carabine monte avec Carabin dans la galiote de Saint-Cloud, comme Aspasie s'embarquait avec Périclès sur la flotte de Samos. |
355 |
Quoiqu'elle vécût dans un temps où les femmes n'avaient pas encore d'âme, c'était une âme ; une âme d'une nuance rose et pourpre, plus embrasée que le feu, plus franche que l'aurore. Aspasie était une créature en qui se touchaient les deux extrêmes de la femme ; c'était la prostituée déesse. |
356 |
Tholomyès, lancé, se serait difficilement arrêté, si un cheval ne se fût abattu sur le quai en cet instant-là même. Du choc, la charrette et l'orateur restèrent court. C'était une jument beauceronne, vieille et maigre et digne de l'équarrisseur, qui traînait une charrette fort lourde. |
357 |
Je viens la voir par curiosité. Elle s'éblouit des choses les plus simples. Une supposition ; je suis un voyageur, je dis à la diligence : je vais en avant, vous me prendrez sur le quai en passant. La diligence passe, me voit, s'arrête, et me prend. Cela se fait tous les jours. |
358 |
Ça s'appelle des pères et mères dans le code civil, puéril et honnête. Or, ces parents gémissent, ces vieillards nous réclament, ces bons hommes et ces bonnes femmes nous appellent enfants prodigues, ils souhaitent nos retours, et nous offrent de tuer des veaux. Nous leur obéissons, étant vertueux. |
359 |
Nous fuyons dans les bras de Laffitte et sur les ailes de Caillard. La diligence de Toulouse nous arrache à l'abîme, et l'abîme c'est vous, ô nos belles petites ! Nous rentrons dans la société, dans le devoir et dans l'ordre, au grand trot, à raison de trois lieues à l'heure. |
360 |
C'était l'avant-train d'un de ces fardiers, usités dans les pays de forêts, et qui servent à charrier des madriers et des troncs d'arbres. Cet avant-train se composait d'un massif essieu de fer à pivot où s'emboîtait un lourd timon, et que supportaient deux roues démesurées. |
361 |
Tout cet ensemble était trapu, écrasant et difforme. On eût dit l'affût d'un canon géant. Les ornières avaient donné aux roues, aux jantes, aux moyeux, à l'essieu et au timon, une couche de vase, hideux badigeonnage jaunâtre assez semblable à celui dont on orne volontiers les cathédrales. |
362 |
Une mère avait vu cette effroyable chaîne, et avait dit : Tiens ! voilà un joujou pour mes enfants. Les deux enfants, du reste gracieusement attifées, et avec quelque recherche, rayonnaient ; on eût dit deux roses dans de la ferraille ; leurs yeux étaient un triomphe ; leurs fraîches joues riaient. |
363 |
L'une était châtain, l'autre était brune. Leurs naïfs visages étaient deux étonnements ravis ; un buisson fleuri qui était près de là envoyait aux passants des parfums qui semblaient venir d'elles ; celle de dix-huit mois montrait son gentil ventre nu avec cette chaste indécence de la petitesse. |
364 |
Une femme était devant elle, à quelques pas. Cette femme, elle aussi, avait un enfant qu'elle portait dans ses bras. Elle portait en outre un assez gros sac de nuit qui semblait fort lourd. L'enfant de cette femme était un des plus divins êtres qu'on pût voir. C'était une fille de deux à trois ans. |
365 |
Elle eût pu jouter avec les deux autres pour la coquetterie de l'ajustement ; elle avait un bavolet de linge fin, des rubans à sa brassière et de la valenciennes à son bonnet. Le pli de sa jupe relevée laissait voir sa cuisse blanche, potelée et ferme. Elle était admirablement rose et bien portante. |
366 |
On ne pouvait rien dire de ses yeux, sinon qu'ils devaient être très grands et qu'ils avaient des cils magnifiques. Elle dormait. Elle dormait de ce sommeil d'absolue confiance propre à son âge. Les bras des mères sont faits de tendresse ; les enfants y dorment profondément. |
367 |
Elle était pâle ; elle avait l'air très lasse et un peu malade ; elle regardait sa fille endormie dans ses bras avec cet air particulier d'une mère qui a nourri son enfant. Un large mouchoir bleu, comme ceux où se mouchent les invalides, plié en fichu, masquait lourdement sa taille. |
368 |
Après l'abandon, la gêne. Fantine avait tout de suite perdu de vue Favourite, Zéphine et Dahlia ; le lien, brisé du côté des hommes, s'était défait du côté des femmes ; on les eût bien étonnées, quinze jours après, si on leur eût dit qu'elles étaient amies ; cela n'avait plus de raison d'être. |
369 |
Nulle ressource. Fantine savait à peine lire et ne savait pas écrire ; on lui avait seulement appris dans son enfance à signer son nom ; elle avait fait écrire par un écrivain public une lettre à Tholomyès, puis une seconde, puis une troisième. Tholomyès n'avait répondu à aucune. |
370 |
Elle ne savait plus à qui s'adresser. Elle avait commis une faute, mais le fond de sa nature, on s'en souvient, était pudeur et vertu. Elle sentit vaguement qu'elle était à la veille de tomber dans la détresse, et de glisser dans le pire. Il fallait du courage ; elle en eut, et se roidit. |
371 |
L'idée lui vint de retourner dans sa ville natale, à Montreuil-sur-mer. Là quelqu'un peut-être la connaîtrait et lui donnerait du travail. Oui ; mais il faudrait cacher sa faute. Et elle entrevoyait confusément la nécessité possible d'une séparation plus douloureuse encore que la première. |
372 |
Fantine, on le verra, avait la farouche bravoure de la vie. Elle avait déjà vaillamment renoncé à la parure, s'était vêtue de toile, et avait mis toute sa soie, tous ses chiffons, tous ses rubans et toutes ses dentelles sur sa fille, seule vanité qui lui restât, et sainte celle-là. |
373 |
Comme elle passait devant l'auberge Thénardier, les deux petites filles, enchantées sur leur escarpolette monstre, avaient été pour elle une sorte d'éblouissement, et elle s'était arrêtée devant cette vision de joie. Il y a des charmes. Ces deux petites filles en furent un pour cette mère. |
374 |
Cette nouvelle venue était très gaie ; la bonté de la mère est écrite dans la gaîté du marmot ; elle avait pris un brin de bois qui lui servait de pelle, et elle creusait énergiquement une fosse bonne pour une mouche. Ce que fait le fossoyeur devient riant, fait par l'enfant. |
375 |
La petite se nommait Euphrasie. Mais d'Euphrasie la mère avait fait Cosette, par ce doux et gracieux instinct des mères et du peuple qui change Josefa en Pepita et Françoise en Sillette. C'est là un genre de dérivés qui dérange et déconcerte toute la science des étymologistes. |
376 |
Cependant les trois petites filles étaient groupées dans une posture d'anxiété profonde et de béatitude ; un événement avait lieu ; un gros ver venait de sortir de terre ; et elles avaient peur, et elles étaient en extase. Leurs fronts radieux se touchaient ; on eût dit trois têtes dans une auréole. |
377 |
L'ouvrage ne le permet pas. Avec un enfant, on ne trouve pas à se placer. Ils sont si ridicules dans ce pays-là. C'est le bon Dieu qui m'a fait passer devant votre auberge. Quand j'ai vu vos petites si jolies et si propres et si contentes, cela m'a bouleversée. J'ai dit : voilà une bonne mère. |
378 |
Le marché fut conclu. La mère passa la nuit à l'auberge, donna son argent et laissa son enfant, renoua son sac de nuit dégonflé du trousseau et léger désormais, et partit le lendemain matin, comptant revenir bientôt. On arrange tranquillement ces départs-là, mais ce sont des désespoirs. |
379 |
Cet homme et cette femme étaient de ces âmes-là. Le Thénardier particulièrement était gênant pour le physionomiste. On n'a qu'à regarder certains hommes pour s'en défier, on les sent ténébreux à leurs deux extrémités. Ils sont inquiets derrière eux et menaçants devant eux. |
380 |
On ne peut pas plus répondre de ce qu'ils ont fait que de ce qu'ils feront. L'ombre qu'ils ont dans le regard les dénonce. Rien qu'en les entendant dire un mot ou qu'en les voyant faire un geste on entrevoit de sombres secrets dans leur passé et de sombres mystères dans leur avenir. |
381 |
Or on ne lit pas impunément des niaiseries. Il en résulta que sa fille aînée se nomma Eponine. Quant à la cadette, la pauvre petite faillit se nommer Gulnare ; elle dut à je ne sais quelle heureuse diversion faite par un roman de Ducray-Duminil, de ne s'appeler qu'Azelma. |
382 |
Au reste, pour le dire en passant, tout n'est pas ridicule et superficiel dans cette curieuse époque à laquelle nous faisons ici allusion, et qu'on pourrait appeler l'anarchie des noms de baptême. À côté de l'élément romanesque, que nous venons d'indiquer, il y a le symptôme social. |
383 |
Grâce aux cinquante-sept francs de la voyageuse, Thénardier avait pu éviter un protêt et faire honneur à sa signature. Le mois suivant ils eurent encore besoin d'argent ; la femme porta à Paris et engagea au Mont-de-Piété le trousseau de Cosette pour une somme de soixante francs. |
384 |
La mère, à laquelle ils persuadaient que son enfant était heureuse "et venait bien", se soumit et envoya les douze francs. Certaines natures ne peuvent aimer d'un côté sans haïr de l'autre. La mère Thénardier aimait passionnément ses deux filles à elle, ce qui fit qu'elle détesta l'étrangère. |
385 |
Si peu de place que Cosette tînt chez elle, il lui semblait que cela était pris aux siens, et que cette petite diminuait l'air que ses filles respiraient. Cette femme, comme beaucoup de femmes de sa sorte, avait une somme de caresses et une somme de coups et d'injures à dépenser chaque jour. |
386 |
Doux être faible qui ne devait rien comprendre à ce monde ni à Dieu, sans cesse punie, grondée, rudoyée, battue et voyant à côté d'elle deux petites créatures comme elle, qui vivaient dans un rayon d'aurore ! La Thénardier étant méchante pour Cosette, Éponine et Azelma furent méchantes. |
387 |
D'année en année, l'enfant grandit, et sa misère aussi. Tant que Cosette fut toute petite, elle fut le souffre-douleur des deux autres enfants ; dès qu'elle se mit à se développer un peu, c'est-à-dire avant même qu'elle eût cinq ans, elle devint la servante de la maison. |
388 |
Les Thénardier se crurent d'autant plus autorisés à agir ainsi que la mère qui était toujours à Montreuil-sur-mer commença à mal payer. Quelques mois restèrent en souffrance. Si cette mère fût revenue à Montfermeil au bout de ces trois années, elle n'eût point reconnu son enfant. |
389 |
Sournoise ! disaient les Thénardier. L'injustice l'avait faite hargneuse et la misère l'avait rendue laide. Il ne lui restait plus que ses beaux yeux qui faisaient peine, parce que, grands comme ils étaient, il semblait qu'on y vît une plus grande quantité de tristesse. |
390 |
Vers la fin de 1815, un homme, un inconnu, était venu s'établir dans la ville et avait eu l'idée de substituer, dans cette fabrication, la gomme laque à la résine et, pour les bracelets en particulier, les coulants en tôle simplement rapprochée aux coulants en tôle soudée. |
391 |
Ainsi pour une idée trois résultats. En moins de trois ans, l'auteur de ce procédé était devenu riche, ce qui est bien, et avait tout fait riche autour de lui, ce qui est mieux. Il était étranger au département. De son origine, on ne savait rien ; de ses commencements, peu de chose. |
392 |
On contait qu'il était venu dans la ville avec fort peu d'argent, quelques centaines de francs tout au plus. C'est de ce mince capital, mis au service d'une idée ingénieuse, fécondé par l'ordre et par la pensée, qu'il avait tiré sa fortune et la fortune de tout ce pays. |
393 |
Cet homme s'était jeté dans le feu, et avait sauvé, au péril de sa vie, deux enfants qui se trouvaient être ceux du capitaine de gendarmerie ; ce qui fait qu'on n'avait pas songé à lui demander son passeport. Depuis lors, on avait su son nom. Il s'appelait le père Madeleine. |
394 |
Chapitre II M. Madeleine C'était un homme d'environ cinquante ans, qui avait l'air préoccupé et qui était bon. Voilà tout ce qu'on en pouvait dire. Grâce aux progrès rapides de cette industrie qu'il avait si admirablement remaniée, Montreuil-sur-mer était devenu un centre d'affaires considérable. |
395 |
Montreuil-sur-mer, pour ce commerce, faisait presque concurrence à Londres et à Berlin. Les bénéfices du père Madeleine étaient tels que, dès la deuxième année, il avait pu bâtir une grande fabrique dans laquelle il y avait deux vastes ateliers, l'un pour les hommes, l'autre pour les femmes. |
396 |
C'était le seul où il fût en quelque sorte intolérant. Il était d'autant plus fondé à cette sévérité que, Montreuil-sur-mer étant une ville de garnison, les occasions de corruption abondaient. Du reste sa venue avait été un bienfait, et sa présence était une providence. |
397 |
Il semblait qu'il songeât beaucoup aux autres et peu à lui. En 1820, on lui connaissait une somme de six cent trente mille francs placée à son nom chez Laffitte ; mais avant de se réserver ces six cent trente mille francs, il avait dépensé plus d'un million pour la ville et pour les pauvres. |
398 |
L'hôpital était mal doté ; il y avait fondé dix lits. Montreuil-sur-mer est divisé en ville haute et ville basse. La ville basse, qu'il habitait, n'avait qu'une école, méchante masure qui tombait en ruine ; il en avait construit deux, une pour les filles, l'autre pour les garçons. |
399 |
Sa manufacture étant un centre, un nouveau quartier où il y avait bon nombre de familles indigentes avait rapidement surgi autour de lui ; il y avait établi une pharmacie gratuite. Dans les premiers temps, quand on le vit commencer, les bonnes âmes dirent : C'est un gaillard qui veut s'enrichir. |
400 |
Le lendemain, le père Madeleine refusa. Dans cette même année 1819, les produits du nouveau procédé inventé par Madeleine figurèrent à l'exposition de l'industrie ; sur le rapport du jury, le roi nomma l'inventeur chevalier de la Légion d'honneur. Nouvelle rumeur dans la petite ville. |
401 |
À mesure qu'il montait, les invitations pleuvaient sur lui. « La société » le réclamait. Les petits salons guindés de Montreuil-sur-mer qui, bien entendu, se fussent dans les premiers temps fermés à l'artisan, s'ouvrirent à deux battants au millionnaire. On lui fit mille avances. |
402 |
Il n'est pas du tout prouvé qu'il sache lire. Quand on l'avait vu gagner de l'argent, on avait dit : c'est un marchand. Quand on l'avait vu semer son argent, on avait dit : c'est un ambitieux. Quand on l'avait vu repousser les honneurs, on avait dit : c'est un aventurier. |
403 |
On remarqua que ce qui parut surtout le déterminer, ce fut l'apostrophe presque irritée d'une vieille femme du peuple qui lui cria du seuil de sa porte avec humeur : Un bon maire, c'est utile. Est-ce qu'on recule devant du bien qu'on peut faire ? Ce fut là la troisième phase de son ascension. |
404 |
Les femmes disaient de lui : Quel bon ours ! Son plaisir était de se promener dans les champs. Il prenait ses repas toujours seul, avec un livre ouvert devant lui où il lisait. Il avait une petite bibliothèque bien faite. Il aimait les livres ; les livres sont des amis froids et sûrs. |
405 |
Depuis qu'il était à Montreuil-sur-mer, on remarquait que d'année en année son langage devenait plus poli, plus choisi et plus doux. Il emportait volontiers un fusil dans ses promenades, mais il s'en servait rarement. Quand cela lui arrivait par aventure, il avait un tir infaillible qui effrayait. |
406 |
Jamais il ne tuait un animal inoffensif. Jamais il ne tirait un petit oiseau. Quoiqu'il ne fût plus jeune, on contait qu'il était d'une force prodigieuse. Il offrait un coup de main à qui en avait besoin, relevait un cheval, poussait à une roue embourbée, arrêtait par les cornes un taureau échappé. |
407 |
Quand il passait dans un village, les marmots déguenillés couraient joyeusement après lui et l'entouraient comme une nuée de moucherons. On croyait deviner qu'il avait dû vivre jadis de la vie des champs, car il avait toutes sortes de secrets utiles qu'il enseignait aux paysans. |
408 |
Il leur apprenait à détruire la teigne des blés en aspergeant le grenier et en inondant les fentes du plancher d'une dissolution de sel commun, et à chasser les charançons en suspendant partout, aux murs et aux toits, dans les héberges et dans les maisons, de l'orviot en fleur. |
409 |
Il avait des "recettes" pour extirper d'un champ la luzette, la nielle, la vesce, la gaverolle, la queue-de-renard, toutes les herbes parasites qui mangent le blé. Il défendait une lapinière contre les rats rien qu'avec l'odeur d'un petit cochon de Barbarie qu'il y mettait. |
410 |
Quand l'ortie est jeune, la feuille est un légume excellent ; quand elle vieillit, elle a des filaments et des fibres comme le chanvre et le lin. La toile d'ortie vaut la toile de chanvre. Hachée, l'ortie est bonne pour la volaille ; broyée, elle est bonne pour les bêtes à cornes. |
411 |
Et que faut-il à l'ortie ? Peu de terre, nul soin, nulle culture. Seulement la graine tombe à mesure qu'elle mûrit, et est difficile à récolter. Voilà tout. Avec quelque peine qu'on prendrait, l'ortie serait utile ; on la néglige, elle devient nuisible. Alors on la tue. |
412 |
Il n'y a que de mauvais cultivateurs. Les enfants l'aimaient encore parce qu'il savait faire de charmants petits ouvrages avec de la paille et des noix de coco. Quand il voyait la porte d'une église tendue de noir, il entrait ; il recherchait un enterrement comme d'autres recherchent un baptême. |
413 |
Le veuvage et le malheur d'autrui l'attiraient à cause de sa grande douceur ; il se mêlait aux amis en deuil, aux familles vêtues de noir, aux prêtres gémissant autour d'un cercueil. Il semblait donner volontiers pour texte à ses pensées ces psalmodies funèbres pleines de la vision d'un autre monde. |
414 |
Un pauvre diable, en rentrant dans son galetas, trouvait que sa porte avait été ouverte, quelquefois même forcée, dans son absence. Le pauvre homme se récriait : quelque malfaiteur est venu ! Il entrait, et la première chose qu'il voyait, c'était une pièce d'or oubliée sur un meuble. |
415 |
On dit que c'est une grotte. Il sourit, et les introduisit sur-le-champ dans cette « grotte ». Elles furent bien punies de leur curiosité. C'était une chambre garnie tout bonnement de meubles d'acajou assez laids comme tous les meubles de ce genre et tapissée de papier à douze sous. |
416 |
Le suprême bonheur de la vie, c'est la conviction qu'on est aimé ; aimé pour soi-même, disons mieux, aimé malgré soi-même ; cette conviction, l'aveugle l'a. Dans cette détresse, être servi, c'est être caressé. Lui manque-t-il quelque chose ? Non. Ce n'est point perdre la lumière qu'avoir l'amour. |
417 |
Il n'y a point de cécité où il y a certitude. L'âme à tâtons cherche l'âme, et la trouve. Et cette âme trouvée et prouvée est une femme. Une main vous soutient, c'est la sienne ; une bouche effleure votre front, c'est sa bouche ; vous entendez une respiration tout près de vous, c'est elle. |
418 |
L'âme ange est là, sans cesse là ; si elle s'éloigne, c'est pour revenir ; elle s'efface comme le rêve et reparaît comme la réalité. On sent de la chaleur qui approche, la voilà. On déborde de sérénité, de gaîté et d'extase ; on est un rayonnement dans la nuit. Et mille petits soins. |
419 |
Les plus ineffables accents de la voix féminine employés à vous bercer, et suppléant pour vous à l'univers évanoui. On est caressé avec de l'âme. On ne voit rien, mais on se sent adoré. C'est un paradis de ténèbres. C'est de ce paradis que monseigneur Bienvenu était passé à l'autre. |
420 |
Il terminait les différends, il empêchait les procès, il réconciliait les ennemis. Chacun le prenait pour juge de son bon droit. Il semblait qu'il eût pour âme le livre de la loi naturelle. Ce fut comme une contagion de vénération qui, en six ou sept ans et de proche en proche, gagna tout le pays. |
421 |
Il remplissait à Montreuil-sur-mer les fonctions pénibles, mais utiles, d'inspecteur. Il n'avait pas vu les commencements de Madeleine. Javert devait le poste qu'il occupait à la protection de M. Chabouillet, le secrétaire du ministre d'État, comte Anglès, alors préfet de police à Paris. |
422 |
Quand Javert était arrivé à Montreuil-sur-mer, la fortune du grand manufacturier était déjà faite, et le père Madeleine était devenu monsieur Madeleine. Certains officiers de police ont une physionomie à part et qui se complique d'un air de bassesse mêlé à un air d'autorité. |
423 |
Seulement, comme les animaux ne sont que des ombres, Dieu ne les a point faits éducables dans le sens complet du mot ; à quoi bon ? Au contraire, nos âmes étant des réalités et ayant une fin qui leur est propre, Dieu leur a donné l'intelligence, c'est-à-dire l'éducation possible. |
424 |
Ceci soit dit, bien entendu, au point de vue restreint de la vie terrestre apparente, et sans préjuger la question profonde de la personnalité antérieure et ultérieure des êtres qui ne sont pas l'homme. Le moi visible n'autorise en aucune façon le penseur à nier le moi latent. |
425 |
Cet homme était composé de deux sentiments très simples, et relativement très bons, mais qu'il faisait presque mauvais à force de les exagérer : le respect de l'autorité, la haine de la rébellion ; et à ses yeux le vol, le meurtre, tous les crimes, n'étaient que des formes de la rébellion. |
426 |
Cela était froid et cela perçait. Toute sa vie tenait dans ces deux mots : veiller et surveiller. Il avait introduit la ligne droite dans ce qu'il y a de plus tortueux au monde ; il avait la conscience de son utilité, la religion de ses fonctions, et il était espion comme on est prêtre. |
427 |
Malheur à qui tombait sous sa main ! Il eût arrêté son père s'évadant du bagne et dénoncé sa mère en rupture de ban. Et il l'eût fait avec cette sorte de satisfaction intérieure que donne la vertu. Avec cela une vie de privations, l'isolement, l'abnégation, la chasteté, jamais une distraction. |
428 |
Il tenait à l'humanité par là. On comprendra sans peine que Javert était l'effroi de toute cette classe que la statistique annuelle du ministère de la justice désigne sous la rubrique : Gens sans aveu. Le nom de Javert prononcé les mettait en déroute ; la face de Javert apparaissant les pétrifiait. |
429 |
Oeil plein de soupçon et de conjectures. M. Madeleine avait fini par s'en apercevoir, mais il sembla que cela fût insignifiant pour lui. Il ne fit pas même une question à Javert, il ne le cherchait ni ne l'évitait, et il portait, sans paraître y faire attention, ce regard gênant et presque pesant. |
430 |
Du reste, et ceci est le correctif nécessaire à ce que le sens de certains mots pourrait présenter de trop absolu, il ne peut y avoir rien de vraiment infaillible dans une créature humaine, et le propre de l'instinct est précisément de pouvoir être troublé, dépisté et dérouté. |
431 |
Chapitre VI Le père Fauchelevent M. Madeleine passait un matin dans une ruelle non pavée de Montreuil-sur-mer. Il entendit du bruit et vit un groupe à quelque distance. Il y alla. Un vieux homme, nommé le père Fauchelevent, venait de tomber sous sa charrette dont le cheval s'était abattu. |
432 |
Cela l'avait rempli de jalousie, et il avait fait ce qu'il avait pu en toute occasion pour nuire à Madeleine. Puis la faillite était venue, et, vieux, n'ayant plus à lui qu'une charrette et un cheval, sans famille et sans enfants du reste, pour vivre il s'était fait charretier. |
433 |
Le cheval avait les deux cuisses cassées et ne pouvait se relever. Le vieillard était engagé entre les roues. La chute avait été tellement malheureuse que toute la voiture pesait sur sa poitrine. La charrette était assez lourdement chargée. Le père Fauchelevent poussait des râles lamentables. |
434 |
On avait essayé de le tirer, mais en vain. Un effort désordonné, une aide maladroite, une secousse à faux pouvaient l'achever. Il était impossible de le dégager autrement qu'en soulevant la voiture par-dessous. Javert, qui était survenu au moment de l'accident, avait envoyé chercher un cric. |
435 |
C'est qu'il faut que je meure, voyez-vous ! Laissez-moi ! Vous allez vous faire écraser aussi ! Madeleine ne répondit pas. Les assistants haletaient. Les roues avaient continué de s'enfoncer, et il était déjà devenu presque impossible que Madeleine sortît de dessous la voiture. |
436 |
C'était Madeleine qui venait de faire un dernier effort. Ils se précipitèrent. Le dévouement d'un seul avait donné de la force et du courage à tous. La charrette fut enlevée par vingt bras. Le vieux Fauchelevent était sauvé. Madeleine se releva. Il était blême, quoique ruisselant de sueur. |
437 |
Le lendemain matin, le vieillard trouva un billet de mille francs sur sa table de nuit, avec ce mot de la main du père Madeleine : Je vous achète votre charrette et votre cheval. La charrette était brisée et le cheval était mort. Fauchelevent guérit, mais son genou resta ankylosé. |
438 |
Quelque temps après, M. Madeleine fut nommé maire. La première fois que Javert vit M. Madeleine revêtu de l'écharpe qui lui donnait toute autorité sur la ville, il éprouva cette sorte de frémissement qu'éprouverait un dogue qui flairerait un loup sous les habits de son maître. |
439 |
En sept ans, les frais de perception de l'impôt s'étaient réduits des trois quarts dans l'arrondissement de Montreuil-sur-mer, ce qui faisait fréquemment citer cet arrondissement entre tous par M. de Villèle, alors ministre des finances. Telle était la situation du pays, lorsque Fantine y revint. |
440 |
Elle s'y présenta, et fut admise dans l'atelier des femmes. Le métier était tout nouveau pour Fantine, elle n'y pouvait être bien adroite, elle ne tirait donc de sa journée de travail que peu de chose, mais enfin cela suffisait, le problème était résolu, elle gagnait sa vie. |
441 |
Ne pouvant pas dire qu'elle était mariée, elle s'était bien gardée, comme nous l'avons déjà fait entrevoir, de parler de sa petite fille. En ces commencements, on l'a vu, elle payait exactement les Thénardier. Comme elle ne savait que signer, elle était obligée de leur écrire par un écrivain public. |
442 |
Et souvent ces secrets connus, ces mystères publiés, ces énigmes éclairées du grand jour, entraînent des catastrophes, des duels, des faillites, des familles ruinées, des existences brisées, à la grande joie de ceux qui ont « tout découvert » sans intérêt et par pur instinct. |
443 |
Chose triste. Certaines personnes sont méchantes uniquement par besoin de parler. Leur conversation, causerie dans le salon, bavardage dans l'antichambre, est comme ces cheminées qui usent vite le bois ; il leur faut beaucoup de combustible ; et le combustible, c'est le prochain. |
444 |
Avec cela, plus d'une était jalouse de ses cheveux blonds et de ses dents blanches. On constata que dans l'atelier, au milieu des autres, elle se détournait souvent pour essuyer une larme. C'étaient les moments où elle songeait à son enfant ; peut-être aussi à l'homme qu'elle avait aimé. |
445 |
C'est un douloureux labeur que la rupture des sombres attaches du passé. On constata qu'elle écrivait, au moins deux fois par mois, toujours à la même adresse, et qu'elle affranchissait la lettre. On parvint à se procurer l'adresse : Monsieur, Monsieur Thénardier, aubergiste, à Montfermeil. |
446 |
Dans sa jeunesse, en plein 93, elle avait épousé un moine échappé du cloître en bonnet rouge et passé des bernardins aux jacobins. Elle était sèche, rêche, revêche, pointue, épineuse, presque venimeuse ; tout en se souvenant de son moine dont elle était veuve, et qui l'avait fort domptée et pliée. |
447 |
C'était une ortie où l'on voyait le froissement du froc. À la restauration, elle s'était faite bigote, et si énergiquement que les prêtres lui avaient pardonné son moine. Elle avait un petit bien qu'elle léguait bruyamment à une communauté religieuse. Elle était fort bien vue à l'évêché d'Arras. |
448 |
Tout cela prit du temps. Fantine était depuis plus d'un an à la fabrique, lorsqu'un matin la surveillante de l'atelier lui remit, de la part de M. le maire, cinquante francs, en lui disant qu'elle ne faisait plus partie de l'atelier et en l'engageant, de la part de M. le maire, à quitter le pays. |
449 |
Fantine fut atterrée. Elle ne pouvait s'en aller du pays, elle devait son loyer et ses meubles. Cinquante francs ne suffisaient pas pour acquitter cette dette. Elle balbutia quelques mots suppliants. La surveillante lui signifia qu'elle eût à sortir sur-le-champ de l'atelier. |
450 |
Fantine n'était du reste qu'une ouvrière médiocre. Accablée de honte plus encore que de désespoir, elle quitta l'atelier et rentra dans sa chambre. Sa faute était donc maintenant connue de tous ! Elle ne se sentit plus la force de dire un mot. On lui conseilla de voir M. le maire ; elle n'osa pas. |
451 |
M. le maire lui donnait cinquante francs, parce qu'il était bon, et la chassait, parce qu'il était juste. Elle plia sous cet arrêt. Chapitre IX Succès de Madame Victurnien La veuve du moine fut donc bonne à quelque chose. Du reste, M. Madeleine n'avait rien su de tout cela. |
452 |
M. Madeleine se remettait de tout sur elle. Les meilleurs hommes sont souvent forcés de déléguer leur autorité. C'est dans cette pleine puissance et avec la conviction qu'elle faisait bien, que la surveillante avait instruit le procès, jugé, condamné et exécuté Fantine. |
453 |
Quant aux cinquante francs, elle les avait donnés sur une somme que M. Madeleine lui confiait pour aumônes et secours aux ouvrières et dont elle ne rendait pas compte. Fantine s'offrit comme servante dans le pays ; elle alla d'une maison à l'autre. Personne ne voulut d'elle. |
454 |
Oh ! comme elle eût souhaité venir à Paris ! Impossible. Il fallut bien s'accoutumer à la déconsidération, comme elle s'était accoutumée à l'indigence. Peu à peu elle en prit son parti. Après deux ou trois mois elle secoua la honte et se remit à sortir comme si de rien n'était. |
455 |
Elle alla et vint, la tête haute, avec un sourire amer, et sentit qu'elle devenait effrontée. Madame Victurnien quelquefois la voyait passer de sa fenêtre, remarquait la détresse de « cette créature », grâce à elle "remise à sa place", et se félicitait. Les méchants ont un bonheur noir. |
456 |
Chapitre X Suite du succès Elle avait été congédiée vers la fin de l'hiver ; l'été se passa, mais l'hiver revint. Jours courts, moins de travail. L'hiver, point de chaleur, point de lumière, point de midi, le soir touche au matin, brouillard, crépuscule, la fenêtre est grise, on n'y voit pas clair. |
457 |
C'était un misérable, une espèce de musicien mendiant, un oisif gueux, qui la battait, et qui la quitta comme elle l'avait pris, avec dégoût. Elle adorait son enfant. Plus elle descendait, plus tout devenait sombre autour d'elle plus ce doux petit ange rayonnait dans le fond de son âme. |
458 |
C'était un bateleur dentiste en tournée, qui offrait au public des râteliers complets, des opiats, des poudres et des élixirs. Fantine se mêla au groupe et se mit à rire comme les autres de cette harangue où il y avait de l'argot pour la canaille et du jargon pour les gens comme il faut. |
459 |
Le lendemain matin, comme Marguerite entrait dans la chambre de Fantine avant le jour, car elles travaillaient toujours ensemble et de cette façon n'allumaient qu'une chandelle pour deux, elle trouva Fantine assise sur son lit, pâle, glacée. Elle ne s'était pas couchée. |
460 |
C'était un sourire sanglant. Une salive rougeâtre lui souillait le coin des lèvres, et elle avait un trou noir dans la bouche. Les deux dents étaient arrachées. Elle envoya les quarante francs à Montfermeil. Du reste c'était une ruse des Thénardier pour avoir de l'argent. |
461 |
Cosette n'était pas malade. Fantine jeta son miroir par la fenêtre. Depuis longtemps elle avait quitté sa cellule du second pour une mansarde fermée d'un loquet sous le toit ; un de ces galetas dont le plafond fait angle avec le plancher et vous heurte à chaque instant la tête. |
462 |
Un petit rosier qu'elle avait s'était désséché dans un coin, oublié. Dans l'autre coin, il y avait un pot à beurre à mettre l'eau, qui gelait l'hiver, et où les différents niveaux de l'eau restaient longtemps marqués par des cercles de glace. Elle avait perdu la honte, elle perdit la coquetterie. |
463 |
Elle rapiéçait son corset, vieux et usé, avec des morceaux de calicot qui se déchiraient au moindre mouvement. Les gens auxquels elle devait, lui faisaient « des scènes », et ne lui laissaient aucun repos. Elle les trouvait dans la rue, elle les retrouvait dans son escalier. |
464 |
Elle haïssait profondément le père Madeleine, et ne se plaignait pas. Elle cousait dix-sept heures par jour ; mais un entrepreneur du travail des prisons, qui faisait travailler les prisonnières au rabais, fit tout à coup baisser les prix, ce qui réduisit la journée des ouvrières libres à neuf sous. |
465 |
Ses créanciers étaient plus impitoyables que jamais. Le fripier, qui avait repris presque tous les meubles, lui disait sans cesse : Quand me payeras-tu, coquine ? Que voulait-on d'elle, bon Dieu ! Elle se sentait traquée et il se développait en elle quelque chose de la bête farouche. |
466 |
L'infortunée se fit fille publique. Chapitre XI Christus nos liberavit Qu'est-ce que c'est que cette histoire de Fantine ? C'est la société achetant une esclave. À qui ? À la misère. À la faim, au froid, à l'isolement, à l'abandon, au dénûment. Marché douloureux. Une âme pour un morceau de pain. |
467 |
On dit que l'esclavage a disparu de la civilisation européenne. C'est une erreur. Il existe toujours, mais il ne pèse plus que sur la femme, et il s'appelle prostitution. Il pèse sur la femme, c'est-à-dire sur la grâce, sur la faiblesse, sur la beauté, sur la maternité. |
468 |
Au point de ce douloureux drame où nous sommes arrivés, il ne reste plus rien à Fantine de ce qu'elle a été autrefois. Elle est devenue marbre en devenant boue. Qui la touche a froid. Elle passe, elle vous subit et elle vous ignore ; elle est la figure déshonorée et sévère. |
469 |
La vie et l'ordre social lui ont dit leur dernier mot. Il lui est arrivé tout ce qui lui arrivera. Elle a tout ressenti, tout supporté, tout éprouvé, tout souffert, tout perdu, tout pleuré. Elle est résignée de cette résignation qui ressemble à l'indifférence comme la mort ressemble au sommeil. |
470 |
Elle n'évite plus rien. Elle ne craint plus rien. Tombe sur elle toute la nuée et passe sur elle tout l'océan ! que lui importe ! c'est une éponge imbibée. Elle le croit du moins, mais c'est une erreur de s'imaginer qu'on épuise le sort et qu'on touche le fond de quoi que ce soit. |
471 |
C'était le temps de la lutte des républiques de l'Amérique méridionale contre le roi d'Espagne, de Bolivar contre Morillo. Les chapeaux à petits bords étaient royalistes et se nommaient des morillos ; les libéraux portaient des chapeaux à larges bords qui s'appelaient des bolivars. |
472 |
Cet élégant fumait, car c'était décidément la mode. Chaque fois que cette femme passait devant lui, il lui jetait, avec une bouffée de la fumée de son cigare, quelque apostrophe qu'il croyait spirituelle et gaie, comme : – Que tu es laide ! – Veux-tu te cacher ! – Tu n'as pas de dents ! etc. |
473 |
Ce peu d'effet piqua sans doute l'oisif qui, profitant d'un moment où elle se retournait, s'avança derrière elle à pas de loup et en étouffant son rire, se baissa, prit sur le pavé une poignée de neige et la lui plongea brusquement dans le dos entre ses deux épaules nues. |
474 |
Voir, c'est dévorer. En entrant, la Fantine alla tomber dans un coin, immobile et muette, accroupie comme une chienne qui a peur. Le sergent du poste apporta une chandelle allumée sur une table. Javert s'assit, tira de sa poche une feuille de papier timbré et se mit à écrire. |
475 |
Elle en fait ce qu'elle veut, les punit comme bon lui semble, et confisque à son gré ces deux tristes choses qu'elles appellent leur industrie et leur liberté. Javert était impassible ; son visage sérieux ne trahissait aucune émotion. Pourtant il était gravement et profondément préoccupé. |
476 |
C'était un de ces moments où il exerçait sans contrôle, mais avec tous les scrupules d'une conscience sévère, son redoutable pouvoir discrétionnaire. En cet instant, il le sentait, son escabeau d'agent de police était un tribunal. Il jugeait. Il jugeait, et il condamnait. |
477 |
Plus il examinait le fait de cette fille, plus il se sentait révolté. Il était évident qu'il venait de voir commettre un crime. Il venait de voir, là dans la rue, la société, représentée par un propriétaire-électeur, insultée et attaquée par une créature en dehors de tout. |
478 |
Cela m'a saisie. Je suis un peu malade, voyez-vous ! Et puis il y avait déjà un peu de temps qu'il me disait des raisons. Tu es laide ! tu n'as pas de dents ! Je le sais bien que je n'ai plus mes dents. Je ne faisais rien, moi ; je disais : c'est un monsieur qui s'amuse. |
479 |
C'est à cet instant-là qu'il m'a mis de la neige. Monsieur Javert, mon bon monsieur l'inspecteur ! est-ce qu'il n'y a personne là qui ait vu pour vous dire que c'est bien vrai ? J'ai peut-être eu tort de me fâcher. Vous savez, dans le premier moment, on n'est pas maître. |
480 |
On a des vivacités. Et puis, quelque chose de si froid qu'on vous met dans le dos à l'heure que vous ne vous y attendez pas ! J'ai eu tort d'abîmer le chapeau de ce monsieur. Pourquoi s'est-il en allé ? Je lui demanderais pardon. Oh ! mon Dieu, cela me serait bien égal de lui demander pardon. |
481 |
Faites-moi grâce pour aujourd'hui cette fois, monsieur Javert. Tenez, vous ne savez pas ça, dans les prisons on ne gagne que sept sous, ce n'est pas la faute du gouvernement, mais on gagne sept sous, et figurez-vous que j'ai cent francs à payer, ou autrement on me renverra ma petite. |
482 |
Ô mon Dieu ! je ne peux pas l'avoir avec moi. C'est si vilain ce que je fais ! Ô ma Cosette, ô mon petit ange de la bonne sainte Vierge, qu'est-ce qu'elle deviendra, pauvre loup ! Je vais vous dire, c'est les Thénardier, des aubergistes, des paysans, ça n'a pas de raisonnement. |
483 |
Ce n'est pas la lâcheté et la gourmandise qui ont fait de moi ça. J'ai bu de l'eau-de-vie, c'est par misère. Je ne l'aime pas, mais cela étourdit. Quand j'étais plus heureuse, on n'aurait eu qu'à regarder dans mes armoires, on aurait bien vu que je n'étais pas une femme coquette qui a du désordre. |
484 |
J'avais du linge, beaucoup de linge. Ayez pitié de moi, monsieur Javert ! Elle parlait ainsi, brisée en deux, secouée par les sanglots, aveuglée par les larmes, la gorge nue, se tordant les mains, toussant d'une toux sèche et courte, balbutiant tout doucement avec la voix de l'agonie. |
485 |
Mais quand il vit ce maire, ce magistrat, s'essuyer tranquillement le visage et dire : mettez cette femme en liberté, il eut comme un éblouissement de stupeur ; la pensée et la parole lui manquèrent également ; la somme de l'étonnement possible était dépassée pour lui. Il resta muet. |
486 |
Ce mot n'avait pas porté un coup moins étrange à la Fantine. Elle leva son bras nu et se cramponna à la clef du poêle comme une personne qui chancelle. Cependant elle regardait tout autour d'elle et elle se mit à parler à voix basse, comme si elle se parlait à elle-même. |
487 |
Qui est-ce qui a dit cela ? Il n'est pas possible qu'on ait dit cela. J'ai mal entendu. Ça ne peut pas être ce monstre de maire ! Est-ce que c'est vous, mon bon monsieur Javert, qui avez dit qu'on me mette en liberté ? Oh ! voyez-vous ! je vais vous dire et vous me laisserez aller. |
488 |
Figurez-vous, monsieur Javert, qu'il m'a chassée ! à cause d'un tas de gueuses qui tiennent des propos dans l'atelier. Si ce n'est pas là une horreur ! renvoyer une pauvre fille qui fait honnêtement son ouvrage ! Alors je n'ai plus gagné assez, et tout le malheur est venu. |
489 |
Vous gagnez douze sous dans les chemises, cela tombe à neuf sous, il n'y a plus moyen de vivre. Il faut donc devenir ce qu'on peut. Moi, j'avais ma petite Cosette, j'ai bien été forcée de devenir une mauvaise femme. Vous comprenez à présent, que c'est ce gueux de maire qui a tout fait le mal. |
490 |
Mais lui, il m'avait perdu toute ma robe avec sa neige. Nous autres, nous n'avons qu'une robe de soie, pour le soir. Voyez-vous, je n'ai jamais fait de mal exprès, vrai, monsieur Javert, et je vois partout des femmes bien plus méchantes que moi qui sont bien plus heureuses. |
491 |
Prenez des informations, parlez à mon propriétaire, maintenant je paye mon terme, on vous dira bien que je suis honnête. Ah ! mon Dieu, je vous demande pardon, j'ai touché, sans faire attention, à la clef du poêle, et cela fait fumer. M. Madeleine l'écoutait avec une attention profonde. |
492 |
Et puis, vous, vous venez, vous êtes bien forcé de mettre l'ordre, vous emmenez la femme qui a tort, mais en y réfléchissant, comme vous êtes bon, vous dites qu'on me mette en liberté, c'est pour la petite, parce que six mois en prison, cela m'empêcherait de nourrir mon enfant. |
493 |
Seulement, aujourd'hui, voyez-vous, j'ai crié parce que cela m'a fait mal, je ne m'attendais pas du tout à cette neige de ce monsieur, et puis, je vous ai dit, je ne me porte pas très bien, je tousse, j'ai là dans l'estomac comme une boule qui me brûle, que le médecin me dit : soignez-vous. |
494 |
À la voix de Madeleine, elle se retourna, et à partir de ce moment, sans qu'elle prononçât un mot, sans qu'elle osât même laisser sortir son souffle librement, son regard alla tour à tour de Madeleine à Javert et de Javert à Madeleine, selon que c'était l'un ou l'autre qui parlait. |
495 |
Vous êtes un honnête homme, et je ne fais nulle difficulté de m'expliquer avec vous. Voici le vrai. Je passais sur la place comme vous emmeniez cette femme, il y avait encore des groupes, je me suis informé, j'ai tout su, c'est le bourgeois qui a eu tort et qui, en bonne police, eût dû être arrêté. |
496 |
Je reste, puisque monsieur le maire le veut, dans le fait du bourgeois. J'étais là. C'est cette fille qui s'est jetée sur monsieur Bamatabois, qui est électeur et propriétaire de cette belle maison à balcon qui fait le coin de l'esplanade, à trois étages et toute en pierre de taille. |
497 |
Javert reçut le coup, debout, de face, et en pleine poitrine comme un soldat russe. Il salua jusqu'à terre monsieur le maire, et sortit. Fantine se rangea de la porte et le regarda avec stupeur passer devant elle. Cependant elle aussi était en proie à un bouleversement étrange. |
498 |
Elle venait de se voir en quelque sorte disputée par deux puissances opposées. Elle avait vu lutter devant ses yeux deux hommes tenant dans leurs mains sa liberté, sa vie, son âme, son enfant ; l'un de ces hommes la tirait du côté de l'ombre, l'autre la ramenait vers la lumière. |
499 |
Je ne savais rien de ce que vous avez dit. Je crois que c'est vrai, et je sens que c'est vrai. J'ignorais même que vous eussiez quitté mes ateliers. Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressée à moi ? Mais voici : je payerai vos dettes, je ferai venir votre enfant, ou vous irez la rejoindre. |
500 |
Je vous donnerai tout l'argent qu'il vous faudra. Vous redeviendrez honnête en redevenant heureuse. Et même, écoutez, je vous le déclare dès à présent, si tout est comme vous le dites, et je n'en doute pas, vous n'avez jamais cessé d'être vertueuse et sainte devant Dieu. |
501 |
Elle regarda comme hébétée cet homme qui lui parlait, et ne put que jeter deux ou trois sanglots : oh ! oh ! oh ! Ses jarrets plièrent, elle se mit à genoux devant M. Madeleine, et, avant qu'il eût pu l'en empêcher, il sentit qu'elle lui prenait la main et que ses lèvres s'y posaient. |
502 |
Elle passa une partie de la nuit à délirer et à parler haut. Cependant elle finit par s'endormir. Le lendemain vers midi Fantine se réveilla, elle entendit une respiration tout près de son lit, elle écarta son rideau et vit M. Madeleine debout qui regardait quelque chose au-dessus de sa tête. |
503 |
Ce regard était plein de pitié et d'angoisse et suppliait. Elle en suivit la direction et vit qu'il s'adressait à un crucifix cloué au mur. M. Madeleine était désormais transfiguré aux yeux de Fantine. Il lui paraissait enveloppé de lumière. Il était absorbé dans une sorte de prière. |
504 |
Oh ! ne vous plaignez pas, vous avez à présent la dot des élus. C'est de cette façon que les hommes font des anges. Ce n'est point leur faute ; ils ne savent pas s'y prendre autrement. Voyez-vous, cet enfer dont vous sortez est la première forme du ciel. Il fallait commencer par là. |
505 |
M. Madeleine se hâta d'écrire aux Thénardier. Fantine leur devait cent vingt francs. Il leur envoya trois cents francs en leur disant de se payer sur cette somme, et d'amener tout de suite l'enfant à Montreuil-sur-mer où sa mère malade la réclamait. Ceci éblouit le Thénardier. |
506 |
Il riposta par un mémoire de cinq cents et quelques francs fort bien fait. Dans ce mémoire figuraient pour plus de trois cents francs deux notes incontestables, l'une d'un médecin, l'autre d'un apothicaire, lesquels avaient soigné et médicamenté dans deux longues maladies Éponine et Azelma. |
507 |
Cosette, nous l'avons dit, n'avait pas été malade. Ce fut l'affaire d'une toute petite substitution de noms. Thénardier mit au bas du mémoire : reçu à compte trois cents francs. M. Madeleine envoya tout de suite trois cents autres francs et écrivit : Dépêchez-vous d'amener Cosette. |
508 |
Pendant que j'étais dans le mal, je n'aurais pas voulu avoir ma Cosette avec moi, je n'aurais pas pu supporter ses yeux étonnés et tristes. C'était pour elle pourtant que je faisais le mal, et c'est ce qui fait que Dieu me pardonne. Je sentirai la bénédiction du bon Dieu quand Cosette sera ici. |
509 |
Mais qu'est-ce qu'ils ont donc ces Thénardier à me garder ma Cosette ! Oh ! elle va venir. Voici enfin que je vois le bonheur tout près de moi ! Le Thénardier cependant ne « lâchait pas l'enfant » et donnait cent mauvaises raisons. Cosette était un peu souffrante pour se mettre en route l'hiver. |
510 |
Chapitre II Comment Jean peut devenir Champ Un matin, M. Madeleine était dans son cabinet, occupé à régler d'avance quelques affaires pressantes de la mairie pour le cas où il se déciderait à ce voyage de Montfermeil, lorsqu'on vint lui dire que l'inspecteur de police Javert demandait à lui parler. |
511 |
Il était évident, pour qui eût connu cette conscience droite, claire, sincère, probe, austère et féroce, que Javert sortait de quelque grand événement intérieur. Javert n'avait rien dans l'âme qu'il ne l'eût aussi sur le visage. Il était, comme les gens violents, sujet aux revirements brusques. |
512 |
Tous les sentiments comme tous les souvenirs qu'on eût pu lui supposer avaient disparu. Il n'y avait plus rien sur ce visage impénétrable et simple comme le granit, qu'une morne tristesse. Toute sa personne respirait l'abaissement et la fermeté, et je ne sais quel accablement courageux. |
513 |
Une ressemblance, des renseignements que vous avez fait prendre à Faverolles, votre force des reins, l'aventure du vieux Fauchelevent, votre adresse au tir, votre jambe qui traîne un peu, est-ce que je sais, moi ? des bêtises ! mais enfin je vous prenais pour un nommé Jean Valjean. |
514 |
C'est un forçat que j'avais vu il y a vingt ans quand j'étais adjudant-garde-chiourme à Toulon. En sortant du bagne, ce Jean Valjean avait, à ce qu'il paraît, volé chez un évêque, puis il avait commis un autre vol à main armée, dans un chemin public, sur un petit savoyard. |
515 |
C'était très misérable. On n'y faisait pas attention. Ces gens-là, on ne sait pas de quoi cela vit. Dernièrement, cet automne, le père Champmathieu a été arrêté pour un vol de pommes à cidre, commis chez... – enfin n'importe ! Il y a eu vol, mur escaladé, branches de l'arbre cassées. |
516 |
On coffre le drôle. Jusqu'ici ce n'est pas beaucoup plus qu'une affaire correctionnelle. Mais voici qui est de la providence. La geôle étant en mauvais état, monsieur le juge d'instruction trouve à propos de faire transférer Champmathieu à Arras où est la prison départementale. |
517 |
Il y a vingt ans. Nous y étions ensemble. – Le Champmathieu nie. Parbleu ! vous comprenez. On approfondit. On me fouille cette aventure-là. Voici ce qu'on trouve : ce Champmathieu, il y a une trentaine d'années, a été ouvrier émondeur d'arbres dans plusieurs pays, notamment à Faverolles. |
518 |
Là on perd sa trace. Longtemps après, on le revoit en Auvergne, puis à Paris, où il dit avoir été charron et avoir eu une fille blanchisseuse, mais cela n'est pas prouvé ; enfin dans ce pays-ci. Or, avant d'aller au bagne pour vol qualifié, qu'était Jean Valjean ? émondeur. |
519 |
Où ? à Faverolles. Autre fait. Ce Valjean s'appelait de son nom de baptême Jean et sa mère se nommait de son nom de famille Mathieu. Quoi de plus naturel que de penser qu'en sortant du bagne il aura pris le nom de sa mère pour se cacher et se sera fait appeler Jean Mathieu ? Il va en Auvergne. |
520 |
Notre homme se laisse faire et le voilà transformé en Champmathieu. Vous me suivez, n'est-ce pas ? On s'informe à Faverolles. La famille de Jean Valjean n'y est plus. On ne sait plus où elle est. Vous savez, dans ces classes-là, il y a souvent de ces évanouissements d'une famille. |
521 |
Ces gens-là, quand ce n'est pas de la boue, c'est de la poussière. Et puis, comme le commencement de ces histoires date de trente ans, il n'y a plus personne à Faverolles qui ait connu Jean Valjean. On s'informe à Toulon. Avec Brevet, il n'y a plus que deux forçats qui aient vu Jean Valjean. |
522 |
Ce sont les condamnés à vie Cochepaille et Chenildieu. On les extrait du bagne et on les fait venir. On les confronte au prétendu Champmathieu. Ils n'hésitent pas. Pour eux comme pour Brevet, c'est Jean Valjean. Même âge, il a cinquante-quatre ans, même taille, même air, même homme enfin, c'est lui. |
523 |
C'est en ce moment-là même que j'envoyais ma dénonciation à la préfecture de Paris. On me répond que je perds l'esprit et que Jean Valjean est à Arras au pouvoir de la justice. Vous concevez si cela m'étonne, moi qui croyais tenir ici ce même Jean Valjean ! J'écris à monsieur le juge d'instruction. |
524 |
Je vous demande pardon, monsieur le maire. En adressant cette parole suppliante et grave à celui qui, six semaines auparavant, l'avait humilié en plein corps de garde et lui avait dit : « sortez ! » Javert, cet homme hautain, était à son insu plein de simplicité et de dignité. |
525 |
Si c'est Jean Valjean, il y a récidive. Enjamber un mur, casser une branche, chiper des pommes, pour un enfant, c'est une polissonnerie ; pour un homme, c'est un délit ; pour un forçat, c'est un crime. Escalade et vol, tout y est. Ce n'est plus la police correctionnelle, c'est la cour d'assises. |
526 |
Ce n'est plus quelques jours de prison, ce sont les galères à perpétuité. Et puis, il y a l'affaire du petit savoyard que j'espère bien qui reviendra. Diable ! il y a de quoi se débattre, n'est-ce pas ? Oui, pour un autre que Jean Valjean. Mais Jean Valjean est un sournois. |
527 |
Un autre sentirait que cela chauffe ; il se démènerait, il crierait, la bouilloire chante devant le feu, il ne voudrait pas être Jean Valjean, et caetera. Lui, il n'a pas l'air de comprendre, il dit : Je suis Champmathieu, je ne sors pas de là ! Il a l'air étonné, il fait la brute, c'est bien mieux. |
528 |
Nous perdons notre temps, et nous avons des affaires pressées. Javert, vous allez vous rendre sur-le-champ chez la bonne femme Buseaupied qui vend des herbes là-bas au coin de la rue Saint-Saulve. Vous lui direz de déposer sa plainte contre le charretier Pierre Chesnelong. |
529 |
C'est notre droit à nous autres de soupçonner, quoiqu'il y ait pourtant abus à soupçonner au-dessus de soi. Mais, sans preuves, dans un accès de colère, dans le but de me venger, je vous ai dénoncé comme forçat, vous, un homme respectable, un maire, un magistrat ! ceci est grave. |
530 |
Très grave. J'ai offensé l'autorité dans votre personne, moi, agent de l'autorité ! Si l'un de mes subordonnés avait fait ce que j'ai fait, je l'aurais déclaré indigne du service, et chassé. Eh bien ? Tenez, monsieur le maire, encore un mot. J'ai souvent été sévère dans ma vie. |
531 |
Je n'en veux pas pour moi. La bonté qui consiste à donner raison à la fille publique contre le bourgeois, à l'agent de police contre le maire, à celui qui est en bas contre celui qui est en haut, c'est ce que j'appelle de la mauvaise bonté. C'est avec cette bonté-là que la société se désorganise. |
532 |
Quand je réprimais des malfaiteurs, quand je sévissais sur des gredins, je me suis souvent dit à moi-même : toi, si tu bronches, si jamais je te prends en faute, sois tranquille ! – J'ai bronché, je me prends en faute, tant pis ! Allons, renvoyé, cassé, chassé ! c'est bon. |
533 |
La transition d'un bouvier à un carme n'a rien de heurté ; l'un devient l'autre sans grand travail le fond commun d'ignorance du village et du cloître est une préparation toute faite, et met tout de suite le campagnard de plain-pied avec le moine. Un peu d'ampleur au sarrau, et voilà un froc. |
534 |
C'était une personne – nous n'osons dire une femme – calme, austère, de bonne compagnie, froide, et qui n'avait jamais menti. Elle était si douce qu'elle paraissait fragile ; plus solide d'ailleurs que le granit. Elle touchait aux malheureux avec de charmants doigts fins et purs. |
535 |
Elle, point. Petit mensonge, mensonge innocent, est-ce que cela existe ? Mentir, c'est l'absolu du mal. Peu mentir n'est pas possible ; celui qui ment, ment tout le mensonge ; mentir, c'est la face même du démon ; Satan a deux noms, il s'appelle Satan et il s'appelle Mensonge. |
536 |
Il en résultait cette blancheur dont nous avons parlé, blancheur qui couvrait de son rayonnement même ses lèvres et ses yeux. Son sourire était blanc, son regard était blanc. Il n'y avait pas une toile d'araignée, pas un grain de poussière à la vitre de cette conscience. |
537 |
En entrant dans l'obédience de saint Vincent de Paul, elle avait pris le nom de Simplice par choix spécial. Simplice de Sicile, on le sait, est cette sainte qui aima mieux se laisser arracher les deux seins que de répondre, étant née à Syracuse, qu'elle était née à Ségeste, mensonge qui la sauvait. |
538 |
Elle ne lisait jamais qu'un livre de prières en gros caractères et en latin. Elle ne comprenait pas le latin, mais elle comprenait le livre. La pieuse fille avait pris en affection Fantine, y sentant probablement de la vertu latente, et s'était dévouée à la soigner presque exclusivement. |
539 |
M. Madeleine fut avec Fantine comme à l'ordinaire. Seulement il resta une heure au lieu d'une demi-heure, au grand contentement de Fantine. Il fît mille instances à tout le monde pour que rien ne manquât à la malade. On remarqua qu'il y eut un moment où son visage devint très sombre. |
540 |
Il mit vivement la main au marteau, et le souleva ; puis il s'arrêta de nouveau, et resta court, et comme pensif, et, après quelques secondes, au lieu de laisser bruyamment retomber le marteau, il le reposa doucement et reprit son chemin avec une sorte de hâte qu'il n'avait pas auparavant. |
541 |
Mon petit cheval blanc. Vous avez dû le voir passer quelquefois. C'est une petite bête du bas Boulonnais. C'est plein de feu. On a voulu d'abord en faire un cheval de selle. Bah ! il ruait, il flanquait tout le monde par terre. On le croyait vicieux, on ne savait qu'en faire. |
542 |
Je l'ai mis au cabriolet. Monsieur, c'est cela qu'il voulait ; il est doux comme une fille, il va le vent. Ah ! par exemple, il ne faudrait pas lui monter sur le dos. Ce n'est pas son idée d'être cheval de selle. Chacun a son ambition. Tirer, oui, porter, non ; il faut croire qu'il s'est dit ça. |
543 |
M. Madeleine posa un billet de banque sur la table, puis sortit et cette fois ne rentra plus. Maître Scaufflaire regretta affreusement de n'avoir point dit mille francs. Du reste le cheval et le tilbury, en bloc, valaient cent écus. Le Flamand appela sa femme, et lui conta la chose. |
544 |
Pour revenir de chez maître Scaufflaire, il avait pris le plus long, comme si la porte du presbytère avait été pour lui une tentation, et qu'il eût voulu l'éviter. Il était monté dans sa chambre et s'y était enfermé, ce qui n'avait rien que de simple, car il se couchait volontiers de bonne heure. |
545 |
Ce caissier habitait une chambre située précisément au-dessous de la chambre de M. Madeleine. Il ne prit point garde aux paroles de la portière, se coucha et s'endormit. Vers minuit, il se réveilla brusquement ; il avait entendu à travers son sommeil un bruit au-dessus de sa tête. |
546 |
Il écouta. C'était un pas qui allait et venait, comme si l'on marchait dans la chambre en haut. Il écouta plus attentivement, et reconnut le pas de M. Madeleine. Cela lui parut étrange ; habituellement aucun bruit ne se faisait dans la chambre de M. Madeleine avant l'heure de son lever. |
547 |
Le caissier se dressa sur son séant, s'éveilla tout à fait, regarda, et à travers les vitres de sa croisée aperçut sur le mur d'en face la réverbération rougeâtre d'une fenêtre éclairée. À la direction des rayons, ce ne pouvait être que la fenêtre de la chambre de M. Madeleine. |
548 |
La réverbération tremblait comme si elle venait plutôt d'un feu allumé que d'une lumière. L'ombre des châssis vitrés ne s'y dessinait pas, ce qui indiquait que la fenêtre était toute grande ouverte. Par le froid qu'il faisait, cette fenêtre ouverte était surprenante. Le caissier se rendormit. |
549 |
Chose sombre que cet infini que tout homme porte en soi et auquel il mesure avec désespoir les volontés de son cerveau et les actions de sa vie ! Alighieri rencontra un jour une sinistre porte devant laquelle il hésita. En voici une aussi devant nous, au seuil de laquelle nous hésitons. |
550 |
Entrons pourtant. Nous n'avons que peu de chose à ajouter à ce que le lecteur connaît déjà de ce qui était arrivé à Jean Valjean depuis l'aventure de Petit-Gervais. À partir de ce moment, on l'a vu, il fut un autre homme. Ce que l'évêque avait voulu faire de lui, il l'exécuta. |
551 |
Il dîna avec assez d'appétit. Rentré dans sa chambre il se recueillit. Il examina la situation et la trouva inouïe ; tellement inouïe qu'au milieu de sa rêverie, par je ne sais quelle impulsion d'anxiété presque inexplicable, il se leva de sa chaise et ferma sa porte au verrou. |
552 |
Il craignait qu'il n'entrât encore quelque chose. Il se barricadait contre le possible. Un moment après il souffla sa lumière. Elle le gênait. Il lui semblait qu'on pouvait le voir. Qui, on ? Hélas ! ce qu'il voulait mettre à la porte était entré ce qu'il voulait aveugler, le regardait. |
553 |
De ce tumulte qui bouleversait sa volonté et sa raison, et dont il cherchait à tirer une évidence et une résolution, rien ne se dégageait que l'angoisse. Sa tête était brûlante. Il alla à la fenêtre et l'ouvrit toute grande. Il n'y avait pas d'étoiles au ciel. Il revint s'asseoir près de la table. |
554 |
Sa rêverie continuait de s'éclaircir. Il se rendait de plus en plus compte de sa position. Il lui semblait qu'il venait de s'éveiller de je ne sais quel sommeil, et qu'il se trouvait glissant sur une pente au milieu de la nuit, debout, frissonnant, reculant en vain, sur le bord extrême d'un abîme. |
555 |
La clarté devint complète, et il s'avoua ceci : – Que sa place était vide aux galères, qu'il avait beau faire, qu'elle l'y attendait toujours, que le vol de Petit-Gervais l'y ramenait, que cette place vide l'attendrait et l'attirerait jusqu'à ce qu'il y fût, que cela était inévitable et fatal. |
556 |
Et tout cela s'est fait sans moi ! Et je n'y suis pour rien ! Ah çà, mais ! qu'est-ce qu'il y a de malheureux dans ceci ? Des gens qui me verraient, parole d'honneur ! croiraient qu'il m'est arrivé une catastrophe ! Après tout, s'il y a du mal pour quelqu'un, ce n'est aucunement de ma faute. |
557 |
De quoi est-ce que je vais me mêler ? Cela ne me regarde pas. Comment ! je ne suis pas content ! Mais qu'est-ce qu'il me faut donc ? Le but auquel j'aspire depuis tant d'années, le songe de mes nuits, l'objet de mes prières au ciel, la sécurité, je l'atteins ! C'est Dieu qui le veut. |
558 |
C'est décidé, laissons aller les choses ! laissons faire le bon Dieu ! Il se parlait ainsi dans les profondeurs de sa conscience, penché sur ce qu'on pourrait appeler son propre abîme. Il se leva de sa chaise, et se mit à marcher dans la chambre. – Allons, dit-il, n'y pensons plus. |
559 |
Voilà une résolution prise ! – Mais il ne sentit aucune joie. Au contraire. On n'empêche pas plus la pensée de revenir à une idée que la mer de revenir à un rivage. Pour le matelot, cela s'appelle la marée ; pour le coupable, cela s'appelle le remords. Dieu soulève l'âme comme l'océan. |
560 |
Il est certain qu'on se parle à soi-même, il n'est pas un être pensant qui ne l'ait éprouvé. On peut dire même que le verbe n'est jamais un plus magnifique mystère que lorsqu'il va, dans l'intérieur d'un homme, de la pensée à la conscience et qu'il retourne de la conscience à la pensée. |
561 |
On se dit, on se parle, on s'écrie en soi-même, sans que le silence extérieur soit rompu. Il y a un grand tumulte ; tout parle en nous, excepté la bouche. Les réalités de l'âme, pour n'être point visibles et palpables, n'en sont pas moins des réalités. Il se demanda donc où il en était. |
562 |
Mais quel but ? cacher son nom ? tromper la police ? Était-ce pour une chose si petite qu'il avait fait tout ce qu'il avait fait ? Est-ce qu'il n'avait pas un autre but, qui était le grand, qui était le vrai ? Sauver, non sa personne, mais son âme. Redevenir honnête et bon. |
563 |
Il sentait que l'évêque était là, que l'évêque était d'autant plus présent qu'il était mort, que l'évêque le regardait fixement, que désormais le maire Madeleine avec toutes ses vertus lui serait abominable, et que le galérien Jean Valjean serait admirable et pur devant lui. |
564 |
Que les hommes voyaient sa vie, mais que l'évêque voyait sa conscience. Il fallait donc aller à Arras, délivrer le faux Jean Valjean, dénoncer le véritable ! Hélas ! c'était là le plus grand des sacrifices, la plus poignante des victoires, le dernier pas à franchir ; mais il le fallait. |
565 |
Il jeta au feu une liasse de créances qu'il avait sur de petits commerçants gênés. Il écrivit une lettre qu'il cacheta et sur l'enveloppe de laquelle on aurait pu lire, s'il y avait eu quelqu'un dans sa chambre en cet instant : À Monsieur Laffitte, banquier, rue d'Artois, à Paris. |
566 |
Il était plein d'épouvante, mais il lui semblait que la bonne pensée l'emportait. Il sentait qu'il touchait à l'autre moment décisif de sa conscience et de sa destinée ; que l'évêque avait marqué la première phase de sa vie nouvelle, et que ce Champmathieu en marquait la seconde. |
567 |
Un moment il s'était dit : – qu'il prenait peut-être la chose trop vivement, qu'après tout ce Champmathieu n'était pas intéressant, qu'en somme il avait volé. Il se répondit : – Si cet homme a en effet volé quelques pommes, c'est un mois de prison. Il y a loin de là aux galères. |
568 |
On le croit voleur, parce qu'on le sait forçat. Dans un autre instant, cette idée lui vint que, lorsqu'il se serait dénoncé, peut-être on considérerait l'héroïsme de son action, et sa vie honnête depuis sept ans, et ce qu'il avait fait pour le pays, et qu'on lui ferait grâce. |
569 |
Mais cette supposition s'évanouit bien vite, et il sourit amèrement en songeant que le vol des quarante sous à Petit-Gervais le faisait récidiviste, que cette affaire reparaîtrait certainement et, aux termes précis de la loi, le ferait passible des travaux forcés à perpétuité. |
570 |
Enfin il se dit qu'il y avait nécessité, que sa destinée était ainsi faite, qu'il n'était pas maître de déranger les arrangements d'en haut, que dans tous les cas il fallait choisir : ou la vertu au dehors et l'abomination au dedans, ou la sainteté au dedans et l'infamie au dehors. |
571 |
Il compta les douze coups aux deux horloges, et il compara le son des deux cloches. Il se rappela à cette occasion que quelques jours auparavant il avait vu chez un marchand de ferrailles une vieille cloche à vendre sur laquelle ce nom était écrit : Antoine Albin de Romainville. |
572 |
Et cet enfant que je voulais aller chercher, que j'ai promis à la mère ! Est-ce que je ne dois pas aussi quelque chose à cette femme, en réparation du mal que je lui ai fait ? Si je disparais, qu'arrive-t-il ? La mère meurt. L'enfant devient ce qu'il peut. Voilà ce qui se passe, si je me dénonce. |
573 |
Supposons qu'il y ait une mauvaise action pour moi dans ceci et que ma conscience me la reproche un jour, accepter, pour le bien d'autrui, ces reproches qui ne chargent que moi, cette mauvaise action qui ne compromet que mon âme, c'est là qu'est le dévouement, c'est là qu'est la vertu. |
574 |
Il introduisit cette clef dans une serrure dont on voyait à peine le trou, perdu qu'il était dans les nuances les plus sombres du dessin qui couvrait le papier collé sur le mur. Une cachette s'ouvrit, une espèce de fausse armoire ménagée entre l'angle de la muraille et le manteau de la cheminée. |
575 |
Ceux qui avaient vu Jean Valjean à l'époque où il traversait Digne, en octobre 1815, eussent aisément reconnu toutes les pièces de ce misérable accoutrement. Il les avait conservées comme il avait conservé les chandeliers d'argent, pour se rappeler toujours son point de départ. |
576 |
Il referma la fausse armoire, et, redoublant de précautions, désormais inutiles puisqu'elle était vide, en cacha la porte derrière un gros meuble qu'il y poussa. Au bout de quelques secondes, la chambre et le mur d'en face furent éclairés d'une grande réverbération rouge et tremblante. |
577 |
Tout brûlait. Le bâton d'épine pétillait et jetait des étincelles jusqu'au milieu de la chambre. Le havresac, en se consumant avec d'affreux chiffons qu'il contenait, avait mis à nu quelque chose qui brillait dans la cendre. En se penchant, on eût aisément reconnu une pièce d'argent. |
578 |
Il faut aussi détruire cela. Il prit les deux flambeaux. Il y avait assez de feu pour qu'on pût les déformer promptement et en faire une sorte de lingot méconnaissable. Il se pencha sur le foyer et s'y chauffa un instant. Il eut un vrai bien-être. – La bonne chaleur ! dit-il. |
579 |
Cette voix, d'abord toute faible et qui s'était élevée du plus obscur de sa conscience, était devenue par degrés éclatante et formidable, et il l'entendait maintenant à son oreille. Il lui semblait qu'elle était sortie de lui-même et qu'elle parlait à présent en dehors de lui. |
580 |
Être précipité justement par le moyen que la providence paraissait d'abord avoir employé pour l'affermir ! Il y eut un moment où il considéra l'avenir. Se dénoncer, grand Dieu ! se livrer ! Il envisagea avec un immense désespoir tout ce qu'il faudrait quitter, tout ce qu'il faudrait reprendre. |
581 |
Ce nom de Romainville lui revenait sans cesse à l'esprit avec deux vers d'une chanson qu'il avait entendue autrefois. Il songeait que Romainville est un petit bois près Paris où les jeunes gens amoureux vont cueillir des lilas au mois d'avril. Il chancelait au dehors comme au dedans. |
582 |
Il marchait comme un petit enfant qu'on laisse aller seul. À de certains moments, luttant contre sa lassitude, il faisait effort pour ressaisir son intelligence. Il tâchait de se poser une dernière fois, et définitivement, le problème sur lequel il était en quelque sorte tombé d'épuisement. |
583 |
Seulement il sentait que, à quelque parti qu'il s'arrêtât, nécessairement, et sans qu'il fût possible d'y échapper, quelque chose de lui allait mourir ; qu'il entrait dans un sépulcre à droite comme à gauche ; qu'il accomplissait une agonie, l'agonie de son bonheur ou l'agonie de sa vertu. |
584 |
Il s'y endormit et fit un rêve. Ce rêve, comme la plupart des rêves, ne se rapportait à la situation que par je ne sais quoi de funeste et de poignant, mais il lui fit impression. Ce cauchemar le frappa tellement que plus tard il l'a écrit. C'est un des papiers écrits de sa main qu'il a laissés. |
585 |
Nous croyons devoir transcrire ici cette chose textuellement. Quel que soit ce rêve, l'histoire de cette nuit serait incomplète si nous l'omettions. C'est la sombre aventure d'une âme malade. Le voici. Sur l'enveloppe nous trouvons cette ligne écrite : Le rêve que j'ai eu cette nuit-là. |
586 |
Aucun être vivant ne passait dans les rues, ne marchait dans les chambres ou ne se promenait dans les jardins. Mais il y avait derrière chaque angle de mur, derrière chaque porte, derrière chaque arbre, un homme debout qui se taisait. On n'en voyait jamais qu'un à la fois. |
587 |
Il était glacé. Un vent qui était froid comme le vent du matin faisait tourner dans leurs gonds les châssis de la croisée restée ouverte. Le feu s'était éteint. La bougie touchait à sa fin. Il était encore nuit noire. Il se leva, il alla à la fenêtre. Il n'y avait toujours pas d'étoiles au ciel. |
588 |
Un bruit sec et dur qui résonna tout à coup sur le sol lui fit baisser les yeux. Il vit au-dessous de lui deux étoiles rouges dont les rayons s'allongeaient et se raccourcissaient bizarrement dans l'ombre. Comme sa pensée était encore à demi submergée dans la brume des rêves. |
589 |
Elles sont sur la terre maintenant. Cependant ce trouble se dissipa, un second bruit pareil au premier acheva de le réveiller ; il regarda, et il reconnut que ces deux étoiles étaient les lanternes d'une voiture. À la clarté qu'elles jetaient, il put distinguer la forme de cette voiture. |
590 |
L'homme qui se hâtait ainsi, c'est celui que nous venons de voir se débattre dans des convulsions dignes à coup sûr de pitié. Où allait-il ? Il n'eût pu le dire. Pourquoi se hâtait-il ? Il ne savait. Il allait au hasard devant lui. Où ? À Arras sans doute ; mais il allait peut-être ailleurs aussi. |
591 |
Quelque chose le poussait, quelque chose l'attirait. Ce qui se passait en lui, personne ne pourrait le dire, tous le comprendront. Quel homme n'est entré, au moins une fois en sa vie, dans cette obscure caverne de l'inconnu ? Du reste il n'avait rien résolu, rien décidé, rien arrêté, rien fait. |
592 |
Que sans doute c'était un moment noir, mais qu'il en sortirait ; – qu'après tout il tenait sa destinée, si mauvaise qu'elle voulût être, dans sa main ; – qu'il en était le maître. Il se cramponnait à cette pensée. Au fond, pour tout dire, il eût mieux aimé ne point aller à Arras. |
593 |
Au point du jour il était en rase campagne ; la ville de Montreuil-sur-mer était assez loin derrière lui. Il regarda l'horizon blanchir ; il regarda, sans les voir, passer devant ses yeux toutes les froides figures d'une aube d'hiver. Le matin a ses spectres comme le soir. |
594 |
Nous sommes un chemin de traverse. Les relais sont mal servis, les chevaux sont aux champs. C'est la saison des grandes charrues qui commence, il faut de forts attelages, et l'on prend les chevaux partout, à la poste comme ailleurs. Monsieur attendra au moins trois ou quatre heures à chaque relais. |
595 |
Il y a toujours des gens qui ne demandent qu'à être spectateurs. Pendant qu'il questionnait le charron, quelques allants et venants s'étaient arrêtés autour d'eux. Après avoir écouté pendant quelques minutes, un jeune garçon, auquel personne n'avait pris garde, s'était détaché du groupe en courant. |
596 |
Et, certainement, rien n'arriverait que ce qu'il voudrait bien. Comme il sortait de Hesdin, il entendit une voix qui lui criait : arrêtez ! arrêtez ! Il arrêta la carriole d'un mouvement vif dans lequel il y avait encore je ne sais quoi de fébrile et de convulsif qui ressemblait à de l'espérance. |
597 |
Il fouetta le cheval et repartit au grand trot. Il avait perdu beaucoup de temps à Hesdin, il eût voulu le rattraper. Le petit cheval était courageux et tirait comme deux ; mais on était au mois de février, il avait plu, les routes étaient mauvaises. Et puis, ce n'était plus le tilbury. |
598 |
Il mit près de quatre heures pour aller de Hesdin à Saint-Pol. Quatre heures pour cinq lieues. À Saint-Pol il détela à la première auberge venue, et fit mener le cheval à l'écurie. Comme il l'avait promis à Scaufflaire, il se tint près du râtelier pendant que le cheval mangeait. |
599 |
À quoi pensait-il ? Comme le matin, il regardait passer les arbres, les toits de chaume, les champs cultivés, et les évanouissements du paysage qui se disloque à chaque coude du chemin. C'est là une contemplation qui suffit quelquefois à l'âme et qui la dispense presque de penser. |
600 |
Voir mille objets pour la première et pour la dernière fois, quoi de plus mélancolique et de plus profond ! Voyager, c'est naître et mourir à chaque instant. Peut-être, dans la région la plus vague de son esprit, faisait-il des rapprochements entre ces horizons changeants et l'existence humaine. |
601 |
Alors allez tout de même à cette auberge et prenez-y un cheval de renfort. Le garçon du cheval vous guidera dans la traverse. Il suivit le conseil du cantonnier, rebroussa chemin, et une demi-heure après il repassait au même endroit, mais au grand trot, avec un bon cheval de renfort. |
602 |
Un garçon d'écurie qui s'intitulait postillon était assis sur le brancard de la carriole. Cependant il sentait qu'il perdait du temps. Il faisait tout à fait nuit. Ils s'engagèrent dans la traverse. La route devint affreuse. La carriole tombait d'une ornière dans l'autre. |
603 |
Des brouillards bas, courts et noirs rampaient sur les collines et s'en arrachaient comme des fumées. Il y avait des lueurs blanchâtres dans les nuages. Un grand vent qui venait de la mer faisait dans tous les coins de l'horizon le bruit de quelqu'un qui remue des meubles. |
604 |
Tout ce qu'on entrevoyait avait des attitudes de terreur. Que de choses frissonnent sous ces vastes souffles de la nuit ! Le froid le pénétrait. Il n'avait pas mangé depuis la veille. Il se rappelait vaguement son autre course nocturne dans la grande plaine aux environs de Digne. |
605 |
Il avait eu l'air alarmé et avait recommandé qu'on le prévînt dès que M. Madeleine viendrait. Toute la matinée elle fut morne, parla peu, et fit des plis à ses draps en murmurant à voix basse des calculs qui avaient l'air d'être des calculs de distances. Ses yeux étaient caves et fixes. |
606 |
Cette créature de vingt-cinq ans avait le front ridé, les joues flasques, les narines pincées, les dents déchaussées, le teint plombé, le cou osseux, les clavicules saillantes, les membres chétifs, la peau terreuse, et ses cheveux blonds poussaient mêlés de cheveux gris. |
607 |
Hélas ! comme la maladie improvise la vieillesse ! À midi, le médecin revint, il fit quelques prescriptions, s'informa si M. le maire avait paru à l'infirmerie, et branla la tête. M. Madeleine venait d'habitude à trois heures voir la malade. Comme l'exactitude était de la bonté, il était exact. |
608 |
La demi-heure passa, puis l'heure. Personne ne vint. Chaque fois que l'horloge sonnait, Fantine se dressait et regardait du côté de la porte, puis elle retombait. On voyait clairement sa pensée, mais elle ne prononçait aucun nom, elle ne se plaignait pas, elle n'accusait pas. |
609 |
Tout à coup elle se mit à chanter d'une voix faible comme un souffle. La religieuse écouta. Voici ce que Fantine chantait : Nous achèterons de bien belles choses En nous promenant le long des faubourgs. Les bleuets sont bleus, les roses sont roses, Les bleuets sont bleus, j'aime mes amours. |
610 |
La vierge Marie auprès de mon poêle Est venue hier en manteau brodé, Et m'a dit : – Voici, caché sous mon voile, Le petit qu'un jour tu m'as demandé. Courez à la ville, ayez de la toile, Achetez du fil, achetez un dé. Nous achèterons de bien belles choses En nous promenant le long des faubourgs. |
611 |
Les bleuets sont bleus, les roses sont roses, Les bleuets sont bleus, j'aime mes amours. Cette chanson était une vieille romance de berceuse avec laquelle autrefois elle endormait sa petite Cosette, et qui ne s'était pas offerte à son esprit depuis cinq ans qu'elle n'avait plus son enfant. |
612 |
Vous rappelez-vous comme il me disait hier quand je lui parlais de Cosette : bientôt, bientôt ? C'est une surprise qu'il veut me faire. Vous savez ? il m'avait fait signer une lettre pour la reprendre aux Thénardier. Ils n'auront rien à dire, pas vrai ? Ils rendront Cosette. |
613 |
Il y a près de cinq ans que je ne l'ai vue. Vous ne vous figurez pas, vous, comme cela vous tient, les enfants ! Et puis elle sera si gentille, vous verrez ! Si vous saviez, elle a de si jolis petits doigts roses ! D'abord elle aura de très belles mains. À un an, elle avait des mains ridicules. |
614 |
Ainsi ! – Elle doit être grande à présent. Cela vous a sept ans. C'est une demoiselle. Je l'appelle Cosette, mais elle s'appelle Euphrasie. Tenez, ce matin, je regardais de la poussière qui était sur la cheminée et j'avais bien l'idée comme cela que je reverrais bientôt Cosette. |
615 |
Je suis folle. Je danserais, si on voulait. Quelqu'un qui l'eût vue un quart d'heure auparavant n'y eût rien compris. Elle était maintenant toute rose, elle parlait d'une voix vive et naturelle, toute sa figure n'était qu'un sourire. Par moments elle riait en se parlant tout bas. |
616 |
Entre sept et huit heures le médecin vint. N'entendant aucun bruit, il crut que Fantine dormait, entra doucement et s'approcha du lit sur la pointe du pied. Il entrouvrit les rideaux, et à la lueur de la veilleuse il vit les grands yeux calmes de Fantine qui le regardaient. |
617 |
Il ne connaissait pas Arras, les rues étaient obscures, et il allait au hasard. Cependant il semblait s'obstiner à ne pas demander son chemin aux passants. Il traversa la petite rivière Crinchon et se trouva dans un dédale de ruelles étroites où il se perdit. Un bourgeois cheminait avec un falot. |
618 |
Tenez, monsieur, voici la porte. Où est le factionnaire. Vous n'aurez qu'à monter le grand escalier. Il se conforma aux indications du bourgeois, et, quelques minutes après, il était dans une salle où il y avait beaucoup de monde et où des groupes mêlés d'avocats en robe chuchotaient çà et là. |
619 |
Il s'approcha de plusieurs groupes et il écouta ce qu'on disait. Le rôle de la session étant très chargé, le président avait indiqué pour ce même jour deux affaires simples et courtes. On avait commencé par l'infanticide, et maintenant on en était au forçat, au récidiviste, au "cheval de retour". |
620 |
Il est probable qu'il tenait conseil avec lui-même. Le violent combat qui se livrait en lui depuis la veille n'était pas fini ; et, à chaque instant, il en traversait quelque nouvelle péripétie. Arrivé sur le palier de l'escalier, il s'adossa à la rampe et croisa les bras. |
621 |
C'est ainsi qu'il avait dans l'occasion soutenu de son crédit et de ses fonds la fabrique de tulle de Boulogne, la filature de lin à la mécanique de Frévent et la manufacture hydraulique de toiles de Boubers-sur-Canche. Partout on prononçait avec vénération le nom de M. Madeleine. |
622 |
Il entendit, à travers sa rêverie, quelqu'un qui lui disait : Monsieur veut-il bien me faire l'honneur de me suivre ? C'était ce même huissier qui lui avait tourné le dos l'instant d'auparavant et qui maintenant le saluait jusqu'à terre. L'huissier en même temps lui remit le papier. |
623 |
L'huissier l'avait laissé seul. Le moment suprême était arrivé. Il cherchait à se recueillir sans pouvoir y parvenir. C'est surtout aux heures où l'on aurait le plus besoin de les rattacher aux réalités poignantes de la vie que tous les fils de la pensée se rompent dans le cerveau. |
624 |
Il était dans l'endroit même où les juges délibèrent et condamnent. Il regardait avec une tranquillité stupide cette chambre paisible et redoutable où tant d'existences avaient été brisées, où son nom allait retentir tout à l'heure, et que sa destinée traversait en ce moment. |
625 |
Il regardait la muraille, puis il se regardait lui-même, s'étonnant que ce fût cette chambre et que ce fût lui. Il n'avait pas mangé depuis plus de vingt-quatre heures, il était brisé par les cahots de la carriole, mais il ne le sentait pas ; il lui semblait qu'il ne sentait rien. |
626 |
Un témoin qui l'eût pu voir et qui l'eût observé en cet instant eût sans doute imaginé Fantine et Cosette. Tout en rêvant, il se retourna, et ses yeux rencontrèrent le bouton de cuivre de la porte qui le séparait de la salle des assises. Il avait presque oublié cette porte. |
627 |
À un certain moment, il fit avec une sorte d'autorité mêlée de rébellion ce geste indescriptible qui veut dire et qui dit si bien : Pardieu ! qui est-ce qui m'y force ? Puis il se tourna vivement, vit devant lui la porte par laquelle il était entré, y alla, l'ouvrit, et sortit. |
628 |
Quand il eut doublé plusieurs des coudes de ce couloir, il écouta encore. C'était toujours le même silence et la même ombre autour de lui. Il était essoufflé, il chancelait, il s'appuya au mur. La pierre était froide, sa sueur était glacée sur son front, il se redressa en frissonnant. |
629 |
Il avait songé toute la nuit, il avait songé toute la journée ; il n'entendait plus en lui qu'une voix qui disait : hélas ! Un quart d'heure s'écoula ainsi. Enfin, il pencha la tête, soupira avec angoisse, laissa pendre ses bras, et revint sur ses pas. Il marchait lentement et comme accablé. |
630 |
De temps en temps il faisait un pas et se rapprochait de la porte. S'il eût écouté, il eût entendu, comme une sorte de murmure confus, le bruit de la salle voisine ; mais il n'écoutait pas, et il n'entendait pas. Tout à coup, sans qu'il sût lui-même comment, il se trouva près de la porte. |
631 |
Personne dans cette foule ne fit attention à lui. Tous les regards convergeaient vers un point unique, un banc de bois adossé à une petite porte, le long de la muraille, à gauche du président. Sur ce banc, que plusieurs chandelles éclairaient, il y avait un homme entre deux gendarmes. |
632 |
Tout y était, c'était le même appareil, la même heure de nuit, presque les mêmes faces de juges, de soldats et de spectateurs. Seulement, au-dessus de la tête du président, il y avait un crucifix, chose qui manquait aux tribunaux du temps de sa condamnation. Quand on l'avait jugé, Dieu était absent. |
633 |
Une chaise était derrière lui ; il s'y laissa tomber, terrifié de l'idée qu'on pouvait le voir. Quand il fut assis, il profita d'une pile de cartons qui était sur le bureau des juges pour dérober son visage à toute la salle. Il pouvait maintenant voir sans être vu. Peu à peu il se remit. |
634 |
M. Bamatabois était au nombre des jurés. Il chercha Javert, mais il ne le vit pas. Le banc des témoins lui était caché par la table du greffier. Et puis, nous venons de le dire, la salle était à peine éclairée. Au moment où il était entré, l'avocat de l'accusé achevait sa plaidoirie. |
635 |
L'attention de tous était excitée au plus haut point ; l'affaire durait depuis trois heures. Depuis trois heures, cette foule regardait plier peu à peu sous le poids d'une vraisemblance terrible un homme, un inconnu, une espèce d'être misérable, profondément stupide ou profondément habile. |
636 |
C'est un cas de récidive. Condamnez-le pour le fait nouveau ; il sera jugé plus tard pour le fait ancien. Devant cette accusation, devant l'unanimité des témoins, l'accusé paraissait surtout étonné. Il faisait des gestes et des signes qui voulaient dire non, ou bien il considérait le plafond. |
637 |
Où était la preuve du contraire ? – Sans doute cette branche avait été cassée et dérobée après escalade, puis jetée là par le maraudeur alarmé ; sans doute il y avait un voleur. Mais qu'est-ce qui prouvait que ce voleur était Champmathieu ? Une seule chose. Sa qualité d'ancien forçat. |
638 |
Cet homme était visiblement stupide. Un long malheur au bagne, une longue misère hors du bagne, l'avaient abruti, etc., etc. Il se défendait mal, était-ce une raison pour le condamner ? Quant à l'affaire Petit-Gervais, l'avocat n'avait pas à la discuter, elle n'était point dans la cause. |
639 |
L'avocat concluait en suppliant le jury et la cour, si l'identité de Jean Valjean leur paraissait évidente, de lui appliquer les peines de police qui s'adressent au condamné en rupture de ban, et non le châtiment épouvantable qui frappe le forçat récidiviste. L'avocat général répliqua au défenseur. |
640 |
Il fut violent et fleuri, comme sont habituellement les avocats généraux. Il félicita le défenseur de sa « loyauté », et profita habilement de cette loyauté. Il atteignit l'accusé par toutes les concessions que l'avocat avait faites. L'avocat semblait accorder que l'accusé était Jean Valjean. |
641 |
Description de Jean Valjean. Un monstre vomi, etc. Le modèle de ces sortes de descriptions est dans le récit de Théramène, lequel n'est pas utile à la tragédie, mais rend tous les jours de grands services à l'éloquence judiciaire. L'auditoire et les jurés « frémirent ». |
642 |
La description achevée, l'avocat général reprit, dans un mouvement oratoire fait pour exciter au plus haut point le lendemain matin l'enthousiasme du Journal de la Préfecture : Et c'est un pareil homme, etc., etc., etc., vagabond, mendiant, sans moyens d'existence, etc. |
643 |
Outre cent autres preuves sur lesquelles nous ne revenons pas, quatre témoins le reconnaissent, Javert, l'intègre inspecteur de police Javert, et trois de ses anciens compagnons d'ignominie, les forçats Brevet, Chenildieu et Cochepaille. Qu'oppose-t-il à cette unanimité foudroyante ? Il nie. |
644 |
Quel endurcissement ! Vous ferez justice, messieurs les jurés, etc., etc. Pendant que l'avocat général parlait, l'accusé écoutait, la bouche ouverte, avec une sorte d'étonnement où il entrait bien quelque admiration. Il était évidemment surpris qu'un homme pût parler comme cela. |
645 |
C'était, pour l'instant, on s'en souvient, les travaux forcés à perpétuité. Le défenseur se leva, commença par complimenter « monsieur l'avocat général » sur son « admirable parole », puis répliqua comme il put, mais il faiblissait ; le terrain évidemment se dérobait sous lui. |
646 |
Que j'ai été charron à Paris, même que c'était chez monsieur Baloup. C'est un état dur. Dans la chose de charron, on travaille toujours en plein air, dans des cours, sous des hangars chez les bons maîtres, jamais dans des ateliers fermés, parce qu'il faut des espaces, voyez-vous. |
647 |
L'hiver, on a si froid qu'on se bat les bras pour se réchauffer ; mais les maîtres ne veulent pas, ils disent que cela perd du temps. Manier du fer quand il y a de la glace entre les pavés, c'est rude. Ça vous use vite un homme. On est vieux tout jeune dans cet état-là. |
648 |
Quand un bonhomme n'est plus jeune, on vous l'appelle pour tout vieux serin, vieille bête ! Je ne gagnais plus que trente sous par jour, on me payait le moins cher qu'on pouvait, les maîtres profitaient de mon âge. Avec ça, j'avais ma fille qui était blanchisseuse à la rivière. |
649 |
Toute la journée dans un baquet jusqu'à mi-corps, à la pluie, à la neige, avec le vent qui vous coupe la figure ; quand il gèle, c'est tout de même, il faut laver ; il y a des personnes qui n'ont pas beaucoup de linge et qui attendent après ; si on ne lavait pas, on perdrait des pratiques. |
650 |
On a ses jupes toutes mouillées, dessus et dessous. Ça pénètre. Elle a aussi travaillé au lavoir des Enfants-Rouges, où l'eau arrive par des robinets. On n'est pas dans le baquet. On lave devant soi au robinet et on rince derrière soi dans le bassin. Comme c'est fermé, on a moins froid au corps. |
651 |
Nous n'avons pas été bien heureux. C'était une brave fille qui n'allait pas au bal, qui était bien tranquille. Je me rappelle un mardi gras où elle était couchée à huit heures. Voilà. Je dis vrai. Vous n'avez qu'à demander. Ah, bien oui, demander ! que je suis bête ! Paris, c'est un gouffre. |
652 |
Voyez chez monsieur Baloup. Après ça, je ne sais pas ce qu'on me veut. L'homme se tut, et resta debout. Il avait dit ces choses d'une voix haute, rapide, rauque, dure et enrouée, avec une sorte de naïveté irritée et sauvage. Une fois il s'était interrompu pour saluer quelqu'un dans la foule. |
653 |
Votre trouble vous condamne. Il est évident que vous ne vous appelez pas Champmathieu, que vous êtes le forçat Jean Valjean caché d'abord sous le nom de Jean Mathieu qui était le nom de sa mère, que vous êtes allé en Auvergne, que vous êtes né à Faverolles où vous avez été émondeur. |
654 |
Après ça, je ne peux pas dire, on parle contre moi, on me dit : répondez ! le gendarme, qui est bon enfant, me pousse le coude et me dit tout bas : réponds donc. Je ne sais pas expliquer, moi, je n'ai pas fait les études, je suis un pauvre homme. Voilà ce qu'on a tort de ne pas voir. |
655 |
Je ne connais pas ces personnes-là. C'est des villageois. J'ai travaillé chez monsieur Baloup, boulevard de l'Hôpital. Je m'appelle Champmathieu. Vous êtes bien malins de me dire où je suis né. Moi, je l'ignore. Tout le monde n'a pas des maisons pour y venir au monde. Ce serait trop commode. |
656 |
Voilà mes noms de baptême. Prenez ça comme vous voudrez. J'ai été en Auvergne, j'ai été à Faverolles, pardi ! Eh bien ? est-ce qu'on ne peut pas avoir été en Auvergne et avoir été à Faverolles sans avoir été aux galères ? Je vous dis que je n'ai pas volé, et que je suis le père Champmathieu. |
657 |
Je le reconnais parfaitement. Cet homme ne s'appelle pas Champmathieu ; c'est un ancien forçat très méchant et très redouté nommé Jean Valjean. On ne l'a libéré à l'expiration de sa peine qu'avec un extrême regret. Il a subi dix-neuf ans de travaux forcés pour vol qualifié. |
658 |
L'avocat général termina en insistant pour qu'à défaut de Javert, les trois témoins Brevet, Chenildieu et Cochepaille fussent entendus de nouveau et interpellés solennellement. Le président transmit un ordre à un huissier, et un moment après la porte de la chambre des témoins s'ouvrit. |
659 |
L'huissier, accompagné d'un gendarme prêt à lui prêter main-forte, introduisit le condamné Brevet. L'auditoire était en suspens et toutes les poitrines palpitaient comme si elles n'eussent eu qu'une seule âme. L'ancien forçat Brevet portait la veste noire et grise des maisons centrales. |
660 |
Cela va quelquefois ensemble. Il était devenu, dans la prison où de nouveaux méfaits l'avaient ramené, quelque chose comme guichetier. C'était un homme dont les chefs disaient : Il cherche à se rendre utile. Les aumôniers portaient bon témoignage de ses habitudes religieuses. |
661 |
S'il existe encore en vous, et je l'espère, réfléchissez avant de me répondre, considérez d'une part cet homme qu'un mot de vous peut perdre, d'autre part la justice qu'un mot de vous peut éclairer. L'instant est solennel, et il est toujours temps de vous rétracter, si vous croyez vous être trompé. |
662 |
C'était un petit homme d'environ cinquante ans, vif, ridé, chétif, jaune, effronté, fiévreux, qui avait dans tous ses membres et dans toute sa personne une sorte de faiblesse maladive et dans le regard une force immense. Ses compagnons du bagne l'avaient surnommé Je-nie-Dieu. |
663 |
Au moment où il lui rappela que son infamie lui ôtait le droit de prêter serment, Chenildieu leva la tête et regarda la foule en face. Le président l'invita à se recueillir et lui demanda, comme à Brevet, s'il persistait à reconnaître l'accusé. Chenildieu éclata de rire. |
664 |
Il avait gardé des troupeaux dans la montagne, et de pâtre il avait glissé brigand. Cochepaille n'était pas moins sauvage et paraissait plus stupide encore que l'accusé. C'était un de ces malheureux hommes que la nature à ébauchés en bêtes fauves et que la société termine en galériens. |
665 |
Chacune des affirmations de ces trois hommes, évidemment sincères et de bonne foi, avait soulevé dans l'auditoire un murmure de fâcheux augure pour l'accusé, murmure qui croissait et se prolongeait plus longtemps chaque fois qu'une déclaration nouvelle venait s'ajouter à la précédente. |
666 |
Les yeux se tournèrent vers le point d'où elle venait. Un homme, placé parmi les spectateurs privilégiés qui étaient assis derrière la cour, venait de se lever, avait poussé la porte à hauteur d'appui qui séparait le tribunal du prétoire, et était debout au milieu de la salle. |
667 |
Chapitre XI Champmathieu de plus en plus étonné C'était lui en effet. La lampe du greffier éclairait son visage. Il tenait son chapeau à la main, il n'y avait aucun désordre dans ses vêtements, sa redingote était boutonnée avec soin. Il était très pâle et il tremblait légèrement. |
668 |
Ils avaient blanchi depuis une heure qu'il était là. Toutes les têtes se dressèrent. La sensation fut indescriptible. Il y eut dans l'auditoire un instant d'hésitation. La voix avait été si poignante, l'homme qui était là paraissait si calme, qu'au premier abord on ne comprit pas. |
669 |
S'il y a un médecin dans l'auditoire, nous nous joignons à monsieur le président pour le prier de vouloir bien assister monsieur Madeleine et le reconduire à sa demeure. M. Madeleine ne laissa point achever l'avocat général. Il l'interrompit d'un accent plein de mansuétude et d'autorité. |
670 |
Voici les paroles qu'il prononça ; les voici littéralement, telles qu'elles furent écrites immédiatement après l'audience par un des témoins de cette scène ; telles qu'elles sont encore dans l'oreille de ceux qui les ont entendues, il y a près de quarante ans aujourd'hui. |
671 |
Vous allez voir. Vous étiez sur le point de commettre une grande erreur, lâchez cet homme, j'accomplis un devoir, je suis ce malheureux condamné. Je suis le seul qui voie clair ici, et je vous dis la vérité. Ce que je fais en ce moment, Dieu, qui est là-haut, le regarde, et cela suffit. |
672 |
J'avais pourtant fait de mon mieux. Je me suis caché sous un nom ; je suis devenu riche, je suis devenu maire ; j'ai voulu rentrer parmi les honnêtes gens. Il paraît que cela ne se peut pas. Enfin, il y a bien des choses que je ne puis pas dire, je ne vais pas vous raconter ma vie, un jour on saura. |
673 |
Toute la faute n'est peut-être pas à lui. Écoutez, messieurs les juges, un homme aussi abaissé que moi n'a pas de remontrance à faire à la providence ni de conseil à donner à la société ; mais, voyez-vous, l'infamie d'où j'avais essayé de sortir est une chose nuisible. Les galères font le galérien. |
674 |
Recueillez cela, si vous voulez. Avant le bagne, j'étais un pauvre paysan très peu intelligent, une espèce d'idiot ; le bagne m'a changé. J'étais stupide, je suis devenu méchant ; j'étais bûche, je suis devenu tison. Plus tard l'indulgence et la bonté m'ont sauvé, comme la sévérité m'avait perdu. |
675 |
Prenez-moi. Mon Dieu ! monsieur l'avocat général remue la tête, vous dites : M. Madeleine est devenu fou, vous ne me croyez pas ! Voilà qui est affligeant. N'allez point condamner cet homme au moins ! Quoi ! ceux-ci ne me reconnaissent pas ! Je voudrais que Javert fût ici. |
676 |
Cochepaille releva sa manche, tous les regards se penchèrent autour de lui sur son bras nu. Un gendarme approcha une lampe ; la date y était. Le malheureux homme se tourna vers l'auditoire et vers les juges avec un sourire dont ceux qui l'ont vu sont encore navrés lorsqu'ils y songent. |
677 |
Personne ne se rappelait plus le rôle que chacun pouvait avoir à jouer ; l'avocat général oubliait qu'il était là pour requérir, le président qu'il était là pour présider, le défenseur qu'il était là pour défendre. Chose frappante, aucune question ne fut faite, aucune autorité n'intervint. |
678 |
Le propre des spectacles sublimes, c'est de prendre toutes les âmes et de faire de tous les témoins des spectateurs. Aucun peut-être ne se rendait compte de ce qu'il éprouvait ; aucun, sans doute, ne se disait qu'il voyait resplendir là une grande lumière ; tous intérieurement se sentaient éblouis. |
679 |
Je m'en vais, puisqu'on ne m'arrête pas. J'ai plusieurs choses à faire. Monsieur l'avocat général sait qui je suis, il sait où je vais, il me fera arrêter quand il voudra. Il se dirigea vers la porte de sortie. Pas une voix ne s'éleva, pas un bras ne s'étendit pour l'empêcher. |
680 |
Tous s'écartèrent. Il avait en ce moment ce je ne sais quoi de divin qui fait que les multitudes reculent et se rangent devant un homme. Il traversa la foule à pas lents. On n'a jamais su qui ouvrit la porte, mais il est certain que la porte se trouva ouverte lorsqu'il y parvint. |
681 |
Ses longs cils blonds, la seule beauté qui lui fût restée de sa virginité et de sa jeunesse, palpitaient tout en demeurant clos et baissés. Toute sa personne tremblait de je ne sais quel déploiement d'ailes prêtes à s'entrouvrir et à l'emporter, qu'on sentait frémir, mais qu'on ne voyait pas. |
682 |
À la voir ainsi, on n'eût jamais pu croire que c'était là une malade presque désespérée. Elle ressemblait plutôt à ce qui va s'envoler qu'à ce qui va mourir. La branche, lorsqu'une main s'approche pour détacher la fleur, frissonne, et semble à la fois se dérober et s'offrir. |
683 |
Autrefois, je n'aurais pas parlé comme je viens de faire, il m'est arrivé tant de malheurs que quelquefois je ne sais plus ce que je dis. Je comprends, vous craignez l'émotion, j'attendrai tant que vous voudrez, mais je vous jure que cela ne m'aurait pas fait de mal de voir ma fille. |
684 |
Savez-vous ? on me l'apporterait maintenant que je me mettrais à lui parler doucement. Voilà tout. Est-ce que ce n'est pas bien naturel que j'aie envie de voir mon enfant qu'on a été me chercher exprès à Montfermeil ? Je ne suis pas en colère. Je sais bien que je vais être heureuse. |
685 |
Je n'ai plus de fièvre, puisque je suis guérie ; je sens bien que je n'ai plus rien du tout ; mais je vais faire comme si j'étais malade et ne pas bouger pour faire plaisir aux dames d'ici. Quand on verra que je suis bien tranquille, on dira : il faut lui donner son enfant. |
686 |
Oh ! comme vous êtes bon d'avoir été me la chercher ! Dites-moi seulement comment elle est. A-t-elle bien supporté la route ? Hélas ! elle ne me reconnaîtra pas ! Depuis le temps, elle m'a oubliée, pauvre chou ! Les enfants, cela n'a pas de mémoire. C'est comme des oiseaux. |
687 |
Je suis joyeuse. Oh ! que je voudrais donc la voir ! Monsieur le maire, l'avez-vous trouvée jolie ? N'est-ce pas qu'elle est belle, ma fille ? Vous devez avoir eu bien froid dans cette diligence ! Est-ce qu'on ne pourrait pas l'amener rien qu'un petit moment ? On la remporterait tout de suite après. |
688 |
Il ne passe pas grand monde dans leur pays. C'est une espèce de gargote que cette auberge-là. M. Madeleine lui tenait toujours la main, il la considérait avec anxiété ; il était évident qu'il était venu pour lui dire des choses devant lesquelles sa pensée hésitait maintenant. |
689 |
Ma fille jouera dans le jardin. Elle doit savoir ses lettres maintenant. Je la ferai épeler. Elle courra dans l'herbe après les papillons. Je la regarderai. Et puis elle fera sa première communion. Ah çà ! quand fera-t-elle sa première communion ? Elle se mit à compter sur ses doigts. |
690 |
Et elle se mit à rire. Il avait quitté la main de Fantine. Il écoutait ces paroles comme on écoute un vent qui souffle, les yeux à terre, l'esprit plongé dans des réflexions sans fond. Tout à coup elle cessa de parler, cela lui fit lever machinalement la tête. Fantine était devenue effrayante. |
691 |
Le défenseur avait eu peu de peine à réfuter cette harangue et à établir que, par suite des révélations de M. Madeleine, c'est-à-dire du vrai Jean Valjean, la face de l'affaire était bouleversée de fond en comble, et que le jury n'avait plus devant les yeux qu'un innocent. |
692 |
Et puis, pour tout dire, quoique le président fût homme bon et assez intelligent, il était en même temps fort royaliste et presque ardent, et il avait été choqué que le maire de Montreuil-sur-mer, en parlant du débarquement à Cannes, eût dit l'empereur et non Buonaparte. |
693 |
La boucle de son col de cuir, au lieu d'être sur sa nuque, était sur son oreille gauche. Ceci révélait une agitation inouïe. Javert était un caractère complet, ne laissant faire de pli ni à son devoir, ni à son uniforme ; méthodique avec les scélérats, rigide avec les boutons de son habit. |
694 |
Il était venu simplement, avait requis un caporal et quatre soldats au poste voisin, avait laissé les soldats dans la cour, et s'était fait indiquer la chambre de Fantine par la portière sans défiance, accoutumée qu'elle était à voir des gens armés demander monsieur le maire. |
695 |
Arrivé à la chambre de Fantine, Javert tourna la clef, poussa la porte avec une douceur de garde-malade ou de mouchard, et entra. À proprement parler, il n'entra pas. Il se tint debout dans la porte entrebâillée, le chapeau sur la tête, la main gauche dans sa redingote fermée jusqu'au menton. |
696 |
Il resta ainsi près d'une minute sans qu'on s'aperçût de sa présence. Tout à coup Fantine leva les yeux, le vit, et fit retourner M. Madeleine. À l'instant où le regard de Madeleine rencontra le regard de Javert, Javert, sans bouger, sans remuer, sans approcher, devint épouvantable. |
697 |
Javert, effroyable, n'avait rien d'ignoble. La probité, la sincérité, la candeur, la conviction, l'idée du devoir, sont des choses qui, en se trompant, peuvent devenir hideuses, mais qui, même hideuses, restent grandes ; leur majesté, propre à la conscience humaine, persiste dans l'horreur. |
698 |
Ce sont des vertus qui ont un vice, l'erreur. L'impitoyable joie honnête d'un fanatique en pleine atrocité conserve on ne sait quel rayonnement lugubrement vénérable. Sans qu'il s'en doutât, Javert, dans son bonheur formidable, était à plaindre comme tout ignorant qui triomphe. |
699 |
Il y eut dans l'inflexion qui accompagna ces deux mots je ne sais quoi de fauve et de frénétique. Javert ne dit pas : « Allons, vite ! » il dit : « Allonouaite ! » Aucune orthographe ne pourrait rendre l'accent dont cela fut prononcé ; ce n'était plus une parole humaine, c'était un rugissement. |
700 |
Cette arrestation n'était pas un commencement, mais une fin. Il se borna à dire : « Allons, vite ! » En parlant ainsi, il ne fit point un pas ; il lança sur Jean Valjean ce regard qu'il jetait comme un crampon, et avec lequel il avait coutume de tirer violemment les misérables à lui. |
701 |
Il n'y avait personne que la religieuse et monsieur le maire. À qui pouvait s'adresser ce tutoiement abject ? elle seulement. Elle frissonna. Alors elle vit une chose inouïe, tellement inouïe que jamais rien de pareil ne lui était apparu dans les plus noirs délires de la fièvre. |
702 |
Ce qui est certain, c'est que Javert tremblait. Il eut l'idée d'aller appeler la garde, mais Jean Valjean pouvait profiter de cette minute pour s'évader. Il resta donc, saisit sa canne par le petit bout, et s'adossa au chambranle de la porte sans quitter du regard Jean Valjean. |
703 |
Il demeura ainsi, absorbé, muet, et ne songeant évidemment plus à aucune chose de cette vie. Il n'y avait plus rien sur son visage et dans son attitude qu'une inexprimable pitié. Après quelques instants de cette rêverie, il se pencha vers Fantine et lui parla à voix basse. |
704 |
On va le transférer ! Où va-t-on le transférer ? – Il va passer aux assises pour un vol de grand chemin qu'il a fait autrefois. – Eh bien ! je m'en doutais. Cet homme était trop bon, trop parfait, trop confit. Il refusait la croix, il donnait des sous à tous les petits drôles qu'il rencontrait. |
705 |
Cela apprendra aux buonapartistes ! C'est ainsi que ce fantôme qui s'était appelé M. Madeleine se dissipa à Montreuil-sur-mer. Trois ou quatre personnes seulement dans toute la ville restèrent fidèles à cette mémoire. La vieille portière qui l'avait servi fut du nombre. |
706 |
La portière leva les yeux et resta béante, avec un cri dans le gosier qu'elle retint. Elle connaissait cette main, ce bras, cette manche de redingote. C'était M. Madeleine. Elle fut quelques secondes avant de pouvoir parler, saisie, comme elle le disait elle-même plus tard en racontant son aventure. |
707 |
Elle est sans doute près de cette pauvre femme. La vieille obéit en toute hâte. Il ne lui fit aucune recommandation ; il était bien sûr qu'elle le garderait mieux qu'il ne se garderait lui-même. On n'a jamais su comment il avait réussi à pénétrer dans la cour sans faire ouvrir la porte cochère. |
708 |
Il monta l'escalier qui conduisait à sa chambre. Arrivé en haut, il laissa son bougeoir sur les dernières marches de l'escalier, ouvrit sa porte avec peu de bruit, et alla fermer à tâtons sa fenêtre et son volet, puis il revint prendre sa bougie et rentra dans sa chambre. |
709 |
Il tira d'une armoire une vieille chemise à lui qu'il déchira. Cela fit quelques morceaux de toile dans lesquels il emballa les deux flambeaux d'argent. Du reste il n'avait ni hâte ni agitation, et, tout en emballant les chandeliers de l'évêque, il mordait dans un morceau de pain noir. |
710 |
Les violences de la destinée ont cela de particulier que, si perfectionnés ou si refroidis que nous soyons, elles nous tirent du fond des entrailles la nature humaine et la forcent de reparaître au dehors. Dans les émotions de cette journée, la religieuse était redevenue femme. |
711 |
Il était religieux, superficiel et correct sur ce point comme sur tous. À ses yeux un prêtre était un esprit qui ne se trompe pas, une religieuse était une créature qui ne pèche pas. C'étaient des âmes murées à ce monde avec une seule porte qui ne s'ouvrait jamais que pour laisser sortir la vérité. |
712 |
Où avait-il pris cette blouse ? On ne l'a jamais su. Cependant un vieux ouvrier était mort quelques jours auparavant à l'infirmerie de la fabrique, ne laissant que sa blouse. C'était peut-être celle-là. Un dernier mot sur Fantine. Nous avons tous une mère, la terre. On rendit Fantine à cette mère. |
713 |
C'est pourquoi il simplifia l'enterrement de Fantine, et le réduisit à ce strict nécessaire qu'on appelle la fosse commune. Fantine fut donc enterrée dans ce coin gratis du cimetière qui est à tous et à personne, et où l'on perd les pauvres. Heureusement Dieu sait où retrouver l'âme. |
714 |
Il allait à pied. Il suivait, entre deux rangées d'arbres, une large chaussée pavée ondulant sur des collines qui viennent l'une après l'autre, soulèvent la route et la laissent retomber, et font là comme des vagues énormes. Il avait dépassé Lillois et Bois-Seigneur-Isaac. |
715 |
Il venait de laisser derrière lui un bois sur une hauteur, et, à l'angle d'un chemin de traverse, à côté d'une espèce de potence vermoulue portant l'inscription : Ancienne barrière no 4, un cabaret ayant sur sa façade cet écriteau : Au quatre vents. Échabeau, café de particulier. |
716 |
Une jeune fille sarclait dans un champ où une grande affiche jaune, probablement du spectacle forain de quelque kermesse, volait au vent. À l'angle de l'auberge, à côté d'une mare où naviguait une flottille de canards, un sentier mal pavé s'enfonçait dans les broussailles. |
717 |
Une façade sévère dominait cette porte ; un mur perpendiculaire à la façade venait presque toucher la porte et la flanquait d'un brusque angle droit. Sur le pré devant la porte gisaient trois herses à travers lesquelles poussaient pêle-mêle toutes les fleurs de mai. La porte était fermée. |
718 |
Elle avait pour clôture deux battants décrépits ornés d'un vieux marteau rouillé. Le soleil était charmant ; les branches avaient ce doux frémissement de mai qui semble venir des nids plus encore que du vent. Un brave petit oiseau, probablement amoureux, vocalisait éperdument dans un grand arbre. |
719 |
Le passant se courba et considéra dans la pierre à gauche, au bas du pied-droit de la porte, une assez large excavation circulaire ressemblant à l'alvéole d'une sphère. En ce moment les battants s'écartèrent et une paysanne sortit. Elle vit le passant et aperçut ce qu'il regardait. |
720 |
Le passant se redressa. Il fit quelques pas et s'en alla regarder au-dessus des haies. Il aperçut à l'horizon à travers les arbres une espèce de monticule et sur ce monticule quelque chose qui, de loin, ressemblait à un lion. Il était dans le champ de bataille de Waterloo. |
721 |
C'était un château, ce n'est plus qu'une ferme. Hougomont, pour l'antiquaire, c'est Hugomons. Ce manoir fut bâti par Hugo, sire de Somerel, le même qui dota la sixième chapellenie de l'abbaye de Villers. Le passant poussa la porte, coudoya sous un porche une vieille calèche, et entra dans la cour. |
722 |
Des poules y éparpillent du bec la poussière. On entend un grondement ; c'est un gros chien qui montre les dents et qui remplace les Anglais. Les Anglais là ont été admirables. Les quatre compagnies des gardes de Cooke y ont tenu tête pendant sept heures à l'acharnement d'une armée. |
723 |
La porte septentrionale, enfoncée par les Français, et à laquelle on a mis une pièce pour remplacer le panneau suspendu à la muraille, s'entre-bâille au fond du préau ; elle est coupée carrément dans un mur, de pierre en bas, de brique en haut, qui ferme la cour au nord. |
724 |
C'est une simple porte charretière comme il y en a dans toutes les métairies, deux larges battants faits de planches rustiques ; au delà, des prairies. La dispute de cette entrée a été furieuse. On a longtemps vu sur le montant de la porte toutes sortes d'empreintes de mains sanglantes. |
725 |
Les Anglais s'y étaient barricadés ; les Français y pénétrèrent, mais ne purent s'y maintenir. À côté de la chapelle, une aile du château, le seul débris qui reste du manoir d'Hougomont, se dresse écroulée, on pourrait dire éventrée. Le château servit de donjon, la chapelle servit de blockhaus. |
726 |
Ce sont de larges dalles de pierre bleue qui font un monceau dans les orties. Une dizaine de marches tiennent encore au mur ; sur la première est entaillée l'image d'un trident. Ces degrés inaccessibles sont solides dans leurs alvéoles. Tout le reste ressemble à une mâchoire édentée. |
727 |
Deux vieux arbres sont là ; l'un est mort, l'autre est blessé au pied, et reverdit en avril. Depuis 1815, il s'est mis à pousser à travers l'escalier. On s'est massacré dans la chapelle. Le dedans, redevenu calme, est étrange. On n'y a plus dit la messe depuis le carnage. |
728 |
Quatre murs lavés au lait de chaux, une porte vis-à-vis l'autel, deux petites fenêtres cintrées, sur la porte un grand crucifix de bois, au-dessus du crucifix un soupirail carré bouché d'une botte de foin, dans un coin, à terre, un vieux châssis vitré tout cassé, telle est cette chapelle. |
729 |
Le feu lui a rongé les pieds dont on ne voit plus que les moignons noircis, puis s'est arrêté. Miracle, au dire des gens du pays. L'enfant Jésus, décapité, n'a pas été aussi heureux que le Christ. Les murs sont couverts d'inscriptions. Près des pieds du Christ on lit ce nom : Henquinez. |
730 |
Il y a des noms français avec des points d'exclamation, signes de colère. On a reblanchi le mur en 1849. Les nations s'y insultaient. C'est à la porte de cette chapelle qu'a été ramassé un cadavre qui tenait une hache à la main. Ce cadavre était le sous-lieutenant Legros. |
731 |
Il y en a deux dans cette cour. On demande : pourquoi n'y a-t-il pas de seau et de poulie à celui-ci ? C'est qu'on n'y puise plus d'eau. Pourquoi n'y puise-t-on plus d'eau ? Parce qu'il est plein de squelettes. Le dernier qui ait tiré de l'eau de ce puits se nommait Guillaume Van Kylsom. |
732 |
Aujourd'hui encore de certains vestiges reconnaissables, tels que de vieux troncs d'arbres brûlés, marquent la place de ces pauvres bivouacs tremblants au fond des halliers. Guillaume Van Kylsom demeura à Hougomont « pour garder le château » et se blottit dans une cave. |
733 |
Les Anglais l'y découvrirent. On l'arracha de sa cachette, et, à coups de plat de sabre, les combattants se firent servir par cet homme effrayé. Ils avaient soif ; ce Guillaume leur portait à boire. C'est à ce puits qu'il puisait l'eau. Beaucoup burent là leur dernière gorgée. |
734 |
Ce puits, où burent tant de morts, devait mourir lui aussi. Après l'action, on eut une hâte, enterrer les cadavres. La mort a une façon à elle de harceler la victoire, et elle fait suivre la gloire par la peste. Le typhus est une annexe du triomphe. Ce puits était profond, on en fit un sépulcre. |
735 |
Il parait que, la nuit qui suivit l'ensevelissement, on entendit sortir du puits des voix faibles qui appelaient. Ce puits est isolé au milieu de la cour. Trois murs mi-partis pierre et brique, repliés comme les feuilles d'un paravent et simulant une tourelle carrée, l'entourent de trois côtés. |
736 |
Ce puits n'a point pour devanture la large dalle bleue qui sert de tablier à tous les puits de Belgique. La dalle bleue y est remplacée par une traverse à laquelle s'appuient cinq ou six difformes tronçons de bois noueux et ankylosés qui ressemblent à de grands ossements. |
737 |
Il n'a plus ni seau, ni chaîne, ni poulie ; mais il a encore la cuvette de pierre qui servait de déversoir. L'eau des pluies s'y amasse, et de temps en temps un oiseau des forêts voisines vient y boire et s'envole. Une maison dans cette ruine, la maison de la ferme, est encore habitée. |
738 |
À côté d'une jolie plaque de serrure gothique il y a sur cette porte une poignée de fer à trèfles, posée de biais. Au moment où le lieutenant hanovrien Wilda saisissait cette poignée pour se réfugier dans la ferme, un sapeur français lui abattit la main d'un coup de hache. |
739 |
Il est en contrebas, planté de groseilliers, encombré de végétations sauvages, fermé d'un terrassement monumental en pierre de taille avec balustres à double renflement. C'était un jardin seigneurial dans ce premier style français qui a précédé Lenôtre ; ruine et ronce aujourd'hui. |
740 |
Les pilastres sont surmontés de globes qui semblent des boulets de pierre. On compte encore quarante-trois balustres sur leurs dés ; les autres sont couchés dans l'herbe. Presque tous ont des éraflures de mousqueterie. Un balustre brisé est posé sur l'étrave comme une jambe cassée. |
741 |
Les hanovriens bordaient ces balustres et tiraient d'en haut. Ces voltigeurs, ripostant d'en bas, six contre deux cents, intrépides, n'ayant pour abri que les groseilliers, mirent un quart d'heure à mourir. On monte quelques marches, et du jardin on passe dans le verger proprement dit. |
742 |
Là, dans ces quelques toises carrées, quinze cents hommes tombèrent en moins d'une heure. Le mur semble prêt à recommencer le combat. Les trente-huit meurtrières percées par les Anglais à des hauteurs irrégulières, y sont encore. Devant la seizième sont couchées deux tombes anglaises en granit. |
743 |
Il a ses boutons d'or et ses pâquerettes, l'herbe y est haute, des chevaux de charrue y paissent, des cordes de crin où sèche du linge traversent les intervalles des arbres et font baisser la tête aux passants, on marche dans cette friche et le pied enfonce dans les trous de taupes. |
744 |
Le major Blackman s'y est adossé pour expirer. Sous un grand arbre voisin est tombé le général allemand Duplat, d'une famille française réfugiée à la révocation de l'édit de Nantes. Tout à côté se penche un vieux pommier malade pansé avec un bandage de paille et de terre glaise. |
745 |
Le fond de ce prodigieux capitaine, c'était l'homme qui, dans le rapport au Directoire sur Aboukir, disait : Tel de nos boulets a tué six hommes. Tous ses plans de bataille sont faits pour le projectile. Faire converger l'artillerie sur un point donné, c'était là sa clef de victoire. |
746 |
Wellington n'avait que cent cinquante-neuf bouches à feu ; Napoléon en avait deux cent quarante. Supposez la terre sèche, l'artillerie pouvant rouler, l'action commençait à six heures du matin. La bataille était gagnée et finie à deux heures, trois heures avant la péripétie prussienne. |
747 |
Un peu au-dessous du point où la corde de l'A rencontre et coupe le jambage droit est la Haie-Sainte. Au milieu de cette corde est le point précis où s'est dit le mot final de la bataille. C'est là qu'on a placé le lion, symbole involontaire du suprême héroïsme de la garde impériale. |
748 |
Derrière la pointe de l'A, derrière le plateau de Mont-Saint-Jean, est la forêt de Soignes. Quant à la plaine en elle-même, qu'on se représente un vaste terrain ondulant ; chaque pli domine le pli suivant, et toutes les ondulations montent vers Mont-Saint-Jean, et y aboutissent à la forêt. |
749 |
Dès l'année précédente, Wellington, avec une sagacité prévoyante, l'avait examinée comme un en-cas de grande bataille. Sur ce terrain et pour ce duel, le 18 juin, Wellington avait le bon côté, Napoléon le mauvais. L'armée anglaise était en haut, l'armée française en bas. |
750 |
De là une mesure plus vraie dans l'appréciation définitive des peuples. Babylone violée diminue Alexandre ; Rome enchaînée diminue César ; Jérusalem tuée diminue Titus. La tyrannie suit le tyran. C'est un malheur pour un homme de laisser derrière lui de la nuit qui a sa forme. |
751 |
Quand le premier coup de canon fut tiré, le général anglais Colville regarda à sa montre et constata qu'il était onze heures trente-cinq minutes. L'action s'engagea avec furie, plus de furie peut-être que l'empereur n'eût voulu, par l'aile gauche française sur Hougomont. |
752 |
Ce plan eût réussi, si les quatre compagnies des gardes anglaises et les braves Belges de la division Perponcher n'eussent solidement gardé la position, et Wellington, au lieu de s'y masser, put se borner à y envoyer pour tout renfort quatre autres compagnies de gardes et un bataillon de Brunswick. |
753 |
L'attaque de l'aile droite française sur Papelotte était à fond ; culbuter la gauche anglaise, couper la route de Bruxelles, barrer le passage aux Prussiens possibles, forcer Mont-Saint-Jean, refouler Wellington sur Hougomont, de là sur Braine-l'Alleud, de là sur Hal, rien de plus net. |
754 |
Cette infanterie novice eut de la verve. Ceci déplut à Wellington. Après la prise de la Haie-Sainte, la bataille vacilla. Il y a dans cette journée, de midi à quatre heures, un intervalle obscur ; le milieu de cette bataille est presque indistinct et participe du sombre de la mêlée. |
755 |
Chaque historien trace un peu le linéament qui lui plaît dans ces pêle-mêle. Quelle que soit la combinaison des généraux, le choc des masses armées a d'incalculables reflux ; dans l'action, les deux plans des deux chefs entrent l'un dans l'autre et se déforment l'un par l'autre. |
756 |
Pour peindre une bataille, il faut de ces puissants peintres qui aient du chaos dans le pinceau ; Rembrandt vaut mieux que Van Der Meulen. Van der Meulen, exact à midi, ment à trois heures. La géométrie trompe ; l'ouragan seul est vrai. C'est ce qui donne à Folard le droit de contredire Polybe. |
757 |
Ajoutons qu'il y a toujours un certain instant où la bataille dégénère en combat, se particularise, et s'éparpille en d'innombrables faits de détails qui, pour emprunter l'expression de Napoléon lui-même, « appartiennent plutôt à la biographie des régiments qu'à l'histoire de l'armée ». |
758 |
Il ne peut que saisir les contours principaux de la lutte, et il n'est donné à aucun narrateur, si consciencieux qu'il soit, de fixer absolument la forme de ce nuage horrible, qu'on appelle une bataille. Ceci, qui est vrai de tous les grands chocs armés, est particulièrement applicable à Waterloo. |
759 |
Brunswick ! jamais en arrière ! Hill, affaibli, venait s'adosser à Wellington, Picton était mort. Dans la même minute où les Anglais avaient enlevé aux Français le drapeau du 105ème de ligne, les Français avaient tué aux Anglais le général Picton, d'une balle à travers la tête. |
760 |
La bataille, pour Wellington, avait deux points d'appui, Hougomont et la Hale-Sainte ; Hougomont tenait encore, mais brûlait ; la Haie-Sainte était prise. Du bataillon allemand qui la défendait, quarante-deux hommes seulement survivaient ; tous les officiers, moins cinq, étaient morts ou pris. |
761 |
Cette vaillante cavalerie avait plié sous les lanciers de Bro et sous les cuirassiers de Travers ; de douze cents chevaux il en restait six cents ; des trois lieutenants-colonels, deux étaient à terre, Hamilton blessé, Mater tué. Ponsonby était tombé, troué de sept coups de lance. |
762 |
Une armée n'eût pu y reculer sans se dissoudre ; les régiments s'y fussent tout de suite désagrégés. L'artillerie s'y fût perdue dans les marais. La retraite, selon l'opinion de plusieurs hommes du métier, contestée par d'autres, il est vrai, eût été là un sauve-qui-peut. |
763 |
À ses Anglais, aux régiments de Halkett, à la brigade de Mitchell, aux gardes de Maitland, il donna comme épaulements et contreforts l'infanterie de Brunswick, le contingent de Nassau, les Hanovriens de Kielmansegge et les Allemands d'Ompteda. Cela lui mit sous la main vingt-six bataillons. |
764 |
L'aile droite, comme dit Charras, fut rabattue derrière le centre. Une batterie énorme était masquée par des sacs à terre à l'endroit où est aujourd'hui ce qu'on appelle « le musée de Waterloo ». Wellington avait en outre dans un pli de terrain les dragons-gardes de Somerset, quatorze cents chevaux. |
765 |
C'était l'autre moitié de cette cavalerie anglaise, si justement célèbre. Ponsonby détruit, restait Somerset. La batterie, qui, achevée, eût été presque une redoute, était disposée derrière un mur de jardin très bas, revêtu à la hâte d'une chemise de sacs de sable et d'un large talus de terre. |
766 |
Wellington, inquiet, mais impassible, était à cheval, et y demeura toute la journée dans la même attitude, un peu en avant du vieux moulin de Mont-Saint-Jean, qui existe encore, sous un orme qu'un Anglais, depuis, vandale enthousiaste, a acheté deux cents francs, scié et emporté. |
767 |
Les boulets pleuvaient. L'aide de camp Gordon venait de tomber à côté de lui. Lord Hill, lui montrant un obus qui éclatait, lui dit : – Mylord, quelles sont vos instructions, et quels ordres nous laissez-vous si vous vous faites tuer ? – De faire comme moi, répondit Wellington. |
768 |
Les plus grands prédestinés font de ces contre-sens. Nos joies sont de l'ombre. Le suprême sourire est à Dieu. Ridet Caesar, Pompeius flebit, disaient les légionnaires de la légion Fulminatrix. Pompée cette fois ne devait pas pleurer, mais il est certain que César riait. |
769 |
La pluie redoublait, il tonnait pendant que l'empereur parlait. À trois heures et demie du matin, il avait perdu une illusion ; des officiers envoyés en reconnaissance lui avaient annoncé que l'ennemi ne faisait aucun mouvement. Rien ne bougeait ; pas un feu de bivouac n'était éteint. |
770 |
Par suite des pluies de la nuit, les convois de vivres, empêtrés dans des routes défoncées, n'avaient pu arriver le matin, le soldat n'avait pas dormi, était mouillé, et était à jeun ; cela n'avait pas empêché Napoléon de crier allégrement à Ney : Nous avons quatre-vingt-dix chances sur cent. |
771 |
C'était là d'ailleurs sa manière. Il badinait volontiers, dit Fleury de Chaboulon. Le fond de son caractère était une humeur enjouée, dit Gourgaud. Il abondait en plaisanteries, plutôt bizarres que spirituelles, dit Benjamin Constant. Ces gaîtés de géant valent la peine qu'on y insiste. |
772 |
C'est à cette dernière station que l'empereur disait à son guide Lacoste, paysan hostile, effaré, attaché à la selle d'un hussard, se retournant à chaque paquet de mitraille, et tâchant de se cacher derrière lui : – Imbécile ! c'est honteux, tu vas te faire tuer dans le dos. |
773 |
En prenant à ce champ funèbre de quoi lui faire un monument, on lui a ôté son relief réel, et l'histoire, déconcertée, ne s'y reconnaît plus. Pour le glorifier, on l'a défiguré. Wellington, deux ans après, revoyant Waterloo, s'est écrié : On m'a changé mon champ de bataille. |
774 |
L'élévation de cet escarpement peut encore être mesurée aujourd'hui par la hauteur des deux tertres des deux grandes sépultures qui encaissent la route de Genappe à Bruxelles ; l'une, le tombeau anglais, à gauche ; l'autre, le tombeau allemand, à droite. Il n'y a point de tombeau français. |
775 |
Grâce aux mille et mille charretées de terre employées à la butte de cent cinquante pieds de haut et d'un demi-mille de circuit, le plateau de Mont-Saint-Jean est aujourd'hui accessible en pente douce ; le jour de la bataille, surtout du côté de la Haie-Sainte, il était d'un abord âpre et abrupt. |
776 |
Ces villages, cachés tous les deux dans des courbes de terrain, sont joints par un chemin d'une lieue et demie environ qui traverse une plaine à niveau ondulant, et souvent entre et s'enfonce dans des collines comme un sillon, ce qui fait que sur divers points cette route est un ravin. |
777 |
En 1815, comme aujourd'hui, cette route coupait la crête du plateau de Mont-Saint-Jean entre les deux chaussées de Genappe et de Nivelles ; seulement, elle est aujourd'hui de plain-pied avec la plaine ; elle était alors chemin creux. On lui a pris ses deux talus pour la butte-monument. |
778 |
La route était si étroite à l'entrée de Braine-l'Alleud qu'un passant y avait été broyé par un chariot, comme le constate une croix de pierre debout près du cimetière qui donne le nom du mort, Monsieur Bernard Debrye, marchand à Bruxelles, et la date de l'accident, février 1637. |
779 |
Il paraissait dire au sort : tu n'oserais pas. Mi-parti lumière et ombre, Napoléon se sentait protégé dans le bien et toléré dans le mal. Il avait, ou croyait avoir pour lui, une connivence, on pourrait presque dire une complicité des événements, équivalente à l'antique invulnérabilité. |
780 |
Au moment où Wellington rétrograda, Napoléon tressaillit. Il vit subitement le plateau de Mont-Saint-Jean se dégarnir et le front de l'armée anglaise disparaître. Elle se ralliait, mais se dérobait. L'empereur se souleva à demi sur ses étriers. L'éclair de la victoire passa dans ses yeux. |
781 |
Il remarqua près de cette barricade la vieille chapelle de Saint-Nicolas peinte en blanc qui est à l'angle de la traverse vers Braine-l'Alleud. Il se pencha et parla à demi-voix au guide Lacoste. Le guide fit un signe de tête négatif, probablement perfide. L'empereur se redressa et se recueillit. |
782 |
Il ne restait plus qu'à achever ce recul par un écrasement. Napoléon, se retournant brusquement, expédia une estafette à franc étrier à Paris pour y annoncer que la bataille était gagnée. Napoléon était un de ces génies d'où sort le tonnerre. Il venait de trouver son coup de foudre. |
783 |
Ils étaient vingt-six escadrons ; et ils avaient derrière eux, pour les appuyer, la division de Lefebvre-Desnouettes, les cent six gendarmes d'élite, les chasseurs de la garde, onze cent quatre-vingt-dix-sept hommes, et les lanciers de la garde, huit cent quatre-vingts lances. |
784 |
Ils montaient, graves, menaçants, imperturbables ; dans les intervalles de la mousqueterie et de l'artillerie, on entendait ce piétinement colossal. Étant deux divisions, ils étaient deux colonnes ; la division Wathier avait la droite, la division Delord avait la gauche. |
785 |
On croyait voir de loin s'allonger vers la crête du plateau deux immenses couleuvres d'acier. Cela traversa la bataille comme un prodige. Rien de semblable ne s'était vu depuis la prise de la grande redoute de la Moskowa par la grosse cavalerie ; Murat y manquait, mais Ney s'y retrouvait. |
786 |
Quelque chose de pareil à cette vision apparaissait sans doute dans les vieilles épopées orphiques racontant les hommes-chevaux, les antiques hippanthropes, ces titans à face humaine et à poitrail équestre dont le galop escalada l'Olympe, horribles, invulnérables, sublimes ; dieux et bêtes. |
787 |
Derrière la crête du plateau, à l'ombre de la batterie masquée, l'infanterie anglaise, formée en treize carrés, deux bataillons par carré, et sur deux lignes, sept sur la première, six sur la seconde, la crosse à l'épaule, couchant en joue ce qui allait venir, calme, muette, immobile, attendait. |
788 |
Parvenus au point culminant de la crête, effrénés, tout à leur furie et à leur course d'extermination sur les carrés et les canons, les cuirassiers venaient d'apercevoir entre eux et les Anglais un fossé, une fosse. C'était le chemin creux d'Ohain. L'instant fut épouvantable. |
789 |
Ceci commença la perte de la bataille. Une tradition locale, qui exagère évidemment, dit que deux mille chevaux et quinze cents hommes furent ensevelis dans le chemin creux d'Ohain. Ce chiffre vraisemblablement comprend tous les autres cadavres qu'on jeta dans ce ravin le lendemain du combat. |
790 |
Non. À cause de Dieu. Bonaparte vainqueur à Waterloo, ceci n'était plus dans la loi du dix-neuvième siècle. Une autre série de faits se préparait, où Napoléon n'avait plus de place. La mauvaise volonté des événements s'était annoncée de longue date. Il était temps que cet homme vaste tombât. |
791 |
Cet individu comptait à lui seul plus que le groupe universel. Ces pléthores de toute la vitalité humaine concentrée dans une seule tête, le monde montant au cerveau d'un homme, cela serait mortel à la civilisation si cela durait. Le moment était venu pour l'incorruptible équité suprême d'aviser. |
792 |
Le sang qui fume, le trop-plein des cimetières, les mères en larmes, ce sont des plaidoyers redoutables. Il y a, quand la terre souffre d'une surcharge, de mystérieux gémissements de l'ombre, que l'abîme entend. Napoléon avait été dénoncé dans l'infini, et sa chute était décidée. |
793 |
Il gênait Dieu. Waterloo n'est point une bataille ; c'est le changement de front de l'univers. Chapitre X Le plateau de Mont Saint-Jean En même temps que le ravin, la batterie s'était démasquée. Soixante canons et les treize carrés foudroyèrent les cuirassiers à bout portant. |
794 |
Les cuirassiers se ruèrent sur les carrés anglais. Ventre à terre, brides lâchées, sabre aux dents, pistolets au poing, telle fut l'attaque. Il y a des moments dans les batailles où l'âme durcit l'homme jusqu'à changer le soldat en statue, et où toute cette chair se fait granit. |
795 |
Leurs grands chevaux se cabraient, enjambaient les rangs, sautaient par-dessus les bayonnettes et tombaient, gigantesques, au milieu de ces quatre murs vivants. Les boulets faisaient des trouées dans les cuirassiers, les cuirassiers faisaient des brèches dans les carrés. |
796 |
Des files d'hommes disparaissaient broyées sous les chevaux. Les bayonnettes s'enfonçaient dans les ventres de ces centaures. De là une difformité de blessures qu'on n'a pas vue peut-être ailleurs. Les carrés, rongés par cette cavalerie forcenée, se rétrécissaient sans broncher. |
797 |
Les cuirassiers, relativement peu nombreux, amoindris par la catastrophe du ravin, avaient là contre eux presque toute l'armée anglaise, mais ils se multipliaient, chaque homme valant dix. Cependant quelques bataillons hanovriens plièrent. Wellington le vit, et songea à sa cavalerie. |
798 |
La bravoure devint inexprimable. En outre, ils avaient derrière eux la batterie toujours tonnante. Il fallait cela pour que ces hommes fussent blessés dans le dos. Une de leurs cuirasses, trouée à l'omoplate gauche d'un biscayen, est dans la collection dite musée de Waterloo. |
799 |
Ney accourut avec les lanciers et les chasseurs de Lefebvre-Desnouettes. Le plateau de Mont-Saint-Jean fut pris, repris, pris encore. Les cuirassiers quittaient la cavalerie pour retourner à l'infanterie, ou, pour mieux dire, toute cette cohue formidable se colletait sans que l'un lâchât l'autre. |
800 |
La moitié des cuirassiers resta sur le plateau. Cette lutte dura deux heures. L'armée anglaise en fut profondément ébranlée. Nul doute que, s'ils n'eussent été affaiblis dans leur premier choc par le désastre du chemin creux, les cuirassiers n'eussent culbuté le centre et décidé la victoire. |
801 |
Les cuirassiers anéantirent sept carrés sur treize, prirent ou enclouèrent soixante pièces de canon, et enlevèrent aux régiments anglais six drapeaux, que trois cuirassiers et trois chasseurs de la garde allèrent porter à l'empereur devant la ferme de la Belle-Alliance. |
802 |
La situation de Wellington avait empiré. Cette étrange bataille était comme un duel entre deux blessés acharnés qui, chacun de leur côté, tout en combattant et en se résistant toujours, perdent tout leur sang. Lequel des deux tombera le premier ? La lutte du plateau continuait. |
803 |
Il avait alors dix-huit ans. Wellington se sentait pencher. La crise était proche. Les cuirassiers n'avaient point réussi, en ce sens que le centre n'était pas enfoncé. Tout le monde ayant le plateau, personne ne l'avait, et en somme il restait pour la plus grande part aux Anglais. |
804 |
Wellington avait le village et la plaine culminante ; Ney n'avait que la crête et la pente. Des deux côtés on semblait enraciné dans ce sol funèbre. Mais l'affaiblissement des Anglais paraissait irrémédiable. L'hémorragie de cette armée était horrible. Kempt, à l'aile gauche, réclamait du renfort. |
805 |
En outre, il avait fallu passer la Dyle sur l'étroit pont de Wavre ; la rue menant au pont avait été incendiée par les Français ; les caissons et les fourgons de l'artillerie, ne pouvant passer entre deux rangs de maisons en feu, avaient dû attendre que l'incendie fût éteint. |
806 |
Tels sont ces immenses hasards, proportionnés à un infini qui nous échappe. Dès midi, l'empereur, le premier, avec sa longue-vue, avait aperçu à l'extrême horizon quelque chose qui avait fixé son attention. Il avait dit : – Je vois là-bas un nuage qui me paraît être des troupes. |
807 |
Il n'y eut point d'hésitants ni de timides. Le soldat dans cette troupe était aussi héros que le général. Pas un homme ne manqua au suicide. Ney, éperdu, grand de toute la hauteur de la mort acceptée, s'offrait à tous les coups dans cette tourmente. Il eut là son cinquième cheval tué sous lui. |
808 |
L'armée plia brusquement de tous les côtés à la fois, de Hougomont, de la Haie-Sainte, de Papelotte, de Plancenoit. Le cri Trahison ! fut suivi du cri Sauve-qui-peut ! Une armée qui se débande, c'est un dégel. Tout fléchit, se fêle, craque, flotte, roule, tombe, se heurte, se hâte, se précipite. |
809 |
Désagrégation inouïe. Ney emprunte un cheval, saute dessus, et, sans chapeau, sans cravate, sans épée, se met en travers de la chaussée de Bruxelles, arrêtant à la fois les Anglais et les Français. Il tâche de retenir l'armée, il la rappelle, il l'insulte, il se cramponne à la déroute. |
810 |
Guyot, qui a mené à la charge les escadrons de l'empereur, tombe sous les pieds des dragons anglais. Napoléon court au galop le long des fuyards, les harangue, presse, menace, supplie. Toutes ces bouches qui criaient le matin vive l'empereur, restent béantes ; c'est à peine si on le connaît. |
811 |
Les lions devenus chevreuils. Telle fut cette fuite. À Genappe, on essaya de se retourner, de faire front, d'enrayer. Lobau rallia trois cents hommes. On barricada l'entrée du village ; mais à la première volée de la mitraille prussienne, tout se remit à fuir, et Lobau fut pris. |
812 |
On voit encore aujourd'hui cette volée de mitraille empreinte sur le vieux pignon d'une masure en brique à droite de la route, quelques minutes avant d'entrer à Genappe. Les Prussiens s'élancèrent dans Genappe, furieux sans doute d'être si peu vainqueurs. La poursuite fut monstrueuse. |
813 |
Cette férocité mit le comble au désastre. La déroute désespérée traversa Genappe, traversa les Quatre-Bras, traversa Gosselies, traversa Frasnes, traversa Charleroi, traversa Thuin, et ne s'arrêta qu'à la frontière. Hélas ! et qui donc fuyait de la sorte ? la grande armée. |
814 |
Ce vertige, cette terreur, cette chute en ruine de la plus haute bravoure qui ait jamais étonné l'histoire, est-ce que cela est sans cause ? Non. L'ombre d'une droite énorme se projette sur Waterloo. C'est la journée du destin. La force au-dessus de l'homme a donné ce jour-là. |
815 |
De là le pli épouvanté des têtes ; de là toutes ces grandes âmes rendant leur épée. Ceux qui avaient vaincu l'Europe sont tombés terrassés, n'ayant plus rien à dire ni à faire, sentant dans l'ombre une présence terrible. Hoc erat in fatis. Ce jour-là, la perspective du genre humain a changé. |
816 |
Waterloo, c'est le gond du dix-neuvième siècle. La disparition du grand homme était nécessaire à l'avènement du grand siècle. Quelqu'un à qui on ne réplique pas s'en est chargé. La panique des héros s'explique. Dans la bataille de Waterloo, il y a plus du nuage, il y a du météore. |
817 |
Ils avaient pris position, pour faire cette dernière action, les uns sur les hauteurs de Rossomme, les autres dans la plaine de Mont-Saint-Jean. Là, abandonnés, vaincus, terribles, ces carrés sombres agonisaient formidablement. Ulm, Wagram, Iéna, Friedland, mouraient en eux. |
818 |
Cambronne répondit : Merde ! Chapitre XV Cambronne Le lecteur français voulant être respecté, le plus beau mot peut-être qu'un Français ait jamais dit ne peut lui être répété. Défense de déposer du sublime dans l'histoire. À nos risques et périls, nous enfreignons cette défense. |
819 |
Nous le répétons. Dire cela, faire cela, trouver cela, c'est être le vainqueur. L'esprit des grands jours entra dans cet homme inconnu à cette minute fatale. Cambronne trouve le mot de Waterloo comme Rouget de l'Isle trouve la Marseillaise, par visitation du souffle d'en haut. |
820 |
Cette parole du dédain titanique, Cambronne ne la jette pas seulement à l'Europe au nom de l'empire, ce serait peu ; il la jette au passé au nom de la révolution. On l'entend, et l'on reconnaît dans Cambronne la vieille âme des géants. Il semble que c'est Danton qui parle ou Kléber qui rugit. |
821 |
Tous les autres historiens ont un certain éblouissement, et dans cet éblouissement ils tâtonnent. Journée fulgurante, en effet, écroulement de la monarchie militaire qui, à la grande stupeur des rois, a entraîné tous les royaumes, chute de la force, déroute de la guerre. |
822 |
Non. Ni cette illustre Angleterre ni cette auguste Allemagne ne sont en question dans le problème de Waterloo. Grâce au ciel, les peuples sont grands en dehors des lugubres aventures de l'épée. Ni l'Allemagne, ni l'Angleterre, ni la France, ne tiennent dans un fourreau. |
823 |
L'élévation de niveau qu'elles apportent à la civilisation leur est intrinsèque ; il vient d'elles-mêmes, et non d'un accident. Ce qu'elles ont d'agrandissement au dix-neuvième siècle n'a point Waterloo pour source. Il n'y a que les peuples barbares qui aient des crues subites après une victoire. |
824 |
C'est la vanité passagère des torrents enflés d'un orage. Les peuples civilisés, surtout au temps où nous sommes, ne se haussent ni ne s'abaissent par la bonne ou mauvaise fortune d'un capitaine. Leur poids spécifique dans le genre humain résulte de quelque chose de plus qu'un combat. |
825 |
Souvent bataille perdue, progrès conquis. Moins de gloire, plus de liberté. Le tambour se tait, la raison prend la parole. C'est le jeu à qui perd gagne. Parlons donc de Waterloo froidement des deux côtés. Rendons au hasard ce qui est au hasard et à Dieu ce qui est à Dieu. |
826 |
Une victoire ? Non. Un quine. Quine gagné par l'Europe, payé par la France. Ce n'était pas beaucoup la peine de mettre là un lion. Waterloo du reste est la plus étrange rencontre qui soit dans l'histoire. Napoléon et Wellington. Ce ne sont pas des ennemis, ce sont des contraires. |
827 |
Qu'était-ce que ce nouveau venu de la guerre ayant l'effronterie d'un astre ? L'école académique militaire l'excommuniait en lâchant pied. De là une implacable rancune du vieux césarisme contre le nouveau, du sabre correct contre l'épée flamboyante, et de l'échiquier contre le génie. |
828 |
Triomphe des médiocres, doux aux majorités. Le destin consentit à cette ironie. À son déclin, Napoléon retrouva devant lui Wurmser jeune. Pour avoir Wurmser en effet, il suffît de blanchir les cheveux de Wellington. Waterloo est une bataille du premier ordre gagnée par un capitaine du second. |
829 |
Ce qu'il faut admirer dans la bataille de Waterloo, c'est l'Angleterre, c'est la fermeté anglaise, c'est la résolution anglaise, c'est le sang anglais ; ce que l'Angleterre a eu là de superbe, ne lui en déplaise, c'est elle-même. Ce n'est pas son capitaine, c'est son armée. |
830 |
Quant à nous, toute notre glorification va au soldat anglais, à l'armée anglaise, au peuple anglais. Si trophée il y a, c'est à l'Angleterre que le trophée est dû. La colonne de Waterloo serait plus juste si au lieu de la figure d'un homme, elle élevait dans la nue la statue d'un peuple. |
831 |
Elle croit à l'hérédité et à la hiérarchie. Ce peuple, qu'aucun ne dépasse en puissance et en gloire, s'estime comme nation, non comme peuple. En tant que peuple, il se subordonne volontiers et prend un lord pour une tête. Workman, il se laisse dédaigner ; soldat, il se laisse bâtonner. |
832 |
Au total, disons-le, il y eut à Waterloo plus de massacre que de bataille. Waterloo est de toutes les batailles rangées celle qui a le plus petit front sur un tel nombre de combattants. Napoléon, trois quarts de lieue, Wellington, une demi-lieue ; soixante-douze mille combattants de chaque côté. |
833 |
De cette épaisseur vint le carnage. On a fait ce calcul et établi cette proportion : Perte d'hommes : à Austerlitz, Français, quatorze pour cent ; Russes, trente pour cent, Autrichiens, quarante-quatre pour cent. À Wagram, Français, treize pour cent ; Autrichiens, quatorze. |
834 |
Ainsi procède le progrès. Pas de mauvais outil pour cet ouvrier-là. Il ajuste à son travail divin, sans se déconcerter, l'homme qui a enjambé les Alpes, et le bon vieux malade chancelant du père Élysée. Il se sert du podagre comme du conquérant ; du conquérant au dehors, du podagre au dedans. |
835 |
Waterloo, en coupant court à la démolition des trônes européens par l'épée, n'a eu d'autre effet que de faire continuer le travail révolutionnaire d'un autre côté. Les sabreurs ont fini, c'est le tour des penseurs. Le siècle que Waterloo voulait arrêter a marché dessus et a poursuivi sa route. |
836 |
C'est la contre-révolution qui murmurait ce mot infâme : démembrement. Arrivée à Paris, elle a vu le cratère de près, elle a senti que cette cendre lui brûlait les pieds, et elle s'est ravisée. Elle est revenue au bégayement d'une charte. Ne voyons dans Waterloo que ce qui est dans Waterloo. |
837 |
L'empire s'affaissa dans une ombre qui ressembla à celle du monde romain expirant. On revit de l'abîme comme au temps des barbares. Seulement la barbarie de 1815, qu'il faut nommer de son petit nom, la contre-révolution, avait peu d'haleine, s'essouffla vite, et resta court. |
838 |
L'empire, avouons-le, fut pleuré, et pleuré par des yeux héroïques. Si la gloire est dans le glaive fait sceptre, l'empire avait été la gloire même. Il avait répandu sur la terre toute la lumière que la tyrannie peut donner ; lumière sombre. Disons plus : lumière obscure. |
839 |
Les imaginations déifiaient cet homme terrassé. Le fond de l'Europe, après Waterloo, fut ténébreux. Quelque chose d'énorme resta longtemps vide par l'évanouissement de Napoléon. Les rois se mirent dans ce vide. La vieille Europe en profita pour se reformer. Il y eut une Sainte-Alliance. |
840 |
L'avenir, raillé par l'empereur, fit son entrée. Il avait sur le front cette étoile, Liberté. Les yeux ardents des jeunes générations se tournèrent vers lui. Chose singulière, on s'éprit en même temps de cet avenir, Liberté, et de ce passé, Napoléon. La défaite avait grandi le vaincu. |
841 |
Ceux qui avaient triomphé eurent peur. L'Angleterre le fit garder par Hudson Lowe et la France le fit guetter par Montchenu. Ses bras croisés devinrent l'inquiétude des trônes. Alexandre le nommait : mon insomnie. Cet effroi venait de la quantité de révolution qu'il avait en lui. |
842 |
Pendant que Napoléon agonisait à Longwood, les soixante mille hommes tombés dans le champ de Waterloo pourrirent tranquillement, et quelque chose de leur paix se répandit dans le monde. Le congrès de Vienne en fit les traités de 1815, et l'Europe nomma cela la restauration. |
843 |
Il y a parfois dans les catastrophes de ces tragiques complaisances de la nuit. Après le dernier coup de canon tiré, la plaine de Mont-Saint-Jean resta déserte. Les Anglais occupèrent le campement des Français, c'est la constatation habituelle de la victoire ; coucher dans le lit du vaincu. |
844 |
Ils établirent leur bivouac au delà de Rossomme. Les Prussiens, lâchés sur la déroute, poussèrent en avant. Wellington alla au village de Waterloo rédiger son rapport à lord Bathurst. Si jamais le sic vos non vobis a été applicable, c'est à coup sûr à ce village de Waterloo. |
845 |
Mont-Saint-Jean a été canonné, Hougomont a été brûlé, Papelotte a été brûlé, Plancenoit a été brûlé, la Haie-Sainte a été prise d'assaut, la Belle-Alliance a vu l'embrasement des deux vainqueurs ; on sait à peine ces noms, et Waterloo qui n'a point travaillé dans la bataille en a tout l'honneur. |
846 |
Qui souille ainsi le triomphe ? Quelle est cette hideuse main furtive qui se glisse dans la poche de la victoire ? Quels sont ces filous faisant leur coup derrière la gloire ? Quelques philosophes, Voltaire entre autres, affirment que ce sont précisément ceux-là qui ont fait la gloire. |
847 |
Ce sont les mêmes, disent-ils, il n'y a pas de rechange, ceux qui sont debout pillent ceux qui sont à terre. Le héros du jour est le vampire de la nuit. On a bien le droit, après tout, de détrousser un peu un cadavre dont on est l'auteur. Quant à nous, nous ne le croyons pas. |
848 |
C'est par un de ces misérables, traînard espagnol qui parlait français, que le marquis de Fervacques, trompé par son baragouin picard, et le prenant pour un des nôtres, fut tué en traître et volé sur le champ de bataille même, dans la nuit qui suivit la victoire de Cerisoles. |
849 |
De la maraude naissait le maraud. La détestable maxime : vivre sur l'ennemi, produisait cette lèpre, qu'une forte discipline pouvait seule guérir. Il y a des renommées qui trompent ; on ne sait pas toujours pourquoi de certains généraux, grands d'ailleurs, ont été si populaires. |
850 |
Turenne était adoré de ses soldats parce qu'il tolérait le pillage ; le mal permis fait partie de la bonté ; Turenne était si bon qu'il a laissé mettre à feu et à sang le Palatinat. On voyait à la suite des armées moins ou plus de maraudeurs selon que le chef était plus ou moins sévère. |
851 |
Pourtant, dans la nuit du 18 au 19 juin, on dépouilla les morts. Wellington fut rigide ; ordre de passer par les armes quiconque serait pris en flagrant délit ; mais la rapine est tenace. Les maraudeurs volaient dans un coin du champ de bataille pendant qu'on les fusillait dans l'autre. |
852 |
Il était vêtu d'une blouse qui était un peu une capote, il était inquiet et audacieux, il allait devant lui et regardait derrière lui. Qu'était-ce que cet homme ? La nuit probablement en savait plus sur son compte que le jour. Il n'avait point de sac, mais évidemment de larges poches sous sa capote. |
853 |
Son glissement, ses attitudes, son geste rapide et mystérieux le faisaient ressembler à ces larves crépusculaires qui hantent les ruines et que les anciennes légendes normandes appellent les Alleurs. De certains échassiers nocturnes font de ces silhouettes dans les marécages. |
854 |
L'obscurité était sereine. Pas un nuage au zénith. Qu'importe que la terre soit rouge, la lune reste blanche. Ce sont là les indifférences du ciel. Dans les prairies, des branches d'arbre cassées par la mitraille mais non tombées et retenues par l'écorce se balançaient doucement au vent de la nuit. |
855 |
Le sang coulait jusque sur la chaussée de Nivelles et s'y extravasait en une large mare devant l'abatis d'arbres qui barrait la chaussée, à un endroit qu'on montre encore. C'est, on s'en souvient, au point opposé, vers la chaussée de Genappe, qu'avait eu lieu l'effondrement des cuirassiers. |
856 |
L'épaisseur des cadavres se proportionnait à la profondeur du chemin creux. Vers le milieu, à l'endroit où il devenait plein, là où avait passé la division Delord, la couche des morts s'amincissait. Le rôdeur nocturne, que nous venons de faire entrevoir au lecteur, allait de ce côté. |
857 |
Il passait on ne sait quelle hideuse revue des morts. Il marchait les pieds dans le sang. Tout à coup il s'arrêta. À quelques pas devant lui, dans le chemin creux, au point où finissait le monceau des morts, de dessous cet amas d'hommes et de chevaux, sortait une main ouverte, éclairée par la lune. |
858 |
Les quatre pattes du chacal conviennent à de certaines actions. Puis, prenant son parti, il se dressa. En ce moment il eut un soubresaut. Il sentit que par derrière on le tenait. Il se retourna ; c'était la main ouverte qui s'était refermée et qui avait saisi le pan de sa capote. |
859 |
Un furieux coup de sabre balafrait son visage où l'on ne voyait que du sang. Du reste, il ne semblait pas qu'il eût de membre cassé, et par quelque hasard heureux, si ce mot est possible ici, les morts s'étaient arc-boutés au-dessus de lui de façon à le garantir de l'écrasement. |
860 |
Il avait sur sa cuirasse la croix d'argent de la Légion d'honneur. Le rôdeur arracha cette croix qui disparut dans un des gouffres qu'il avait sous sa capote. Après quoi, il tâta le gousset de l'officier, y sentit une montre et la prit. Puis il fouilla le gilet, y trouva une bourse et l'empocha. |
861 |
La brusquerie des mouvements de l'homme qui le maniait, la fraîcheur de la nuit, l'air respiré librement, l'avaient tiré de sa léthargie. Le rôdeur ne répondit point. Il leva la tête. On entendait un bruit de pas dans la plaine ; probablement quelque patrouille qui approchait. |
862 |
Nous nous bornons à transcrire deux entrefilets publiés par les journaux du temps, quelques mois après les événements surprenants accomplis à Montreuil-sur-Mer. Ces articles sont un peu sommaires. On se souvient qu'il n'existait pas encore à cette époque de Gazette des Tribunaux. |
863 |
Un homme étranger au département et nommé Mr Madeleine avait relevé depuis quelques années, grâce à des procédés nouveaux, une ancienne industrie locale, la fabrication des jais et des verroteries noires. Il y avait fait sa fortune, et, disons-le, celle de l'arrondissement. |
864 |
Quoi qu'il en soit, le nommé Jean Valjean vient d'être traduit aux assises du département du Var comme accusé d'un vol de grand chemin commis à main armée, il y a huit ans environ, sur la personne d'un de ces honnêtes enfants qui, comme l'a dit le patriarche de Ferney en vers immortels : . |
865 |
Jean Valjean changea de chiffre au bagne. Il s'appela 9430. Du reste, disons-le pour n'y plus revenir, avec Mr Madeleine la prospérité de Montreuil-sur-Mer disparut ; tout ce qu'il avait prévu dans sa nuit de fièvre et d'hésitation se réalisa ; lui de moins, ce fut en effet l'âme de moins. |
866 |
Les lieutenants se couronnent rois ; les contre-maîtres s'improvisèrent fabricants. Les rivalités envieuses surgirent. Les vastes ateliers de Mr Madeleine furent fermés ; les bâtiments tombèrent en ruine, les ouvriers se dispersèrent. Les uns quittèrent le pays, les autres quittèrent le métier. |
867 |
Chapitre II Où on lira deux vers qui sont peut-être du diable Avant d'aller plus loin, il est à propos de raconter avec quelque détail un fait singulier qui se passa vers la même époque à Montfermeil et qui n'est peut-être pas sans coïncidence avec certaines conjectures du ministère public. |
868 |
Il y a dans le pays de Montfermeil une superstition très ancienne, d'autant plus curieuse et d'autant plus précieuse qu'une superstition populaire dans le voisinage de Paris est comme un aloès en Sibérie. Nous sommes de ceux qui respectent tout ce qui est à l'état de plante rare. |
869 |
On rentre chez soi, et l'on meurt dans la semaine. La seconde manière, c'est de l'observer, d'attendre qu'il ait creusé son trou, qu'il l'ait refermé et qu'il s'en soit allé ; puis de courir bien vite à la fosse, de la rouvrir et d'y prendre le « trésor » que l'homme noir y a nécessairement déposé. |
870 |
Or, fort peu de temps après l'époque où il sembla au ministère public que le forçat libéré Jean Valjean, pendant son évasion de quelques jours, avait rôdé autour de Montfermeil, on remarqua dans ce même village qu'un certain vieux cantonnier appelé Boulatruelle avait « des allures » dans le bois. |
871 |
On croyait savoir dans le pays que ce Boulatruelle avait été au bagne ; il était soumis à de certaines surveillances de police, et, comme il ne trouvait d'ouvrage nulle part, l'administration l'employait au rabais comme cantonnier sur le chemin de traverse de Gagny à Lagny. |
872 |
Ce Boulatruelle était un homme vu de travers par les gens de l'endroit, trop respectueux, trop humble, prompt à ôter son bonnet à tout le monde, tremblant et souriant devant les gendarmes, probablement affilié à des bandes, disait-on, suspect d'embuscade au coin des taillis à la nuit tombante. |
873 |
Ces rencontres paraissaient contrarier vivement Boulatruelle. Il était visible qu'il cherchait à se cacher, et qu'il y avait un mystère dans ce qu'il faisait. On disait dans le village : – C'est clair que le diable a fait quelque apparition. Boulatruelle l'a vu, et cherche. |
874 |
Les voltairiens ajoutaient : – Sera-ce Boulatruelle qui attrapera le diable, ou le diable qui attrapera Boulatruelle ? Les vieilles femmes faisaient beaucoup de signes de croix. Cependant les manèges de Boulatruelle dans le bois cessèrent, et il reprit régulièrement son travail de cantonnier. |
875 |
Un soir le maître d'école affirmait qu'autrefois la justice se serait enquise de ce que Boulatruelle allait faire dans le bois, et qu'il aurait bien fallu qu'il parlât, et qu'on l'aurait mis à la torture au besoin, et que Boulatruelle n'aurait point résisté, par exemple, à la question de l'eau. |
876 |
Boulatruelle s'était obstinément refusé à dire le nom. Ce particulier portait un paquet, quelque chose de carré, comme une grande boîte ou un petit coffre. Surprise de Boulatruelle. Ce ne serait pourtant qu'au bout de sept ou huit minutes que l'idée de suivre « le particulier » lui serait venue. |
877 |
Il en avait conclu que son particulier, entré dans le bois, y avait creusé un trou avec la pioche, avait enfoui le coffre, et avait refermé le trou avec la pelle. Or, le coffre était trop petit pour contenir un cadavre, donc il contenait de l'argent. De là ses recherches. |
878 |
On a calculé qu'en salves, politesses royales et militaires, échanges de tapages courtois, signaux d'étiquette, formalités de rades et de citadelles, levers et couchers de soleil salués tous les jours par toutes les forteresses et tous les navires de guerre, ouvertures et fermetures de portes, etc. |
879 |
Contresens hideux. La France est faite pour réveiller l'âme des peuples, non pour l'étouffer. Depuis 1792, toutes les révolutions de l'Europe sont la révolution française ; la liberté rayonne de France. C'est là un fait solaire. Aveugle qui ne le voit pas ! c'est Bonaparte qui l'a dit. |
880 |
La guerre de 1823, attentat à la généreuse nation espagnole, était donc en même temps un attentat à la révolution française. Cette voie de fait monstrueuse, c'était la France qui la commettait ; de force ; car, en dehors des guerres libératrices, tout ce que font les armées, elles le font de force. |
881 |
Ils ne virent point quel danger il y a à faire tuer une idée par une consigne. Ils se méprirent dans leur naïveté au point d'introduire dans leur établissement comme élément de force l'immense affaiblissement d'un crime. L'esprit de guet-apens entra dans leur politique. |
882 |
Nous venons de dire que l'Orion était de cette escadre et qu'il fut ramené par des événements de mer dans le port de Toulon. La présence d'un vaisseau de guerre dans un port a je ne sais quoi qui appelle et qui occupe la foule. C'est que cela est grand, et que la foule aime ce qui est grand. |
883 |
Si l'on veut se faire une idée de toutes ces proportions gigantesques dont l'ensemble constitue le vaisseau de ligne, on n'a qu'à entrer sous une des cales couvertes, à six étages, des ports de Brest ou de Toulon. Les vaisseaux en construction sont là sous cloche, pour ainsi dire. |
884 |
Le grand mât anglais s'élève à deux cent dix-sept pieds au-dessus de la ligne de flottaison. La marine de nos pères employait des câbles, la nôtre emploie des chaînes. Le simple tas de chaînes d'un vaisseau de cent canons a quatre pieds de haut, vingt pieds de large, huit pieds de profondeur. |
885 |
Trois mille stères. C'est une forêt qui flotte. Et encore, qu'on le remarque bien, il ne s'agit ici que du bâtiment militaire d'il y a quarante ans, du simple navire à voiles ; la vapeur, alors dans l'enfance, a depuis ajouté de nouveaux miracles à ce prodige qu'on appelle le vaisseau de guerre. |
886 |
Toutes les fois qu'une force immense se déploie pour aboutir à une immense faiblesse, cela fait rêver les hommes. De là, dans les ports, les curieux qui abondent, sans qu'ils s'expliquent eux-mêmes parfaitement pourquoi, autour de ces merveilleuses machines de guerre et de navigation. |
887 |
À la hauteur des Baléares, le bordé s'était fatigué et ouvert, et, comme le vaigrage ne se faisait pas alors en tôle, le navire avait fait de l'eau. Un violent coup d'équinoxe était survenu, qui avait défoncé à bâbord la poulaine et un sabord et endommagé le porte-haubans de misaine. |
888 |
À la suite de ces avaries, l'Orion avait regagné Toulon. Il était mouillé près de l'Arsenal. Il était en armement et on le réparait. La coque n'avait pas été endommagée à tribord, mais quelques bordages y étaient décloués çà et là, selon l'usage, pour laisser pénétrer de l'air dans la carcasse. |
889 |
On le vit chanceler, la multitude amassée sur le quai de l'Arsenal jeta un cri, la tête emporta le corps, l'homme tourna autour de la vergue, les mains étendues vers l'abîme ; il saisit, au passage, le faux marchepied d'une main d'abord, puis de l'autre, et il y resta suspendu. |
890 |
La mer était au-dessous de lui à une profondeur vertigineuse. La secousse de sa chute avait imprimé au faux marchepied un violent mouvement d'escarpolette. L'homme allait et venait au bout de cette corde comme la pierre d'une fronde. Aller à son secours, c'était courir un risque effrayant. |
891 |
Chaque effort qu'il faisait pour remonter ne servait qu'à augmenter les oscillations du faux marchepied. Il ne criait pas de peur de perdre de la force. On n'attendait plus que la minute où il lâcherait la corde et par instants toutes les têtes se détournaient afin de ne pas le voir passer. |
892 |
Il y a des moments où un bout de corde, une perche, une branche d'arbre, c'est la vie même, et c'est une chose affreuse de voir un être vivant s'en détacher et tomber comme un fruit mûr. Tout à coup, on aperçut un homme qui grimpait dans le gréement avec l'agilité d'un chat-tigre. |
893 |
Sur un signe affirmatif de l'officier, il avait rompu d'un coup de marteau la chaîne rivée à la manille de son pied, puis il avait pris une corde, et il s'était élancé dans les haubans. Personne ne remarqua en cet instant-là avec quelle facilité cette chaîne fut brisée. |
894 |
Il s'arrêta quelques secondes et parut la mesurer du regard. Ces secondes, pendant lesquelles le vent balançait le gabier à l'extrémité d'un fil, semblèrent des siècles à ceux qui regardaient. Enfin le forçat leva les yeux au ciel, et fit un pas en avant. La foule respira. |
895 |
Parvenu à la pointe, il y attacha un bout de la corde qu'il avait apportée, et laissa pendre l'autre bout, puis il se mit à descendre avec les mains le long de cette corde, et alors ce fut une inexplicable angoisse, au lieu d'un homme suspendu sur le gouffre, on en vit deux. |
896 |
Pas un cri, pas une parole, le même frémissement fronçait tous les sourcils. Toutes les bouches retenaient leur haleine, comme si elles eussent craint d'ajouter le moindre souffle au vent qui secouait les deux misérables. Cependant le forçat était parvenu à s'affaler près du matelot. |
897 |
Enfin on le vit remonter sur la vergue et y haler le matelot ; il le soutint là un instant pour lui laisser reprendre des forces, puis il le saisit dans ses bras et le porta, en marchant sur la vergue jusqu'au chouquet, et de là dans la hune où il le laissa dans les mains de ses camarades. |
898 |
Tout à coup la foule poussa un grand cri, le forçat venait de tomber à la mer. La chute était périlleuse. La frégate l'Algésiras était mouillée auprès de l'Orion, et le pauvre galérien était tombé entre les deux navires. Il était à craindre qu'il ne glissât sous l'un ou sous l'autre. |
899 |
Quatre hommes se jetèrent en hâte dans une embarcation. La foule les encourageait, l'anxiété était de nouveau dans toutes les âmes. L'homme n'était pas remonté à la surface. Il avait disparu dans la mer sans y faire un pli, comme s'il fût tombé dans une tonne d'huile. On sonda, on plongea. |
900 |
Mais Montfermeil n'en était pas moins un village. Les marchands de drap retirés et les agréés en villégiature ne l'avaient pas encore découvert. C'était un endroit paisible et charmant, qui n'était sur la route de rien ; on y vivait à bon marché de cette vie paysanne si abondante et si facile. |
901 |
On se souvient que Cosette était utile aux Thénardier de deux manières, ils se faisaient payer par la mère et ils se faisaient servir par l'enfant. Aussi quand la mère cessa tout à fait de payer, on vient de lire pourquoi dans les chapitres précédents, les Thénardier gardèrent Cosette. |
902 |
En cette qualité, c'était elle qui courait chercher de l'eau quand il en fallait. Aussi l'enfant, fort épouvantée de l'idée d'aller à la source la nuit, avait-elle grand soin que l'eau ne manquât jamais à la maison. La Noël de l'année 1823 fut particulièrement brillante à Montfermeil. |
903 |
Cela a beaucoup juté sous le pressoir. – Mais le raisin ne devait pas être mûr ? – Dans ces pays-là il ne faut pas qu'on vendange mûr. Si l'on vendange mûr, le vin tourne au gras sitôt le printemps. – C'est donc tout petit vin ? – C'est des vins encore plus petits que par ici. |
904 |
Je n'ai pas l'amour de moudre du blé breton, pas plus que les scieurs de long de scier des poutres où il y a des clous. Jugez de la mauvaise poussière que tout cela fait dans le rendement. Après quoi on se plaint de la farine. On a tort. La farine n'est pas notre faute. |
905 |
La rousée est bonne, monsieur. C'est égal, cette herbe-là, votre herbe, est jeune et bien difficile encore. Que voilà qui est si tendre, que voilà qui plie devant la planche de fer. Etc... Cosette était à sa place ordinaire, assise sur la traverse de la table de cuisine près de la cheminée. |
906 |
Elle était en haillons, elle avait ses pieds nus dans des sabots, et elle tricotait à la lueur du feu des bas de laine destinés aux petites Thénardier. Un tout jeune chat jouait sous les chaises. On entendait rire et jaser dans pièce voisine deux fraîches voix d'enfants ; c'était Éponine et Azelma. |
907 |
La mère l'avait nourri, mais ne l'aimait pas. Quand la clameur acharnée du mioche devenait trop importune : – Ton fils piaille, disait Thénardier, va donc voir ce qu'il veut. – Bah ! répondait la mère, il m'ennuie. – Et le petit abandonné continuait de crier dans les ténèbres. |
908 |
Elle jurait splendidement ; elle se vantait de casser une noix d'un coup de poing. Sans les romans qu'elle avait lus, et qui, par moments, faisaient bizarrement reparaître la mijaurée sous l'ogresse, jamais l'idée ne fût venue à personne de dire d'elle : c'est une femme. |
909 |
Cette Thénardier était comme le produit de la greffe d'une donzelle sur une poissarde. Quand on l'entendait parler, on disait : C'est un gendarme ; quand on la regardait boire, on disait : C'est un charretier ; quand on la voyait manier Cosette, on disait : C'est le bourreau. |
910 |
Le Thénardier était un homme petit, maigre, blême, anguleux, osseux, chétif, qui avait l'air malade et qui se portait à merveille ; sa fourberie commençait là. Il souriait habituellement par précaution, et était poli à peu près avec tout le monde, même avec le mendiant auquel il refusait un liard. |
911 |
Il portait une blouse et sous sa blouse un vieil habit noir. Il avait des prétentions à la littérature et au matérialisme. Il y avait des noms qu'il prononçait souvent, pour appuyer les choses quelconques qu'il disait, Voltaire, Raynal, Pamy, et, chose bizarre, saint Augustin. |
912 |
On se souvient qu'il prétendait avoir servi ; il contait avec quelque luxe qu'à Waterloo, étant sergent dans un 6ème ou un 9ème léger quelconque, il avait, seul contre un escadron de hussards de la Mort, couvert de son corps et sauvé à travers la mitraille « un général dangereusement blessé ». |
913 |
De là, venait, pour son mur, sa flamboyante enseigne, et, pour son auberge, dans le pays, le nom de « cabaret du sergent de Waterloo ». Il était libéral, classique et bonapartiste. Il avait souscrit pour le champ d'Asile. On disait dans le village qu'il avait étudié pour être prêtre. |
914 |
Nous croyons qu'il avait simplement étudié en Hollande pour être aubergiste. Ce gredin de l'ordre composite était, selon les probabilités, quelque Flamand de Lille en Flandre, Français à Paris, Belge à Bruxelles, commodément à cheval sur deux frontières. Sa prouesse à Waterloo, on la connaît. |
915 |
Thénardier avait ce je ne sais quoi de rectiligne dans le geste qui, avec un juron, rappelle la caserne et, avec un signe de croix, le séminaire. Il était beau parleur. Il se laissait croire savant. Néanmoins, le maître d'école avait remarqué qu'il faisait – « des cuirs ». |
916 |
Il composait la carte à payer des voyageurs avec supériorité, mais des yeux exercés y trouvaient parfois des fautes d'orthographe. Thénardier était sournois, gourmand, flâneur et habile. Il ne dédaignait pas ses servantes, ce qui faisait que sa femme n'en avait plus. Cette géante était jalouse. |
917 |
Malheur à qui passait sous sa fureur alors ! Outre toutes ses autres qualités, Thénardier était attentif et pénétrant, silencieux ou bavard à l'occasion, et toujours avec une haute intelligence. Il avait quelque chose du regard des marins accoutumés à cligner des yeux dans les lunettes d'approche. |
918 |
Tout nouveau venu qui entrait dans la gargote disait en voyant la Thénardier : Voilà le maître de la maison. Erreur. Elle n'était même pas la maîtresse. Le maître et la maîtresse, c'était le mari. Elle faisait, il créait. Il dirigeait tout par une sorte d'action magnétique invisible et continuelle. |
919 |
Jamais elle n'eût commis « devant des étrangers » cette faute que font si souvent les femmes, et qu'on appelle, en langage parlementaire, découvrir la couronne. Quoique leur accord n'eût pour résultat que le mal, il y avait de la contemplation dans la soumission de la Thénardier à son mari. |
920 |
Elle était mère parce qu'elle était mammifère. Du reste, sa maternité s'arrêtait à ses filles, et, comme on le verra, ne s'étendait pas jusqu'aux garçons. Lui, l'homme, n'avait qu'une pensée : s'enrichir. Il n'y réussissait point. Un digne théâtre manquait à ce grand talent. |
921 |
Du reste braconnier admirable et cité pour son coup de fusil. Il avait un certain rire froid et paisible qui était particulièrement dangereux. Ses théories d'aubergiste jaillissaient quelquefois de lui par éclairs. Il avait des aphorismes professionnels qu'il insérait dans l'esprit de sa femme. |
922 |
Nulle pitié ; une maîtresse farouche, un maître venimeux. La gargote Thénardier était comme une toile où Cosette était prise et tremblait. L'idéal de l'oppression était réalisé par cette domesticité sinistre. C'était quelque chose comme la mouche servante des araignées. |
923 |
Cosette pensait donc qu'il était nuit, très nuit, qu'il avait fallu remplir à l'improviste les pots et les carafes dans les chambres des voyageurs survenus, et qu'il n'y avait plus d'eau dans la fontaine. Ce qui la rassurait un peu, c'est qu'on ne buvait pas beaucoup d'eau dans la maison Thénardier. |
924 |
Qui eût demandé un verre d'eau parmi ces verres de vin eût semblé un sauvage à tous ces hommes. Il y eut pourtant un moment où l'enfant trembla : la Thénardier souleva le couvercle d'une casserole qui bouillait sur le fourneau, puis saisit un verre et s'approcha vivement de la fontaine. |
925 |
Voilà une pièce de quinze sous. Cosette avait une petite poche de côté à son tablier ; elle prit la pièce sans dire un mot, et la mit dans cette poche. Puis elle resta immobile, le seau à la main, la porte ouverte devant elle. Elle semblait attendre qu'on vînt à son secours. |
926 |
Ces boutiques, à cause du passage prochain des bourgeois allant à la messe de minuit, étaient toutes illuminées de chandelles brûlant dans des entonnoirs de papier, ce qui, comme le disait le maître d'école de Montfermeil attablé en ce moment chez Thénardier, faisait « un effet magique ». |
927 |
Au moment où Cosette sortit, son seau à la main, si morne et si accablée qu'elle fût, elle ne put s'empêcher de lever les yeux sur cette prodigieuse poupée, vers la dame, comme elle l'appelait. La pauvre enfant s'arrêta pétrifiée. Elle n'avait pas encore vu cette poupée de près. |
928 |
Elle se disait qu'il fallait être reine ou au moins princesse pour avoir une « chose » comme cela. Elle considérait cette belle robe rose, ces beaux cheveux lisses, et elle pensait : Comme elle doit être heureuse, cette poupée-là ! Ses yeux ne pouvaient se détacher de cette boutique fantastique. |
929 |
Plus elle regardait, plus elle s'éblouissait. Elle croyait voir le paradis. Il y avait d'autres poupées derrière la grande qui lui paraissaient des fées et des génies. Le marchand qui allait et venait au fond de sa baraque lui faisait un peu l'effet d'être le Père éternel. |
930 |
Cosette s'enfuit emportant son seau et faisant les plus grands pas qu'elle pouvait. Chapitre V La petite toute seule Comme l'auberge Thénardier était dans cette partie du village qui est près de l'église, c'était à la source du bois du côté de Chelles que Cosette devait aller puiser de l'eau. |
931 |
Elle ne regarda plus un seul étalage de marchand. Tant qu'elle fut dans la ruelle du Boulanger et dans les environs de l'église, les boutiques illuminées éclairaient le chemin, mais bientôt la dernière lueur de la dernière baraque disparut. La pauvre enfant se trouva dans l'obscurité. |
932 |
Elle s'y enfonça. Seulement, comme une certaine émotion la gagnait, tout en marchant elle agitait le plus qu'elle pouvait l'anse du seau. Cela faisait un bruit qui lui tenait compagnie. Plus elle cheminait, plus les ténèbres devenaient épaisses. Il n'y avait plus personne dans les rues. |
933 |
Tant qu'elle eut des maisons et même seulement des murs des deux côtés de son chemin, elle alla assez hardiment. De temps en temps, elle voyait le rayonnement d'une chandelle à travers la fente d'un volet, c'était de la lumière et de la vie, il y avait là des gens, cela la rassurait. |
934 |
Cependant, à mesure qu'elle avançait, sa marche se ralentissait comme machinalement. Quand elle eut passé l'angle de la dernière maison, Cosette s'arrêta. Aller au delà de la dernière boutique, cela avait été difficile ; aller plus loin que la dernière maison, cela devenait impossible. |
935 |
Elle regarda avec désespoir cette obscurité où il n'y avait plus personne, où il y avait des bêtes, où il y avait peut-être des revenants. Elle regarda bien, et elle entendit les bêtes qui marchaient dans l'herbe, et elle vit distinctement les revenants qui remuaient dans les arbres. |
936 |
Et elle rentra résolument dans Montfermeil. À peine eut-elle fait cent pas qu'elle s'arrêta encore, et se remit à se gratter la tête. Maintenant, c'était la Thénardier qui lui apparaissait ; la Thénardier hideuse avec sa bouche d'hyène et la colère flamboyante dans les yeux. |
937 |
L'enfant jeta un regard lamentable en avant et en arrière. Que faire ? que devenir ? où aller ? Devant elle le spectre de la Thénardier ; derrière elle tous les fantômes de la nuit et des bois. Ce fut devant la Thénardier qu'elle recula. Elle reprit le chemin de la source et se mit à courir. |
938 |
Elle sortit du village en courant, elle entra dans le bois en courant, ne regardant plus rien, n'écoutant plus rien. Elle n'arrêta sa course que lorsque la respiration lui manqua, mais elle n'interrompit point sa marche. Elle allait devant elle, éperdue. Tout en courant, elle avait envie de pleurer. |
939 |
Le frémissement nocturne de la forêt l'enveloppait tout entière. Elle ne pensait plus, elle ne voyait plus. L'immense nuit faisait face à ce petit être. D'un côté, toute l'ombre ; de l'autre, un atome. Il n'y avait que sept ou huit minutes de la lisière du bois à la source. |
940 |
Cosette connaissait le chemin pour l'avoir fait bien souvent le jour. Chose étrange, elle ne se perdit pas. Un reste d'instinct la conduisait vaguement. Elle ne jetait cependant les yeux ni à droite ni à gauche, de crainte de voir des choses dans les branches et dans les broussailles. |
941 |
C'était une étroite cuve naturelle creusée par l'eau dans un sol glaiseux, profonde d'environ deux pieds, entourée de mousses et de ces grandes herbes gaufrées qu'on appelle collerettes de Henri IV, et pavée de quelques grosses pierres. Un ruisseau s'en échappait avec un petit bruit tranquille. |
942 |
Il faisait très noir, mais elle avait l'habitude de venir à cette fontaine. Elle chercha de la main gauche dans l'obscurité un jeune chêne incliné sur la source qui lui servait ordinairement de point d'appui, rencontra une branche, s'y suspendit, se pencha et plongea le seau dans l'eau. |
943 |
Elle était dans un moment si violent que ses forces étaient triplées. Pendant qu'elle était ainsi penchée, elle ne fît pas attention que la poche de son tablier se vidait dans la source. La pièce de quinze sous tomba dans l'eau. Cosette ne la vit ni ne l'entendit tomber. |
944 |
Elle retira le seau presque plein et le posa sur l'herbe. Cela fait, elle s'aperçut qu'elle était épuisée de lassitude. Elle eût bien voulu repartir tout de suite ; mais l'effort de remplir le seau avait été tel qu'il lui fut impossible de faire un pas. Elle fut bien forcée de s'asseoir. |
945 |
À côté d'elle l'eau agitée dans le seau faisait des cercles qui ressemblaient à des serpents de feu blanc. Au-dessus de sa tête, le ciel était couvert de vastes nuages noirs qui étaient comme des pans de fumée. Le tragique masque de l'ombre semblait se pencher vaguement sur cet enfant. |
946 |
La brume, lugubrement empourprée, élargissait l'astre. On eût dit une plaie lumineuse. Un vent froid soufflait de la plaine. Le bois était ténébreux, sans aucun froissement de feuilles, sans aucune de ces vagues et fraîches lueurs de l'été. De grands branchages s'y dressaient affreusement. |
947 |
Les ronces se tordaient comme de longs bras armés de griffes cherchant à prendre des proies ; quelques bruyères sèches, chassées par le vent, passaient rapidement et avaient l'air de s'enfuir avec épouvante devant quelque chose qui arrivait. De tous les côtés il y avait des étendues lugubres. |
948 |
Dans l'éclipse, dans la nuit, dans l'opacité fuligineuse, il y a de l'anxiété, même pour les plus forts. Nul ne marche seul la nuit dans la forêt sans tremblement. Ombres et arbres, deux épaisseurs redoutables. Une réalité chimérique apparaît dans la profondeur indistincte. |
949 |
On voit flotter, dans l'espace ou dans son propre cerveau, on ne sait quoi de vague et d'insaisissable comme les rêves des fleurs endormies. Il y a des attitudes farouches sur l'horizon. On aspire les effluves du grand vide noir. On a peur et envie de regarder derrière soi. |
950 |
On éprouve quelque chose de hideux comme si l'âme s'amalgamait à l'ombre. Cette pénétration des ténèbres est inexprimablement sinistre dans un enfant. Les forêts sont des apocalypses ; et le battement d'ailes d'une petite âme fait un bruit d'agonie sous leur voûte monstrueuse. |
951 |
Alors, par une sorte d'instinct, pour sortir de cet état singulier qu'elle ne comprenait pas, mais qui l'effrayait, elle se mit à compter à haute voix un, deux, trois, quatre, jusqu'à dix, et, quand elle eut fini, elle recommença. Cela lui rendit la perception vraie des choses qui l'entouraient. |
952 |
La peur lui était revenue, une peur naturelle et insurmontable. Elle n'eut plus qu'une pensée, s'enfuir ; s'enfuir à toutes jambes, à travers bois, à travers champs, jusqu'aux maisons, jusqu'aux fenêtres, jusqu'aux chandelles allumées. Son regard tomba sur le seau qui était devant elle. |
953 |
Tel était l'effroi que lui inspirait la Thénardier qu'elle n'osa pas s'enfuir sans le seau d'eau. Elle saisit l'anse à deux mains. Elle eut de la peine à soulever le seau. Elle fit ainsi une douzaine de pas, mais le seau était plein, il était lourd, elle fut forcée de le reposer à terre. |
954 |
Cela se passait au fond d'un bois, la nuit, en hiver, loin de tout regard humain ; c'était un enfant de huit ans. Il n'y avait que Dieu en ce moment qui voyait cette chose triste. Et sans doute sa mère, hélas ! Car il est des choses qui font ouvrir les yeux aux mortes dans leur tombeau. |
955 |
Elle était harassée de fatigue et n'était pas encore sortie de la forêt. Parvenue près d'un vieux châtaignier qu'elle connaissait, elle fit une dernière halte plus longue que les autres pour se bien reposer, puis elle rassembla toutes ses forces, reprit le seau et se remit à marcher courageusement. |
956 |
Cependant le pauvre petit être désespéré ne put s'empêcher de s'écrier : Ô mon Dieu ! mon Dieu ! En ce moment, elle sentit tout à coup que le seau ne pesait plus rien. Une main, qui lui parut énorme, venait de saisir l'anse et la soulevait vigoureusement. Elle leva la tête. |
957 |
On verra plus loin que cet homme avait en effet loué une chambre dans ce quartier isolé. Cet homme, dans son vêtement comme dans toute sa personne, réalisait le type de ce qu'on pourrait nommer le mendiant de bonne compagnie, l'extrême misère combinée avec l'extrême propreté. |
958 |
Les rides de son front étaient bien placées, et eussent prévenu en sa faveur quelqu'un qui l'eût observé avec attention. Sa lèvre se contractait avec un pli étrange, qui semblait sévère et qui était humble. Il y avait au fond de son regard on ne sait quelle sérénité lugubre. |
959 |
Vers deux heures, presque invariablement, on voyait la voiture et la cavalcade royale passer ventre à terre sur le boulevard de l'Hôpital. Cela tenait lieu de montre et d'horloge aux pauvresses du quartier qui disaient : – Il est deux heures, le voilà qui s'en retourne aux Tuileries. |
960 |
Quand il parut pour la première fois dans le quartier Saint-Marceau, tout son succès fut ce mot d'un faubourien à son camarade : « C'est ce gros-là qui est le gouvernement. » Cet infaillible passage du roi à la même heure était donc l'événement quotidien du boulevard de l'Hôpital. |
961 |
Il n'y avait que lui dans la contre-allée, il se rangea vivement derrière un angle de mur d'enceinte, ce qui n'empêcha pas Mr le duc d'Havré de l'apercevoir. Mr le duc d'Havré, comme capitaine des gardes de service ce jour-là, était assis dans la voiture vis-à-vis du roi. |
962 |
À quatre heures un quart, c'est-à-dire à la nuit close, il passait devant le théâtre de la Porte-Saint-Martin où l'on donnait ce jour-là les Deux Forçats. Cette affiche, éclairée par les réverbères du théâtre, le frappa, car, quoiqu'il marchât vite, il s'arrêta pour la lire. |
963 |
Le voyageur paya jusqu'à Lagny. On partit. Quand on eut passé la barrière, le cocher essaya de nouer la conversation, mais le voyageur ne répondait que par monosyllabes. Le cocher prit le parti de siffler et de jurer après ses chevaux. Le cocher s'enveloppa dans son manteau. |
964 |
Il faisait froid. L'homme ne paraissait pas y songer. On traversa ainsi Gournay et Neuilly-sur-Marne. Vers six heures du soir on était à Chelles. Le cocher s'arrêta pour laisser souffler ses chevaux, devant l'auberge à rouliers installée dans les vieux bâtiments de l'abbaye royale. |
965 |
L'homme ne s'était pas enfoncé dans la terre, mais il avait arpenté en hâte dans l'obscurité la grande rue de Chelles ; puis il avait pris à gauche avant d'arriver à l'église le chemin vicinal qui mène à Montfermeil, comme quelqu'un qui eût connu le pays et qui y fût déjà venu. |
966 |
Il se cacha précipitamment dans un fossé, et y attendit que les gens qui passaient se fussent éloignés. La précaution était d'ailleurs presque superflue, car, comme nous l'avons déjà dit, c'était une nuit de décembre très noire. On voyait à peine deux ou trois étoiles au ciel. |
967 |
Il alla à cet arbre, et promena sa main sur l'écorce du tronc, comme s'il cherchait à reconnaître et à compter toutes les verrues. Vis-à-vis de cet arbre, qui était un frêne, il y avait un châtaignier malade d'une décortication, auquel on avait mis pour pansement une bande de zinc clouée. |
968 |
Puis il piétina pendant quelque temps sur le sol dans l'espace compris entre l'arbre et les pierres, comme quelqu'un qui s'assure que la terre n'a pas été fraîchement remuée. Cela fait, il s'orienta et reprit sa marche à travers le bois. C'était cet homme qui venait de rencontrer Cosette. |
969 |
L'homme marchait assez vite. Cosette le suivait sans peine. Elle ne sentait plus la fatigue. De temps en temps, elle levait les yeux vers cet homme avec une sorte de tranquillité et d'abandon inexprimables. Jamais on ne lui avait appris à se tourner vers la providence et à prier. |
970 |
Le marchand qui avait demandé le seau d'eau était allé lui-même le porter à son cheval. Cosette avait repris sa place sous la table de cuisine et son tricot. L'homme, qui avait à peine trempé ses lèvres dans le verre de vin qu'il s'était versé, considérait l'enfant avec une attention étrange. |
971 |
Heureuse, elle eût peut-être été jolie. Nous avons déjà esquissé cette petite figure sombre. Cosette était maigre et blême. Elle avait près de huit ans, on lui en eût donné à peine six. Ses grands yeux enfoncés dans une sorte d'ombre profonde étaient presque éteints à force d'avoir pleuré. |
972 |
Ses mains étaient, comme sa mère l'avait deviné, « perdues d'engelures. » Le feu qui l'éclairait en ce moment faisait saillir les angles de ses os et rendait sa maigreur affreusement visible. Comme elle grelottait toujours, elle avait pris l'habitude de serrer ses deux genoux l'un contre l'autre. |
973 |
Le creux de ses clavicules était à faire pleurer. Toute la personne de cette enfant, son allure, son attitude, le son de sa voix, ses intervalles entre un mot et l'autre, son regard, son silence, son moindre geste, exprimaient et traduisaient une seule idée : la crainte. |
974 |
C'est quelque affreux pauvre. Cela n'a pas le sou pour souper. Me payera-t-il mon logement seulement ? Il est bien heureux tout de même qu'il n'ait pas eu l'idée de voler l'argent qui était à terre. Cependant une porte s'était ouverte et Éponine et Azelma étaient entrées. |
975 |
C'étaient vraiment deux jolies petites filles, plutôt bourgeoises que paysannes, très charmantes, l'une avec ses tresses châtaines bien lustrées, l'autre avec ses longues nattes noires tombant derrière le dos, toutes deux vives, propres, grasses, fraîches et saines à réjouir le regard. |
976 |
Elles étaient chaudement vêtues, mais avec un tel art maternel, que l'épaisseur des étoffes n'ôtait rien à la coquetterie de l'ajustement. L'hiver était prévu sans que le printemps fût effacé. Ces deux petites dégageaient de la lumière. En outre, elles étaient régnantes. |
977 |
Cosette avait laissé là son tricot, mais elle n'était pas sortie de sa place. Cosette bougeait toujours le moins possible. Elle avait pris dans une boîte derrière elle quelques vieux chiffons et son petit sabre de plomb. Éponine et Azelma ne faisaient aucune attention à ce qui se passait. |
978 |
Elles venaient d'exécuter une opération fort importante ; elles s'étaient emparées du chat. Elles avaient jeté la poupée à terre, et Éponine, qui était l'aînée, emmaillotait le petit chat, malgré ses miaulements et ses contorsions, avec une foule de nippes et de guenilles rouges et bleues. |
979 |
Je viendrais te voir et tu la regarderais. Peu à peu tu verrais ses moustaches, et cela t'étonnerait. Et puis tu verrais ses oreilles, et puis tu verrais sa queue, et cela t'étonnerait. Et tu me dirais : Ah ! mon Dieu ! et je te dirais : Oui, madame, c'est une petite fille que j'ai comme ça. |
980 |
Azelma écoutait Éponine avec admiration. Cependant, les buveurs s'étaient mis à chanter une chanson obscène dont ils riaient à faire trembler le plafond. Le Thénardier les encourageait et les accompagnait. Comme les oiseaux font un nid avec tout, les enfants font une poupée avec n'importe quoi. |
981 |
Tout en rêvant et tout en jasant, tout en faisant de petits trousseaux et de petites layettes, tout en cousant de petites robes, de petits corsages et de petites brassières, l'enfant devient jeune fille, la jeune fille devient grande fille, la grande fille devient femme. |
982 |
Le premier enfant continue la dernière poupée. Une petite fille sans poupée est à peu près aussi malheureuse et tout à fait aussi impossible qu'une femme sans enfant. Cosette s'était donc fait une poupée avec le sabre. La Thénardier, elle, s'était rapprochée de l'homme jaune. |
983 |
Une espèce d'enfant imbécile. Elle doit avoir de l'eau dans la tête. Elle a la tête grosse, comme vous voyez. Nous faisons pour elle ce que nous pouvons, car nous ne sommes pas riches. Nous avons beau écrire à son pays, voilà six mois qu'on ne nous répond plus. Il faut croire que sa mère est morte. |
984 |
Elle entendait çà et là quelques mots. Cependant les buveurs, tous ivres aux trois quarts, répétaient leur refrain immonde avec un redoublement de gaîté. C'était une gaillardise de haut goût où étaient mêlés la Vierge et l'enfant Jésus. La Thénardier était allée prendre sa part des éclats de rire. |
985 |
Personne ne l'avait vue, excepté le voyageur, qui mangeait lentement son maigre souper. Cette joie dura près d'un quart d'heure. Mais, quelque précaution que prit Cosette, elle ne s'apercevait pas qu'un des pieds de la poupée – passait, – et que le feu de la cheminée l'éclairait très vivement. |
986 |
Et elle désignait du doigt Cosette. Cosette, elle, tout entière aux extases de la possession, ne voyait et n'entendait plus rien. Le visage de la Thénardier prit cette expression particulière qui se compose du terrible mêlé aux riens de la vie et qui a fait nommer ces sortes de femmes : mégères. |
987 |
Cette fois, l'orgueil blessé exaspérait encore sa colère. Cosette avait franchi tous les intervalles, Cosette avait attenté à la poupée de « ces demoiselles ». Une czarine qui verrait un moujik essayer le grand cordon bleu de son impérial fils n'aurait pas une autre figure. |
988 |
Il faut croire que, depuis plus d'une heure qu'il était là, au milieu de sa rêverie, il avait confusément remarqué cette boutique de bimbeloterie éclairée de lampions et de chandelles si splendidement qu'on l'apercevait à travers la vitre du cabaret comme une illumination. |
989 |
Cosette leva les yeux, elle avait vu venir l'homme à elle avec cette poupée comme elle eût vu venir le soleil, elle entendit ces paroles inouïes : c'est pour toi, elle le regarda, elle regarda la poupée, puis elle recula lentement, et s'alla cacher tout au fond sous la table dans le coin du mur. |
990 |
Les buveurs eux-mêmes s'étaient arrêtés. Il s'était fait un silence solennel dans tout le cabaret. La Thénardier, pétrifiée et muette, recommençait ses conjectures : – Qu'est-ce que c'est que ce vieux ? est-ce un pauvre ? est-ce un millionnaire ? C'est peut-être les deux, c'est-à-dire un voleur. |
991 |
La face du mari Thénardier offrit cette ride expressive qui accentue la figure humaine chaque fois que l'instinct dominant y apparent avec toute sa puissance bestiale. Le gargotier considérait tour à tour la poupée et le voyageur ; il semblait flairer cet homme comme il eût flairé un sac d'argent. |
992 |
Il fit un signe de tête à Cosette, et mit la main de « la dame » dans sa petite main. Cosette retira vivement sa main, comme si celle de la dame la brûlait, et se mit à regarder le pavé. Nous sommes forcé d'ajouter qu'en cet instant-là elle tirait la langue d'une façon démesurée. |
993 |
Un voyageur, ça fait ce que ça veut quand ça paye. Si ce vieux est un philanthrope, qu'est-ce que ça te fait ? Si c'est un imbécile, ça ne te regarde pas. De quoi te mêles-tu, puisqu'il a de l'argent ? Langage de maître et raisonnement d'aubergiste qui n'admettaient ni l'un ni l'autre la réplique. |
994 |
La messe de minuit était dite, le réveillon était fini, les buveurs s'en étaient allés, le cabaret était fermé, la salle basse était déserte, le feu s'était éteint, l'étranger était toujours à la même place et dans la même posture. De temps en temps il changeait le coude sur lequel il s'appuyait. |
995 |
Les Thénardier seuls, par convenance et par curiosité, étaient restés dans la salle. – Est-ce qu'il va passer la nuit comme ça ? grommelait la Thénardier. Comme deux heures du matin sonnaient, elle se déclara vaincue et dit à son mari : – Je vais me coucher. Fais-en ce que tu voudras. |
996 |
Une bonne heure se passa ainsi. Le digne aubergiste avait lu au moins trois fois le Courrier français, depuis la date du numéro jusqu'au nom de l'imprimeur. L'étranger ne bougeait pas. Le Thénardier remua, toussa, cracha, se moucha, fit craquer sa chaise. Aucun mouvement de l'homme. |
997 |
Le Thénardier n'eut pas l'air d'entendre cette réflexion peu obligeante. Il alluma deux bougies de cire toutes neuves qui figuraient sur la cheminée. Un assez bon feu flambait dans l'âtre. Il y avait sur cette cheminée, sous un bocal, une coiffure de femme en fils d'argent et en fleurs d'oranger. |
998 |
Quand le voyageur se retourna, l'hôte avait disparu. Le Thénardier s'était éclipsé discrètement, sans oser dire bonsoir, ne voulant pas traiter avec une cordialité irrespectueuse un homme qu'il se proposait d'écorcher royalement le lendemain matin. L'aubergiste se retira dans sa chambre. |
999 |
L'hôte parti, il s'assit sur un fauteuil et resta quelque temps pensif. Puis il ôta ses souliers, prit une des deux bougies, souffla l'autre, poussa la porte et sortit de la chambre, regardant autour de lui comme quelqu'un qui cherche. Il traversa un corridor et parvint à l'escalier. |
1000 |
Là, parmi toutes sortes de vieux paniers et de vieux tessons, dans la poussière et dans les toiles d'araignées, il y avait un lit ; si l'on peut appeler lit une paillasse trouée jusqu'à montrer la paille et une couverture trouée jusqu'à laisser voir la paillasse. Point de draps. |
1001 |
Dans ce lit Cosette dormait. L'homme s'approcha, et la considéra. Cosette dormait profondément. Elle était toute habillée. L'hiver elle ne se déshabillait pas pour avoir moins froid. Elle tenait serrée contre elle la poupée dont les grands yeux ouverts brillaient dans l'obscurité. |
1002 |
De temps en temps elle poussait un grand soupir comme si elle allait se réveiller, et elle étreignait la poupée dans ses bras presque convulsivement. Il n'y avait à côté de son lit qu'un de ses sabots. Une porte ouverte près du galetas de Cosette laissait voir une assez grande chambre sombre. |
1003 |
L'étranger y pénétra. Au fond, à travers une porte vitrée, on apercevait deux petits lits jumeaux très blancs. C'étaient ceux d'Azelma et d'Éponine. Derrière ces lits disparaissait à demi un berceau d'osier sans rideaux où dormait le petit garçon qui avait crié toute la soirée. |
1004 |
L'étranger conjectura que cette chambre communiquait avec celle des époux Thénardier. Il allait se retirer quand son regard rencontra la cheminée ; une de ces vastes cheminées d'auberge où il y a toujours un si petit feu, quand il y a du feu, et qui sont si froides à voir. |
1005 |
C'étaient deux petits souliers d'enfant de forme coquette et de grandeur inégale ; le voyageur se rappela la gracieuse et immémoriale coutume des enfants qui déposent leur chaussure dans la cheminée le jour de Noël pour y attendre dans les ténèbres quelque étincelant cadeau de leur bonne fée. |
1006 |
Éponine et Azelma n'avaient eu garde d'y manquer, et elles avaient mis chacune un de leurs souliers dans la cheminée. Le voyageur se pencha. La fée, c'est-à-dire la mère, avait déjà fait sa visite, et l'on voyait reluire dans chaque soulier une belle pièce de dix sous toute neuve. |
1007 |
L'homme se relevait et allait s'en aller lorsqu'il aperçut au fond, à l'écart, dans le coin le plus obscur de l'âtre, un autre objet. Il regarda, et reconnut un sabot, un affreux sabot du bois le plus grossier, à demi brisé, et tout couvert de cendre et de boue desséchée. |
1008 |
C'était le sabot de Cosette. Cosette, avec cette touchante confiance des enfants qui peut être trompée toujours sans se décourager jamais, avait mis, elle aussi, son sabot dans la cheminée. C'est une chose sublime et douce que l'espérance dans un enfant qui n'a jamais connu que le désespoir. |
1009 |
Puis il regagna sa chambre à pas de loup. Chapitre IX Thénardier à la manoeuvre Le lendemain matin, deux heures au moins avant le jour, le mari Thénardier, attablé près d'une chandelle dans la salle basse du cabaret, une plume à la main, composait la carte du voyageur à la redingote jaune. |
1010 |
Ils n'échangeaient pas une parole. C'était, d'un côté, une méditation profonde, de l'autre, cette admiration religieuse avec laquelle on regarde naître et s'épanouir une merveille de l'esprit humain. On entendait un bruit dans la maison ; c'était l'Alouette qui balayait l'escalier. |
1011 |
Elle sentit que le grand acteur entrait en scène, ne répliqua pas un mot, et sortit. Dès qu'ils furent seuls, le Thénardier offrit une chaise au voyageur. Le voyageur s'assit ; le Thénardier resta debout, et son visage prit une singulière expression de bonhomie et de simplicité. |
1012 |
J'ai vu ça tout petit. C'est vrai qu'elle nous coûte de l'argent, c'est vrai qu'elle a des défauts, c'est vrai que nous ne sommes pas riches, c'est vrai que j'ai payé plus de quatre cents francs en drogues rien que pour une de ses maladies ! Mais il faut bien faire quelque chose pour le bon Dieu. |
1013 |
Ça n'a ni père ni mère, je l'ai élevée. J'ai du pain pour elle et pour moi. Au fait j'y tiens, à cette enfant. Vous comprenez, on se prend d'affection ; je suis une bonne bête, moi ; je ne raisonne pas ; je l'aime, cette petite ; ma femme est vive, mais elle l'aime aussi. |
1014 |
Une supposition que je la laisserais aller et que je me sacrifierais, je voudrais savoir où elle va, je ne voudrais pas la perdre de vue, je voudrais savoir chez qui elle est, pour l'aller voir de temps en temps, qu'elle sache que son bon père nourricier est là, qu'il veille sur elle. |
1015 |
Si j'emmène Cosette, je l'emmènerai, voilà tout. Vous ne saurez pas mon nom, vous ne saurez pas ma demeure, vous ne saurez pas où elle sera, et mon intention est qu'elle ne vous revoie de sa vie. Je casse le fil qu'elle a au pied, et elle s'en va. Cela vous convient-il ? Oui ou non. |
1016 |
Ce fut comme une intuition ; il comprit cela avec sa promptitude nette et sagace. La veille, tout en buvant avec les rouliers, tout en fumant, tout en chantant des gaudrioles, il avait passé la soirée à observer l'étranger, le guettant comme un chat et l'étudiant comme un mathématicien. |
1017 |
Pas un geste, pas un mouvement de l'homme à la capote jaune ne lui était échappé. Avant même que l'inconnu manifestât si clairement son intérêt pour Cosette, le Thénardier l'avait deviné. Il avait surpris les regards profonds de ce vieux qui revenaient toujours à l'enfant. |
1018 |
Ce ne pouvait être le père de Cosette. Était-ce quelque grand-père ? Alors pourquoi ne pas se faire connaître tout de suite ? Quand on a un droit, on le montre. Cet homme évidemment n'avait pas de droit sur Cosette. Alors qu'était-ce ? Le Thénardier se perdait en suppositions. |
1019 |
Cosette, en s'éveillant, avait couru à son sabot. Elle y avait trouvé la pièce d'or. Ce n'était pas un napoléon, c'était une de ces pièces de vingt francs toutes neuves de la restauration sur l'effigie desquelles la petite queue prussienne avait remplacé la couronne de laurier. |
1020 |
Elle ne savait pas ce que c'était qu'une pièce d'or, elle n'en avait jamais vu, elle la cacha bien vite dans sa poche comme si elle l'avait volée. Cependant elle sentait que cela était bien à elle, elle devinait d'où ce don lui venait, mais elle éprouvait une sorte de joie pleine de peur. |
1021 |
Elle était contente ; elle était surtout stupéfaite. Ces choses si magnifiques et si jolies ne lui paraissaient pas réelles. La poupée lui faisait peur, la pièce d'or lui faisait peur. Elle tremblait vaguement devant ces magnificences. L'étranger seul ne lui faisait pas peur. |
1022 |
Depuis la veille, à travers ses étonnements, à travers son sommeil, elle songeait dans son petit esprit d'enfant à cet homme qui avait l'air vieux et pauvre et si triste, et qui était si riche et si bon. Depuis qu'elle avait rencontré ce bonhomme dans le bois, tout était comme changé pour elle. |
1023 |
Cosette, moins heureuse que la moindre hirondelle du ciel, n'avait jamais su ce que c'est que de se réfugier à l'ombre de sa mère et sous une aile. Depuis cinq ans, c'est-à-dire aussi loin que pouvaient remonter ses souvenirs, la pauvre enfant frissonnait et grelottait. |
1024 |
Elle avait toujours été toute nue sous la bise aigre du malheur, maintenant il lui semblait qu'elle était vêtue. Autrefois son âme avait froid, maintenant elle avait chaud. Elle n'avait plus autant de crainte de la Thénardier. Elle n'était plus seule ; il y avait quelqu'un là. |
1025 |
Ce louis, qu'elle avait sur elle, dans ce même gousset de son tablier d'où la pièce de quinze sous était tombée la veille, lui donnait des distractions. Elle n'osait pas y toucher, mais elle passait des cinq minutes à le contempler, il faut le dire, en tirant la langue. |
1026 |
Tout en balayant l'escalier, elle s'arrêtait, et restait là, immobile, oubliant le balai et l'univers entier, occupée à regarder cette étoile briller au fond de sa poche. Ce fut dans une de ces contemplations que la Thénardier la rejoignit. Sur l'ordre de son mari, elle l'était allée chercher. |
1027 |
Un instant après, Cosette entrait dans la salle basse. L'étranger prit le paquet qu'il avait apporté et le dénoua. Ce paquet contenait une petite robe de laine, un tablier, une brassière de futaine, un jupon, un fichu, des bas de laine, des souliers, un vêtement complet pour une fille de huit ans. |
1028 |
Le jour paraissait lorsque ceux des habitants de Montfermeil qui commençaient à ouvrir leurs portes virent passer dans la rue de Paris un bonhomme pauvrement vêtu donnant la main à une petite fille tout en deuil qui portait une grande poupée rose dans ses bras. Ils se dirigeaient du côté de Livry. |
1029 |
C'étaient notre homme et Cosette. Personne ne connaissait l'homme ; comme Cosette n'était plus en guenilles, beaucoup ne la reconnurent pas. Cosette s'en allait. Avec qui ? elle l'ignorait. Où ? elle ne savait. Tout ce qu'elle comprenait, c'est qu'elle laissait derrière elle la gargote Thénardier. |
1030 |
Donne-moi mon chapeau. Il plia les trois billets de banque, les enfonça dans sa poche et sortit en toute hâte, mais il se trompa et prit d'abord à droite. Quelques voisines auxquelles il s'informa le remirent sur la trace, l'Alouette et l'homme avaient été vus allant dans la direction de Livry. |
1031 |
Mais je vais le rattraper. Et puis ce paquet d'habits préparés d'avance pour la petite, tout cela était singulier ; il y avait bien des mystères là-dessous. On ne lâche pas des mystères quand on les tient. Les secrets des riches sont des éponges pleines d'or ; il faut savoir les presser. |
1032 |
Quand on est sorti de Montfermeil et qu'on a atteint le coude que fait la route qui va à Livry, on la voit se développer devant soi très loin sur le plateau. Parvenu là, il calcula qu'il devait apercevoir l'homme et la petite. Il regarda aussi loin que sa vue put s'étendre, et ne vit rien. |
1033 |
Il s'informa encore. Cependant il perdait du temps. Des passants lui dirent que l'homme et l'enfant qu'il cherchait s'étaient acheminés vers les bois du côté de Gagny. Il se hâta dans cette direction. Ils avaient de l'avance sur lui, mais un enfant marche lentement, et lui il allait vite. |
1034 |
La broussaille était basse. Le Thénardier reconnut que l'homme et Cosette étaient assis là. On ne voyait pas l'enfant à cause de sa petitesse, mais on apercevait la tête de la poupée. Le Thénardier ne se trompait pas. L'homme s'était assis là pour laisser un peu reposer Cosette. |
1035 |
Je vais vous dire. J'ai réfléchi. Au fait, je n'ai pas le droit de vous la donner. Je suis un honnête homme, voyez-vous. Cette petite n'est pas à moi, elle est à sa mère. C'est sa mère qui me l'a confiée, je ne puis la remettre qu'à sa mère. Vous me direz : Mais la mère est morte. |
1036 |
Bon. En ce cas je ne puis rendre l'enfant qu'à une personne qui m'apporterait un écrit signé de la mère comme quoi je dois remettre l'enfant à cette personne-là. Cela est clair. L'homme, sans répondre, fouilla dans sa poche et le Thénardier vit reparaître le portefeuille aux billets de banque. |
1037 |
Le Thénardier remarqua l'énormité de la trique et la solitude du lieu. L'homme s'enfonça dans le bois avec l'enfant, laissant le gargotier immobile et interdit. Pendant qu'ils s'éloignaient, le Thénardier considérait ses larges épaules un peu voûtées et ses gros poings. |
1038 |
Il lui restait deux choses dans les mains, une ironie, le chiffon de papier signé Fantine, et une consolation, les quinze cents francs. L'homme emmenait Cosette dans la direction de Livry et de Bondy. Il marchait lentement, la tête baissée, dans une attitude de réflexion et de tristesse. |
1039 |
Tout à coup l'homme se retourna encore. Il aperçut l'aubergiste. Cette fois il le regarda d'un air si sombre que le Thénardier jugea « inutile » d'aller plus loin. Thénardier rebroussa chemin. Chapitre XI Le numéro 9430 reparaît et Cosette le gagne à la loterie Jean Valjean n'était pas mort. |
1040 |
À la nuit, il se jeta de nouveau à la nage, et atteignit la côte à peu de distance du cap Brun. Là, comme ce n'était pas l'argent qui lui manquait, il put se procurer des vêtements. Une guinguette aux environs de Balaguier était alors le vestiaire des forçats évadés, spécialité lucrative. |
1041 |
Puis, Jean Valjean, comme tous ces tristes fugitifs qui tâchent de dépister le guet de la loi et la fatalité sociale, suivit un itinéraire obscur et ondulant. Il trouva un premier asile aux Pradeaux, près Beausset. Ensuite il se dirigea vers le Grand-Villard, près Briançon, dans les Hautes-Alpes. |
1042 |
On a pu, plus tard, retrouver quelque trace de son passage dans l'Ain sur le territoire de Civrieux, dans les Pyrénées, à Accons au lieu dit la Grange-de-Doumecq, près du hameau de Chavailles, et dans les environs de Périgueux, à Brunies, canton de la Chapelle-Gonaguet. |
1043 |
Cela fait, il s'était rendu à Montfermeil. On se souvient que déjà, lors de sa précédente évasion, il y avait fait, ou dans les environs, un voyage mystérieux dont la justice avait eu quelque lueur. Du reste on le croyait mort, et cela épaississait l'obscurité qui s'était faite sur lui. |
1044 |
Là il monta dans un cabriolet qui le conduisit à l'esplanade de l'Observatoire. Il y descendit, paya le cocher, prit Cosette par la main, et tous deux, dans la nuit noire, par les rues désertes qui avoisinent l'Ourcine et la Glacière, se dirigèrent vers le boulevard de l'Hôpital. |
1045 |
Livre quatrième – La masure Gorbeau Chapitre I Maître Gorbeau Il y a quarante ans, le promeneur solitaire qui s'aventurait dans les pays perdus de la Salpêtrière, et qui montait par le boulevard jusque vers la barrière d'Italie, arrivait à des endroits où l'on eût pu dire que Paris disparaissait. |
1046 |
Ce n'était pas la solitude, il y avait des passants ; ce n'était pas la campagne, il y avait des maisons et des rues ; ce n'était pas une ville, les rues avaient des ornières comme les grandes routes et l'herbe y poussait ; ce n'était pas un village, les maisons étaient trop hautes. |
1047 |
Qu'était-ce donc ? C'était un lieu habité où il n'y avait personne, c'était un lieu désert où il y avait quelqu'un ; c'était un boulevard de la grande ville, une rue de Paris, plus farouche la nuit qu'une forêt, plus morne le jour qu'un cimetière. C'était le vieux quartier du Marché-aux-Chevaux. |
1048 |
Cette masure n'avait qu'un étage. En l'examinant, le détail qui frappait d'abord, c'est que cette porte n'avait jamais pu être que la porte d'un bouge, tandis que cette croisée, si elle eût été coupée dans la pierre de taille au lieu de l'être dans le moellon, aurait pu être la croisée d'un hôtel. |
1049 |
Ce bâtiment avait pour tube intestinal un long corridor sur lequel s'ouvraient, à droite et à gauche, des espèces de compartiments de dimensions variées, à la rigueur logeables et plutôt semblables à des échoppes qu'à des cellules. Ces chambres prenaient jour sur des terrains vagues des environs. |
1050 |
Tout cela était obscur, fâcheux, blafard, mélancolique, sépulcral ; traversé, selon que les fentes étaient dans le toit ou dans la porte, par des rayons froids ou par des bises glacées. Une particularité intéressante et pittoresque de ce genre d'habitation, c'est l'énormité des araignées. |
1051 |
Il semble que le logis de l'homme participe de sa brièveté et le logis de Dieu de son éternité. Les facteurs de la poste appelaient cette masure le numéro 50-52 ; mais elle était connue dans le quartier sous le nom de maison Gorbeau. Disons d'où lui venait cette appellation. |
1052 |
Les collecteurs de petits faits, qui se font des herbiers d'anecdotes et qui piquent dans leur mémoire les dates fugaces avec une épingle, savent qu'il y avait à Paris, au siècle dernier, vers 1770, deux procureurs au Châtelet, appelés, l'un Corbeau, l'autre Renard. Deux noms prévus par La Fontaine. |
1053 |
La requête fut présentée à Louis XV le jour même où le nonce du pape, d'un côté, et le cardinal de La Roche-Aymon, de l'autre, dévotement agenouillés tous les deux, chaussèrent, en présence de sa majesté, chacun d'une pantoufle les deux pieds nus de madame Du Barry sortant du lit. |
1054 |
Il fut permis, de par le roi, à maître Corbeau d'ajouter une queue à son initiale et de se nommer Gorbeau ; maître Renard fut moins heureux, il ne put obtenir que de mettre un P devant son R et de s'appeler Prenard ; si bien que le deuxième nom n'était guère moins ressemblant que le premier. |
1055 |
La barrière était tout près. En 1823, le mur d'enceinte existait encore. Cette barrière elle-même jetait dans l'esprit des figures funestes. C'était le chemin de Bicêtre. C'est par là que, sous l'Empire et la Restauration, rentraient à Paris les condamnés à mort le jour de leur exécution. |
1056 |
Il y a trente-sept ans, en laissant à part cette place Saint-Jacques qui était comme prédestinée et qui a toujours été horrible, le point le plus morne peut-être de tout ce morne boulevard était l'endroit, si peu attrayant encore aujourd'hui, où l'on rencontrait la masure 50-52. |
1057 |
C'est que la symétrie, c'est l'ennui, et l'ennui est le fond même du deuil. Le désespoir bâille. On peut rêver quelque chose de plus terrible qu'un enfer où l'on souffre, c'est un enfer où l'on s'ennuierait. Si cet enfer existait, ce morceau du boulevard de l'Hôpital en eût pu être l'avenue. |
1058 |
Les lignes droites s'enfonçaient et se perdaient dans les ténèbres comme des tronçons de l'infini. Le passant ne pouvait s'empêcher de songer aux innombrables traditions patibulaires du lieu. La solitude de cet endroit où il s'était commis tant de crimes avait quelque chose d'affreux. |
1059 |
On croyait pressentir des pièges dans cette obscurité, toutes les formes confuses de l'ombre paraissaient suspectes, et les longs creux carrés qu'on apercevait entre chaque arbre semblaient des fosses. Le jour, c'était laid ; le soir, c'était lugubre ; la nuit, c'était sinistre. |
1060 |
L'été, au crépuscule, on voyait çà et là quelques vieilles femmes, assises au pied des ormes sur des bancs moisis par les pluies. Ces bonnes vieilles mendiaient volontiers. Du reste ce quartier, qui avait plutôt l'air suranné qu'antique, tendait dès lors à se transformer. |
1061 |
Aujourd'hui, et depuis vingt ans, l'embarcadère du chemin de fer d'Orléans est là, à côté du vieux faubourg, et le travaille. Partout où l'on place, sur la lisière d'une capitale, l'embarcadère d'un chemin de fer, c'est la mort d'un faubourg et la naissance d'une ville. |
1062 |
La chambre où il entra et qu'il referma sur-le-champ était une espèce de galetas assez spacieux meublé d'un matelas posé à terre, d'une table et de quelques chaises. Un poêle allumé et dont on voyait la braise était dans un coin. Le réverbère du boulevard éclairait vaguement cet intérieur pauvre. |
1063 |
Il battit le briquet, et alluma une chandelle ; tout cela était préparé d'avance sur la table ; et, comme il l'avait fait la veille, il se mit à considérer Cosette d'un regard plein d'extase où l'expression de la bonté et de l'attendrissement allait presque jusqu'à l'égarement. |
1064 |
La petite fille, avec cette confiance tranquille qui n'appartient qu'à l'extrême force et qu'à l'extrême faiblesse, s'était endormie sans savoir avec qui elle était, et continuait de dormir sans savoir où elle était. Jean Valjean se courba et baisa la main de cette enfant. |
1065 |
Les autres émotions tendres de sa jeunesse, s'il en avait, étaient tombées dans un abîme. Quand il vit Cosette, quand il l'eut prise, emportée et délivrée, il sentit se remuer ses entrailles. Tout ce qu'il y avait de passionné et d'affectueux en lui s'éveilla et se précipita vers cet enfant. |
1066 |
De son côté, Cosette, elle aussi, devenait autre, à son insu, pauvre petit être ! Elle était si petite quand sa mère l'avait quittée qu'elle ne s'en souvenait plus. Comme tous les enfants, pareils aux jeunes pousses de la vigne qui s'accrochent à tout, elle avait essayé d'aimer. |
1067 |
Ce n'était pas sa faute, ce n'était point la faculté d'aimer qui lui manquait ; hélas ! c'était la possibilité. Aussi, dès le premier jour, tout ce qui sentait et songeait en elle se mit à aimer ce bonhomme. Elle éprouvait ce qu'elle n'avait jamais ressenti, une sensation d'épanouissement. |
1068 |
Le bonhomme ne lui faisait même plus l'effet d'être vieux, ni d'être pauvre. Elle trouvait Jean Valjean beau, de même qu'elle trouvait le taudis joli. Ce sont là des effets d'aurore, d'enfance, de jeunesse, de joie. La nouveauté de la terre et de la vie y est pour quelque chose. |
1069 |
Rien n'est charmant comme le reflet colorant du bonheur sur le grenier. Nous avons tous ainsi dans notre passé un galetas bleu. La nature, cinquante ans d'intervalle, avaient mis une séparation profonde entre Jean Valjean et Cosette ; cette séparation, la destinée la combla. |
1070 |
La destinée unit brusquement et fiança avec son irrésistible puissance ces deux existences déracinées, différentes par l'âge, semblables par le deuil. L'une en effet complétait l'autre. L'instinct de Cosette cherchait un père comme l'instinct de Jean Valjean cherchait un enfant. |
1071 |
En prenant les mots dans leur sens le plus compréhensif et le plus absolu, on pourrait dire que, séparés de tout par des murs de tombe, Jean Valjean était le Veuf comme Cosette était l'Orpheline. Cette situation fit que Jean Valjean devint d'une façon céleste le père de Cosette. |
1072 |
Et, en vérité, l'impression mystérieuse produite à Cosette, au fond du bois de Chelles, par la main de Jean Valjean saisissant la sienne dans l'obscurité, n'était pas une illusion, mais une réalité. L'entrée de cet homme dans la destinée de cet enfant avait été l'arrivée de Dieu. |
1073 |
Il était là dans une sécurité qui pouvait sembler entière. La chambre à cabinet qu'il occupait avec Cosette était celle dont la fenêtre donnait sur le boulevard. Cette fenêtre étant unique dans la maison, aucun regard de voisin n'était à craindre, pas plus de côté qu'en face. |
1074 |
Il en était séparé par le plancher qui n'avait ni trappe ni escalier et qui était comme le diaphragme de la masure. Le premier étage contenait, comme nous l'avons dit, plusieurs chambres et quelques greniers, dont un seulement était occupé par une vieille femme qui faisait le ménage de Jean Valjean. |
1075 |
C'était cette vieille femme, ornée du nom de principale locataire et en réalité chargée des fonctions de portière, qui lui avait loué ce logis dans la journée de Noël. Il s'était donné à elle pour un rentier ruiné par les bons d'Espagne, qui allait venir demeurer là avec sa petite-fille. |
1076 |
Il avait payé six mois d'avance et chargé la vieille de meubler la chambre et le cabinet comme on a vu. C'était cette bonne femme qui avait allumé le poêle et tout préparé le soir de leur arrivée. Les semaines se succédèrent. Ces deux êtres menaient dans ce taudis misérable une existence heureuse. |
1077 |
Les enfants ont leur chant du matin comme les oiseaux. Il arrivait quelquefois que Jean Valjean lui prenait sa petite main rouge et crevassée d'engelures et la baisait. La pauvre enfant, accoutumée à être battue, ne savait ce que cela voulait dire, et s'en allait toute honteuse. |
1078 |
Cosette n'était plus en guenilles, elle était en deuil. Elle sortait de la misère et elle entrait dans la vie. Jean Valjean s'était mis à lui enseigner à lire. Parfois, tout en faisant épeler l'enfant, il songeait que c'était avec l'idée de faire le mal qu'il avait appris à lire au bagne. |
1079 |
Cette idée avait tourné à montrer à lire à un enfant. Alors le vieux galérien souriait du sourire pensif des anges. Il sentait là une préméditation d'en haut, une volonté de quelqu'un qui n'est pas l'homme, et il se perdait dans la rêverie. Les bonnes pensées ont leurs abîmes comme les mauvaises. |
1080 |
Qui sait si Jean Valjean n'était pas à la veille de se décourager et de retomber ? Il aima, et il redevint fort. Hélas ! il n'était guère moins chancelant que Cosette. Il la protégea et elle l'affermit. Grâce à lui, elle put marcher dans la vie ; grâce à elle, il put continuer dans la vertu. |
1081 |
Tous les soirs, au crépuscule, il se promenait une heure ou deux, quelquefois seul, souvent avec Cosette, cherchant les contre-allées du boulevard les plus solitaires, ou entrant dans les églises à la tombée de la nuit. Il allait volontiers à Saint-Médard qui est l'église la plus proche. |
1082 |
Quand il n'emmenait pas Cosette, elle restait avec la vieille femme ; mais c'était la joie de l'enfant de sortir avec le bonhomme. Elle préférait une heure avec lui même aux tête-à-tête ravissants de Catherine. Il marchait en la tenant par la main et en lui disant des choses douces. |
1083 |
Jean Valjean n'avait rien changé au mobilier du premier jour ; seulement il avait fait remplacer par une porte pleine la porte vitrée du cabinet de Cosette. Il avait toujours sa redingote jaune, sa culotte noire et son vieux chapeau. Dans la rue on le prenait pour un pauvre. |
1084 |
Il arrivait aussi parfois qu'il rencontrait quelque misérable demandant la charité, alors il regardait derrière lui si personne ne le voyait, s'approchait furtivement du malheureux, lui mettait dans la main une pièce de monnaie, souvent une pièce d'argent, et s'éloignait rapidement. |
1085 |
Cela avait ses inconvénients. On commençait à le connaître dans le quartier sous le nom du mendiant qui fait l'aumône. La vieille principale locataire, créature rechignée, toute pétrie vis-à-vis du prochain de l'attention des envieux, examinait beaucoup Jean Valjean, sans qu'il s'en doutât. |
1086 |
Elle était un peu sourde, ce qui la rendait bavarde. Il lui restait de son passé deux dents, l'une en haut, l'autre en bas, qu'elle cognait toujours l'une contre l'autre. Elle avait fait des questions à Cosette qui, ne sachant rien, n'avait pu rien dire, sinon qu'elle venait de Montfermeil. |
1087 |
Un matin, cette guetteuse aperçut Jean Valjean qui entrait, d'un air qui sembla à la commère particulier, dans un des compartiments inhabités de la masure. Elle le suivit du pas d'une vieille chatte, et put l'observer, sans en être vue, par la fente de la porte qui était tout contre. |
1088 |
Jean Valjean, pour plus de précaution sans doute, tournait le dos à cette porte. La vieille le vit fouiller dans sa poche et y prendre un étui, des ciseaux et du fil, puis il se mit à découdre la doublure d'un pan de sa redingote et il tira de l'ouverture un morceau de papier jaunâtre qu'il déplia. |
1089 |
C'était le second ou le troisième qu'elle voyait depuis qu'elle était au monde. Elle s'enfuit très effrayée. Un moment après, Jean Valjean l'aborda et la pria d'aller lui changer ce billet de mille francs, ajoutant que c'était le semestre de sa rente qu'il avait touché la veille. |
1090 |
Elle était seule, Cosette étant occupée à admirer le bois qu'on sciait, la vieille vit la redingote accrochée à un clou, et la scruta : la doublure avait été recousue. La bonne femme la palpa attentivement, et crut sentir dans les pans et dans les entournures des épaisseurs de papier. |
1091 |
Chapitre V Une pièce de cinq francs qui tombe à terre fait du bruit Il y avait près de Saint-Médard un pauvre qui s'accroupissait sur la margelle d'un puits banal condamné, et auquel Jean Valjean faisait volontiers la charité. Il ne passait guère devant cet homme sans lui donner quelques sous. |
1092 |
Un soir que Jean Valjean passait par là, il n'avait pas Cosette avec lui, il aperçut le mendiant à sa place ordinaire sous le réverbère qu'on venait d'allumer. Cet homme, selon son habitude, semblait prier et était tout courbé. Jean Valjean alla à lui et lui mit dans la main son aumône accoutumée. |
1093 |
Il eut l'impression qu'on aurait en se trouvant tout à coup dans l'ombre face à face avec un tigre. Il recula terrifié et pétrifié, n'osant ni respirer, ni parler, ni rester, ni fuir, considérant le mendiant qui avait baissé sa tête couverte d'une loque et paraissait ne plus savoir qu'il était là. |
1094 |
C'est à peine s'il osait s'avouer à lui-même que cette figure qu'il avait cru voir était la figure de Javert. La nuit, en y réfléchissant, il regretta de n'avoir pas questionné l'homme pour le forcer à lever la tête une seconde fois. Le lendemain à la nuit tombante il y retourna. |
1095 |
Le mendiant était à sa place. – Bonjour, bonhomme, dit résolument Jean Valjean en lui donnant un sou. Le mendiant leva la tête, et répondit d'une voix dolente : – Merci, mon bon monsieur. – C'était bien le vieux bedeau. Jean Valjean se sentit pleinement rassuré. Il se mit à rire. |
1096 |
Ah çà, est-ce que je vais avoir la berlue à présent ? – Il n'y songea plus. Quelques jours après, il pouvait être huit heures du soir, il était dans sa chambre et il faisait épeler Cosette à haute voix, il entendit ouvrir, puis refermer la porte de la masure. Cela lui parut singulier. |
1097 |
La vieille, qui seule habitait avec lui la maison, se couchait toujours à la nuit pour ne point user de chandelle. Jean Valjean fit signe à Cosette de se taire. Il entendit qu'on montait l'escalier. À la rigueur ce pouvait être la vieille qui avait pu se trouver malade et aller chez l'apothicaire. |
1098 |
Au bout d'un temps assez long, n'entendant plus rien, il se retourna sans faire de bruit, et, comme il levait les yeux vers la porte de sa chambre, il vit une lumière par le trou de la serrure. Cette lumière faisait une sorte d'étoile sinistre dans le noir de la porte et du mur. |
1099 |
Il y avait évidemment là quelqu'un qui tenait une chandelle à la main, et qui écoutait. Quelques minutes s'écoulèrent, et la lumière s'en alla. Seulement il n'entendit plus aucun bruit de pas, ce qui semblait indiquer que celui qui était venu écouter à la porte avait ôté ses souliers. |
1100 |
Quelque précaution qu'il prit dans cette opération pour qu'on ne l'entendît pas remuer de l'argent, une pièce de cent sous lui échappa des mains et roula bruyamment sur le carreau. À la brune, il descendit et regarda avec attention de tous les côtés sur le boulevard. Il n'y vit personne. |
1101 |
Qu'on lui permette de parler de ce Paris-là comme s'il existait encore. Il est possible que là où l'auteur va conduire les lecteurs en disant : « Dans telle rue il y a telle maison », il n'y ait plus aujourd'hui ni maison ni rue. Les lecteurs vérifieront, s'ils veulent en prendre la peine. |
1102 |
Quant à lui, il ignore le Paris nouveau, et il écrit avec le Paris ancien devant les yeux dans une illusion qui lui est précieuse. C'est une douceur pour lui de rêver qu'il reste derrière lui quelque chose de ce qu'il voyait quand il était dans son pays, et que tout ne s'est pas évanoui. |
1103 |
Cela dit, nous prions le lecteur d'en tenir note, et nous continuons. Jean Valjean avait tout de suite quitté le boulevard et s'était engagé dans les rues, faisant le plus de lignes brisées qu'il pouvait, revenant quelquefois brusquement sur ses pas pour s'assurer qu'il n'était point suivi. |
1104 |
C'était une nuit de pleine lune. Jean Valjean n'en fut pas fâché. La lune, encore très près de l'horizon, coupait dans les rues de grands pans d'ombre et de lumière. Jean Valjean pouvait se glisser le long des maisons et des murs dans le côté sombre et observer le côté clair. |
1105 |
Pourtant, dans toutes les ruelles désertes qui avoisinent la rue de Poliveau, il crut être certain que personne ne venait derrière lui. Cosette marchait sans faire de questions. Les souffrances des six premières années de sa vie avaient introduit quelque chose de passif dans sa nature. |
1106 |
Il n'était même pas absolument sûr que ce fût Javert, et puis ce pouvait être Javert sans que Javert sût que c'était lui Jean Valjean. N'était-il pas déguisé ? ne le croyait-on pas mort ? Cependant depuis quelques jours il se passait des choses qui devenaient singulières. |
1107 |
Quelques instants après, l'instinct dont nous parlions plus haut fit qu'il se retourna. En ce moment, il vit distinctement, grâce à la lanterne du commissaire qui les trahissait, trois hommes qui le suivaient d'assez près passer successivement sous cette lanterne dans le côté ténébreux de la rue. |
1108 |
Il fit un circuit, tourna le passage des Patriarches qui était fermé à cause de l'heure, arpenta la rue de l'Épée-de-Bois et la rue de l'Arbalète et s'enfonça dans la rue des Postes. Il y a là un carrefour, où est aujourd'hui le collège Rollin et où vient s'embrancher la rue Neuve-Sainte-Geneviève. |
1109 |
Ils étaient maintenant quatre ; tous de haute taille, vêtus de longues redingotes brunes, avec des chapeaux ronds, et de gros bâtons à la main. Ils n'étaient pas moins inquiétants par leur grande stature et leurs vastes poings que par leur marche sinistre dans les ténèbres. |
1110 |
Celui qui paraissait les conduire se tourna et désigna vivement de la main droite la direction où s'était engagé Jean Valjean ; un autre semblait indiquer avec une certaine obstination la direction contraire. À l'instant où le premier se retourna, la lune éclaira en plein son visage. |
1111 |
Jean Valjean reconnut parfaitement Javert. Chapitre II Il est heureux que le pont d'Austerlitz porte voitures L'incertitude cessait pour Jean Valjean ; heureusement elle durait encore pour ces hommes. Il profita de leur hésitation ; c'était du temps perdu pour eux, gagné pour lui. |
1112 |
Il sortit de dessous la porte où il s'était tapi, et poussa dans la rue des Postes vers la région du Jardin des Plantes. Cosette commençait à se fatiguer, il la prit dans ses bras, et la porta. Il n'y avait point un passant, et l'on n'avait pas allumé les réverbères à cause de la lune. |
1113 |
Il doubla le pas. En quelques enjambées, il atteignit la poterie Goblet sur la façade de laquelle le clair de lune faisait très distinctement lisible la vieille inscription : De Goblet fils c'est ici la fabrique ; Venez choisir des cruches et des brocs, Des pots à fleurs, des tuyaux, de la brique. |
1114 |
Vous portez là un enfant qui peut marcher. Payez pour deux. Il paya, contrarié que son passage eût donné lieu à une observation. Toute fuite doit être un glissement. Une grosse charrette passait la Seine en même temps que lui et allait comme lui sur la rive droite. Cela lui fut utile. |
1115 |
Vers le milieu du pont, Cosette, ayant les pieds engourdis, désira marcher. Il la posa à terre et la reprit par la main. Le pont franchi, il aperçut un peu à droite des chantiers devant lui ; il y marcha. Pour y arriver, il fallait s'aventurer dans un assez large espace découvert et éclairé. |
1116 |
Ceux qui le traquaient étaient évidemment dépistés et Jean Valjean se croyait hors de danger. Cherché, oui ; suivi, non. Une petite rue, la rue du Chemin-Vert-Saint-Antoine, s'ouvrait entre deux chantiers enclos de murs. Cette rue était étroite, obscure, et comme faite exprès pour lui. |
1117 |
Avant d'y entrer, il regarda en arrière. Du point où il était, il voyait dans toute sa longueur le pont d'Austerlitz. Quatre ombres venaient d'entrer sur le pont. Ces ombres tournaient le dos au Jardin des Plantes et se dirigeaient vers la rive droite. Ces quatre ombres, c'étaient les quatre hommes. |
1118 |
Jean Valjean avait devant lui comme les deux branches d'un Y. Laquelle choisir ? Il ne balança point, il prit la droite. Pourquoi ? C'est que la branche gauche allait vers le faubourg, c'est-à-dire vers les lieux habités, et la branche droite vers la campagne, c'est-à-dire vers les lieux déserts. |
1119 |
Le pas de Cosette ralentissait le pas de Jean Valjean. Il se remit à la porter. Cosette appuyait sa tête sur l'épaule du bonhomme et ne disait pas un mot. Il se retournait de temps en temps et regardait. Il avait soin de se tenir toujours du côté obscur de la rue. La rue était droite derrière lui. |
1120 |
Il arriva à un mur. Ce mur pourtant n'était point une impossibilité d'aller plus loin ; c'était une muraille bordant une ruelle transversale à laquelle aboutissait la rue où s'était engagé Jean Valjean. Ici encore il fallait se décider ; prendre à droite ou à gauche. Il regarda à droite. |
1121 |
C'était de ce côté-là qu'était le salut. Au moment où Jean Valjean songeait à tourner à gauche, pour tâcher de gagner la rue qu'il entrevoyait au bout de la ruelle, il aperçut, à l'angle de la ruelle et de cette rue vers laquelle il allait se diriger, une espèce de statue noire, immobile. |
1122 |
Le Petit-Picpus, qui du reste a existé à peine et n'a jamais été qu'une ébauche de quartier, avait presque l'aspect monacal d'une ville espagnole. Les chemins étaient peu pavés, les rues étaient peu bâties. Excepté les deux ou trois rues dont nous allons parler, tout y était muraille et solitude. |
1123 |
Pas une boutique, pas une voiture ; à peine çà et là une chandelle allumée aux fenêtres ; toute lumière éteinte après dix heures. Des jardins, des couvents, des chantiers, des marais ; de rares maisons basses, et de grands murs aussi hauts que les maisons. Tel était ce quartier au dernier siècle. |
1124 |
Le Petit-Picpus avait ce que nous venons d'appeler un Y de rues, formé par la rue du Chemin-Vert-Saint-Antoine s'écartant en deux branches et prenant à gauche le nom de petite rue Picpus et à droite le nom de rue Polonceau. Les deux branches de l'Y étaient réunies à leur sommet comme par une barre. |
1125 |
Celui qui, venant de la Seine, arrivait à l'extrémité de la rue Polonceau, avait à sa gauche la rue Droit-Mur, tournant brusquement à angle droit, devant lui la muraille de cette rue, et à sa droite un prolongement tronqué de la rue Droit-Mur, sans issue, appelé le cul-de-sac Genrot. |
1126 |
Que faire ? Il n'était plus temps de rétrograder. Ce qu'il avait vu remuer dans l'ombre à quelque distance derrière lui le moment d'auparavant, c'était sans doute Javert et son escouade. Javert était probablement déjà au commencement de la rue à la fin de laquelle était Jean Valjean. |
1127 |
Ces conjectures, si ressemblantes à des évidences, tourbillonnèrent tout de suite, comme une poignée de poussière qui s'envole à un vent subit, dans le cerveau douloureux de Jean Valjean. Il examina le cul-de-sac Genrot ; là, barrage. Il examina la petite rue Picpus ; là, une sentinelle. |
1128 |
Il voyait cette figure sombre se détacher en noir sur le pavé blanc inondé de lune. Avancer, c'était tomber sur cet homme. Reculer, c'était se jeter dans Javert. Jean Valjean se sentait pris comme dans un filet qui se resserrait lentement. Il regarda le ciel avec désespoir. |
1129 |
L'état de lieux que nous dressons ici est d'une rigoureuse exactitude et éveillera certainement un souvenir très précis dans l'esprit des anciens habitants du quartier. Le pan coupé était entièrement rempli par une chose qui ressemblait à une porte colossale et misérable. |
1130 |
Un tilleul montrait son branchage au-dessus du pan coupé, et le mur était couvert de lierre du côté de la rue Polonceau. Dans l'imminent péril où se trouvait Jean Valjean, ce bâtiment sombre avait quelque chose d'inhabité et de solitaire qui le tentait. Il le parcourut rapidement des yeux. |
1131 |
Il se disait que s'il parvenait à y pénétrer, il était peut-être sauvé. Il eut d'abord une idée et une espérance. Dans la partie moyenne de la devanture de ce bâtiment sur la rue Droit-Mur, il y avait à toutes les fenêtres des divers étages de vieilles cuvettes-entonnoirs en plomb. |
1132 |
Les embranchements variés des conduits qui allaient d'un conduit central aboutir à toutes ces cuvettes dessinaient sur la façade une espèce d'arbre. Ces ramifications de tuyaux avec leurs cent coudes imitaient ces vieux ceps de vigne dépouillés qui se tordent sur les devantures des anciennes fermes. |
1133 |
Il assit Cosette le dos contre une borne en lui recommandant le silence et courut à l'endroit où le conduit venait toucher le pavé. Peut-être y avait-il moyen d'escalader par là et d'entrer dans la maison. Mais le conduit était délabré et hors de service et tenait à peine à son scellement. |
1134 |
Enfin que faire de Cosette ? comment la hisser au haut d'une maison à trois étages ? Il renonça à grimper par le conduit et rampa le long du mur pour rentrer dans la rue Polonceau. Quand il fut au pan coupé où il avait laissé Cosette, il remarqua que, là, personne ne pouvait le voir. |
1135 |
Enfin il y avait deux portes. Peut-être pourrait-on les forcer. Le mur au-dessus duquel il voyait le tilleul et le lierre donnait évidemment dans un jardin où il pourrait tout au moins se cacher, quoiqu'il n'y eût pas encore de feuilles aux arbres, et passer le reste de la nuit. |
1136 |
Il s'approcha de l'autre grande porte avec plus d'espoir. Elle était affreusement décrépite, son immensité même la rendait moins solide, les planches étaient pourries, les ligatures de fer, il n'y en avait que trois, étaient rouillées. Il semblait possible de percer cette clôture vermoulue. |
1137 |
Elle n'avait ni gonds, ni pentures, ni serrure, ni fente au milieu. Les bandes de fer la traversaient de part en part sans solution de continuité. Par les crevasses des planches il entrevit des moellons et des pierres grossièrement cimentés que les passants pouvaient y voir encore il y a dix ans. |
1138 |
Il était facile d'arracher une planche, mais on se trouvait face à face avec un mur. Chapitre V Qui serait impossible avec l'éclairage au gaz En ce moment un bruit sourd et cadencé commença à se faire entendre à quelque distance. Jean Valjean risqua un peu son regard en dehors du coin de la rue. |
1139 |
Sept ou huit soldats disposés en peloton venaient de déboucher dans la rue Polonceau. Il voyait briller les bayonnettes. Cela venait vers lui. Ces soldats, en tête desquels il distinguait la haute stature de Javert, s'avançaient lentement et avec précaution. Ils s'arrêtaient fréquemment. |
1140 |
Il était visible qu'ils exploraient tous les recoins des murs et toutes les embrasures de portes et d'allées. C'était, et ici la conjecture ne pouvait se tromper, quelque patrouille que Javert avait rencontrée et qu'il avait requise. Les deux acolytes de Javert marchaient dans leurs rangs. |
1141 |
Ce fut un instant affreux. Quelques minutes séparaient Jean Valjean de cet épouvantable précipice qui s'ouvrait devant lui pour la troisième fois. Et le bagne maintenant n'était plus seulement le bagne, c'était Cosette perdue à jamais ; c'est-à-dire une vie qui ressemblait au dedans d'une tombe. |
1142 |
Il n'y avait plus qu'une chose possible. Jean Valjean avait cela de particulier qu'on pouvait dire qu'il portait deux besaces ; dans l'une il avait les pensées d'un saint, dans l'autre les redoutables talents d'un forçat. Il fouillait dans l'une ou dans l'autre, selon l'occasion. |
1143 |
Ce remplissage préventif des coins de mur est fort usité à Paris. Ce massif avait environ cinq pieds de haut. Du sommet de ce massif l'espace à franchir pour arriver sur le mur n'était guère que de quatorze pieds. Le mur était surmonté d'une pierre plate sans chevron. La difficulté était Cosette. |
1144 |
Cosette elle, ne savait pas escalader un mur. L'abandonner ? Jean Valjean n'y songeait pas. L'emporter était impossible. Toutes les forces d'un homme lui sont nécessaires pour mener à bien ces étranges ascensions. Le moindre fardeau dérangerait son centre de gravité et le précipiterait. |
1145 |
Il aurait fallu une corde. Jean Valjean n'en avait pas. Où trouver une corde à minuit, rue Polonceau ? Certes, en cet instant-là, si Jean Valjean avait eu un royaume, il l'eût donné pour une corde. Toutes les situations extrêmes ont leurs éclairs qui tantôt nous aveuglent, tantôt nous illuminent. |
1146 |
À cette époque il n'y avait point de becs de gaz dans les rues de Paris. À la nuit tombante on y allumait des réverbères placés de distance en distance, lesquels montaient et descendaient au moyen d'une corde qui traversait la rue de part en part et qui s'ajustait dans la rainure d'une potence. |
1147 |
Cependant l'heure, le lieu, l'obscurité, la préoccupation de Jean Valjean, ses gestes singuliers, ses allées et venues, tout cela commençait à inquiéter Cosette. Tout autre enfant qu'elle aurait depuis longtemps jeté les hauts cris. Elle se borna à tirer Jean Valjean par le pan de sa redingote. |
1148 |
Et elle se sentit enlever de terre. Avant qu'elle eût eu le temps de se reconnaître, elle était au haut de la muraille. Jean Valjean la saisit, la mit sur son dos, lui prit ses deux petites mains dans sa main gauche, se coucha à plat ventre et rampa sur le haut du mur jusqu'au pan coupé. |
1149 |
Comme il l'avait deviné, il y avait là une bâtisse dont le toit partait du haut de la clôture en bois et descendait fort près de terre, selon un plan assez doucement incliné, en effleurant le tilleul. Circonstance heureuse, car la muraille était beaucoup plus haute de ce côté que du côté de la rue. |
1150 |
Jean Valjean avait à côté de lui la bâtisse dont le toit lui avait servi pour descendre, un tas de fagots, et derrière les fagots, tout contre le mur, une statue de pierre dont la face mutilée n'était plus qu'un masque informe qui apparaissait vaguement dans l'obscurité. |
1151 |
Le grand bâtiment de la rue Droit-Mur qui faisait retour sur la petite rue Picpus développait sur ce jardin deux façades en équerre. Ces façades du dedans étaient plus tragiques encore que celles du dehors. Toutes les fenêtres étaient grillées. On n'y entrevoyait aucune lumière. |
1152 |
Le fond du jardin se perdait dans la brume et dans la nuit. Cependant on y distinguait confusément des murailles qui s'entrecoupaient comme s'il y avait d'autres cultures au delà, et les toits bas de la rue Polonceau. On ne pouvait rien se figurer de plus farouche et de plus solitaire que ce jardin. |
1153 |
Il n'y avait personne, ce qui était tout simple à cause de l'heure ; mais il ne semblait pas que cet endroit fût fait pour que quelqu'un y marchât, même en plein midi. Le premier soin de Jean Valjean avait été de retrouver ses souliers et de se rechausser, puis d'entrer dans le hangar avec Cosette. |
1154 |
Cosette tremblait et se serrait contre lui. On entendait le bruit tumultueux de la patrouille qui fouillait le cul-de-sac et la rue, les coups de crosse contre les pierres, les appels de Javert aux mouchards qu'il avait postés, et ses imprécations mêlées de paroles qu'on ne distinguait point. |
1155 |
Ils ne savaient pas ce que c'était, ils ne savaient pas où ils étaient, mais ils sentaient tous deux, l'homme et l'enfant, le pénitent et l'innocent, qu'il fallait qu'ils fussent à genoux. Ces voix avaient cela d'étrange qu'elles n'empêchaient pas que le bâtiment ne parût désert. |
1156 |
C'était comme un chant surnaturel dans une demeure inhabitée. Pendant que ces voix chantaient, Jean Valjean ne songeait plus à rien. Il ne voyait plus la nuit, il voyait un ciel bleu. Il lui semblait sentir s'ouvrir ces ailes que nous avons tous au dedans de nous. Le chant s'éteignit. |
1157 |
La pauvre Cosette ne disait rien. Comme elle s'était assise à terre à son côté et qu'elle avait penché sa tête sur lui, Jean Valjean pensa quelle s'était endormie. Il se baissa et la regarda. Cosette avait les yeux tout grands ouverts et un air pensif qui fit mal à Jean Valjean. |
1158 |
Il y avait des barreaux à toutes les croisées du rez-de-chaussée. Comme il venait de dépasser l'angle intérieur de l'édifice, il remarqua qu'il arrivait à des fenêtres cintrées, et il y aperçut quelque clarté. Il se haussa sur la pointe du pied et regarda par l'une de ces fenêtres. |
1159 |
Elles donnaient toutes dans une salle assez vaste, pavée de larges dalles, coupée d'arcades et de piliers, où l'on ne distinguait rien qu'une petite lueur et de grandes ombres. La lueur venait d'une veilleuse allumée dans un coin. Cette salle était déserte et rien n'y bougeait. |
1160 |
Jean Valjean a souvent dit depuis que, quoique bien des spectacles funèbres eussent traversé sa vie, jamais il n'avait rien vu de plus glaçant et de plus terrible que cette figure énigmatique accomplissant on ne sait quel mystère inconnu dans ce lieu sombre et ainsi entrevue dans la nuit. |
1161 |
Tout à coup il se sentit pris d'une épouvante inexprimable, et il s'enfuit. Il se mit à courir vers le hangar sans oser regarder en arrière. Il lui semblait que s'il tournait la tête il verrait la figure marcher derrière lui à grands pas en agitant les bras. Il arriva à la ruine haletant. |
1162 |
Ce n'était pas un rêve ! Il avait besoin d'en toucher les pierres pour y croire. Le froid, l'anxiété, l'inquiétude, les émotions de la soirée, lui donnaient une véritable fièvre, et toutes ces idées s'entre-heurtaient dans son cerveau. Il s'approcha de Cosette. Elle dormait. |
1163 |
Il percevait clairement cette vérité, le fond de sa vie désormais, que tant qu'elle serait là, tant qu'il l'aurait près de lui, il n'aurait besoin de rien que pour elle, ni peur de rien qu'à cause d'elle. Il ne sentait même pas qu'il avait très froid, ayant quitté sa redingote pour l'en couvrir. |
1164 |
Ce bruit était dans le jardin. On l'entendait distinctement, quoique faiblement. Cela ressemblait à la petite musique vague que font les clarines des bestiaux la nuit dans les pâturages. Ce bruit fit retourner Jean Valjean. Il regarda, et vit qu'il y avait quelqu'un dans le jardin. |
1165 |
Ils se défient du jour parce qu'il aide à les voir et de la nuit parce qu'elle aide à les surprendre. Tout à l'heure il frissonnait de ce que le jardin était désert, maintenant il frissonnait de ce qu'il y avait quelqu'un. Il retomba des terreurs chimériques aux terreurs réelles. |
1166 |
Les idées les plus affreuses lui traversèrent l'esprit pêle-mêle. Il y a des moments où les suppositions hideuses nous assiègent comme une cohue de furies et forcent violemment les cloisons de notre cerveau. Quand il s'agit de ceux que nous aimons, notre prudence invente toutes les folies. |
1167 |
Il se souvint que le sommeil peut être mortel en plein air dans une nuit froide. Cosette, pâle, était retombée étendue à terre à ses pieds sans faire un mouvement. Il écouta son souffle ; elle respirait ; mais d'une respiration qui lui paraissait faible et prête à s'éteindre. |
1168 |
Il s'élança éperdu hors de la ruine. Il fallait absolument qu'avant un quart d'heure Cosette fût devant un feu et dans un lit. Chapitre IX L'homme au grelot Il marcha droit à l'homme qu'il apercevait dans le jardin. Il avait pris à sa main le rouleau d'argent qui était dans la poche de son gilet. |
1169 |
Il s'attendait à tout, excepté à cela. Celui qui lui parlait était un vieillard courbé et boiteux, vêtu à peu près comme un paysan, qui avait au genou gauche une genouillère de cuir où pendait une assez grosse clochette. On ne distinguait pas son visage qui était dans l'ombre. |
1170 |
Et, ajouta-t-il en regardant Jean Valjean avec un gros rire, vous auriez pardieu bien dû en faire autant ! Mais comment donc êtes-vous ici ? Jean Valjean, se sentant connu par cet homme, du moins sous son nom de Madeleine, n'avançait plus qu'avec précaution. Il multipliait les questions. |
1171 |
Les souvenirs revenaient à Jean Valjean. Le hasard, c'est-à-dire la providence, l'avait jeté précisément dans ce couvent du quartier Saint-Antoine où le vieux Fauchelevent, estropié par la chute de sa charrette, avait été admis sur sa recommandation, il y avait deux ans de cela. |
1172 |
Jean Valjean avait remis sa cravate et sa redingote ; le chapeau lancé par-dessus le mur avait été retrouvé et ramassé ; pendant que Jean Valjean endossait sa redingote, Fauchelevent avait ôté sa genouillère à clochette, qui maintenant, accrochée à un clou près d'une hotte, ornait le mur. |
1173 |
Ils vont à Paris comme à un engloutissement ; il y a des engloutissements qui sauvent. La police aussi le sait, et c'est à Paris qu'elle cherche ce qu'elle a perdu ailleurs. Elle y chercha l'ex-maire de Montreuil-sur-Mer. Javert fut appelé à Paris afin d'éclairer les perquisitions. |
1174 |
Comme il achevait l'article qui l'intéressait, un nom, le nom de Jean Valjean, au bas d'une page, appela son attention. Le journal annonçait que le forçat Jean Valjean était mort, et publiait le fait en termes si formels que Javert n'en douta pas. Il se borna à dire : c'est là le bon écrou. |
1175 |
Une petite fille de sept à huit ans, disait la note, qui avait été confiée par sa mère à un aubergiste du pays, avait été volée par un inconnu ; cette petite répondait au nom de Cosette et était l'enfant d'une fille nommée Fantine, morte à l'hôpital, on ne savait quand ni où. |
1176 |
Il se souvenait que Jean Valjean l'avait fait éclater de rire, lui Javert, en lui demandant un répit de trois jours pour aller chercher l'enfant de cette créature. Il se rappela que Jean Valjean avait été arrêté à Paris au moment où il montait dans la voiture de Montfermeil. |
1177 |
Serait-ce Jean Valjean ? mais Jean Valjean était mort. Javert, sans rien dire à personne, prit le coucou du Plat d'étain, cul-de-sac de la Planchette, et fit le voyage de Montfermeil. Il s'attendait à trouver là un grand éclaircissement ; il y trouva une grande obscurité. |
1178 |
Il n'y comprenait rien ; sans doute il s'était plaint dans le moment de ce qu'on lui « enlevait » si vite cette chère petite ; il eût voulu par tendresse la garder encore deux ou trois jours ; mais c'était son « grand-père » qui était venu la chercher le plus naturellement du monde. |
1179 |
Le grand-père faisait évanouir Jean Valjean. Javert pourtant enfonça quelques questions, comme des sondes, dans l'histoire de Thénardier. – Qu'était-ce que ce grand-père, et comment s'appelait-il ? – Thénardier répondit avec simplicité : – C'est un riche cultivateur. J'ai vu son passeport. |
1180 |
Ce personnage était, disait-on, un rentier dont personne ne savait au juste le nom et qui vivait seul avec une petite fille de huit ans, laquelle ne savait rien elle-même sinon qu'elle venait de Montfermeil. Montfermeil ! ce nom revenait toujours, et fit dresser l'oreille à Javert. |
1181 |
Un vieux mendiant mouchard, ancien bedeau, auquel ce personnage faisait la charité, ajoutait quelques autres détails. – Ce rentier était un être très farouche, – ne sortant jamais que le soir, – ne parlant à personne, – qu'aux pauvres quelquefois, – et ne se laissant pas approcher. |
1182 |
Il suivit son homme jusqu'à la masure Gorbeau, et fit parler « la vieille », ce qui n'était pas malaisé. La vieille lui confirma le fait de la redingote doublée de millions, et lui conta l'épisode du billet de mille francs. Elle avait vu ! elle avait touché ! Javert loua une chambre. |
1183 |
Mais le bruit de la pièce de cinq francs qu'il laissa tomber fut remarqué de la vieille qui, entendant remuer de l'argent, songea qu'on allait déménager et se hâta de prévenir Javert. À la nuit, lorsque Jean Valjean sortit, Javert l'attendait derrière les arbres du boulevard avec deux hommes. |
1184 |
Il faut se souvenir qu'à cette époque la police n'était pas précisément à son aise ; la presse libre la gênait. Quelques arrestations arbitraires, dénoncées par les journaux, avaient retenti jusqu'aux chambres, et rendu la préfecture timide. Attenter à la liberté individuelle était un fait grave. |
1185 |
Ce ne fut qu'assez tard, rue de Pontoise, que, grâce à la vive clarté que jetait un cabaret, il reconnut décidément Jean Valjean. Il y a dans ce monde deux êtres qui tressaillent profondément : la mère qui retrouve son enfant, et le tigre qui retrouve sa proie. Javert eut ce tressaillement profond. |
1186 |
Avant d'empoigner un bâton d'épines, on met des gants. Ce retard et la station au carrefour Rollin pour se concerter avec ses agents faillirent lui faire perdre la piste. Cependant, il eut bien vite deviné que Jean Valjean voudrait placer la rivière entre ses chasseurs et lui. |
1187 |
Un mot au péager le mit au fait : – Avez-vous vu un homme avec une petite fille ? – Je lui ai fait payer deux sous, répondit le péager. Javert arriva sur le pont à temps pour voir de l'autre côté de l'eau Jean Valjean traverser avec Cosette à la main l'espace éclairé par la lune. |
1188 |
Il assura les grands devants, comme parlent les chasseurs ; il envoya en hâte par un détour un de ses agents garder cette issue. Une patrouille, qui rentrait au poste de l'Arsenal, ayant passé, il la requit et s'en fit accompagner. Dans ces parties-là, les soldats sont des atouts. |
1189 |
D'ailleurs, c'est le principe que, pour venir à bout d'un sanglier, il faut faire science de veneur et force de chiens. Ces dispositions combinées, sentant Jean Valjean saisi entre l'impasse Genrot à droite, son agent à gauche, et lui Javert derrière, il prit une prise de tabac. |
1190 |
Javert jouissait. Les mailles de son filet étaient solidement attachées. Il était sûr du succès ; il n'avait plus maintenant qu'à fermer la main. Accompagné comme il l'était, l'idée même de la résistance était impossible, si énergique, si vigoureux, et si désespéré que fût Jean Valjean. |
1191 |
Il est certain que Napoléon fit des fautes dans la guerre de Russie, qu'Alexandre fit des fautes dans la guerre de l'Inde, que César fit des fautes dans la guerre d'Afrique, que Cyrus fit des fautes dans la guerre de Scythie, et que Javert fit des fautes dans cette campagne contre Jean Valjean. |
1192 |
Il eut tort de ne pas l'arrêter quand il le reconnut positivement rue de Pontoise. Il eut tort de se concerter avec ses auxiliaires en plein clair de lune dans le carrefour Rollin ; certes, les avis sont utiles, et il est bon de connaître et d'interroger ceux des chiens qui méritent créance. |
1193 |
Javert, en se préoccupant trop de mettre les limiers de meute sur la voie, alarma la bête en lui donnant vent du trait et la fit partir. Il eut tort surtout, dès qu'il eut retrouvé la piste au pont d'Austerlitz, de jouer ce jeu formidable et puéril de tenir un pareil homme au bout d'un fil. |
1194 |
Javert commit toutes ces fautes, et n'en était pas moins un des espions les plus savants et les plus corrects qui aient existé. Il était, dans toute la force du terme, ce qu'en vénerie on appelle un chien sage. Mais qui est-ce qui est parfait ? Les grands stratégistes ont leurs éclipses. |
1195 |
Quoi qu'il en soit, au moment même où il s'aperçut que Jean Valjean lui échappait, Javert ne perdit pas la tête. Sûr que le forçat en rupture de ban ne pouvait être bien loin, il établit des guets, il organisa des souricières et des embuscades et battit le quartier toute la nuit. |
1196 |
Indice précieux, qui l'égara pourtant en ce qu'il fit dévier toutes ses recherches vers le cul-de-sac Genrot. Il y a dans ce cul-de-sac des murs assez bas qui donnent sur des jardins dont les enceintes touchent à d'immenses terrains en friche. Jean Valjean avait dû évidemment s'enfuir par là. |
1197 |
Au-dessus du mur du fond on apercevait de grands arbres. Quand un rayon de soleil égayait la cour, quand un verre de vin égayait le portier, il était difficile de passer devant le numéro 62 de la petite rue Picpus sans en emporter une idée riante. C'était pourtant un lieu sombre qu'on avait entrevu. |
1198 |
On regardait encore, et l'on voyait au mur en face de la porte un trou quadrangulaire d'environ un pied carré, grillé d'une grille en fer à barreaux entre-croisés, noirs, noueux, solides, lesquels formaient des carreaux, j'ai presque dit des mailles, de moins d'un pouce et demi de diagonale. |
1199 |
Elle ne laissait point passer le corps, mais elle laissait passer les yeux, c'est-à-dire l'esprit. Il semblait qu'on eût songé à cela, car on l'avait doublée d'une lame de fer-blanc sertie dans la muraille un peu en arrière et piquée de mille trous plus microscopiques que les trous d'une écumoire. |
1200 |
C'était une voix de femme, une voix douce, si douce qu'elle en était lugubre. Ici encore il y avait un mot magique qu'il fallait savoir. Si on ne le savait pas, la voix se taisait, et le mur redevenait silencieux comme si l'obscurité effarée du sépulcre eût été de l'autre côté. |
1201 |
On était en effet dans une espèce de loge de théâtre, à peine éclairée par le jour vague de la porte vitrée, étroite, meublée de deux vieilles chaises et d'un paillasson tout démaillé, véritable loge avec sa devanture à hauteur d'appui qui portait une tablette en bois noir. |
1202 |
On entendait à peine le bruit d'un souffle. Il semblait que ce fût une évocation qui vous parlait à travers la cloison de la tombe. Si l'on était dans de certaines conditions voulues, bien rares, l'étroite lame d'un des volets s'ouvrait en face de vous, et l'évocation devenait une apparition. |
1203 |
Derrière la grille, derrière le volet, on apercevait, autant que la grille permettait d'apercevoir, une tête dont on ne voyait que la bouche et le menton ; le reste était couvert d'un voile noir. On entrevoyait une guimpe noire et une forme à peine distincte couverte d'un suaire noir. |
1204 |
Ce jour était un symbole. Cependant les yeux plongeaient avidement par cette ouverture qui s'était faite dans ce lieu clos à tous les regards. Un vague profond enveloppait cette forme vêtue de deuil. Les yeux fouillaient ce vague et cherchaient à démêler ce qui était autour de l'apparition. |
1205 |
Cette voix, la première qui vous avait parlé, c'était la voix de la tourière qui était toujours assise, immobile et silencieuse, de l'autre côté du mur, près de l'ouverture carrée, défendue par la grille de fer et par la plaque à mille trous comme par une double visière. |
1206 |
Une robe de serge à manches larges, un grand voile de laine, la guimpe qui monte jusqu'au menton coupée carrément sur la poitrine, le bandeau qui descend jusqu'aux yeux, voilà leur habit. Tout est noir, excepté le bandeau qui est blanc. Les novices portent le même habit, tout blanc. |
1207 |
Du reste les bernardines-bénédictines du Petit-Picpus, dont nous parlons, étaient un ordre absolument autre que les dames du Saint-Sacrement cloîtrées rue Neuve-Sainte-Geneviève et au Temple. Il y avait de nombreuses différences dans la règle ; il y en avait dans le costume. |
1208 |
Les bernardines-bénédictines du Petit-Picpus portaient la guimpe noire, et les bénédictines du Saint-Sacrement et de la rue Neuve-Sainte-Geneviève la portaient blanche, et avaient de plus sur la poitrine un Saint-Sacrement d'environ trois pouces de haut en vermeil ou en cuivre doré. |
1209 |
Elles ne voient jamais le prêtre officiant, qui leur est toujours caché par une serge tendue à neuf pieds de haut. Au sermon, quand le prédicateur est dans la chapelle, elles baissent leur voile sur leur visage. Elles doivent toujours parler bas, marcher les yeux à terre et la tête inclinée. |
1210 |
Un seul homme peut entrer dans le couvent, l'archevêque diocésain. Il y en a bien un autre, qui est le jardinier ; mais c'est toujours un vieillard, et afin qu'il soit perpétuellement seul dans le jardin et que les religieuses soient averties de l'éviter, on lui attache une clochette au genou. |
1211 |
À tour de rôle chacune d'elles fait ce qu'elles appellent la réparation. La réparation, c'est la prière pour tous les péchés, pour toutes les fautes, pour tous les désordres, pour toutes les violations, pour toutes les iniquités, pour tous les crimes qui se commettent sur la terre. |
1212 |
Ceci est grand jusqu'au sublime. Comme cet acte s'accomplit devant un poteau au haut duquel brûle un cierge, on dit indistinctement faire la réparation ou être au poteau. Les religieuses préfèrent même, par humilité, cette dernière expression qui contient une idée de supplice et d'abaissement. |
1213 |
Cependant les noms de saintes ne sont pas interdits. Quand on les voit, on ne voit jamais que leur bouche. Toutes ont les dents jaunes. Jamais une brosse à dents n'est entrée dans le couvent. Se brosser les dents, est au haut d'une échelle au bas de laquelle il y a : perdre son âme. |
1214 |
Dès qu'elles s'aperçoivent qu'elles commencent à tenir à cet objet, elles doivent le donner. Elles se rappellent le mot de sainte Thérèse à laquelle une grande dame, au moment d'entrer dans son ordre, disait : Permettez, ma mère, que j'envoie chercher une sainte bible à laquelle je tiens beaucoup. |
1215 |
Défense à qui que ce soit de s'enfermer, et d'avoir un chez-soi, une chambre. Elles vivent cellules ouvertes. Quand elles s'abordent, l'une dit : Loué soit et adoré le très Saint-Sacrement de l'autel ! L'autre répond : À jamais. Même cérémonie quand l'une frappe à la porte de l'autre. |
1216 |
Partout où il y a un astérisque dans le missel, elles font une pause et disent à voix basse : Jésus-Marie-Joseph. Pour l'office des morts, elles prennent le ton si bas, que c'est à peine si des voix de femmes peuvent descendre jusque-là. Il en résulte un effet saisissant et tragique. |
1217 |
Elles avaient obtenu, consolation médiocre, d'être enterrées à une heure spéciale et en un coin spécial dans l'ancien cimetière Vaugirard, qui était fait d'une terre appartenant jadis à leur communauté. Le jeudi ces religieuses entendent la grand'messe, vêpres et tous les offices comme le dimanche. |
1218 |
La coulpe est toute spontanée ; c'est la coupable elle-même (ce mot est ici étymologiquement à sa place) qui se juge et qui se l'inflige. Les jours de fêtes et les dimanches il y a quatre mères chantres qui psalmodient les offices devant un grand lutrin à quatre pupitres. |
1219 |
Un jour une mère chantre entonna un psaume qui commençait par Ecce, et, au lieu de Ecce, dit à haute voix ces trois notes : ut, si, sol ; elle subit pour cette distraction une coulpe qui dura tout l'office. Ce qui rendait la faute énorme, c'est que le chapitre avait ri. |
1220 |
Lorsqu'une religieuse est appelée au parloir, fût-ce la prieure, elle baisse son voile de façon, l'on s'en souvient, à ne laisser voir que sa bouche. La prieure seule peut communiquer avec des étrangers. Les autres ne peuvent voir que leur famille étroite, et très rarement. |
1221 |
À l'époque où se passe cette histoire, un pensionnat était joint au couvent. Pensionnat de jeunes filles nobles, la plupart riches, parmi lesquelles on remarquait mesdemoiselles de Sainte-Aulaire et de Bélissen et une anglaise portant l'illustre nom catholique de Talbot. |
1222 |
Elles s'en amusaient tout simplement. C'était nouveau, cela les changeait. Candides raisons de l'enfance qui ne réussissent pas d'ailleurs à faire comprendre à nous mondains cette félicité de tenir en main un goupillon et de rester debout des heures entières chantant à quatre devant un lutrin. |
1223 |
Il est telle jeune femme qui, entrée dans le monde et après plusieurs années de mariage, n'était pas encore parvenue à se déshabituer de dire en toute hâte chaque fois qu'on frappait à sa porte : à jamais ! Comme les religieuses, les pensionnaires ne voyaient leurs parents qu'au parloir. |
1224 |
Impossible. Elle supplia du moins qu'il fût permis à l'enfant de passer à travers les barreaux sa petite main pour qu'elle pût la baiser. Ceci fut refusé presque avec scandale. Chapitre IV Gaîtés Ces jeunes filles n'en ont pas moins rempli cette grave maison de souvenirs charmants. |
1225 |
Les oiseaux disaient : Bon ! voilà les enfants ! Une irruption de jeunesse inondait ce jardin coupé d'une croix comme un linceul. Des visages radieux, des fronts blancs, des yeux ingénus pleins de gaie lumière, toutes sortes d'aurores, s'éparpillaient dans ces ténèbres. |
1226 |
La ruche de la joie s'ouvrait, et chacune apportait son miel. On jouait, on s'appelait, on se groupait, on courait ; de jolies petites dents blanches jasaient dans des coins ; les voiles, de loin, surveillaient les rires, les ombres guettaient les rayons, mais qu'importe ! on rayonnait et on riait. |
1227 |
Quel bonheur ! C'est encore là qu'eut lieu ce dialogue mémorable : Une mère vocale. – Pourquoi pleurez-vous, mon enfant ? L'enfant : (six ans), sanglotant : – J'ai dit à Alix que je savais mon histoire de France. Elle me dit que je ne la sais pas, et je la sais. Alix (la grande, neuf ans). |
1228 |
Ils ont cueilli les fleurs, et ils les ont mises dans leur poche. Après ça, ils ont cueilli les feuilles, et ils les ont mises dans leurs joujoux. Il y avait un loup dans le pays, et il y avait beaucoup de bois ; et le loup était dans le bois ; et il a mangé les petits coqs. |
1229 |
Les grandes grandes, au-dessus de dix ans, – l'appelaient Agathoclès. Le réfectoire, grande pièce oblongue et carrée, qui ne recevait de jour que par un cloître à archivoltes de plain-pied avec le jardin, était obscur et humide, et, comme disent les enfants, – plein de bêtes. |
1230 |
Tous les lieux circonvoisins y fournissaient leur contingent d'insectes. Chacun des quatre coins en avait reçu, dans le langage des pensionnaires, un nom particulier et expressif. Il y avait le coin des Araignées, le coin des Chenilles, le coin des Cloportes et le coin des Cricris. |
1231 |
On y avait moins froid qu'ailleurs. Du réfectoire les noms avaient passé au pensionnat et servaient à y distinguer comme à l'ancien collège Mazarin quatre nations. Toute élève était de l'une de ces quatre nations selon le coin du réfectoire où elle s'asseyait aux heures des repas. |
1232 |
Au commencement de ce siècle, Écouen était un de ces lieux gracieux et sévères où grandit, dans une ombre presque auguste, l'enfance des jeunes filles. À Écouen, pour prendre rang dans la procession du Saint-Sacrement, on distinguait entre les vierges et les fleuristes. |
1233 |
Un grand crucifix accroché au mur complétait la décoration de ce réfectoire, dont la porte unique, nous croyons l'avoir dit, s'ouvrait sur le jardin. Deux tables étroites, côtoyées chacune de deux bancs de bois, faisaient deux longues lignes parallèles d'un bout à l'autre du réfectoire. |
1234 |
Ce bref ordinaire, réservé aux pensionnaires seules, était pourtant une exception. Les enfants mangeaient et se taisaient sous le guet de la mère semainière qui, de temps en temps, si une mouche s'avisait de voler et de bourdonner contre la règle, ouvrait et fermait bruyamment un livre de bois. |
1235 |
La lectrice était une grande élève, de semaine. Il y avait de distance en distance sur la table nue des terrines vernies où les élèves lavaient elles-mêmes leur timbale et leur couvert, et quelquefois jetaient quelque morceau de rebut, viande dure ou poisson gâté ; ceci était puni. |
1236 |
On appelait ces terrines ronds d'eau. L'enfant qui rompait le silence faisait une « croix de langue ». Où ? à terre. Elle léchait le pavé. La poussière, cette fin de toutes les joies, était chargée de châtier ces pauvres petites feuilles de rose, coupables de gazouillement. |
1237 |
Nemo regulas, seu constitutiones nostras, externis communicabit. Les pensionnaires parvinrent un jour à dérober ce livre, et se mirent à le lire avidement, lecture souvent interrompue par des terreurs d'être surprises qui leur faisaient refermer le volume précipitamment. |
1238 |
Elles jouaient dans une allée du jardin, bordée de quelques maigres arbres fruitiers. Malgré l'extrême surveillance et la sévérité des punitions, quand le vent avait secoué les arbres, elles réussissaient quelquefois à ramasser furtivement une pomme verte, ou un abricot gâté, ou une poire habitée. |
1239 |
Au moment venu, comme l'archevêque passait devant les pensionnaires, mademoiselle Bouchard, à l'indescriptible épouvante de ses compagnes, sortit des rangs, et dit : « Monseigneur, un jour de congé. » Mademoiselle Bouchard était fraîche et grande, avec la plus jolie petite mine rose du monde. |
1240 |
J'accorde trois jours. La prieure n'y pouvait rien, l'archevêque avait parlé. Scandale pour le couvent, mais joie pour le pensionnat. Qu'on juge de l'effet. Ce cloître bourru n'était pourtant pas si bien muré que la vie des passions du dehors, que le drame, que le roman même, n'y pénétrassent. |
1241 |
Vers cette époque donc, il y avait dans le couvent une personne mystérieuse qui n'était pas religieuse, qu'on traitait avec grand respect, et qu'on nommait madame Albertine. On ne savait rien d'elle sinon qu'elle était folle, et que dans le monde elle passait pour morte. |
1242 |
Voyait-elle ? On en doutait. Elle glissait plutôt qu'elle ne marchait ; elle ne parlait jamais ; on n'était pas bien sûr qu'elle respirât. Ses narines étaient pincées et livides comme après le dernier soupir. Toucher sa main, c'était toucher de la neige. Elle avait une étrange grâce spectrale. |
1243 |
Ce jour-là, dès qu'elle aperçut Mr de Rohan, elle se dressa à demi, et dit à haute voix dans le silence de la chapelle : Tiens ! Auguste ! Toute la communauté stupéfaite tourna la tête, le prédicateur leva les yeux, mais madame Albertine était retombée dans son immobilité. |
1244 |
Quand les deux vieilles dames passaient, toutes les pauvres jeunes filles tremblaient et baissaient les yeux. M. de Rohan était du reste, à son insu, l'objet de l'attention des pensionnaires. Il venait à cette époque d'être fait, en attendant l'épiscopat, grand vicaire de l'archevêque de Paris. |
1245 |
Les jeunes filles passaient des heures à écouter, les mères vocales étaient bouleversées, les cervelles travaillaient, les punitions pleuvaient. Cela dura plusieurs mois. Les pensionnaires étaient toutes plus ou moins amoureuses du musicien inconnu. Chacune se rêvait Zétulbé. |
1246 |
Il y en eut qui s'échappèrent par une porte de service et qui montèrent au troisième sur la rue Droit-Mur, afin d'essayer de voir par les jours de souffrance. Impossible. Une alla jusqu'à passer son bras au-dessus de sa tête par la grille et agita son mouchoir blanc. Deux furent plus hardies encore. |
1247 |
Dès l'Empire, il avait été accordé à toutes ces pauvres filles dispersées et dépaysées de venir s'abriter là sous les ailes des bénédictines-bernardines. Le gouvernement leur payait une petite pension ; les dames du Petit-Picpus les avaient reçues avec empressement. C'était un pêle-mêle bizarre. |
1248 |
Chacune suivait sa règle. On permettait quelquefois aux élèves pensionnaires, comme grande récréation, de leur rendre visite ; ce qui fait que ces jeunes mémoires ont gardé entre autres le souvenir de la mère Saint-Basile, de la mère Sainte-Scolastique et de la mère Jacob. |
1249 |
Rumeur dans la ruche ; les mères vocales étaient toutes tremblantes. Madame de Genlis avait fait des romans. Mais elle déclara qu'elle était la première à les détester, et puis elle était arrivée à sa phase de dévotion farouche. Dieu aidant, et le prince aussi, elle entra. |
1250 |
Nos et res nostras conservet summa potestas. Hos versus dicas, ne tu furto tua perdas. Ces vers, en latin du sixième siècle, soulèvent la question de savoir si les deux larrons du calvaire s'appelaient, comme on le croit communément, Dimas et Gestas, ou Dismas et Gesmas. |
1251 |
Du reste, la vertu utile attachée à ces vers fait article de foi dans l'ordre des hospitalières. L'église de la maison, construite de manière à séparer, comme une véritable coupure, le grand couvent du pensionnat, était, bien entendu, commune au pensionnat, au grand couvent et au petit couvent. |
1252 |
C'était une femme d'une soixantaine d'années, courte, grosse, « chantant comme un pot fêlé », dit la lettre que nous avons déjà citée ; du reste excellente, la seule gaie dans tout le couvent, et pour cela adorée. Mère Innocente tenait de son ascendante Marguerite, la Dacier de l'Ordre. |
1253 |
Les religieuses n'étaient sévères que pour elles-mêmes. On ne faisait de feu qu'au pensionnat, et la nourriture, comparée à celle du couvent, y était recherchée. Avec cela mille soins. Seulement, quand un enfant passait près d'une religieuse et lui parlait, la religieuse ne répondait jamais. |
1254 |
Chaque personne et chaque chose avait sa sonnerie. La prieure avait un et un ; la sous-prieure un et deux. Six-cinq annonçait la classe, de telle sorte que les élèves ne disaient jamais rentrer en classe, mais aller à six-cinq. Quatre-quatre était le timbre de madame de Genlis. |
1255 |
On l'entendait très souvent. C'est le diable à quatre, disaient celles qui n'étaient point charitables. Dix-neuf coups annonçaient un grand événement. C'était l'ouverture de la porte de clôture, effroyable planche de fer hérissée de verrous qui ne tournait sur ses gonds que devant l'archevêque. |
1256 |
Le lecteur en a déjà quelque idée. Le couvent du Petit-Picpus-Saint-Antoine emplissait presque entièrement le vaste trapèze qui résultait des intersections de la rue Polonceau, de la rue Droit-Mur, de la petite rue Picpus et de la ruelle condamnée nommée dans les vieux plans rue Aumarais. |
1257 |
Vers le milieu de cette façade, la poussière et la cendre blanchissaient une vieille porte basse cintrée où les araignées faisaient leur toile et qui ne s'ouvrait qu'une heure ou deux le dimanche et aux rares occasions où le cercueil d'une religieuse sortait du couvent. |
1258 |
Ces noms, Droit-Mur et Aumarais, sont bien vieux ; les rues qui les portent sont beaucoup plus vieilles encore. La ruelle Aumarais s'est appelée la ruelle Maugout ; la rue Droit-Mur s'est appelée la rue des Églantiers, car Dieu ouvrait les fleurs avant que l'homme taillât les pierres. |
1259 |
Une autre fois, la centenaire racontait des histoires. Elle disait que dans sa jeunesse les bernardins ne le cédaient pas aux mousquetaires. C'était un siècle qui parlait, mais c'était le dix-huitième siècle. Elle contait la coutume champenoise et bourguignonne des quatre vins avant la révolution. |
1260 |
Ces quatre légendes exprimaient les quatre degrés que descend l'ivrogne ; la première ivresse, celle qui égaye ; la deuxième, celle qui irrite ; la troisième, celle qui hébète ; la dernière enfin, celle qui abrutit. Elle avait dans une armoire, sous clef, un objet mystérieux auquel elle tenait fort. |
1261 |
Elle ne voulait montrer cet objet à personne. Elle s'enfermait, ce que sa règle lui permettait, et se cachait chaque fois qu'elle voulait le contempler. Si elle entendait marcher dans le corridor, elle refermait l'armoire aussi précipitamment qu'elle le pouvait avec ses vieilles mains. |
1262 |
Sans doute quelque saint livre ? quelque chapelet unique ? quelque relique prouvée ? On se perdait en conjectures. À la mort de la pauvre vieille, on courut à l'armoire plus vite peut-être qu'il n'eût convenu, et on l'ouvrit. On trouva l'objet sous un triple linge comme une patène bénite. |
1263 |
Elle n'avait pas quarante ans. À mesure que le nombre diminue, la fatigue augmente ; le service de chacune devient plus pénible ; on voyait dès lors approcher le moment où elles ne seraient plus qu'une douzaine d'épaules douloureuses et courbées pour porter la lourde règle de saint Benoît. |
1264 |
Le fardeau est implacable et reste le même à peu comme à beaucoup. Il pesait, il écrase. Aussi elles meurent. Du temps que l'auteur de ce livre habitait encore Paris, deux sont mortes. L'une avait vingt-cinq ans, l'autre vingt-trois. Celle-ci peut dire comme Julia Alpinula : Hic jaceo. |
1265 |
Nous avons pénétré dans cette communauté toute pleine de ces vieilles pratiques qui semblent si nouvelles aujourd'hui. C'est le jardin fermé. Hortus conclusus. Nous avons parlé de ce lieu singulier avec détail, mais avec respect, autant du moins que le respect et le détail sont conciliables. |
1266 |
Illogisme de Voltaire, soit dit en passant ; car Voltaire eût défendu Jésus comme il défendait Calas ; et, pour ceux-là mêmes qui nient les incarnations surhumaines, que représente le crucifix ? Le sage assassiné. Au dix-neuvième siècle, l'idée religieuse subit une crise. |
1267 |
En attendant, étudions les choses qui ne sont plus. Il est nécessaire de les connaître, ne fût-ce que pour les éviter. Les contrefaçons du passé prennent de faux noms et s'appellent volontiers l'avenir. Ce revenant, le passé, est sujet à falsifier son passeport. Mettons-nous au fait du piège. |
1268 |
Quant aux couvents, ils offrent une question complexe. Question de civilisation, qui les condamne ; question de liberté, qui les protège. Livre septième – Parenthèse Chapitre I Le couvent, idée abstraite Ce livre est un drame dont le premier personnage est l'infini. L'homme est le second. |
1269 |
Ces femmes pensent-elles ? non. Veulent-elles ? non. Aiment-elles ? non. Vivent-elles ? non. Leurs nerfs sont devenus des os ; leurs os sont devenus des pierres. Leur voile est de la nuit tissue. Leur souffle sous le voile ressemble à on ne sait quelle tragique respiration de la mort. |
1270 |
L'immaculé est là, farouche. Tels sont les vieux monastères d'Espagne. Repaires de la dévotion terrible ; antres de vierges ; lieux féroces. L'Espagne catholique était plus romaine que Rome même. Le couvent espagnol était par excellence le couvent catholique. On y sentait l'orient. |
1271 |
La nuit, le beau jeune homme nu descendait de la croix et devenait l'extase de la cellule. De hautes murailles gardaient de toute distraction vivante la sultane mystique qui avait le crucifié pour sultan. Un regard dehors était une infidélité. L'in-pace remplaçait le sac de cuir. |
1272 |
On a mis à la mode une façon commode et étrange de supprimer les révélations de l'histoire, d'infirmer les commentaires de la philosophie, et d'élider tous les faits gênants et toutes les questions sombres. Matière à déclamations, disent les habiles. Déclamations, répètent les niais. |
1273 |
Jean-Jacques, déclamateur ; Diderot, déclamateur ; Voltaire sur Calas, Labarre et Sirven, déclamateur. Je ne sais qui a trouvé dernièrement que Tacite était un déclamateur, que Néron était une victime, et que décidément il fallait s'apitoyer « sur ce pauvre Holopherne ». |
1274 |
C'étaient des in-pace. Chacun de ces cachots a un reste de porte de fer, une latrine, et une lucarne grillée qui, dehors, est à deux pieds au-dessus de la rivière, et, dedans, à six pieds au-dessus du sol. Quatre pieds de rivière coulent extérieurement le long du mur. Le sol est toujours mouillé. |
1275 |
L'habitant de l'in-pace avait pour lit cette terre mouillée. Dans l'un des cachots, il y a un tronçon de carcan scellé au mur ; dans un autre on voit une espèce de boîte carrée faite de quatre lames de granit, trop courte pour qu'on s'y couche, trop basse pour qu'on s'y dresse. |
1276 |
Ingrats ! dit le vêtement, je vous ai protégés dans le mauvais temps, pourquoi ne voulez-vous plus de moi ? Je viens de la pleine mer, dit le poisson. J'ai été la rose, dit le parfum. Je vous ai aimés, dit le cadavre. Je vous ai civilisés, dit le couvent. À cela une seule réponse : Jadis. |
1277 |
Les aruspices la pratiquaient. Ils frottaient de craie une génisse noire, et disaient : Elle est blanche. Bos cretatus. Quant à nous, nous respectons çà et là et nous épargnons partout le passé, pourvu qu'il consente à être mort. S'il veut être vivant, nous l'attaquons, et nous tâchons de le tuer. |
1278 |
Le propre de la vérité, c'est de n'être jamais excessive. Quel besoin a-t-elle d'exagérer ? Il y a ce qu'il faut détruire, et il y a ce qu'il faut simplement éclairer et regarder. L'examen bienveillant et grave, quelle force ! N'apportons point la flamme là où la lumière suffit. |
1279 |
Cette question a de certains côtés mystérieux, presque redoutables ; qu'il nous soit permis de la regarder fixement. Chapitre IV Le couvent au point de vue des principes Des hommes se réunissent et habitent en commun. En vertu de quel droit ? en vertu du droit d'association. |
1280 |
Ils parlent bas ; ils baissent les yeux ; ils travaillent. Ils renoncent au monde, aux villes, aux sensualités, aux plaisirs, aux vanités, aux orgueils, aux intérêts. Ils sont vêtus de grosse laine ou de grosse toile. Pas un d'eux ne possède en propriété quoi que ce soit. |
1281 |
Celui qui était ce qu'on appelle noble, gentilhomme et seigneur, est l'égal de celui qui était paysan. La cellule est identique pour tous. Tous subissent la même tonsure, portent le même froc, mangent le même pain noir, dorment sur la même paille, meurent sur la même cendre. |
1282 |
Le même sac sur le dos, la même corde autour des reins. Si le parti pris est d'aller pieds nus, tous vont pieds nus. Il peut y avoir là un prince, ce prince est la même ombre que les autres. Plus de titres. Les noms de famille même ont disparu. Ils ne portent que des prénoms. |
1283 |
Tous sont courbés sous l'égalité des noms de baptême. Ils ont dissous la famille charnelle et constitué dans leur communauté la famille spirituelle. Ils n'ont plus d'autres parents que tous les hommes. Ils secourent les pauvres, ils soignent les malades. Ils élisent ceux auxquels ils obéissent. |
1284 |
Ils se disent l'un à l'autre : mon frère. Vous m'arrêtez, et vous vous écriez : – Mais c'est là le couvent idéal ! Il suffit que ce soit le couvent possible, pour que j'en doive tenir compte. De là vient que, dans le livre précédent, j'ai parlé d'un couvent avec un accent respectueux. |
1285 |
Là où il y a la communauté, il y a la commune ; là où il y a la commune, il y a le droit. Le monastère est le produit de la formule : Égalité, Fraternité. Oh ! que la Liberté est grande ! et quelle transfiguration splendide ! la Liberté suffit à transformer le monastère en république. |
1286 |
Continuons. Mais ces hommes, ou ces femmes, qui sont derrière ces quatre murs, ils s'habillent de bure, ils sont égaux, ils s'appellent frères ; c'est bien ; mais ils font encore autre chose ? Oui. Quoi ? Ils regardent l'ombre, ils se mettent à genoux, et ils joignent les mains. |
1287 |
Mettre par la pensée l'infini d'en bas en contact avec l'infini d'en haut, cela s'appelle prier. Ne retirons rien à l'esprit humain ; supprimer est mauvais. Il faut réformer et transformer. Certaines facultés de l'homme sont dirigées vers l'Inconnu ; la pensée, la rêverie, la prière. |
1288 |
C'est la boussole de l'Inconnu. Pensée, rêverie, prière, ce sont là de grands rayonnements mystérieux. Respectons-les. Où vont ces irradiations majestueuses de l'âme ? à l'ombre ; c'est-à-dire à la lumière. La grandeur de la démocratie, c'est de ne rien nier et de ne rien renier de l'humanité. |
1289 |
Nous avons un devoir : travailler à l'âme humaine, défendre le mystère contre le miracle, adorer l'incompréhensible et rejeter l'absurde, n'admettre, en fait d'inexplicable, que le nécessaire, assainir la croyance, ôter les superstitions de dessus la religion ; écheniller Dieu. |
1290 |
Le curieux, ce sont les airs hautains, supérieurs et compatissants que prend, vis-à-vis de la philosophie qui voit Dieu, cette philosophie à tâtons. On croit entendre une taupe s'écrier : Ils me font pitié avec leur soleil ! Il y a, nous le savons, d'illustres et puissants athées. |
1291 |
Une école métaphysique du nord, un peu imprégnée de brouillard, a cru faire une révolution dans l'entendement humain en remplaçant le mot Force par le mot Volonté. Dire : la plante veut ; au lieu de : la plante croît ; cela serait fécond, en effet, si l'on ajoutait : l'univers veut. |
1292 |
Seulement, il ne s'aperçoit point que tout ce qu'il a nié, il l'admet en bloc, rien qu'en prononçant ce mot : Esprit. En somme, aucune voie n'est ouverte pour la pensée par une philosophie qui fait tout aboutir au monosyllabe Non. À : Non, il n'y a qu'une réponse : Oui. Le nihilisme est sans portée. |
1293 |
Il n'y a pas de néant. Zéro n'existe pas. Tout est quelque chose. Rien n'est rien. L'homme vit d'affirmation plus encore que de pain. Voir et montrer, cela même ne suffit pas. La philosophie doit être une énergie ; elle doit avoir pour effort et pour effet d'améliorer l'homme. |
1294 |
La brute jouit. Penser, voilà le triomphe vrai de l'âme. Tendre la pensée à la soif des hommes, leur donner à tous en élixir la notion de Dieu, faire fraterniser en eux la conscience et la science, les rendre justes par cette confrontation mystérieuse, telle est la fonction de la philosophie réelle. |
1295 |
La morale est un épanouissement de vérités. Contempler mène à agir. L'absolu doit être pratique. Il faut que l'idéal soit respirable, potable et mangeable à l'esprit humain. C'est l'idéal qui a le droit de dire : Prenez, ceci est ma chair, ceci est mon sang. La sagesse est une communion sacrée. |
1296 |
Pour nous, en ajournant le développement de notre pensée à une autre occasion, nous nous bornons à dire que nous ne comprenons ni l'homme comme point de départ, ni le progrès comme but, sans ces deux forces qui sont les deux moteurs : croire et aimer. Le progrès est le but, l'idéal est le type. |
1297 |
Le cénobitisme est un problème humain. Lorsqu'on parle des couvents, ces lieux d'erreur, mais d'innocence, d'égarement, mais de bonne volonté, d'ignorance, mais de dévouement, de supplice, mais de martyre, il faut presque toujours dire oui et non. Un couvent, c'est une contradiction. |
1298 |
On tire une lettre de change sur la mort. On escompte en nuit terrestre la lumière céleste. Au cloître, l'enfer est accepté en avance d'hoirie sur le paradis. La prise de voile ou de froc est un suicide payé d'éternité. Il ne nous parait pas qu'en un pareil sujet la moquerie soit de mise. |
1299 |
Une foi ; c'est là pour l'homme le nécessaire. Malheur à qui ne croit rien ! On n'est pas inoccupé parce qu'on est absorbé. Il y a le labeur visible et le labeur invisible. Contempler, c'est labourer ; penser, c'est agir. Les bras croisés travaillent, les mains jointes font. |
1300 |
Il fonda la philosophie. Pour nous les cénobites ne sont pas des oisifs, et les solitaires ne sont pas des fainéants. Songer à l'Ombre est une chose sérieuse. Sans rien infirmer de ce que nous venons de dire, nous croyons qu'un perpétuel souvenir du tombeau convient aux vivants. |
1301 |
L'abbé de La Trappe donne la réplique à Horace. Mêler à sa vie une certaine présence du sépulcre, c'est la loi du sage ; et c'est la loi de l'ascète. Sous ce rapport l'ascète et le sage convergent. Il y a la croissance matérielle ; nous la voulons. Il y a aussi la grandeur morale ; nous y tenons. |
1302 |
Et nous ajoutons : Il n'y a peut-être pas de travail plus utile. Il faut bien ceux qui prient toujours pour ceux qui ne prient jamais. Pour nous, toute la question est dans la quantité de pensée qui se mêle à la prière. Leibniz priant, cela est grand ; Voltaire adorant, cela est beau. |
1303 |
Livre huitième – Les cimetières prennent ce qu'on leur donne Chapitre I Où il est traité de la manière d'entrer au couvent C'est dans cette maison que Jean Valjean était, comme avait dit Fauchelevent, « tombé du ciel ». Il avait franchi le mur du jardin qui faisait l'angle de la rue Polonceau. |
1304 |
Une fois Cosette couchée, Jean Valjean et Fauchelevent avaient, comme on l'a vu, soupé d'un verre de vin et d'un morceau de fromage devant un bon fagot flambant ; puis, le seul lit qu'il y eût dans la baraque étant occupé par Cosette, ils s'étaient jetés chacun sur une botte de paille. |
1305 |
Jean Valjean, se sentant découvert et Javert sur sa piste, comprenait que lui et Cosette étaient perdus s'ils rentraient dans Paris. Puisque le nouveau coup de vent qui venait de souffler sur lui l'avait échoué dans ce cloître, Jean Valjean n'avait plus qu'une pensée, y rester. |
1306 |
Il commençait par se déclarer qu'il n'y comprenait rien. Comment Mr Madeleine se trouvait-il là, avec les murs qu'il y avait ? Des murs de cloître ne s'enjambent pas. Comment s'y trouvait-il avec un enfant ? On n'escalade pas une muraille à pic avec un enfant dans ses bras. |
1307 |
Depuis que Fauchelevent était dans le couvent, il n'avait plus entendu parler de Montreuil-sur-Mer, et il ne savait rien de ce qui s'était passé. Le père Madeleine avait cet air qui décourage les questions ; et d'ailleurs Fauchelevent se disait : On ne questionne pas un saint. |
1308 |
Fauchelevent les voyait, les touchait, leur parlait, et n'y croyait pas. L'incompréhensible venait de faire son entrée dans la cahute de Fauchelevent. Fauchelevent était à tâtons dans les conjectures, et ne voyait plus rien de clair sinon ceci : Mr Madeleine m'a sauvé la vie. |
1309 |
Il décida qu'il sauverait Mr Madeleine. Il se fit pourtant diverses questions et diverses réponses : – Après ce qu'il a été pour moi, si c'était un voleur, le sauverais-je ? Tout de même. Si c'était un assassin, le sauverais-je ? Tout de même. Puisque c'est un saint, le sauverai-je ? Tout de même. |
1310 |
On peut ajouter que l'air qu'il respirait depuis plusieurs années déjà dans ce couvent avait détruit la personnalité en lui, et avait fini par lui rendre nécessaire une bonne action quelconque. Il prit donc sa résolution : se dévouer à Mr Madeleine. Nous venons de le qualifier pauvre paysan picard. |
1311 |
La qualification est juste, mais incomplète. Au point de cette histoire où nous sommes, un peu de physiologie du père Fauchelevent devient utile. Il était paysan, mais il avait été tabellion, ce qui ajoutait de la chicane à sa finesse, et de la pénétration à sa naïveté. |
1312 |
Fauchelevent était en effet de cette espèce que le vocabulaire impertinent et léger du dernier siècle qualifiait : demi-bourgeois, demi-manant ; et que les métaphores tombant du château sur la chaumière étiquetaient dans le casier de la roture : un peu rustre, un peu citadin ; poivre et sel. |
1313 |
On dit les prières de quarante heures. Toute la communauté est en l'air. Ça les occupe. Celle qui est en train de s'en aller est une sainte. Au fait, nous sommes tous des saints ici. Toute la différence entre elles et moi, c'est qu'elles disent : notre cellule, et que je dis : ma piolle. |
1314 |
C'est ordinairement au point du jour qu'on meurt. Mais est-ce que vous ne pourriez pas sortir par où vous êtes entré ? Voyons, ce n'est pas pour vous faire une question, par où êtes-vous entré ? Jean Valjean devint pâle. La seule idée de redescendre dans cette rue formidable le faisait frissonner. |
1315 |
Allons, encore une sonnerie. Celle-ci est pour avertir le portier d'aller prévenir la municipalité pour qu'elle aille prévenir le médecin des morts pour qu'il vienne voir qu'il y a une morte. Tout ça, c'est la cérémonie de mourir. Elles n'aiment pas beaucoup cette visite-là, ces bonnes dames. |
1316 |
Je sors. Le père Fauchelevent sort avec sa hotte, c'est tout simple. Vous direz à la petite de se tenir bien tranquille. Elle sera sous la bâche. Je la déposerai le temps qu'il faudra chez une vieille bonne amie de fruitière que j'ai rue du Chemin-Vert, qui est sourde et où il y a un petit lit. |
1317 |
Après quoi, je cloue. Cela fait partie de mon jardinage. Un jardinier est un peu un fossoyeur. On la met dans une salle basse de l'église qui communique à la rue et où pas un homme ne peut entrer que le médecin des morts. Je ne compte pas pour des hommes les croque-morts et moi. |
1318 |
C'est dans cette salle que je cloue la bière. Les croque-morts viennent la prendre, et fouette cocher ! c'est comme cela qu'on s'en va au ciel. On apporte une boîte où il n'y a rien, on la remporte avec quelque chose dedans. Voilà ce que c'est qu'un enterrement. De profundis. |
1319 |
Un rayon de soleil horizontal effleurait le visage de Cosette endormie qui entrouvrait vaguement la bouche, et avait l'air d'un ange buvant de la lumière. Jean Valjean s'était mis à la regarder. Il n'écoutait plus Fauchelevent. N'être pas écouté, ce n'est pas une raison pour se taire. |
1320 |
J'ai là un ami, le père Mestienne, le fossoyeur. Les religieuses d'ici ont un privilège, c'est d'être portées à ce cimetière-là à la tombée de la nuit. Il y a un arrêté de la préfecture exprès pour elles. Mais que d'événements depuis hier ! la mère Crucifixion est morte, et le père Madeleine. |
1321 |
Il y a du nouveau. Si vous avez faim, il y a là le vin, le pain et le fromage. Et il sortit de la cahute en disant : On y va ! on y va ! Jean Valjean le vit se hâter à travers le jardin, aussi vite que sa jambe torse le lui permettait, tout en regardant de côté ses melonnières. |
1322 |
Au moment où Fauchelevent entra, cette double forme de la préoccupation était empreinte sur la physionomie de la prieure, qui était cette charmante et savante Mlle de Blemeur, mère Innocente, ordinairement gaie. Le jardinier fit un salut craintif, et resta sur le seuil de la cellule. |
1323 |
Le bonhomme Fauchelevent, ex-tabellion, appartenait à la catégorie des paysans qui ont de l'aplomb. Une certaine ignorance habile est une force ; on ne s'en défie pas et cela vous prend. Depuis un peu plus de deux ans qu'il habitait le couvent, Fauchelevent avait réussi dans la communauté. |
1324 |
Il s'était appliqué à démêler le sens des diverses sonneries, et il y était arrivé, de sorte que ce cloître énigmatique et taciturne n'avait rien de caché pour lui ; ce sphinx lui bavardait tous ses secrets à l'oreille. Fauchelevent, sachant tout, cachait tout. C'était là son art. |
1325 |
Grand mérite en religion. Les mères vocales faisaient cas de Fauchelevent. C'était un curieux muet. Il inspirait la confiance. En outre, il était régulier, et ne sortait que pour les nécessités démontrées du verger et du potager. Cette discrétion d'allures lui était comptée. |
1326 |
Vieux, boiteux, n'y voyant goutte, probablement un peu sourd, que de qualités ! On l'eût difficilement remplacé. Le bonhomme, avec l'assurance de celui qui se sent apprécié, entama, vis-à-vis de la révérende prieure, une harangue campagnarde assez diffuse et très profonde. |
1327 |
L'heure sonna à propos. Elle coupa court à Plus Souvent. Il est probable que sans elle la prieure et Fauchelevent ne se fussent jamais tirés de cet écheveau. Fauchelevent s'essuya le front. La prieure fit un nouveau petit murmure intérieur, probablement sacré, puis haussa la voix. |
1328 |
Sans doute il n'est point donné à tout le monde de mourir comme le cardinal de Bérulle en disant la sainte messe, et d'exhaler son âme vers Dieu en prononçant ces paroles : Hanc igitur oblationem. Mais, sans atteindre à tant de bonheur, la mère Crucifixion a eu une mort très précieuse. |
1329 |
Elle a eu sa connaissance jusqu'au dernier instant. Elle nous parlait, puis elle parlait aux anges. Elle nous a fait ses derniers commandements. Si vous aviez un peu plus de foi, et si vous aviez pu être dans sa cellule, elle vous aurait guéri votre jambe en y touchant. |
1330 |
Un auditoire quelconque suffit à qui s'est tu trop longtemps. Le jour où le rhéteur Gymnastoras sortit de prison, ayant dans le corps beaucoup de dilemmes et de syllogismes rentrés, il s'arrêta devant le premier arbre qu'il rencontra, le harangua, et fit de très grands efforts pour le convaincre. |
1331 |
Son ordre a produit quarante papes, deux cents cardinaux, cinquante patriarches, seize cents archevêques, quatre mille six cents évêques, quatre empereurs, douze impératrices, quarante-six rois, quarante et une reines, trois mille six cents saints canonisés, et subsiste depuis quatorze cents ans. |
1332 |
D'un côté saint Bernard ; de l'autre l'agent de la salubrité ! D'un côté saint Benoît ; de l'autre l'inspecteur de la voirie ! L'état, la voirie, les pompes funèbres, les règlements, l'administration, est-ce que nous connaissons cela ? Aucuns passants seraient indignés de voir comme on nous traite. |
1333 |
Nous n'avons même pas le droit de donner notre poussière à Jésus-Christ ! Votre salubrité est une invention révolutionnaire. Dieu subordonné au commissaire de police ; tel est le siècle. Silence, Fauvent ! Fauchelevent, sous cette douche, n'était pas fort à son aise. La prieure continua. |
1334 |
On ignore ce qu'il faut savoir, et l'on sait ce qu'il faut ignorer. On est crasse et impie. Il y a dans cette époque des gens qui ne distinguent pas entre le grandissime saint Bernard et le Bernard dit des Pauvres Catholiques, certain bon ecclésiastique qui vivait dans le treizième siècle. |
1335 |
On connaît le nom du père Coton, non parce qu'il a été un des trois qui ont poussé à la fondation de l'Oratoire, mais parce qu'il a été matière à juron pour le roi huguenot Henri IV. Ce qui fait saint François de Sales aimable aux gens du monde, c'est qu'il trichait au jeu. |
1336 |
Cela empêche-t-il Martin de Tours d'être un saint et d'avoir donné la moitié de son manteau à un pauvre ? On persécute les saints. On ferme les yeux aux vérités. Les ténèbres sont l'habitude. Les plus féroces bêtes sont les bêtes aveugles. Personne ne pense à l'enfer pour de bon. |
1337 |
Le sépulcre est une affaire civile. Ceci fait horreur. Saint Léon II a écrit deux lettres exprès, l'une à Pierre Notaire, l'autre au roi des Visigoths, pour combattre et rejeter, dans les questions qui touchent aux morts, l'autorité de l'exarque et la suprématie de l'empereur. |
1338 |
Gautier, évêque de Châlons, tenait tête en cette matière à Othon, duc de Bourgogne. L'ancienne magistrature en tombait d'accord. Autrefois nous avions voix au chapitre même dans les choses du siècle. L'abbé de Cîteaux, général de l'ordre, était conseiller-né au parlement de Bourgogne. |
1339 |
Je clouerai le cercueil. À onze heures précises je serai dans la chapelle. Les mères chantres y seront, la mère Ascension y sera. Deux hommes, cela vaudrait mieux. Enfin, n'importe ! J'aurai mon levier. Nous ouvrirons le caveau, nous descendrons le cercueil, et nous refermerons le caveau. |
1340 |
Le bonhomme d'ici t'emportera sur son dos là-dedans. Tu m'attendras chez une dame. J'irai te retrouver. Surtout, si tu ne veux pas que la Thénardier te reprenne, obéis et ne dis rien ! Cosette fit un signe de tête d'un air grave. Au bruit de Fauchelevent poussant la porte, Jean Valjean se retourna. |
1341 |
C'est que je pense que de la terre là-dedans, au lieu d'un corps, ça ne sera pas ressemblant, ça n'ira pas, ça se déplacera, ça remuera. Les hommes le sentiront. Vous comprenez, père Madeleine, le gouvernement s'en apercevra. Jean Valjean le considéra entre les deux yeux, et crut qu'il délirait. |
1342 |
La prieure vous attend. Alors il expliqua à Jean Valjean que c'était une récompense pour un service que lui, Fauchelevent, rendait à la communauté. Qu'il entrait dans ses attributions de participer aux sépultures, qu'il clouait les bières et assistait le fossoyeur au cimetière. |
1343 |
Que la religieuse morte le matin avait demandé d'être ensevelie dans le cercueil qui lui servait de lit et enterrée dans le caveau sous l'autel de la chapelle. Que cela était défendu par les règlements de police, mais que c'était une de ces mortes à qui l'on ne refuse rien. |
1344 |
Que tant pis pour le gouvernement. Que lui Fauchelevent clouerait le cercueil dans la cellule, lèverait la pierre dans la chapelle, et descendrait la morte dans le caveau. Et que, pour le remercier, la prieure admettait dans la maison son frère comme jardinier et sa nièce comme pensionnaire. |
1345 |
Que son frère, c'était Mr Madeleine, et que sa nièce, c'était Cosette. Que la prieure lui avait dit d'amener son frère le lendemain soir, après l'enterrement postiche au cimetière. Mais qu'il ne pouvait pas amener du dehors Mr Madeleine, si Mr Madeleine n'était pas dehors. |
1346 |
Le médecin de la municipalité vient et dit : il y a une religieuse morte. Le gouvernement envoie une bière. Le lendemain il envoie un corbillard et des croque-morts pour reprendre la bière et la porter au cimetière. Les croque-morts viendront et soulèveront la bière ; il n'y aura rien dedans. |
1347 |
Que n'accepte-t-on pas pour guérir ? Se faire clouer et emporter dans une caisse comme un colis, vivre longtemps dans une boîte, trouver de l'air où il n'y en a pas, économiser sa respiration des heures entières, savoir étouffer sans mourir, c'était là un des sombres talents de Jean Valjean. |
1348 |
C'est le père Mestienne. Un vieux de la vieille vigne. Le fossoyeur met les morts dans la fosse, et moi je mets le fossoyeur dans ma poche. Ce qui se passera je vais vous le dire. On arrivera un peu avant la brune, trois quarts d'heure avant la fermeture des grilles du cimetière. |
1349 |
Je suivrai ; c'est ma besogne. J'aurai un marteau, un ciseau et des tenailles dans ma poche. Le corbillard s'arrête, les croque-morts vous nouent une corde autour de votre bière et vous descendent. Le prêtre dit les prières, fait le signe de croix, jette l'eau bénite, et file. |
1350 |
S'il n'est pas soûl, je lui dis : Viens boire un coup pendant que le Bon Coing est encore ouvert. Je l'emmène, je le grise, le père Mestienne n'est pas long à griser, il est toujours commencé, je te le couche sous la table, je lui prends sa carte pour rentrer au cimetière, et je reviens sans lui. |
1351 |
Chapitre V Il ne suffit pas d'être ivrogne pour être immortel Le lendemain, comme le soleil déclinait, les allants et venants fort clairsemés du boulevard du Maine ôtaient leur chapeau au passage d'un corbillard vieux modèle, orné de têtes de mort, de tibias et de larmes. |
1352 |
Le cimetière Vaugirard faisait exception parmi les cimetières de Paris. Il avait ses usages particuliers, de même qu'il avait sa porte cochère et sa porte bâtarde que, dans le quartier, les vieilles gens, tenaces aux vieux mots, appelaient la porte cavalière et la porte piétonne. |
1353 |
La porte cavalière et la porte piétonne étaient deux grilles contiguës, accostées d'un pavillon bâti par l'architecte Perronet et habité par le portier du cimetière. Ces grilles tournaient donc inexorablement sur leurs gonds à l'instant où le soleil disparaissait derrière le dôme des Invalides. |
1354 |
Si quelque fossoyeur, à ce moment-là, était attardé dans le cimetière, il n'avait qu'une ressource pour sortir, sa carte de fossoyeur délivrée par l'administration des pompes funèbres. Une espèce de boîte aux lettres était pratiquée dans le volet de la fenêtre du concierge. |
1355 |
Il tombait en désuétude. La moisissure l'envahissait, les fleurs le quittaient. Les bourgeois se souciaient peu d'être enterrés à Vaugirard ; cela sentait le pauvre. Le Père-Lachaise, à la bonne heure ! Être enterré au Père-Lachaise, c'est comme avoir des meubles en acajou. |
1356 |
L'élégance se reconnaît là. Le cimetière Vaugirard était un enclos vénérable, planté en ancien jardin français. Des allées droites, des buis, des thuias, des houx, de vieilles tombes sous de vieux ifs, l'herbe très haute. Le soir y était tragique. Il y avait là des lignes très lugubres. |
1357 |
Disons-le en passant, l'inhumation de la mère Crucifixion sous l'autel du couvent est pour nous chose parfaitement vénielle. C'est une de ces fautes qui ressemblent à un devoir. Les religieuses l'avaient accomplie, non seulement sans trouble, mais avec l'applaudissement de leur conscience. |
1358 |
Au cloître, ce qu'on appelle « le gouvernement » n'est qu'une immixtion dans l'autorité, immixtion toujours discutable. D'abord la règle ; quant au code, on verra. Hommes, faites des lois tant qu'il vous plaira, mais gardez-les pour vous. Le péage à César n'est jamais que le reste du péage à Dieu. |
1359 |
Fauchelevent boitait derrière le corbillard, très content. Ses deux complots jumeaux, l'un avec les religieuses, l'autre avec Mr Madeleine, l'un pour le couvent, l'autre contre, avaient réussi de front. Le calme de Jean Valjean était de ces tranquillités puissantes qui se communiquent. |
1360 |
Fauchelevent ne doutait plus du succès. Ce qui restait à faire n'était rien. Depuis deux ans, il avait grisé dix fois le fossoyeur, le brave père Mestienne, un bonhomme joufflu. Il en jouait, du père Mestienne. Il en faisait ce qu'il voulait. Il le coiffait de sa volonté et de sa fantaisie. |
1361 |
Il fallait exhiber le permis d'inhumer. L'homme des pompes funèbres s'aboucha avec le portier du cimetière. Pendant ce colloque, qui produit toujours un temps d'arrêt d'une ou deux minutes, quelqu'un, un inconnu, vint se placer derrière le corbillard à côté de Fauchelevent. |
1362 |
Vous savez ce que c'est que le petit père Lenoir ? C'est le cruchon du rouge à six sur le plomb. C'est le cruchon du Suresne, morbigou ! du vrai Suresne de Paris ! Ah ! il est mort, le vieux Mestienne ! J'en suis fâché ; c'était un bon vivant. Mais vous aussi, vous êtes un bon vivant. |
1363 |
Pas vrai, camarade ? Nous allons aller boire ensemble un coup, tout à l'heure. L'homme répondit : – J'ai étudié. J'ai fait ma quatrième. Je ne bois jamais. Le corbillard s'était remis en marche et roulait dans la grande allée du cimetière. Fauchelevent avait ralenti son pas. |
1364 |
Ceci indiquait la proximité immédiate de la sépulture. Fauchelevent ralentissait son pas, mais ne pouvait ralentir le corbillard. Heureusement la terre meuble, et mouillée par les pluies d'hiver, engluait les roues et alourdissait la marche. Il se rapprocha du fossoyeur. |
1365 |
J'ai mon échoppe d'écrivain au marché de la rue de Sèvres. Vous savez ? le marché aux Parapluies. Toutes les cuisinières de la Croix-Rouge s'adressent à moi. Je leur bâcle leurs déclarations aux tourlourous. Le matin j'écris des billets doux, le soir je creuse des fosses. |
1366 |
Jean Valjean. Jean Valjean s'était arrangé pour vivre là dedans, et il respirait à peu près. C'est une chose étrange à quel point la sécurité de la conscience donne la sécurité du reste. Toute la combinaison préméditée par Jean Valjean marchait, et marchait bien, depuis la veille. |
1367 |
Les quatre planches du cercueil dégagent une sorte de paix terrible. Il semblait que quelque chose du repos des morts entrât dans la tranquillité de Jean Valjean. Du fond de cette bière, il avait pu suivre et il suivait toutes les phases du drame redoutable qu'il jouait avec la mort. |
1368 |
Puis il eut une espèce d'étourdissement. Probablement les croque-morts et le fossoyeur avaient laissé basculer le cercueil et descendu la tête avant les pieds. Il revint pleinement à lui en se sentant horizontal et immobile. Il venait de toucher le fond. Il sentit un certain froid. |
1369 |
Il entendit sur la planche qui le recouvrait quelque chose comme le frappement doux de quelques gouttes de pluie. C'était probablement l'eau bénite. Il songea : Cela va être fini. Encore un peu de patience. Le prêtre va s'en aller. Fauchelevent emmènera Mestienne boire. |
1370 |
Je suis seul. Tout à coup il entendit sur sa tête un bruit qui lui sembla la chute du tonnerre. C'était une pelletée de terre qui tombait sur le cercueil. Une seconde pelletée de terre tomba. Un des trous par où il respirait venait de se boucher. Une troisième pelletée de terre tomba. |
1371 |
Il venait de lui venir une idée. Sans que le fossoyeur, tout à sa pelletée de terre, s'en aperçût, il lui plongea par derrière la main dans la poche, et il retira de cette poche la chose blanche qui était au fond. Le fossoyeur envoya dans la fosse la quatrième pelletée. |
1372 |
La face de Jean Valjean apparut dans le crépuscule, les yeux fermés, pâle. Les cheveux de Fauchelevent se hérissèrent, il se leva debout, puis tomba adossé à la paroi de la fosse, prêt à s'affaisser sur la bière. Il regarda Jean Valjean. Jean Valjean gisait, blême et immobile. |
1373 |
Eh bien, et sa petite, qu'est-ce que je vas en faire ? qu'est-ce que la fruitière va dire ? Qu'un homme comme çà meure comme ça, si c'est Dieu possible ! Quand je pense qu'il s'était mis sous ma charrette ! Père Madeleine ! père Madeleine ! Pardine, il a étouffé, je disais bien. |
1374 |
Et sa petite Ah ! d'abord je ne rentre pas là-bas, moi. Je reste ici. Avoir fait un coup comme çà ! C'est bien la peine d'être deux vieux pour être deux vieux fous. Mais d'abord comment avait-il fait pour entrer dans le couvent ? c'était déjà le commencement. On ne doit pas faire de ces choses-là. |
1375 |
Père Madeleine ! père Madeleine ! Madeleine ! monsieur Madeleine ! monsieur le maire ! Il ne m'entend pas. Tirez-vous donc de là à présent ! Et il s'arracha les cheveux. On entendit au loin dans les arbres un grincement aigu. C'était la grille du cimetière qui se fermait. |
1376 |
Qu'est-ce que vous voulez que je fasse si vous étiez mort ? Et votre petite ! c'est la fruitière qui n'y aurait rien compris ! On lui campe l'enfant sur les bras, et le grand-père est mort ! Quelle histoire ! mes bons saints du paradis, quelle histoire ! Ah ! vous êtes vivant, voilà le bouquet. |
1377 |
La gourde acheva ce que le grand air avait commencé. Jean Valjean but une gorgée d'eau-de-vie et reprit pleine possession de lui-même. Il sortit de la bière, et aida Fauchelevent à en reclouer le couvercle. Trois minutes après, ils étaient hors de la fosse. Du reste Fauchelevent était tranquille. |
1378 |
Le cimetière était fermé. La survenue du fossoyeur Gribier n'était pas à craindre. Ce « conscrit » était chez lui, occupé à chercher sa carte, et bien empêché de la trouver dans son logis puisqu'elle était dans la poche de Fauchelevent. Sans carte, il ne pouvait rentrer au cimetière. |
1379 |
Il était visible que le fossoyeur avait éperdument cherché sa carte, et fait tout responsable de cette perte dans le galetas, depuis sa cruche jusqu'à sa femme. Il avait l'air désespéré. Mais Fauchelevent se hâtait trop vers le dénouement de l'aventure pour remarquer ce côté triste de son succès. |
1380 |
C'étaient Fauchelevent, Jean Valjean et Cosette. Les deux bonshommes étaient allés chercher Cosette chez la fruitière de la rue du Chemin-Vert où Fauchelevent l'avait déposée la veille. Cosette avait passé ces vingt-quatre heures à ne rien comprendre et à trembler silencieusement. |
1381 |
Elle n'avait pas mangé non plus, ni dormi. La digne fruitière lui avait fait cent questions, sans obtenir d'autre réponse qu'un regard morne, toujours le même. Cosette n'avait rien laissé transpirer de tout ce qu'elle avait entendu et vu depuis deux jours. Elle devinait qu'on traversait une crise. |
1382 |
Elle sentait profondément qu'il fallait « être sage ». Qui n'a éprouvé la souveraine puissance de ces trois mots prononcés avec un certain accent dans l'oreille d'un petit être effrayé : Ne dis rien ! La peur est une muette. D'ailleurs, personne ne garde un secret comme un enfant. |
1383 |
Seulement, quand, après ces lugubres vingt-quatre heures, elle avait revu Jean Valjean, elle avait poussé un tel cri de joie, que quelqu'un de pensif qui l'eût entendu eût deviné dans ce cri la sortie d'un abîme. Fauchelevent était du couvent et savait les mots de passe. |
1384 |
Ainsi fut résolu le double et effrayant problème : sortir, et entrer. Le portier, qui avait ses instructions, ouvrit la petite porte de service qui communiquait de la cour au jardin, et qu'il y a vingt ans on voyait encore de la rue, dans le mur du fond de la cour, faisant face à la porte cochère. |
1385 |
Le portier les introduisit tous les trois par cette porte, et de là, ils gagnèrent ce parloir intérieur réservé où Fauchelevent, la veille, avait pris les ordres de la prieure. La prieure, son rosaire à la main, les attendait. Une mère vocale, le voile bas, était debout près d'elle. |
1386 |
Événement énorme. Le silence fut rompu jusqu'à s'entre-dire : C'est un aide-jardinier. Les mères vocales ajoutaient : C'est un frère au père Fauvent. Jean Valjean en effet était régulièrement installé ; il avait la genouillère de cuir, et le grelot ; il était désormais officiel. |
1387 |
Il s'appelait Ultime Fauchelevent. La plus forte cause déterminante de l'admission avait été l'observation de la prieure sur Cosette : Elle sera laide. La prieure, ce pronostic prononcé, prit immédiatement Cosette en amitié, et lui donna place au pensionnat comme élève de charité. |
1388 |
On a beau n'avoir point de miroir au couvent, les femmes ont une conscience pour leur figure ; or, les filles qui se sentent jolies se laissent malaisément faire religieuses ; la vocation étant assez volontiers en proportion inverse de la beauté, on espère plus des laides que des belles. |
1389 |
Quant au couvent, sa reconnaissance pour Fauchelevent fut grande. Fauchelevent devint le meilleur des serviteurs et le plus précieux des jardiniers. À la plus prochaine visite de l'archevêque, la prieure conta la chose à Sa Grandeur, en s'en confessant un peu et en s'en vantant aussi. |
1390 |
Du reste, ne sachant rien, elle ne pouvait rien dire, et puis, dans tous les cas, elle n'aurait rien dit. Nous venons de le faire remarquer, rien ne dresse les enfants au silence comme le malheur. Cosette avait tant souffert qu'elle craignait tout, même de parler, même de respirer. |
1391 |
Cosette, en devenant pensionnaire du couvent, dut prendre l'habit des élèves de la maison. Jean Valjean obtint qu'on lui remît les vêtements qu'elle dépouillait. C'était ce même habillement de deuil qu'il lui avait fait revêtir lorsqu'elle avait quitté la gargote Thénardier. |
1392 |
Jean Valjean enferma ces nippes, plus les bas de laine et les souliers, avec force camphre et tous les aromates dont abondent les couvents, dans une petite valise qu'il trouva moyen de se procurer. Il mit cette valise sur une chaise près de son lit, et il en avait toujours la clef sur lui. |
1393 |
Javert observa le quartier plus d'un grand mois. Ce couvent était pour Jean Valjean comme une île entourée de gouffres. Ces quatre murs étaient désormais le monde pour lui. Il y voyait le ciel assez pour être serein et Cosette assez pour être heureux. Une vie très douce recommença pour lui. |
1394 |
Cette bicoque, bâtie en plâtras, qui existait encore en 1845, était composée, comme on sait, de trois chambres, lesquelles étaient toutes nues et n'avaient que les murailles. La principale avait été cédée de force, car Jean Valjean avait résisté en vain, par le père Fauchelevent à Mr Madeleine. |
1395 |
Il avait été jadis émondeur et se retrouvait volontiers jardinier. On se rappelle qu'il avait toutes sortes de recettes et de secrets de culture. Il en tira parti. Presque tous les arbres du verger étaient des sauvageons ; il les écussonna et leur fit donner d'excellents fruits. |
1396 |
Quand elle entrait dans la masure, elle l'emplissait de paradis. Jean Valjean s'épanouissait, et sentait son bonheur s'accroître du bonheur qu'il donnait à Cosette. La joie que nous inspirons a cela de charmant que, loin de s'affaiblir comme tout reflet, elle nous revient plus rayonnante. |
1397 |
Tant qu'il ne s'était comparé qu'à l'évêque, il s'était trouvé indigne et il avait été humble ; mais depuis quelque temps il commençait à se comparer aux hommes, et l'orgueil naissait. Qui sait ? il aurait peut-être fini par revenir tout doucement à la haine. Le couvent l'arrêta sur cette pente. |
1398 |
Puis son esprit retombait sur les êtres qu'il avait devant les yeux. Ces êtres vivaient, eux aussi, les cheveux coupés, les yeux baissés, la voix basse, non dans la honte, mais au milieu des railleries du monde, non le dos meurtri par le bâton, mais les épaules déchirées par la discipline. |
1399 |
Les autres étaient des hommes ; ceux-ci étaient des femmes. Qu'avaient fait ces hommes ? Ils avaient volé, violé, pillé, tué, assassiné. C'étaient des bandits, des faussaires, des empoisonneurs, des incendiaires, des meurtriers, des parricides. Qu'avaient fait ces femmes ? Elles n'avaient rien fait. |
1400 |
L'innocence parfaite, presque enlevée dans une mystérieuse assomption, tenant encore à la terre par la vertu, tenant déjà au ciel par la sainteté. D'un côté des confidences de crimes qu'on se fait à voix basse. De l'autre la confession des fautes qui se fait à voix haute. |
1401 |
D'un côté une peste morale, gardée à vue, parquée sous le canon, et dévorant lentement ses pestiférés ; de l'autre un chaste embrasement de toutes les âmes dans le même foyer. Là les ténèbres ; ici l'ombre ; mais une ombre pleine de clartés, et des clartés pleines de rayonnements. |
1402 |
Deux lieux d'esclavage ; mais dans le premier la délivrance possible, une limite légale toujours entrevue, et puis l'évasion. Dans le second, la perpétuité ; pour toute espérance, à l'extrémité lointaine de l'avenir, cette lueur de liberté que les hommes appellent la mort. |
1403 |
Dans le premier, on n'était enchaîné que par des chaînes ; dans l'autre, on était enchaîné par sa foi. Que se dégageait-il du premier ? Une immense malédiction, le grincement de dents, la haine, la méchanceté désespérée, un cri de rage contre l'association humaine, un sarcasme au ciel. |
1404 |
Mais il ne comprenait pas celle des autres, celle de ces créatures sans reproche et sans souillure, et il se demandait avec un tremblement : Expiation de quoi ? quelle expiation ? Une voix répondait dans sa conscience : La plus divine des générosités humaines, l'expiation pour autrui. |
1405 |
Était-ce un symbole de sa destinée ? Cette maison était une prison aussi, et ressemblait lugubrement à l'autre demeure dont il s'était enfui, et pourtant il n'avait jamais eu l'idée de rien de pareil. Il revoyait des grilles, des verrous, des barreaux de fer, pour garder qui ? Des anges. |
1406 |
Ces hautes murailles qu'il avait vues autour des tigres, il les revoyait autour des brebis. C'était un lieu d'expiation, et non de châtiment ; et pourtant il était plus austère encore, plus morne et plus impitoyable que l'autre. Ces vierges étaient plus durement courbées que les forçats. |
1407 |
Dans ces méditations l'orgueil s'évanouit. Il fit toutes sortes de retours sur lui-même ; il se sentit chétif et pleura bien des fois. Tout ce qui était entré dans sa vie depuis six mois le ramenait vers les saintes injonctions de l'évêque, Cosette par l'amour, le couvent par l'humilité. |
1408 |
L'Assommoir est à coup sûr le plus chaste de mes livres. Souvent j'ai dû toucher à des plaies autrement épouvantables. La forme seule a effaré. On s'est fâché contre les mots. Mon crime est d'avoir eu la curiosité littéraire de ramasser et de couler dans un moule très travaillé la langue du peuple. |
1409 |
Quand Gervaise s'éveilla, vers cinq heures, raidie, les reins brisés, elle éclata en sanglots. Lantier n'était pas rentré. Pour la première fois, il découchait. Elle resta assise au bord du lit, sous le lambeau de perse déteinte qui tombait de la flèche attachée au plafond par une ficelle. |
1410 |
Cependant, couchés côte à côte sur le même oreiller, les deux enfants dormaient. Claude, qui avait huit ans, ses petites mains rejetées hors de la couverture, respirait d'une haleine lente, tandis qu'Étienne, âgé de quatre ans seulement, souriait, un bras passé au cou de son frère. |
1411 |
Au-dessus d'une lanterne aux vitres étoilées, on parvenait à lire entre les deux fenêtres : Hôtel Boncoeur, tenu par Marsoullier, en grandes lettres jaunes, dont la moisissure du plâtre avait emporté des morceaux. Gervaise, que la lanterne gênait, se haussait, son mouchoir sur les lèvres. |
1412 |
Mais c'était toujours à la barrière Poissonnière qu'elle revenait, le cou tendu, s'étourdissant à voir couler, entre les deux pavillons trapus de l'octroi, le flot ininterrompu d'hommes, de bêtes, de charrettes, qui descendait des hauteurs de Montmartre et de la Chapelle. |
1413 |
Il y avait là un piétinement de troupeau, une foule que de brusques arrêts étalaient en mares sur la chaussée, un défilé sans fin d'ouvriers allant au travail, leurs outils sur le dos, leur pain sous le bras ; et la cohue s'engouffrait dans Paris où elle se noyait, continuellement. |
1414 |
Coupeau cligna les yeux, pour montrer qu'il n'était pas dupe de ce mensonge. Et il partit, après lui avoir offert d'aller chercher son lait, si elle ne voulait pas sortir : elle était une belle et brave femme, elle pouvait compter sur lui, le jour où elle serait dans la peine. |
1415 |
On reconnaissait les serruriers à leurs bourgerons bleus, les maçons à leurs cottes blanches, les peintres à leurs paletots, sous lesquels de longues blouses passaient. Cette foule, de loin, gardait un effacement plâtreux, un ton neutre, où dominaient le bleu déteint et le gris sale. |
1416 |
Par moments, un ouvrier s'arrêtait, rallumait sa pipe, tandis qu'autour de lui les autres marchaient toujours, sans un rire, sans une parole dite à un camarade, les joues terreuses, la face tendue vers Paris, qui, un à un, les dévorait, par la rue béante du Faubourg-Poissonnière. |
1417 |
Cependant, aux deux coins de la rue des Poissonniers, à la porte des deux marchands de vin qui enlevaient leurs volets, des hommes ralentissaient le pas ; et, avant d'entrer, ils restaient au bord du trottoir, avec des regards obliques sur Paris, les bras mous, déjà gagnés à une journée de flâne. |
1418 |
Vous êtes violette. Gervaise s'entêta encore à la fenêtre pendant deux mortelles heures, jusqu'à huit heures. Les boutiques s'étaient ouvertes. Le flot de blouses descendant des hauteurs avait cessé ; et seuls quelques retardataires franchissaient la barrière à grandes enjambées. |
1419 |
En face d'elle, derrière le mur de l'octroi, le ciel éclatant, le lever de soleil qui grandissait au-dessus du réveil énorme de Paris, l'éblouissait. La jeune femme était assise sur une chaise, les mains abandonnées, ne pleurant plus, lorsque Lantier entra tranquillement. |
1420 |
Il l'avait écartée. Puis, d'un geste de mauvaise humeur, il lança à la volée son chapeau de feutre noir sur la commode. C'était un garçon de vingt-six ans, petit, très-brun, d'une jolie figure, avec de minces moustaches, qu'il frisait toujours d'un mouvement machinal de la main. |
1421 |
Je me suis attardé. Alors, j'ai préféré coucher... Puis, tu sais, je n'aime pas qu'on me moucharde. Fiche-moi la paix ! La jeune femme se remit à sangloter. Les éclats de voix, les mouvements brusques de Lantier, qui culbutait les chaises, venaient de réveiller les enfants. |
1422 |
Elle baisait leurs cheveux, elle les recouchait avec des paroles tendres. Les petits, calmés tout d'un coup, riant sur l'oreiller, s'amusèrent à se pincer. Cependant, le père, sans même retirer ses bottes, s'était jeté sur le lit, l'air éreinté, la face marbrée par une nuit blanche. |
1423 |
Dépeignée, en savates, grelottant sous sa camisole blanche où les meubles avaient laissé de leur poussière et de leur graisse, elle semblait vieillie de dix ans par les heures d'angoisse et de larmes qu'elle venait de passer. Le mot de Lantier la fit sortir de son attitude peureuse et résignée. |
1424 |
N'est-ce pas ? tu ne me trouves plus assez bien, depuis que tu m'as fait mettre toutes mes robes au Mont-de-Piété... Tiens ! Auguste, je ne voulais pas t'en parler, j'aurais attendu encore, mais je sais où tu as passé la nuit ; je t'ai vu entrer au Grand-Balcon avec cette traînée d'Adèle. |
1425 |
Elle est propre, celle-là ! elle a raison de prendre des airs de princesse... Elle a couché avec tout le restaurant. D'un saut, Lantier se jeta à bas du lit. Ses yeux étaient devenus d'un noir d'encre dans son visage blême. Chez ce petit homme, la colère soufflait une tempête. |
1426 |
Si vous n'étiez pas là !... Tranquillement allongé, les yeux levés au-dessus de lui, sur le lambeau de perse déteinte, Lantier n'écoutait plus, s'enfonçait dans une idée fixe. Il resta ainsi près d'une heure, sans céder au sommeil, malgré la fatigue qui appesantissait ses paupières. |
1427 |
Puis, pendant qu'elle se lavait à grande eau, après avoir rattaché ses cheveux, devant le petit miroir rond, pendu à l'espagnolette, qui lui servait pour se raser, il parut examiner ses bras nus, son cou nu, tout le nu qu'elle montrait, comme si des comparaisons s'établissaient dans son esprit. |
1428 |
Gervaise boitait de la jambe droite ; mais on ne s'en apercevait guère que les jours de fatigue, quand elle s'abandonnait, les hanches brisées. Ce matin-là, rompue par sa nuit, elle traînait sa jambe, elle s'appuyait aux murs. Le silence régnait, ils n'avaient plus échangé une parole. |
1429 |
Hein ! si l'on prêtait sur les enfants, ce serait un fameux débarras ! Elle alla au Mont-de-Piété, pourtant. Quand elle revint, au bout d'une demi-heure, elle posa une pièce de cent sous sur la cheminée, en joignant la reconnaissance aux autres, entre les deux flambeaux. |
1430 |
Lantier ne prit pas tout de suite la pièce de cent sous. Il aurait voulu qu'elle fit de la monnaie, pour lui laisser quelque chose. Mais il se décida à la glisser dans la poche de son gilet, quand il vit, sur la commode, un reste de jambon dans un papier, avec un bout de pain. |
1431 |
Mais je reviendrai de bonne heure, tu descendras chercher du pain et des côtelettes panées, pendant que je ne serai pas là, et nous déjeunerons... Monte aussi un litre de vin. Il ne dit pas non. La paix semblait se faire. La jeune femme achevait de mettre en paquet le linge sale. |
1432 |
Tu ne comptes pas, sans doute, remettre ces pourritures ? Il faut bien les laver. Et elle l'examinait, inquiète, retrouvant sur son visage de joli garçon la même dureté, comme si rien, désormais, ne devait le fléchir. Il se fâcha, lui arracha des mains le linge qu'il rejeta dans la malle. |
1433 |
Il était bien le maître de ce qui lui appartenait ! Puis, pour échapper aux regards dont elle le poursuivait, il retourna s'étendre sur le lit, en disant qu'il avait sommeil, et qu'elle ne lui cassât pas la tête davantage. Cette fois, en effet, il parut s'endormir. Gervaise resta un moment indécise. |
1434 |
Elle connaissait déjà la maîtresse du lavoir, une petite femme délicate, aux yeux malades, assise dans un cabinet vitré, avec des registres devant elle, des pains de savon sur des étagères, des boules de bleu dans des bocaux, des livres de carbonate de soude en paquets. |
1435 |
Puis, après avoir pris son numéro, elle entra. C'était un immense hangar, à plafond plat, à poutres apparentes, monté sur des piliers de fonte, fermé par de larges fenêtres claires. Un plein jour blafard passait librement dans la buée chaude suspendue comme un brouillard laiteux. |
1436 |
Et vous ? ça ne va pas traîner non plus, hein ? Il est tout petit, votre paquet. Avant midi, nous aurons expédié ça, et nous pourrons aller déjeuner... Moi, je donnais mon linge à une blanchisseuse de la rue Poulet ; mais elle m'emportait tout, avec son chlore et ses brosses. |
1437 |
D'une main, elle fixait la pièce sur la batterie ; de l'autre main, qui tenait la courte brosse de chiendent, elle tirait du linge une mousse salie, qui, par longues bavures, tombait. Alors, dans le petit bruit de la brosse, elles se rapprochèrent, elles causèrent d'une façon plus intime. |
1438 |
J'avais quatorze ans et lui dix-huit, quand nous avons eu notre premier. L'autre est venu quatre ans plus tard... C'est arrivé comme ça arrive toujours, vous savez. Je n'étais pas heureuse chez nous ; le père Macquart, pour un oui, pour un non, m'allongeait des coups de pied dans les reins. |
1439 |
Madame Boche ne lavait plus que mollement. Elle s'arrêtait, faisant durer son savonnage, pour rester là, à connaître cette histoire, qui torturait sa curiosité depuis quinze jours. Sa bouche était à demi ouverte dans sa grosse face ; ses yeux, à fleur de tête, luisaient. |
1440 |
Il voulait partir pour Paris. Alors, comme le père Macquart m'envoyait toujours des gifles sans crier gare, j'ai consenti à m'en aller avec lui ; nous avons fait le voyage avec les deux enfants. Il devait m'établir blanchisseuse et travailler de son état de chapelier. Nous aurions été très-heureux. |
1441 |
Ainsi, les deux filles qui logent chez nous, Adèle et Virginie, vous les connaissez, eh bien ! il plaisante avec elles, et ça ne va pas plus loin, j'en suis sûre. La jeune femme, droite devant elle, la face en sueur, les bras ruisselants, la regardait toujours, d'un regard fixe et profond. |
1442 |
Il vous épousera, ma petite, je vous le promets ! Gervaise s'essuya le front de sa main mouillée. Puis, elle tira de l'eau une autre pièce de linge, en hochant de nouveau la tête. Un instant, toutes deux gardèrent le silence. Autour d'elles, le lavoir s'était apaisé. Onze heures sonnaient. |
1443 |
Quelques coups de battoir partaient encore, espacés, au milieu des rires adoucis, des conversations qui s'empâtaient dans un bruit glouton de mâchoires ; tandis que la machine à vapeur, allant son train, sans repos ni trêve, semblait hausser la voix, vibrante, ronflante, emplissant l'immense salle. |
1444 |
Et, comme des plaintes s'élevaient, le garçon Charles allait d'une fenêtre à l'autre, tirait des stores de grosse toile ; ensuite, il passa de l'autre côté, du côté de l'ombre, et ouvrit des vasistas. On l'acclamait, on battait des mains ; une gaieté formidable roulait. |
1445 |
Le silence devenait tel, qu'on entendait régulièrement, tout au bout, le grincement de la pelle du chauffeur, prenant du charbon de terre et le jetant dans le fourneau de la machine. Cependant, Gervaise lavait son linge de couleur dans l'eau chaude, grasse de savon, qu'elle avait conservée. |
1446 |
Gervaise avait vivement levé la tête. Virginie était une fille de son âge, plus grande qu'elle, brune, jolie, malgré sa figure un peu longue. Elle avait une vieille robe noire à volants, un ruban rouge au cou ; et elle était coiffée avec soin, le chignon pris dans un filet en chenille bleue. |
1447 |
Ah ! une fameuse fainéante, je vous en réponds ! Une couturière qui ne recoud pas seulement ses bottines ! C'est comme sa soeur, la brunisseuse, cette gredine d'Adèle, qui manque l'atelier deux jours sur trois ! Ça n'a ni père ni mère connus, ça vit d'on ne sait quoi, et si l'on voulait, parler. |
1448 |
Qu'est-ce qu'elle frotte donc là ? Hein ! c'est un jupon ? Il est joliment dégoûtant, il a dû en voir de propres, ce jupon ! Madame Boche, évidemment, voulait faire plaisir à Gervaise. La vérité était qu'elle prenait souvent le café avec Adèle et Virginie, quand les petites avaient de l'argent. |
1449 |
Elle venait de faire son bleu, dans un petit baquet monté sur trois pieds. Elle trempait ses pièces de blanc, les agitait un instant au fond de l'eau teintée, dont le reflet prenait une pointe de laque ; et, après les avoir tordues légèrement, elle les alignait sur les barres de bois, en haut. |
1450 |
Pendant toute cette besogne, elle affectait de tourner le dos à Virginie. Mais elle entendait ses ricanements, elle sentait sur elle ses regards obliques. Virginie semblait n'être venue que pour la provoquer. Un instant, Gervaise s'étant retournée, elles se regardèrent toutes deux, fixement. |
1451 |
Dès qu'ils l'aperçurent, ils coururent à elle, au milieu des flaques, tapant sur les dalles les talons de leurs souliers dénoués. Claude, l'aîné, donnait la main à son petit frère. Les laveuses, sur leur passage, avaient de légers cris de tendresse, à les voir un peu effrayés, souriant pourtant. |
1452 |
Alors, comme madame Boche le laissait aller, il tira son frère devant le robinet. Ils s'amusèrent tous les deux à faire couler l'eau. Gervaise ne pouvait pleurer. Elle étouffait, les reins appuyés contre son baquet, le visage toujours entre les mains. De courts frissons la secouaient. |
1453 |
On peut tout vous raconter à présent, n'est-ce pas ? Eh bien ! vous vous souvenez, quand je suis passée sous votre fenêtre, je me doutais... Imaginez-vous que, cette nuit, lorsque Adèle est rentrée, j'ai entendu un pas d'homme avec le sien. Alors, j'ai voulu savoir, j'ai regardé dans l'escalier. |
1454 |
Le particulier était déjà au deuxième étage, mais j'ai bien reconnu la redingote de monsieur Lantier. Boche, qui faisait le guet, ce matin, l'a vu redescendre tranquillement... C'était avec Adèle, vous entendez. Virginie a maintenant un monsieur chez lequel elle va deux fois par semaine. |
1455 |
Elle a emballé les deux autres et elle est venue ici pour leur raconter la tête que vous feriez. Gervaise ôta ses mains, regarda. Quand elle aperçut devant elle Virginie, au milieu de trois ou quatre femmes, parlant bas, la dévisageant, elle fut prise d'une colère folle. |
1456 |
Ils s'adorent tous les deux. Il faut les voir se bécoter !... Et il t'a lâchée avec tes bâtards ! De jolis mômes qui ont des croûtes plein la figure ! Il y en a un d'un gendarme, n'est-ce pas ? et tu en as fait crever trois autres, parce que tu ne voulais pas de surcroît de bagage pour venir. |
1457 |
Attends, gadoue ! A son tour, elle saisit un seau, le vida sur la jeune femme. Alors, une bataille formidable s'engagea. Elles couraient toutes deux le long des baquets, s'emparant des seaux pleins, revenant se les jeter à la tête. Et chaque déluge était accompagné d'un éclat de voix. |
1458 |
Rince-toi les dents, fais ta toilette pour ton quart de ce soir, au coin de la rue Belhomme. Elles finirent par emplir les seaux aux robinets. Et, en attendant qu'ils fussent pleins, elles continuaient leurs ordures. Les premiers seaux, mal lancés, les touchaient à peine. |
1459 |
Le lavoir s'amusait énormément. On s'était reculé, pour ne pas recevoir les éclaboussures. Des applaudissements, des plaisanteries montaient, au milieu du bruit d'écluse des seaux vidés à toute volée. Par terre, des mares coulaient, les deux femmes pataugeaient jusqu'aux chevilles. |
1460 |
Il y eut un cri. On crut Gervaise ébouillantée. Mais elle n'avait que le pied gauche brûlé légèrement. Et, de toutes ses forces, exaspérée par la douleur, sans le remplir cette fois, elle envoya un seau dans les jambes de Virginie, qui tomba. Toutes les laveuses parlaient ensemble. |
1461 |
Madame Boche levait les bras au ciel, en s'exclamant. Elle s'était prudemment garée entre deux baquets ; et les enfants, Claude et Étienne, pleurant, suffoquant, épouvantés, se pendaient à sa robe, avec ce cri continu : Maman ! maman ! qui se brisait dans leurs sanglots. |
1462 |
Soyez raisonnable... J'ai les sangs tournés, ma parole ! On n'a jamais vu une tuerie pareille. Mais elle recula, elle retourna se réfugier entre les deux baquets, avec les enfants. Virginie venait de sauter à la gorge de Gervaise. Elle la serrait au cou, tâchait de l'étrangler. |
1463 |
Les laveuses s'étaient rapprochées. Il se formait deux camps : les unes excitaient les deux femmes comme des chiennes qui se battent ; les autres, plus nerveuses, toutes tremblantes, tournaient la tête, en avaient assez, répétaient qu'elles en seraient malades, bien sûr. |
1464 |
Où est-il donc ? Et elle le trouva au premier rang, regardant, les bras croisés. C'était un grand gaillard, à cou énorme. Il riait, il jouissait des morceaux de peau que les deux femmes montraient. La petite blonde était grasse comme une caille. Ça serait farce, si sa chemise se fendait. |
1465 |
Les cheveux dans la face, la poitrine soufflante, boueuses, tuméfiées, elles se guettaient, attendant, reprenant haleine. Gervaise porta le premier coup ; son battoir glissa sur l'épaule de Virginie. Et elle se jeta de côté pour éviter le battoir de celle-ci, qui lui effleura la hanche. |
1466 |
Elle avait un visage si terrible, que personne n'osa approcher. Les forces décuplées, elle saisit Virginie par la taille, la plia, lui colla la figure sur les dalles, les reins en l'air ; et, malgré les secousses, elle lui releva les jupes, largement. Dessous, il y avait un pantalon. |
1467 |
Puis, le battoir levé, elle se mit à battre, comme elle battait autrefois à Plassans, au bord de la Viorne, quand sa patronne lavait le linge de la garnison. Le bois mollissait dans les chairs avec un bruit mouillé. A chaque tape, une bande rouge marbrait la peau blanche. |
1468 |
Des rires, de nouveau, avaient couru. Mais bientôt le cri : Assez ! assez ! recommença. Gervaise n'entendait pas, ne se lassait pas. Elle regardait sa besogne, penchée, préoccupée de ne pas laisser une place sèche. Elle voulait toute cette peau battue, couverte de confusion. |
1469 |
La grande brune, la figure en larmes, pourpre, confuse, reprit son linge, se sauva ; elle était vaincue. Cependant, Gervaise repassait la manche de sa camisole, rattachait ses jupes. Son bras la faisait souffrir, et elle pria madame Boche de lui mettre son linge sur l'épaule. |
1470 |
Puis, elle donna ses deux sous. Et, boitant fortement sous le poids du linge mouillé pendu à son épaule, ruisselante, le coude bleui, la joue en sang, elle s'en alla, en traînant de ses bras nus Étienne et Claude, qui trottaient à ses côtés, secoués encore et barbouillés de leurs sanglots. |
1471 |
C'était le chien de l'après-midi, le linge pilé à coups de battoir. Dans l'immense salle, les fumées devenaient rousses, trouées seulement par des ronds de soleil, des balles d'or, que les déchirures des rideaux laissaient passer. On respirait l'étouffement tiède des odeurs savonneuses. |
1472 |
C'était une allée noire, étroite, avec un ruisseau longeant le mur, pour les eaux sales ; et cette puanteur qu'elle retrouvait, lui faisait songer aux quinze jours passés là avec Lantier, quinze jours de misère et de querelles, dont le souvenir, à cette heure, était un regret cuisant. |
1473 |
En haut, la chambre était nue, pleine de soleil, la fenêtre ouverte. Ce coup de soleil, cette nappe de poussière d'or dansante, rendait lamentables le plafond noir, les murs au papier arraché. Il n'y avait plus, à un clou de la cheminée, qu'un petit fichu de femme, tordu comme une ficelle. |
1474 |
Le lit des enfants, tiré au milieu de la pièce, découvrait la commode, dont les tiroirs laissés ouverts montraient leurs flancs vides. Lantier s'était lavé et avait achevé la pommade, deux sous de pommade dans une carte à jouer ; l'eau grasse de ses mains emplissait la cuvette. |
1475 |
L'Assommoir du père Colombe se trouvait au coin de la rue des Poissonniers et du boulevard de Rochechouart. L'enseigne portait, en longues lettres bleues, le seul mot : Distillation, d'un bout à l'autre. Il y avait à la porte, dans deux moitiés de futaille, des lauriers-roses poussiéreux. |
1476 |
Le comptoir énorme, avec ses files de verres, sa fontaine et ses mesures d'étain, s'allongeait à gauche en entrant ; et la vaste salle, tout autour, était ornée de gros tonneaux peints en jaune clair, miroitants de vernis, dont les cercles et les cannelles de cuivre luisaient. |
1477 |
Un gros homme de quarante ans, le père Colombe, en gilet à manches, servait une petite fille d'une dizaine d'années, qui lui demandait quatre sous de goutte dans une tasse. Une nappe de soleil entrait par la porte, chauffait le parquet toujours humide des crachats des fumeurs. |
1478 |
Cependant, Coupeau roulait une nouvelle cigarette. Il était très propre, avec un bourgeron et une petite casquette de toile bleue, riant, montrant ses dents blanches. La mâchoire inférieure saillante, le nez légèrement écrasé, il avait de beaux yeux marron, la face d'un chien joyeux et bon enfant. |
1479 |
J'ai deux bouches à la maison, et qui avalent ferme, allez ! Comment voulez-vous que j'arrive à élever mon petit monde, si je m'amuse à la bagatelle ?... Et puis, écoutez, mon malheur a été une fameuse leçon. Vous savez, les hommes maintenant, ça ne fait plus mon affaire. |
1480 |
On ne me repincera pas de longtemps. Elle s'expliquait sans colère, avec une grande sagesse, très froide, comme si elle avait traité question d'ouvrage, les raisons qui l'empêchaient de passer un corps de fichu à l'empois. On voyait qu'elle avait arrêté ça dans sa tête, après de mûres réflexions. |
1481 |
Si j'avais des idées à rire, mon Dieu ! ce serait encore plutôt avec vous qu'avec un autre. Vous avez l'air bon garçon, vous êtes gentil. On se mettrait ensemble, n'est-ce pas ? et on irait tant qu'on irait. Je ne fais pas ma princesse, je ne dis point que ça n'aurait pas pu arriver. |
1482 |
Seulement, après la façon dégoûtante dont il m'a lâchée... Ils parlaient de Lantier. Gervaise ne l'avait pas revu ; elle croyait qu'il vivait avec la soeur de Virginie, à la Glacière, chez cet ami qui devait monter une fabrique de chapeaux. D'ailleurs, elle ne songeait guère à courir après lui. |
1483 |
Peut-être qu'avec Lantier elle n'aurait jamais pu élever les petits, tant il mangeait d'argent. Il pouvait venir embrasser Claude et Étienne, elle ne le flanquerait pas à la porte. Seulement, pour elle, elle se ferait hacher en morceaux avant de se laisser toucher du bout des doigts. |
1484 |
C'était vrai, pourtant, elle avait donné le fouet à cette grande carcasse de Virginie. Ce jour-là, elle aurait étranglé quelqu'un de bien bon coeur. Et elle se mit à rire plus fort, parce que Coupeau lui racontait que Virginie, désolée d'avoir tout montré, venait de quitter le quartier. |
1485 |
Son visage, pourtant, gardait une douceur enfantine ; elle avançait ses mains potelées, en répétant qu'elle n'écraserait pas une mouche ; elle ne connaissait les coups que pour en avoir déjà joliment reçu dans sa vie. Alors, elle en vint à causer de sa jeunesse, à Plassans. |
1486 |
Son seul défaut, assurait-elle, était d'être très sensible, d'aimer tout le monde, de se passionner pour des gens qui lui faisaient ensuite mille misères. Ainsi, quand elle aimait un homme, elle ne songeait pas aux bêtises, elle rêvait uniquement de vivre toujours ensemble, très heureux. |
1487 |
Elle était encore toute mince, tandis que sa mère avait des épaules à démolir les portes en passant ; mais ça n'empêchait pas, elle lui ressemblait par sa rage de s'attacher aux gens. Même, si elle boitait un peu, elle tenait ça de la pauvre femme, que le père Macquart rouait de coups. |
1488 |
C'était un envahissement du trottoir, de la chaussée, des ruisseaux, un flot paresseux coulant des portes ouvertes, s'arrêtant au milieu des voitures, faisant une traînée de blouses, de bourgerons et de vieux paletots, toute pâlie et déteinte sous la nappe de lumière blonde qui enfilait la rue. |
1489 |
Tous debout, les mains croisées sur le ventre ou rejetées derrière le dos, les buveurs formaient de petits groupes, serrés les uns contre les autres ; il y avait des sociétés, près des tonneaux, qui devaient attendre un quart d'heure, avant de pouvoir commander leurs tournées au père Colombe. |
1490 |
Les mufes sont des mufes, voilà ! Il tourna le dos, après avoir louché terriblement, en regardant Gervaise. Celle-ci se reculait, un peu effrayée. La fumée des pipes, l'odeur forte de tous ces hommes, montaient dans l'air chargé d'alcool ; et elle étouffait, prise d'une petite toux. |
1491 |
Mon idéal, ce serait de travailler tranquille, de manger toujours du pain, d'avoir un trou un peu propre pour dormir, vous savez, un lit, une table et deux chaises, pas davantage... Ah ! je voudrais aussi élever mes enfants, en faire de bons sujets, si c'était possible. |
1492 |
Il y avait, dans ce gros bedon de cuivre, de quoi se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait voulu qu'on lui soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriol encore chaud l'emplir, lui descendre jusqu'aux talons, toujours, toujours, comme un petit ruisseau. |
1493 |
L'alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait couler sa sueur d'alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à la longue devait envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris. |
1494 |
Il avait baissé la voix, il lui parlait dans le cou, tandis qu'elle s'ouvrait un chemin, son panier en avant, au milieu des hommes. Mais elle dit encore non, de la tête, à plusieurs reprises. Pourtant, elle se retournait, lui souriait, semblait heureuse de savoir qu'il ne buvait pas. |
1495 |
Bien sûr, elle lui aurait dit oui, si elle ne s'était pas juré de ne point se remettre avec un homme. Enfin, ils gagnèrent la porte, ils sortirent. Derrière eux, l'Assommoir restait plein, soufflant jusqu'à la rue le bruit des voix enrouées et l'odeur liquoreuse des tournées de vitriol. |
1496 |
Lui, était un bon, un chouette, un d'attaque. Ah ! zut ! le singe pouvait se fouiller, il ne retournait pas à la boîte, il avait la flemme. Et il proposait aux deux camarades d'aller au Petit bonhomme qui tousse, une mine à poivre de la barrière Saint-Denis, où l'on buvait du chien tout pur. |
1497 |
Nous nous accompagnerons. Elle finit par accepter, et ils montèrent lentement la rue des Poissonniers, côte à côte, sans se donner le bras. Il lui parlait de sa famille. La mère, maman Coupeau, une ancienne giletière, faisait des ménages, à cause de ses yeux qui s'en allaient. |
1498 |
L'autre, âgée de trente ans, avait épousé un chaîniste, ce pince-sans-rire de Lorilleux. C'était chez celle-là qu'il allait, rue de la Goutte-d'Or. Elle logeait dans la grande maison, à gauche. Le soir, il mangeait la pot-bouille chez les Lorilleux ; c'était une économie pour tous les trois. |
1499 |
C'est grand comme une caserne, là dedans ! Gervaise haussait le menton, examinait la façade. Sur la rue, la maison avait cinq étages, alignant chacun à la file quinze fenêtres, dont les persiennes noires, aux lames cassées, donnaient un air de ruine à cet immense pan de muraille. |
1500 |
Cependant, elle ne put s'empêcher de s'enfoncer sous le porche, jusqu'à la loge du concierge, qui était à droite. Et là, au seuil, elle leva de nouveau les yeux. A l'intérieur, les façades avaient six étages, quatre façades régulières enfermant le vaste carré de la cour. |
1501 |
Et Gervaise lentement promenait son regard, l'abaissait du sixième étage au pavé, remontait, surprise de cette énormité, se sentant au milieu d'un organe vivant, au coeur même d'une ville, intéressée par la maison, comme si elle avait eu devant elle une personne géante. |
1502 |
C'était la reprise de la tâche après le déjeuner, les chambres vides des hommes travaillant au dehors, la maison rentrant dans cette grande paix, coupée uniquement du bruit des métiers, du bercement d'un refrain, toujours le même, répété pendant des heures. La cour seulement était un peu humide. |
1503 |
Tenez, c'est gentil, cette fenêtre, au cinquième, avec des haricots. Alors, avec son entêtement, il lui demanda encore si elle voulait. Dès qu'ils auraient un lit, ils loueraient là. Mais elle se sauvait, elle se hâtait sous le porche, en le priant de ne pas recommencer ses bêtises. |
1504 |
Alors, elle riait, elle se défendait modestement. Pour son malheur, elle n'avait pas été toujours aussi sage. Et elle faisait allusion à ses premières couches, dès quatorze ans ; elle revenait sur les litres d'anisette vidés avec sa mère, autrefois. L'expérience la corrigeait un peu, voilà tout. |
1505 |
Mais Coupeau la plaisantait de ses idées noires, la ramenait à tout son courage, en essayant de lui pincer les hanches ; elle le repoussait, lui allongeait des claques sur les mains, pendant qu'il criait en riant que, pour une femme faible, elle n'était pas d'un assaut commode. |
1506 |
Tous deux avaient fini par se rendre une foule de services, à l'hôtel Boncoeur. Coupeau allait lui chercher son lait, se chargeait de ses commissions, portait ses paquets de linge ; souvent, le soir, comme il revenait du travail le premier, il promenait les enfants, sur le boulevard extérieur. |
1507 |
Une grande familiarité s'établissait entre eux. Elle ne s'ennuyait pas, quand il était là, amusée des chansons qu'il apportait, de cette continuelle blague des faubourgs de Paris, toute nouvelle encore pour elle. Lui, à se frotter toujours contre ses jupes, s'allumait de plus en plus. |
1508 |
Il riait toujours, mais l'estomac si mal à l'aise, si serré, qu'il ne trouvait plus ça drôle. Les bêtises continuaient, il ne pouvait la rencontrer sans lui crier : « Quand est-ce ? » Elle savait ce qu'il voulait dire, et elle lui promettait la chose pour la semaine des quatre jeudis. |
1509 |
Vers les derniers jours de juin, Coupeau perdit sa gaieté. Il devenait tout chose. Gervaise, inquiète de certains regards, se barricadait la nuit. Puis, après une bouderie qui avait duré du dimanche au mardi, tout d'un coup, un mardi soir, il vint frapper chez elle, vers onze heures. |
1510 |
Elle ne voulait pas lui ouvrir ; mais il avait la voix si douce et si tremblante, qu'elle finit par retirer la commode poussée contre la porte. Quand il fut entré, elle le crut malade, tant il lui parut pâle, les yeux rougis, le visage marbré. Et il restait debout, bégayant, hochant la tête. |
1511 |
Ça ne me convenait pas, voilà tout... Oh ! non, non, c'est sérieux, maintenant ; réfléchissez, je vous en prie. Mais il continuait à hocher la tète, d'un air de résolution inébranlable. C'était tout réfléchi. Il était descendu, parce qu'il avait besoin de passer une bonne nuit. |
1512 |
Je ne tiens pas à ce que, plus tard, vous m'accusiez de vous avoir poussé à faire une bêtise... Voyez-vous, monsieur Coupeau, vous avez tort de vous entêter. Vous ignorez vous-même ce que vous éprouvez pour moi. Si vous ne me rencontriez pas de huit jours, ça vous passerait, je parie. |
1513 |
Il ne mettait pas son nez dans les affaires des autres ; il aurait eu trop peur de le salir, d'abord ! Eh bien ! oui, elle avait eu Lantier avant lui. Où était le mal ? Elle ne faisait pas la vie, elle n'amènerait pas des hommes dans son ménage, comme tant de femmes, et des plus riches. |
1514 |
Jamais il ne trouverait une femme aussi courageuse, aussi bonne, remplie de plus de qualités. D'ailleurs, ce n'était pas tout ça, elle aurait pu rouler sur les trottoirs, être laide, fainéante, dégoûtante, avoir une séquelle d'enfants crottés, ça n'aurait pas compté à ses yeux : il la voulait. |
1515 |
Il n'y a rien à dire à ça, je pense ? Gervaise, peu à peu, s'attendrissait. Une lâcheté du coeur et des sens la prenait, au milieu de ce désir brutal dont elle se sentait enveloppée. Elle ne hasardait plus que des objections timides, les mains tombées sur ses jupes, la face noyée de douceur. |
1516 |
Coupeau, voyant la jeune femme à bout d'arguments, silencieuse et vaguement souriante, avait saisi ses mains, l'attirait vers lui. Elle était dans une de ces heures d'abandon dont elle se méfiait tant, gagnée, trop émue pour rien refuser et faire de la peine à quelqu'un. |
1517 |
A demain. Et il remonta à sa chambre. Gervaise, toute tremblante, resta près d'une heure assise au bord de son lit, sans songer à se déshabiller. Elle était touchée, elle trouvait Coupeau très-honnête ; car elle avait bien cru un moment que c'était fini, qu'il allait coucher là. |
1518 |
Les jours suivants, Coupeau voulut décider Gervaise à monter un soir chez sa soeur, rue de la Goutte-d'Or. Mais la jeune femme, très timide, montrait un grand effroi de cette visite aux Lorilleux. Elle remarquait parfaitement que le zingueur avait une peur sourde du ménage. |
1519 |
Mon Dieu ! que vous êtes enfant ! Venez ce soir... Je vous ai avertie, n'est-ce pas ? Vous trouverez ma soeur un peu raide. Lorilleux non plus n'est pas toujours aimable. Au fond, ils sont très vexés, parce que, si je me marie, je ne mangerai plus chez eux, et ce sera une économie de moins. |
1520 |
Ces paroles effrayaient Gervaise davantage. Un samedi soir, pourtant, elle céda. Coupeau vint la chercher à huit heures et demie. Elle s'était habillée : une robe noire, avec un châle à palmes jaunes en mousseline de laine imprimée, et un bonnet blanc garni d'une petite dentelle. |
1521 |
Je crois bien, il y en —a sur les murs, il y en a par terre, il y en a partout. Cependant, ils s'étaient engagés sous la porte ronde et avaient traversé la cour. Les Lorilleux demeuraient au sixième, escalier B. Coupeau lui cria en riant d'empoigner ferme la rampe et de ne plus la lâcher. |
1522 |
Sur chaque palier, des couloirs s'enfonçaient, sonores de vacarme, des portes s'ouvraient, peintes en jaune, noircies à la serrure par la crasse des mains ; et, au ras de la fenêtre, le plomb soufflait une humidité fétide, dont la puanteur se mêlait à l'âcreté de l'ognon cuit. |
1523 |
Une famille, d'ailleurs, barrait le palier ; le père lavait des assiettes sur un petit fourneau de terre, près du plomb, tandis que la mère, adossée à la rampe, nettoyait le bambin, avant d'aller le coucher. Cependant, Coupeau encourageait la jeune femme. Ils arrivaient. |
1524 |
Gervaise vit encore, au moment où une grande fille rentrait avec un seau dans une chambre voisine, un lit défait, où un homme en manches de chemise attendait, vautré, les yeux en l'air ; sur la porte refermée, une carte de visite écrite à la main indiquait : Mademoiselle Clémence, repasseuse. |
1525 |
Attention ! tenez-vous au mur ; il y a trois marches. Et Gervaise fit encore une dizaine de pas, dans l'obscurité, prudemment. Elle buta, compta les trois marches. Mais, au fond du couloir, Coupeau venait de pousser une porte, sans frapper. Une vive clarté s'étala sur le carreau. |
1526 |
Nous sommes pressés, vous savez... N'entrez pas dans l'atelier, ça nous gênerait. Restez dans la chambre. Et il reprit son travail menu, la face de nouveau dans le reflet verdâtre d'une boule d'eau, à travers laquelle la lampe envoyait sur son ouvrage un rond de vive lumière. |
1527 |
Très bien, très bien ! Elle avait roulé le fil ; elle le porta à la forge, et là, activant le brasier avec un large éventail de bois, elle le mit à recuire, avant de le passer dans les derniers trous de la filière. Coupeau avança les chaises, fit asseoir Gervaise au bord du rideau. |
1528 |
Il s'assit en arrière, et il se penchait pour lui donner, dans le cou, des explications sur le travail. La jeune femme, interdite par l'étrange accueil des Lorilleux, mal à l'aise sous leurs regards obliques, avait un bourdonnement aux oreilles qui l'empêchait d'entendre. |
1529 |
Et il reprenait ses explications : les patrons fournissaient l'or en fil, tout allié ; les ouvriers le passaient d'abord par la filière pour l'obtenir à la grosseur voulue, en ayant soin de le faire recuire cinq ou six fois pendant l'opération, afin qu'il ne cassât pas. |
1530 |
Oh ! il fallait une bonne poigne et de l'habitude ! Sa soeur empêchait son mari de toucher aux filières, parce qu'il toussait. Elle avait de fameux bras, il lui avait vu tirer l'or aussi mince qu'un cheveu. Cependant, Lorilleux, pris d'un accès de toux, se pliait sur son tabouret. |
1531 |
Elle pouvait bien s'approcher, elle verrait. Le chaîniste consentit d'un grognement. Il enroulait le fil préparé par sa femme autour d'un mandrin, une baguette d'acier très-mince. Puis, il donna un léger coup de scie, qui tout le long du mandrin coupa le fil, dont chaque tour forma un maillon. |
1532 |
Hein ! un bout de colonne de deux lieues ! Il y a de quoi entortiller le cou à toutes les femelles du quartier... Et, tu sais, le bout s'allonge toujours. J'espère bien aller de Paris à Versailles. Gervaise était retournée s'asseoir, désillusionnée, trouvant tout très-laid. |
1533 |
Elle sourit pour faire plaisir aux Lorilleux. Ce qui la gênait surtout, c'était le silence gardé sur son mariage, sur cette affaire si grosse pour elle, sans laquelle elle ne serait certainement pas venue. Les Lorilleux continuaient à la traiter en curieuse importune amenée par Coupeau. |
1534 |
Ça me rapproche de Versailles. Cependant, madame Lorilleux, après l'avoir fait recuire, dressait la colonne, en la passant à la filière de réglage. Elle la mit ensuite dans une petite casserole de cuivre à long manche, pleine d'eau seconde, et la dérocha au feu de la forge. |
1535 |
La chaleur, de plus en plus forte, la suffoquait. On laissait la porte fermée, parce que le moindre courant d'air enrhumait Lorilleux. Alors, comme on ne parlait pas toujours de leur mariage, elle voulut s'en aller, elle tira légèrement la veste de Coupeau. Celui-ci comprit. |
1536 |
Mon Dieu ! nous n'avons pas de conseil à vous donner, nous autres... C'est une drôle d'idée de se marier tout de même. Enfin, si ça vous va à l'un et à l'autre. Quand ça ne réussit pas, on s'en prend à soi, voilà tout. Et ça ne réussit pas souvent, pas souvent, pas souvent. |
1537 |
Moi, d'abord, je ne veux pas me disputer. Il nous aurait amené la dernière des dernières, je lui aurais dit : Épouse-la et fiche-moi la paix... Il n'était pourtant pas mal ici, avec nous. Il est assez gras, on voit bien qu'il ne jeûnait guère. Et toujours sa soupe chaude, juste à la minute. |
1538 |
Ils ne parlèrent pas de sa jambe. Mais Gervaise comprenait, à leurs regards obliques et au pincement de leurs lèvres, qu'ils y faisaient allusion. Elle restait devant eux, serrée dans son mince châle à palmes jaunes, répondant par des monosyllabes, comme devant des juges. |
1539 |
Je veux avoir la paix. Gervaise, la tête basse, ne sachant plus à quoi s'occuper, avait fourré le bout de son pied dans un losange de la claie de bois, dont le carreau de l'atelier était couvert ; puis, de peur d'avoir dérangé quelque chose en le retirant, elle s'était baissée, tâtant avec la main. |
1540 |
Deux fois par semaine, on balayait soigneusement l'atelier ; on gardait les ordures, on les brûlait, on passait les cendres, dans lesquelles on trouvait par mois jusqu'à vingt-cinq et trente francs d'or. Madame Lorilleux ne quittait pas du regard les souliers de Gervaise. |
1541 |
Pourtant, un rire adouci sortait de la chambre de la repasseuse, tandis qu'un filet de lumière glissait par la serrure de mademoiselle Remanjou, taillant encore, avec un petit bruit de ciseaux, les robes de gaze des poupées à treize sous. En bas, chez madame Gaudron, un enfant continuait à pleurer. |
1542 |
Et les plombs soufflaient une puanteur plus forte, au milieu de la grande paix, noire et muette. Puis, dans la cour, pendant que Coupeau demandait le cordon d'une voix chantante, Gervaise se retourna, regarda une dernière fois la maison. Elle paraissait grandie sous le ciel sans lune. |
1543 |
Les fenêtres closes dormaient. Quelques-unes, éparses, vivement allumées, ouvraient des yeux, semblaient faire loucher certains coins. Au-dessus de chaque vestibule, de bas en haut, à la file, les vitres des six paliers, blanches d'une lueur pâle, dressaient une tour étroite de lumière. |
1544 |
Mais Coupeau se récriait : on ne pouvait pas se marier comme ça, sans manger un morceau ensemble. Lui, se battait joliment l'oeil du quartier ! Oh ! quelque chose de tout simple, un petit tour de balade l'après-midi, en attendant d'aller tordre le cou à un lapin, au premier gargot venu. |
1545 |
Et pas de musique au dessert, bien sûr, pas de clarinette pour secouer le panier aux crottes des dames. Histoire de trinquer seulement, avant de revenir faire dodo chacun chez soi. Le zingueur, plaisantant, rigolant, décida la jeune femme, lorsqu'il lui eut juré qu'on ne s'amuserait pas. |
1546 |
La jeune femme, de son côté, promit d'amener sa patronne, madame Fauconnier, et les Boche, de très braves gens. Tout compte fait, on se trouverait quinze à table. C'était assez. Quand on est trop de monde, ça se termine toujours par des disputes. Cependant, Coupeau n'avait pas le sou. |
1547 |
Il lui restait vingt sous. Gervaise, elle aussi, tenait à être propre. Dès que le mariage fut décidé, elle s'arrangea, fit des heures en plus, le soir, arriva à mettre trente francs de côté. Elle avait une grosse envie d'un petit mantelet de soie, affiché treize francs, rue du Faubourg-Poissonnière. |
1548 |
Avec les sept francs qui restaient, elle eut une paire de gants de coton, une rose pour son bonnet et des souliers pour son aîné Claude. Heureusement les petits avaient des blouses possibles. Elle passa quatre nuits, nettoyant tout, visitant jusqu'aux plus petits trous de ses bas et de sa chemise. |
1549 |
Enfin, le vendredi soir, la veille du grand jour, Gervaise et Coupeau, en rentrant du travail, eurent encore à trimer jusqu'à onze heures. Puis, avant de se coucher chacun chez soi, ils passèrent une heure ensemble, dans la chambre de la jeune femme, bien contents d'être au bout de cet embarras. |
1550 |
Malgré leur résolution de ne pas se casser les côtes pour le quartier, ils avaient fini par prendre les choses à coeur et par s'éreinter. Quand ils se dirent bonsoir, ils dormaient debout. Mais, tout de même, ils poussaient un gros soupir de soulagement. Maintenant, c'était réglé. |
1551 |
De là on irait gagner la faim dans la plaine Saint-Denis ; on prendrait le chemin de fer et on retournerait à pattes, le long de la grande route. La partie s'annonçait très bien, pas une bosse à tout avaler, mais un brin de rigolade, quelque chose de gentil et d'honnête. |
1552 |
Le samedi matin, en s'habillant, Coupeau fut pris d'inquiétude, devant sa pièce de vingt sous. Il venait de songer que, par politesse, il lui faudrait offrir un verre de vin et une tranche de jambon aux témoins, en attendant le dîner. Puis, il y aurait peut-être des frais imprévus. |
1553 |
Alors, après s'être chargé de conduire Claude et Étienne chez madame Boche, qui devait les amener le soir au dîner, il courut rue de la Goutte-d'Or et monta carrément emprunter dix francs à Lorilleux. Par exemple, ça lui écorchait le gosier, car il s'attendait à la grimace de son beau-frère. |
1554 |
Pour ne pas être regardés, les mariés, la maman et les quatre témoins se séparèrent en deux bandes. En avant, Gervaise marchait au bras de Lorilleux, tandis que M. Madinier conduisait maman Coupeau ; puis, à vingt pas, sur l'autre trottoir, venaient Coupeau, Boche et Bibi-la-Grillade. |
1555 |
Et, comme le maire fut en retard, leur tour vint seulement vers onze heures. Ils attendirent sur des chaises, dans un coin de la salle, regardant le haut plafond et la sévérité des murs, parlant bas, reculant leurs sièges par excès de politesse, chaque fois qu'un garçon de bureau passait. |
1556 |
On les fit rasseoir. Alors, ils assistèrent à trois mariages, perdus dans trois noces bourgeoises, avec des mariées en blanc, des fillettes frisées, des demoiselles à ceintures roses, des cortèges interminables de messieurs et de dames sur leur trente-et-un, l'air très comme il faut. |
1557 |
Gervaise, étourdie, le coeur gonflé, appuyait son mouchoir sur ses lèvres. Maman Coupeau pleurait à chaudes larmes. Tous s'étaient appliqués sur le registre, dessinant leurs noms, en grosses lettres boiteuses, sauf le marié qui avait tracé une croix, ne sachant pas écrire. |
1558 |
Lorsque le garçon remit à Coupeau le certificat de mariage, celui-ci, le coude poussé par Gervaise, se décida à sortir encore cinq sous. La trotte était bonne de la mairie à l'église. En chemin, les hommes prirent de la bière, maman Coupeau et Gervaise, du cassis avec de l'eau. |
1559 |
Et ils eurent à suivre une longue rue, où le soleil tombait d'aplomb, sans un filet d'ombre. Le bedeau les attendait au milieu de l'église vide ; il les poussa vers une petite chapelle, en leur demandant furieusement si c'était pour se moquer de la religion qu'ils arrivaient en retard. |
1560 |
Un prêtre vint à grandes enjambées, l'air maussade, la face pâle de faim, précédé par un clerc en surplis sale qui trottinait. Il dépêcha sa messe, mangeant les phrases latines, se tournant, se baissant, élargissant les bras, en hâte, avec des regards obliques sur les mariés et sur les témoins. |
1561 |
Cependant, midi avait sonné, la dernière messe était dite, l'église s'emplissait du piétinement des sacristains, du vacarme des chaises remises en place. On devait préparer le maître-autel pour quelque fête, car on entendait le marteau des tapissiers clouant des tentures. |
1562 |
Ça se bâcle en cinq minutes et ça tient bon toute la vie... Ah ! ce pauvre Cadet-Cassis, va ! Et les quatre témoins donnèrent des tapes sur les épaules du zingueur qui faisait le gros dos. Pendant ce temps, Gervaise embrassait maman Coupeau, souriante, les yeux humides pourtant. |
1563 |
Si ça tournait mal, ça ne serait pas de ma faute. Non, bien sûr, j'ai trop envie d'être heureuse... Enfin, c'est fait, n'est-ce pas ? C'est à lui et à moi de nous entendre et d'y mettre du nôtre. Alors, on alla droit au Moulin-d'Argent. Coupeau avait pris le bras de sa femme. |
1564 |
On dirait qu'on vous jette du feu à la figure. Tout le monde déclara alors sentir l'orage depuis longtemps. Quand on était sorti de l'église, M. Madinier avait bien vu ce dont il retournait. Lorilleux racontait que ses cors l'avaient empêché de dormir ; à partir de trois heures du matin. |
1565 |
On n'attend plus que ma soeur, on pourrait tout de même partir, si elle arrivait. Madame Lorilleux, en effet, était en retard. Madame Lerat venait de passer chez elle, pour la prendre ; mais, comme elle l'avait trouvée en train de mettre son corset, elles s'étaient disputées toutes les deux. |
1566 |
Voilà les anges qui pleurent. Une rafale de pluie balayait la chaussée, où des femmes fuyaient, en tenant leurs jupes à deux mains. Et ce fut sous cette première ondée que madame Lorilleux arriva enfin, essoufflée, furibonde, se battant sur le seuil avec son parapluie, qui ne voulait pas se fermer. |
1567 |
J'avais envie de remonter et de me déshabiller. J'aurais rudement bien fait... Ah ! elle est jolie, la noce ! Je le disais, je voulais tout renvoyer à samedi prochain. Et il pleut parce qu'on ne m'a pas écoutée ! Tant mieux ! tant mieux que le ciel crève ! Coupeau essaya de la calmer. |
1568 |
Elle ne parut même pas voir Gervaise, assise à côté de maman Coupeau. Elle appela Lorilleux, lui demanda son mouchoir ; puis, dans un coin de la boutique, soigneusement, elle essuya une à une les gouttes de pluie roulées sur la soie. Cependant, l'ondée avait brusquement cessé. |
1569 |
Le jour baissait encore, il faisait presque nuit, une nuit livide traversée par de larges éclairs. Bibi-la-Grillade répétait en riant qu'il allait tomber des curés, bien sûr. Alors, l'orage éclata avec une extrême violence. Pendant une demi-heure, l'eau tomba à seaux, la foudre gronda sans relâche. |
1570 |
Une plaisanterie risquée sur le tonnerre par Boche, disant que saint Pierre éternuait là-haut, ne fit sourire personne. Mais, quand la foudre espaça ses coups, se perdit au loin, la société recommença à s'impatienter, se fâcha contre l'orage, jurant et montrant le poing aux nuées. |
1571 |
Cela fit rire. Mais la mauvaise humeur grandissait. Ça devenait crevant à la fin. Il fallait décider quelque chose. On ne comptait pas sans doute se regarder comme ça le blanc des yeux jusqu'au dîner. Alors, pendant un quart d'heure, en face de l'averse entêtée, on se creusa le cerveau. |
1572 |
Puis, comme Lorilleux, voulant dire son mot, trouvait quelque chose de bien simple, une promenade sur les boulevards extérieurs jusqu'au Père-Lachaise, où l'on pourrait entrer voir le tombeau d'Héloïse et d'Abélard, si l'on avait le temps, madame Lorilleux, ne se contenant plus, éclata. |
1573 |
Voilà ce qu'elle faisait ! Est-ce qu'on se moquait du monde ? Elle s'habillait, elle recevait la pluie, et c'était pour s'enfermer chez un marchand de vin ! Non, non, elle en avait assez d'une noce comme ça, elle préférait son chez elle. Coupeau et Lorilleux durent barrer la porte. |
1574 |
Sortons, ne sortons pas, ça m'est égal. Je me sens très-bien, je n'en demande pas plus. Et elle avait, en effet, la figure tout éclairée d'une joie paisible. Depuis que les invités se trouvaient là, elle parlait à chacun d'une voix un peu basse et émue, l'air raisonnable, sans se mêler aux disputes. |
1575 |
Peut-être bien que vous ne connaissez pas ça. Oh ! c'est à voir, au moins une fois. La noce se regardait, se tâtait. Non, Gervaise ne connaissait pas ça ; madame Fauconnier non plus, ni Boche, ni les autres. Coupeau croyait bien être monté un dimanche, mais il ne se souvenait plus bien. |
1576 |
On hésitait cependant, lorsque madame Lorilleux, sur laquelle l'importance de M. Madinier produisait une grande impression, trouva l'offre très comme il faut, très honnête. Puisqu'on sacrifiait la journée, et qu'on était habillé, autant valait-il visiter quelque chose pour son instruction. |
1577 |
Tout le monde approuva. Alors, comme la pluie tombait encore un peu, on emprunta au marchand de vin des parapluies, de vieux parapluies, bleus, verts, marron, oubliés par les clients ; et l'on partit pour le musée. La noce tourna à droite, descendit dans Paris par le faubourg Saint-Denis. |
1578 |
Oh ! la banban ! Et ce mot : la Banban, courut dans la société. Lorilleux ricanait, disait qu'il fallait l'appeler comme ça. Mais madame Fauconnier prenait la défense de Gervaise : on avait tort de se moquer d'elle, elle était propre comme un sou et abattait fièrement l'ouvrage, quand il le fallait. |
1579 |
Mais c'étaient surtout les chapeaux des messieurs qui égayaient, de vieux chapeaux conservés, ternis par l'obscurité de l'armoire, avec des formes pleines de comique, hautes, évasées, en pointe, des ailes extraordinaires, retroussées, plates, trop larges ou trop étroites. |
1580 |
Toute la société éclata de rire. Bibi-la-Grillade, se tournant, dit que le gosse avait bien envoyé ça. La cardeuse riait le plus fort, s'étalait ; ça n'était pas déshonorant, au contraire ; il y avait plus d'une dame qui louchait en passant et qui aurait voulu être comme elle. |
1581 |
Et, lentement les couples avançaient, le menton levé, les paupières battantes, entre les colosses de pierre, les dieux de marbre noir muets dans leur raideur hiératique, les bêtes monstrueuses, moitié chattes et moitié femmes, avec des figures de mortes, le nez aminci, les lèvres gonflées. |
1582 |
La nudité sévère de l'escalier les rendit graves. Un huissier superbe, en gilet rouge, la livrée galonnée d'or, qui semblait les attendre sur le palier, redoubla leur émotion. Ce fut avec respect, marchant le plus doucement possible, qu'ils entrèrent dans la galerie française. |
1583 |
Alors, sans s'arrêter, les yeux emplis de l'or des cadres, ils suivirent l'enfilade des petits salons, regardant passer les images, trop nombreuses pour être bien vues. Il aurait fallu une heure devant chacune, si l'on avait voulu comprendre. Que de tableaux, sacredié ! ça ne finissait pas. |
1584 |
Tous, saisis, immobiles, se taisaient. Quand on se remit à marcher, Boche résuma le sentiment général : c'était tapé. Dans la galerie d'Apollon, le parquet surtout émerveilla la société, un parquet luisant, clair comme un miroir, où les pieds des banquettes se reflétaient. |
1585 |
Mademoiselle Remanjou fermait les yeux, parce qu'elle croyait marcher sur de l'eau. On criait à madame Gaudron de poser ses souliers à plat, à cause de sa position. M. Madinier voulait leur montrer les dorures et les peintures du plafond ; mais ça leur cassait le cou, et ils ne distinguaient rien. |
1586 |
D'un geste, il commanda une halte, au milieu du salon carré. Il n'y avait là que des chefs-d'oeuvre, murmurait-il à demi-voix, comme dans une église. On fit le tour du salon. Gervaise demanda le sujet des Noces de Cana ; c'était bête de ne pas écrire les sujets sur les cadres. |
1587 |
Encore des tableaux, toujours des tableaux, des saints, des hommes et des femmes avec des figures qu'on ne comprenait pas, des paysages tout noirs, des bêtes devenues jaunes, une débandade de gens et de choses dont le violent tapage de couleurs commençait à leur causer un gros mal de tête. |
1588 |
M. Madinier ne parlait plus, menait lentement le cortège, qui le suivait en ordre, tous les cous tordus et les yeux en l'air. Des siècles d'art passaient devant leur ignorance ahurie, la sécheresse fine des primitifs, les splendeurs des Vénitiens, la vie grasse et belle de lumière des Hollandais. |
1589 |
Mais ce qui les intéressait le plus, c'étaient encore les copistes, avec leurs chevalets installés parmi le monde, peignant sans gêne ; une vieille dame, montée sur une grande échelle, promenant un pinceau à badigeon dans le ciel tendre d'une immense toile, les frappa d'une façon particulière. |
1590 |
Et la noce, déjà lasse, perdant de son respect, traînait ses souliers à clous, tapait ses talons sur les parquets sonores, avec le piétinement d'un troupeau débandé, lâché au milieu de la propreté nue et recueillie des salles. M. Madinier se taisait pour ménager un effet. |
1591 |
Là, il ne dit toujours rien, il se contenta d'indiquer la toile, d'un coup d'oeil égrillard. Les dames, quand elles eurent le nez sur la peinture, poussèrent de petits cris ; puis, elles se détournèrent, très-rouges. Les hommes les retinrent, rigolant, cherchant les détails orduriers. |
1592 |
Ça se trouvait à côté, au fond d'une petite pièce, où il serait allé les yeux fermés. Pourtant, il se trompa, égara la noce le long de sept ou huit salles, désertes, froides, garnies seulement de vitrines sévères où s'alignaient une quantité innombrable de pots cassés et de bonshommes très-laids. |
1593 |
M. Madinier, perdant la tête, ne voulant point avouer qu'il était perdu, enfila un escalier, fit monter un étage à la noce. Cette fois, elle voyageait au milieu du musée de marine, parmi des modèles d'instruments et de canons, des plans en relief, des vaisseaux grands comme des joujoux. |
1594 |
M. Madinier retrouvait son aplomb ; il avait eu tort de ne pas tourner à gauche ; maintenant, il se souvenait que les bijoux étaient à gauche. Toute la société, d'ailleurs, affectait d'être contente d'avoir vu ça. Quatre heures sonnaient. On avait encore deux heures à employer avant le dîner. |
1595 |
Là, une nouvelle averse arriva, si drue, que, malgré les parapluies, les toilettes des dames s'abîmaient. Madame Lorilleux, le coeur noyé à chaque goutte qui mouillait sa robe, proposa de se réfugier sous le Pont-Royal ; d'ailleurs, si on ne la suivait pas, elle menaçait d'y descendre toute seule. |
1596 |
Par exemple, on pouvait appeler ça une idée chouette ! Les dames étalèrent leurs mouchoirs sur les pavés, se reposèrent là, les genoux écartés, arrachant des deux mains les brins d'herbe poussés entre les pierres, regardant couler l'eau noire, comme si elles se trouvaient à la campagne. |
1597 |
Dans l'étroite spirale de l'escalier, les douze grimpaient à la file, butant contre les marches usées, se tenant aux murs. Puis, quand l'obscurité devint complète, ce fut une bosse de rires. Les dames poussaient de petits cris. Les messieurs les chatouillaient, leur pinçaient les jambes. |
1598 |
D'ailleurs, ça restait sans conséquence ; ils savaient s'arrêter où il fallait, pour l'honnêteté. Puis, Boche trouva une plaisanterie que toute la société répéta. On appelait madame Gaudron, comme si elle était restée en chemin, et on lui demandait si son ventre passait. |
1599 |
Et il cherchait à effrayer les dames, en criant que ça remuait. Cependant, Coupeau ne disait rien ; il venait derrière Gervaise, la tenait à la taille, la sentait s'abandonner. Lorsque, brusquement, on rentra dans le jour, il était juste en train de lui embrasser le cou. |
1600 |
Mais M. Madinier, sur la plate-forme, montrait déjà les monuments. Jamais madame Fauconnier ni mademoiselle Remanjou ne voulurent sortir de l'escalier ; la pensée seule du pavé, en bas, leur tournait les sangs ; et elles se contentaient de risquer des coups d'oeil par la petite porte. |
1601 |
Madame Lerat, plus crâne, faisait le tour de l'étroite terrasse, en se collant contre le bronze du dôme. C'était tout de même rudement émotionnant, quand on songeait qu'il aurait suffi de passer une jambe. Quelle culbute, sacré Dieu ! Les hommes, un peu pâles, regardaient la place. |
1602 |
Non, décidément, ça vous faisait froid aux boyaux. M. Madinier, pourtant, recommandait de lever les yeux, de les diriger devant soi, très loin ; ça empêchait le vertige. Et il continuait à indiquer du doigt les Invalides, le Panthéon, Notre-Dame, la tour Saint-Jacques, les buttes Montmartre. |
1603 |
En bas, M. Madinier voulait payer. Mais Coupeau se récria, se hâta de mettre dans la main du gardien vingt-quatre sous, deux sous par personne. Il était près de cinq heures et demie ; on avait tout juste le temps de rentrer. Alors, on revint par les boulevards et par le faubourg Poissonnière. |
1604 |
Madame Boche, qui avait confié sa loge à une dame de la maison, causait avec maman Coupeau, dans le salon du premier, en face de la table servie ; et les deux gamins, Claude et Étienne, amenés par elle, jouaient à courir sous la table, au milieu d'une débandade de chaises. |
1605 |
La veille encore, il criait fort, il jurait de les remettre à leur place, ces langues de vipères, s'ils lui manquaient. Mais, en face d'eux, elle le voyait bien, il faisait le chien couchant, guettait sortir leurs paroles, était aux cent coups quand il les croyait fâchés. |
1606 |
Gervaise était entre Lorilleux et M. Madinier, et Coupeau, entre madame Fauconnier et madame Lorilleux. Les autres convives se placèrent à leur goût, parce que ça finissait toujours par des jalousies et des disputes, lorsqu'on indiquait les couverts. Boche se glissa près de madame Lerat. |
1607 |
J'ai usé mes plantes pendant trois heures sur la route, même qu'un gendarme m'a demandé mes papiers... Est-ce qu'on fait de ces cochonneries-là à un ami ! Fallait au moins m'envoyer un sapin par un commissionnaire. Ah ! non, vous savez, blague dans le coin, je la trouve raide. |
1608 |
Tu vois, on t'attendait. Oh ! ça ne l'embarrassait pas, il rattraperait les autres ; et il redemanda trois fois du potage, des assiettes de vermicelle, dans lesquelles il coupait d'énormes tranches de pain. Alors, quand on eut attaqué les tourtes, il devint la profonde admiration de toute la table. |
1609 |
Comme il bâfrait ! Les garçons effarés faisaient la chaîne pour lui passer du pain, des morceaux finement coupés qu'il avalait d'une bouchée. Il finit par se fâcher ; il voulait un pain, à côté de lui. Le marchand de vin, très-inquiet, se montra un instant sur le seuil de la salle. |
1610 |
On n'en rencontre pas beaucoup de cette force-là. Et mademoiselle Remanjou, attendrie, regardait Mes-Bottes mâcher, tandis que M. Madinier, cherchant un mot pour exprimer son étonnement presque respectueux, déclara une telle capacité extraordinaire. Il y eut un silence. |
1611 |
Il miaule encore. En effet, un léger miaulement, parfaitement imité, semblait sortir du plat. C'était Coupeau qui faisait ça avec la gorge, sans remuer les lèvres ; un talent de société d'un succès certain, si bien qu'il ne mangeait jamais dehors sans commander une gibelotte. |
1612 |
Elle expliquait ses poupées à Mes-Bottes, dont les mâchoires, lentement, roulaient comme des meules. Il n'écoutait pas, il hochait la tête, guettant les garçons, pour ne pas leur laisser emporter les plats sans les avoir torchés. On avait mangé un fricandeau au jus et des haricots verts. |
1613 |
Dans la salle, le reflet verdâtre s'épaississait des buées montant de la table, tachée de vin et de sauce, encombrée de la débâcle du couvert ; et, le long du mur, des assiettes sales, des litres vides, posés là par les garçons, semblaient les ordures balayées et culbutées de la nappe. |
1614 |
Madame Boche, à voix basse, accusa Boche de pincer les genoux de madame Lerat. Oh ! c'était un sournois, il godaillait. Elle avait bien vu sa main disparaître. S'il recommençait, jour de Dieu ! elle était femme à lui flanquer une carafe à la tête. Dans le silence, M. Madinier causait politique. |
1615 |
Trois millions de citoyens sont rayés des listes... On m'a dit que Bonaparte, au fond, est très vexé, car il aime le peuple, il en a donné des preuves. Lui, était républicain ; mais il admirait le prince, à cause de son oncle, un homme comme il n'en reviendrait jamais plus. |
1616 |
Le comte de Chambord avait la veille laissé là un parapluie. Alors, il est entré, il a dit comme ça, tout simplement : « Voulez-vous bien me rendre mon parapluie ? » Mon Dieu ! oui, c'était lui, Péquignot m'a donné sa parole d'honneur. Aucun des convives n'émit le moindre doute. |
1617 |
On était au dessert. Les garçons débarrassaient la table avec un grand bruit de vaisselle. Et madame Lorilleux, jusque-là très convenable, très dame, laissa échapper un : Sacré salaud ! parce que l'un des garçons, en enlevant un plat, lui avait fait couler quelque chose de mouillé dans le cou. |
1618 |
Pour sûr, sa robe de soie était tachée. M. Madinier dut lui regarder le dos, mais il n'y avait rien, il le jurait. Maintenant, au milieu de la nappe, s'étalaient des oeufs à la neige dans un saladier, flanqués de deux assiettes de fromage et de deux assiettes de fruits. |
1619 |
Alors, les hommes se levèrent pour prendre leurs pipes. Ils restèrent un instant derrière Mes-Bottes, à lui donner des tapes sur les épaules, en lui demandant si ça allait mieux. Bibi-la-Grillade le souleva avec la chaise ; mais, tonnerre de Dieu ! l'animal avait doublé de poids. |
1620 |
Boche, descendu depuis un instant, remonta en racontant la bonne tête du marchand de vin, en bas ; il était tout pâle dans son comptoir, la bourgeoise consternée venait d'envoyer voir si les boulangers restaient ouverts, jusqu'au chat de la maison qui avait l'air ruiné. |
1621 |
On applaudit, on cria bravo : c'était envoyé. Il faisait nuit noire, trois becs de gaz flambaient dans la salle, remuant de grandes clartés troubles, au milieu de la fumée des pipes. Les garçons, après avoir servi le café et le cognac, venaient d'emporter les dernières piles d'assiettes sales. |
1622 |
Alors, Coupeau dit que c'était très-bien, qu'on allait seulement régler le repas tout de suite. Ça éviterait des disputes. Les gens bien élevés n'avaient pas besoin de payer pour les soûlards. Et, justement, Mes-Bottes, après s'être fouillé longtemps, ne trouva que trois francs sept sous. |
1623 |
Il ne pouvait pas se laisser nayer, il avait cassé la pièce de cent sous. Les autres étaient fautifs, voilà ! Enfin, il donna trois francs, gardant les sept sous pour son tabac du lendemain. Coupeau, furieux, aurait cogné, si Gervaise ne l'avait tiré par sa redingote, très effrayée, suppliante. |
1624 |
Cependant, M. Madinier avait pris une assiette. Les demoiselles et les dames seules, madame Lerat, madame Fauconnier, mademoiselle Remanjou, déposèrent leur pièce de cent sous les premières, discrètement. Ensuite, les messieurs s'isolèrent à l'autre bout de la salle, firent les comptes. |
1625 |
Donnez-moi mes six francs... Et je ne compte pas les trois pains de monsieur, encore ! Toute la société, serrée autour de lui, l'entourait d'une rage de gestes, d'un glapissement de voix que la colère étranglait. Les femmes, surtout, sortaient de leur réserve, refusaient d'ajouter un centime. |
1626 |
Madame Fauconnier avait très mal mangé ; chez elle, pour ses quarante sous, elle aurait eu un petit plat à se lécher les doigts. Madame Gaudron se plaignait amèrement d'avoir été poussée au mauvais bout de la table, à côté de Mes-Bottes, qui n'avait pas montré le moindre égard. |
1627 |
Enfin, ces parties tournaient toujours mal. Quand on voulait avoir du monde à son mariage, on invitait les personnes, parbleu ! Et Gervaise, réfugiée auprès de maman Coupeau, devant une des fenêtres, ne disait rien, honteuse, sentant que toutes ces récriminations retombaient sur elle. |
1628 |
M. Madinier finit par descendre avec le marchand de vin. On les entendit discuter en bas. Puis, au bout d'une demi-heure, le cartonnier remonta ; il avait réglé, en donnant trois francs. Mais la société restait vexée, exaspérée, revenant sans cesse sur la question des suppléments. |
1629 |
La soirée était gâtée. On devint de plus en plus aigre. M. Madinier proposa de chanter ; mais Bibi-la-Grillade, qui avait une belle voix, venait de disparaître ; et mademoiselle Remanjou, accoudée à une fenêtre, l'aperçut, sous les acacias, faisant sauter une grosse fille en cheveux. |
1630 |
Les effilés de madame Lerat devaient avoir trempé dans le café. La robe écrue de madame Fauconnier était pleine de sauce. Le châle vert de maman Coupeau, tombé d'une chaise, venait d'être retrouvé dans un coin, roulé et piétiné. Mais c'était surtout madame Lorilleux qui ne décolérait pas. |
1631 |
Je m'en vais, d'abord. J'en ai assez, de leur fichue noce ! Elle partit rageusement, en faisant trembler l'escalier sous les coups de ses talons. Lorilleux courut derrière elle. Mais tout ce qu'il put obtenir, ce fut qu'elle attendrait cinq minutes sur le trottoir, si l'on voulait partir ensemble. |
1632 |
Elle aurait dû s'en aller après l'orage, comme elle en avait eu l'envie. Coupeau lui revaudrait cette journée-là. Quand ce dernier la sut si furieuse, il parut consterné ; et Gervaise, pour lui éviter des ennuis, consentit à rentrer tout de suite. Alors, on s'embrassa rapidement. |
1633 |
M. Madinier se chargea de reconduire maman Coupeau. Madame Boche devait, pour la première nuit, emmener Claude et Étienne coucher chez elle ; leur mère pouvait être sans crainte, les petits dormaient sur des chaises, alourdis par une grosse indigestion d'oeufs à la neige. |
1634 |
Il était à peine onze heures. Sur le boulevard de la Chapelle, et dans tout le quartier de la Goutte-d'Or, la paye de grande quinzaine, qui tombait ce samedi-là, mettait un vacarme énorme de soûlerie. Madame Lorilleux attendait à vingt pas du Moulin-d'Argent, debout sous un bec de gaz. |
1635 |
Est-ce qu'ils n'auraient pas dû remettre le mariage, économiser quatre sous et acheter des meubles, pour rentrer chez eux, le premier soir ? Ah ! ils allaient être bien, sous les toits, empilés tous les deux dans un cabinet de dix francs, où il n'y avait seulement pas d'air. |
1636 |
Ce surnom, qu'elle recevait à la face pour la première fois, la frappait comme un soufflet. Puis, elle entendait bien l'exclamation de sa belle-soeur : la chambre à la Banban, c'était la chambre où elle avait vécu un mois avec Lantier, où les loques de sa vie passée traînaient encore. |
1637 |
La, ça ne te fait pas plaisir, n'est-ce pas ?... Pourquoi ne garderions-nous pas la chambre du premier ? Ce soir, les enfants n'y couchent pas, nous y serons très bien. Madame Lorilleux n'ajouta rien, se renfermant dans sa dignité, horriblement vexée de s'appeler Queue-de-Vache. |
1638 |
Coupeau, pour consoler Gervaise, lui serrait doucement le bras ; et il réussit même à l'égayer, en lui racontant à l'oreille qu'ils entraient en ménage avec la somme de sept sous toute ronde, trois gros sous et un petit sou, qu'il faisait sonner de la main dans la poche de son pantalon. |
1639 |
Quand on fut arrivé à l'hôtel Boncoeur, on se dit bonsoir d'un air fâché. Et au moment où Coupeau poussait les deux femmes au cou l'une de l'autre, en les traitant de bêtes, un pochard, qui semblait vouloir passer à droite, eut un brusque crochet à gauche, et vint se jeter entre elles. |
1640 |
Il a son compte, aujourd'hui. Gervaise, effrayée, se collait contre la porte de l'hôtel. Le père Bazouge, un croque-mort d'une cinquantaine d'années, avait son pantalon noir taché de boue, son manteau noir agrafé sur l'épaule, son chapeau de cuir noir cabossé, aplati dans quelque chute. |
1641 |
Sans doute que j'ai bu un coup ! Quand l'ouvrage donne, faut bien se graisser les roues. Ce n'est pas vous, ni la compagnie, qui auriez descendu le particulier de six cents livres qui nous avons amené à deux du quatrième sur le trottoir, et sans le casser encore... Moi, j'aime les gens rigolos. |
1642 |
L'homme ne se soûlait pas, rapportait ses quinzaines, fumait une pipe à sa fenêtre avant de se coucher, pour prendre l'air. On les citait, à cause de leur gentillesse. Et, comme ils gagnaient à eux deux près de neuf francs par jour, on calculait qu'ils devaient mettre de côté pas mal d'argent. |
1643 |
Ils voulurent, avant tout, en louer un dans la grande maison, rue de la Goutte-d'Or. Mais pas une chambre n'y était libre, ils durent renoncer à leur ancien rêve. Pour dire la vérité, Gervaise ne fut pas fâchée, au fond : le voisinage des Lorilleux, porte à porte, l'effrayait beaucoup. |
1644 |
C'était une petite maison à un seul étage, un escalier très raide, en haut duquel il y avait seulement deux logements, l'un à droite, l'autre à gauche ; le bas se trouvait habité par un loueur de voitures, dont le matériel occupait des hangars dans une vaste cour, le long de la rue. |
1645 |
L'emménagement eut lieu au terme d'avril. Gervaise était alors enceinte de huit mois. Mais elle montrait une belle vaillance, disant avec un rire que l'enfant l'aidait, lorsqu'elle travaillait ; elle sentait, en elle, ses petites menottes pousser et lui donner des forces. |
1646 |
Ah bien ! elle recevait joliment Coupeau, les jours où il voulait la faire coucher pour se dorloter un peu ! Elle se coucherait aux grosses douleurs. Ce serait toujours assez tôt ; car, maintenant, avec une bouche de plus, il allait falloir donner un rude coup de collier. |
1647 |
Un rêve, dont elle n'osait parler, était d'avoir une pendule pour la mettre au beau milieu du marbre, où elle aurait produit un effet magnifique. Sans le bébé qui venait, elle se serait peut-être risquée à acheter sa pendule. Enfin elle renvoyait ça à plus tard, avec un soupir. |
1648 |
La cuisine était grande comme la main et toute noire ; mais, en laissant la porte ouverte, on y voyait assez clair ; puis, Gervaise n'avait pas à faire des repas de trente personnes, il suffisait qu'elle y trouvât la place de son pot-au-feu. Quant à la grande chambre, elle était leur orgueil. |
1649 |
La rue Neuve de la Goutte-d'Or elle-même entrait pour une bonne part dans leur contentement. Gervaise y vivait, allant sans cesse de chez elle chez madame Fauconnier. Coupeau, le soir, descendait maintenant, fumait sa pipe sur le pas de la porte. La rue, sans trottoir, le pavé défoncé, montait. |
1650 |
Les hangars du loueur de voitures, l'établissement voisin où l'on fabriquait de l'eau de Seltz, le lavoir, en face, élargissaient un vaste espace libre, silencieux, dans lequel les voix étouffées des laveuses et l'haleine régulière de la machine à vapeur semblaient grandir encore le recueillement. |
1651 |
Des terrains profonds, des allées s'enfonçant entre des murs noirs, mettaient là un village. Et Coupeau, amusé par les rares passants qui enjambaient le ruissellement continu des eaux savonneuses, disait se souvenir d'un pays où l'avait conduit un de ses oncles, à l'âge de cinq ans. |
1652 |
Elle ne voulut pas s'en aller tout de suite, restant là à se tortiller sur une chaise, donnant un coup de fer quand ça se calmait un peu ; les rideaux pressaient, elle s'entêtait à les finir ; puis, ça n'était peut-être qu'une colique, il ne fallait pas s'écouter pour un mal de ventre. |
1653 |
Les hauts de côtelettes revenaient dans un poêlon, quand les sueurs et les tranchées reparurent. Elle tourna son roux, en piétinant devant le fourneau, aveuglée par de grosses larmes. Si elle accouchait, n'est-ce pas ? ce n'était point une raison pour laisser Coupeau sans manger. |
1654 |
Enfin le ragoût mijota sur un feu couvert de cendre. Elle revint dans la chambre, crut avoir le temps de mettre un couvert à un bout de la table. Et il lui fallut reposer bien vite le litre de vin ; elle n'eut plus la force d'arriver au lit, elle tomba et accoucha par terre, sur un paillasson. |
1655 |
Vous avez une petite frimousse bien noire. Ça blanchira, n'ayez pas peur. Il faudra être sage, ne pas faire la gourgandine, grandir raisonnable, comme papa et maman. Gervaise, très sérieuse, regardait sa fille, les yeux grands ouverts, lentement assombris d'une tristesse. |
1656 |
La sage-femme dut enlever le poupon des mains de Coupeau. Elle défendit aussi à Gervaise de parler ; c'était déjà mauvais qu'on fît tant de bruit autour d'elle. Alors, le zingueur dit qu'il fallait prévenir maman Coupeau et les Lorilleux ; mais il crevait de faim, il voulait dîner auparavant. |
1657 |
Malgré la défense, elle se lamentait, se tournait entre les draps. Aussi, c'était bien bête de n'avoir pas pu mettre la table ; la colique l'avait assise par terre comme un coup de bâton. Son pauvre homme lui en voudrait, d'être là à se dorloter, quand il mangeait si mal. |
1658 |
Madame va en manger avec moi. N'est-ce pas, madame ? La sage-femme refusa ; mais elle voulut bien boire un verre de vin, parce que ça l'avait émotionnée, disait-elle, de trouver la malheureuse femme avec le bébé sur le paillasson. Coupeau partit enfin, pour annoncer la nouvelle à la famille. |
1659 |
N'ouvre pas le bec, ça t'est défendu. Ils resteront là, à te regarder tranquillement, sans se formaliser, n'est-ce pas ?... Moi, je vais leur faire du café, et du chouette ! Il disparut dans la cuisine. Maman Coupeau, après avoir embrassé Gervaise, s'émerveillait de la grosseur de l'enfant. |
1660 |
Lorilleux, qui allongeait le cou derrière les femmes, répétait que la petite n'avait rien de Coupeau ; un peu le nez peut-être, et encore ! C'était toute sa mère, avec des yeux d'ailleurs ; pour sûr, ces yeux-là ne venaient pas de la famille. Cependant, Coupeau ne reparaissait plus. |
1661 |
On l'entendait, dans la cuisine, se battre avec le fourneau et la cafetière. Gervaise se tournait les sangs : ce n'était pas l'occupation d'un homme, de faire du café ; et elle lui criait comment il devait s'y prendre, sans écouter les chut ! énergiques de la sage-femme. |
1662 |
Il faut qu'elle se cauchemarde... Nous allons boire ça dans des verres, n'est-ce pas ? parce que, voyez-vous, les tasses sont restées chez le marchand. On s'assit autour de la table, et le zingueur voulut verser le café lui-même. Il sentait joliment fort, ce n'était pas de la roupie de sansonnet. |
1663 |
Quand la sage-femme eut siroté son verre, elle s'en alla : tout marchait bien, on n'avait plus besoin d'elle ; si la nuit n'était pas bonne, on l'enverrait chercher le lendemain. Elle descendait encore l'escalier, que madame Lorilleux la traita de licheuse et de propre à rien. |
1664 |
Et Gervaise ayant consenti d'un signe de tête, tout le monde l'embrassa en lui recommandant de se bien porter. On dit adieu aussi au bébé. Chacun vint se pencher sur ce pauvre petit corps frissonnant, avec des risettes, des mots de tendresse, comme s'il avait pu comprendre. |
1665 |
Moi, j'avais besoin d'être un peu seul, comme ça, avec toi. La soirée m'a paru d'un long !... Cette pauvre poule ! elle a eu bien du bobo ! Ces crapoussins-là, quand ça vient au monde, ça ne se doute guère du mal que ça fait. Vrai, ça doit être comme si on vous ouvrait les reins. |
1666 |
Il demandait s'il ne lui faisait pas du mal, il aurait voulu la guérir en soufflant dessus. Et Gervaise était bien heureuse. Elle lui jurait qu'elle ne souffrait plus du tout. Elle songeait seulement à se relever le plus tôt possible, parce qu'il ne fallait pas se croiser les bras, maintenant. |
1667 |
Est-ce qu'il ne se chargeait pas de gagner la pâtée de la petite ? Il serait un grand lâche, si jamais il lui laissait cette gamine sur le dos. Ça ne lui semblait pas malin de savoir faire un enfant : le mérite, pas vrai ? c'était de le nourrir. Coupeau, cette nuit-là, ne dormit guère. |
1668 |
Il avait couvert le feu du poêle. Toutes les heures, il dut se relever pour donner au bébé des cuillerées d'eau sucrée tiède. Ça ne l'empêcha pas de partir le matin au travail comme à son habitude. Il profita même de l'heure de son déjeuner, alla à la mairie faire sa déclaration. |
1669 |
Pendant ce temps, madame Boche, prévenue, était accourue passer la journée auprès de Gervaise. Mais celle-ci, après dix heures de profond sommeil, se lamentait, disait déjà se sentir toute courbaturée de garder le lit. Elle tomberait malade, si on ne la laissait pas se lever. |
1670 |
On se moquait d'elle, peut-être ! C'était bon pour les dames d'avoir l'air d'être cassées. Lorsqu'on n'était pas riche, on n'avait pas le temps. Trois jours après ses couches, elle repassait des jupons chez madame Fauconnier, tapant ses fers, mise en sueur par la grosse chaleur du fourneau. |
1671 |
Même le soir, au repas qui eut lieu chez les Coupeau, ils ne se présentèrent point les mains vides. Le mari arriva avec un litre de vin cacheté sous chaque bras, tandis que la femme tenait un large flan acheté chez un pâtissier de la chaussée Clignancourt, très en renom. |
1672 |
Jusque-là, on s'était salué dans l'escalier et dans la rue, rien de plus ; les voisins semblaient un peu ours. Puis, la mère lui ayant monté un seau d'eau, le lendemain de ses couches, Gervaise avait jugé convenable de les inviter au repas, d'autant plus qu'elle les trouvait très bien. |
1673 |
Ils occupaient l'autre logement du palier depuis cinq ans. Derrière la paix muette de leur vie, se cachait tout un chagrin ancien : le père Goujet, un jour d'ivresse furieuse, à Lille, avait assommé un camarade à coups de barre de fer, puis s'était étranglé dans sa prison, avec son mouchoir. |
1674 |
La veuve et l'enfant, venus à Paris après leur malheur, sentaient toujours ce drame sur leurs têtes, le rachetaient par une honnêteté stricte, une douceur et un courage inaltérables. Même il se mêlait un peu de fierté dans leur cas, car ils finissaient par se voir meilleurs que les autres. |
1675 |
Goujet était un colosse de vingt-trois ans, superbe, le visage rose, les yeux bleus, d'une force herculéenne. A l'atelier, les camarades l'appelaient la Gueule-d'Or, à cause de sa belle barbe jaune. Gervaise se sentit tout de suite prise d'une grande amitié pour ces gens. |
1676 |
Gervaise s'oublia une heure près de sa voisine, qui s'était remise à son tambour, devant une fenêtre. Elle s'intéressait aux centaines d'épingles attachant la dentelle, heureuse d'être là, respirant la bonne odeur de propreté du logement, où cette besogne délicate mettait un silence recueilli. |
1677 |
Les Goujet gagnaient encore à être fréquentés. Ils faisaient de grosses journées et plaçaient plus du quart de leur quinzaine à la Caisse d'épargne. Dans le quartier, on les saluait, on parlait de leurs économies. Goujet n'avait jamais un trou, sortait avec des bourgerons propres, sans une tache. |
1678 |
Il était très poli, même un peu timide, malgré ses larges épaules. Les blanchisseuses du bout de la rue s'égayaient à le voir baisser le nez, quand il passait. Il n'aimait pas leurs gros mots, trouvait ça dégoûtant que des femmes eussent sans cesse des saletés à la bouche. |
1679 |
Alors, madame Goujet, pour tout reproche, l'avait mis en face d'un portrait de son père, une mauvaise peinture cachée pieusement au fond de la commode. Et, depuis cette leçon, Goujet ne buvait plus qu'à sa suffisance, sans haine pourtant contre le vin, car le vin est nécessaire à l'ouvrier. |
1680 |
Il lui parlait encore comme s'il était tout petit. La tête carrée, la chair alourdie par le rude travail du marteau, il tenait des grosses bêtes : dur d'intelligence, bon tout de même. Les premiers jours, Gervaise le gêna beaucoup. Puis, en quelques semaines, il s'habitua à elle. |
1681 |
Cependant, un matin, ayant tourné la clef sans frapper, il la surprit à moitié nue, se lavant le cou ; et, de huit jours, il ne la regarda pas en face, si bien qu'il finissait par la faire rougir elle-même. Cadet-Cassis, avec son bagou parisien, trouvait la Gueule-d'Or bêta. |
1682 |
Depuis le dîner du baptême, ils se tutoyaient, parce que dire toujours « vous », ça allonge les phrases. Leur amitié en restait là, quand la Gueule-d'Or rendit à Cadet-Cassis un fier service, un de ces services signalés dont on se souvient la vie entière. C'était au 2 décembre. |
1683 |
Et il donnait ses raisons : le peuple se lassait de payer aux bourgeois les marrons qu'il tirait des cendres, en se brûlant les pattes ; février et juin étaient de fameuses leçons ; aussi, désormais, les faubourgs laisseraient-ils la ville s'arranger comme elle l'entendrait. |
1684 |
Le soir, les Coupeau invitèrent les Goujet à dîner. Au dessert, Cadet-Cassis et la Gueule-d'Or se posèrent chacun deux gros baisers sur les joues. Maintenant, c'était à la vie à la mort. Pendant trois années, la vie des deux familles coula, aux deux côtés du palier, sans un événement. |
1685 |
Aussi s'était-elle décidée à mettre Étienne, qui allait sur ses huit ans, dans une petite pension de la rue de Chartres, où elle payait cent sous. Le ménage, malgré la charge des deux enfants, plaçait des vingt francs et des trente francs chaque mois à la Caisse d'épargne. |
1686 |
En trois années, elle avait contenté une seule de ses envies, elle s'était acheté une pendule ; encore cette pendule, une pendule de palissandre, à colonnes torses, à balancier de cuivre doré, devait-elle être payée en un an, par à-comptes de vingt sous tous les lundis. |
1687 |
Sous le globe, derrière la pendule, elle cachait le livret de la Caisse d'épargne. Et souvent, quand elle rêvait à sa boutique, elle s'oubliait là, devant le cadran, à regarder fixement tourner les aiguilles, ayant l'air d'attendre quelque minute particulière et solennelle pour se décider. |
1688 |
Les Coupeau sortaient presque tous les dimanches avec les Goujet. C'étaient des parties gentilles, une friture à Saint-Ouen ou un lapin à Vincennes, mangés sans épate, sous le bosquet d'un traiteur. Les hommes buvaient à leur soif, revenaient sains comme l'oeil, en donnant le bras aux dames. |
1689 |
Ça leur paraissait drôle, tout de même, de voir Cadet-Cassis et la Ban-ban aller sans cesse avec des étrangers, quand ils avaient une famille. Ah bien ! oui ! ils s'en souciaient comme d'une guigne, de leur famille ! Depuis qu'ils avaient quatre sous de côté, ils faisaient joliment leur tête. |
1690 |
Madame Lerat, au contraire, prenait parti pour la jeune femme, la défendait en racontant des contes extraordinaires, des tentatives de séduction, le soir, sur le boulevard, dont elle la montrait sortant en héroïne de drame, flanquant une paire de claques à ses lâches agresseurs. |
1691 |
Ça m'a donné un coup. C'était une boutique très propre, juste dans la grande maison où ils rêvaient d'habiter autrefois. Il y avait la boutique, une arrière-boutique, avec deux autres chambres, à droite et à gauche ; enfin, ce qu'il leur fallait, les pièces un peu petites, mais bien distribuées. |
1692 |
On cherche, on entre à tous les écriteaux, ça n'engage à rien... Mais celle-là est trop chère, décidément. Puis, ce serait peut-être une bêtise de m'établir. Cependant, après le dîner, elle revint à la boutique du mercier. Elle dessina les lieux, sur la marge d'un journal. |
1693 |
Alors, Coupeau la poussa à louer, en voyant sa grande envie ; pour sûr, elle ne trouverait rien de propre, à moins de cinq cents francs ; d'ailleurs, on obtiendrait peut-être une diminution. La seule chose ennuyeuse, c'était d'aller habiter la maison des Lorilleux, qu'elle ne pouvait pas souffrir. |
1694 |
Et, quand ils furent couchés, Coupeau dormait déjà qu'elle continuait ses aménagements intérieurs, sans avoir pourtant, d'une façon nette, consenti à louer. Le lendemain, restée seule, elle ne put résister au besoin d'enlever le globe de la pendule et de regarder le livret de la Caisse d'épargne. |
1695 |
Et, le coeur crevé, elle balbutia, elle dut se montrer très contente : sans doute, la boutique était commode, Gervaise avait raison de la prendre. Pourtant, lorsqu'elle se fut un peu remise, elle et son mari parlèrent de l'humidité de la cour, du jour triste des pièces du rez-de-chaussée. |
1696 |
Oh ! c'était un bon coin pour les rhumatismes. Enfin, si elle était décidée à louer, n'est-ce pas ? leurs observations, bien certainement, ne l'empêcheraient pas de louer. Le soir, Gervaise avouait franchement en riant qu'elle en serait tombée malade, si on l'avait empêchée d'avoir la boutique. |
1697 |
Tu viendras me prendre vers six heures à la maison où je travaille, rue de la Nation, et nous passerons rue de la Goutte-d'Or, en rentrant. Coupeau terminait alors la toiture d'une maison neuve, à trois étages. Ce jour-là, il devait justement poser les dernières feuilles de zinc. |
1698 |
L'aide enfonça les fers à souder au milieu de la braise, d'un rose pâle dans le plein jour. Puis, il se remit à souffler. Coupeau tenait la dernière feuille de zinc. Elle restait à poser au bord du toit, près de la gouttière ; là, il y avait une brusque pente, et le trou béant de la rue se creusait. |
1699 |
Le zingueur, comme chez lui, en chaussons de lisières, s'avança, traînant les pieds, sifflotant l'air d'Ohé ! les p'tits agneaux ! Arrivé devant le trou, il se laissa couler, s'arc-bouta d'un genou contre la maçonnerie d'une cheminée, resta à moitié chemin du pavé. Une de ses jambes pendait. |
1700 |
Donne donc les fers ! Quand tu regarderas en l'air, bougre d'efflanqué ! les alouettes ne te tomberont pas toutes rôties ! Mais Zidore ne se pressait pas. 11 s'intéressait aux toits voisins, à une grosse fumée qui montait au fond de Paris, du côté de Grenelle ; ça pouvait bien être un incendie. |
1701 |
Pourtant, il vint se mettre à plat ventre, la tête au-dessus du trou ; et il passa les fers à Coupeau. Alors, celui-ci commença à souder la feuille. Il s'accroupissait, s'allongeait, trouvant toujours son équilibre, assis d'une fesse, perché sur la pointe d'un pied, retenu par un doigt. |
1702 |
Ohé ! madame Boche ! Il venait d'apercevoir la concierge traversant la chaussée. Elle leva la tête, le reconnut. Et une conversation s'engagea du toit au trottoir. Elle cachait ses mains sous son tablier, le nez en l'air. Lui, debout maintenant, son bras gauche passé autour d'un tuyau, se penchait. |
1703 |
Coupeau se tourna, reprit le fer que Zidore lui tendait. Mais au moment où la concierge s'éloignait, elle aperçut sur l'autre trottoir Gervaise, tenant Nana par la main. Elle relevait déjà la tête pour avertir le zingueur, lorsque la jeune femme lui ferma la bouche d'un geste énergique. |
1704 |
Et, à demi-voix, afin de n'être pas entendue là-haut, elle dit sa crainte : elle redoutait, en se montrant tout d'un coup, de donner à son mari une secousse, qui le précipiterait. En quatre ans, elle était allée le chercher une seule fois à son travail. Ce jour-là, c'était la seconde fois. |
1705 |
Maintenant, je n'y pense plus autant. On s'habitue à tout. Il faut bien que le pain se gagne... N'importe, c'est un pain joliment cher, car on y risque ses os plus souvent qu'à son tour. Elle se tut, cachant Nana dans sa jupe, craignant un cri de la petite. Malgré elle, toute pâle, elle regardait. |
1706 |
Alors, il se risqua, avec ces mouvements ralentis des ouvriers, pleins d'aisance et de lourdeur. Un moment, il fut au-dessus du pavé, ne se tenant plus, tranquille, à son affaire ; et, d'en bas, sous le fer promené d'une main soigneuse, on voyait grésiller la petite flamme blanche de la soudure. |
1707 |
Gervaise, muette, la gorge étranglée par l'angoisse, avait serré les mains, les élevait d'un geste machinal de supplication. Mais elle respira bruyamment, Coupeau venait de remonter sur le toit, sans se presser, prenant le temps de cracher une dernière fois dans la rue. |
1708 |
Maintenant, penché sur son établi, il coupait son zinc en artiste. D'un tour de compas, il avait tracé une ligne, et il détachait un large éventail, à l'aide d'une paire de cisailles cintrées ; puis, légèrement, au marteau, il ployait cet éventail en forme de champignon pointu. |
1709 |
Le tuyau auquel il devait adapter le chapiteau se trouvait au milieu du toit. Gervaise, tranquillisée, continuait à sourire en suivant ses mouvements. Nana, amusée tout d'un coup par la vue de son père, tapait dans ses petites mains. Elle s'était assise sur le trottoir, pour mieux voir là-haut. |
1710 |
Et il tomba. Son corps décrivit une courbe molle, tourna deux fois sur lui-même, vint s'écraser au milieu de la rue avec le coup sourd d'un paquet de linge jeté de haut. Gervaise, stupide, la gorge déchirée d'un grand cri, resta les bras en l'air. Des passants accoururent, un attroupement se forma. |
1711 |
Il respirait encore, mais le pharmacien avait de petits hochements de tête. Maintenant, Gervaise, à genoux parterre, sanglotait d'une façon continue, barbouillée de ses larmes, aveuglée, hébétée. D'un mouvement machinal, elle avançait les mains, tâtait les membres de son mari, très-doucement. |
1712 |
Seule, Gervaise, pâlie par les veilles, sérieuse, résolue, haussait les épaules. Son homme avait la jambe droite cassée ; ça, tout le monde le savait ; on la lui remettrait, voilà tout. Quant au reste, au coeur décroché, ce n'était rien. Elle le lui raccrocherait, son coeur. |
1713 |
Elle savait comment les coeurs se raccrochent, avec des soins, de la propreté, une amitié solide. Et elle montrait une conviction superbe, certaine de le guérir, rien qu'à rester autour de lui et à le toucher de ses mains, dans les heures de fièvre. Elle ne douta pas une minute. |
1714 |
Toute une semaine, on la vit sur ses pieds, parlant peu, recueillie dans son entêtement de le sauver, oubliant les enfants, la rue, la ville entière. Le neuvième jour, le soir où le médecin répondit enfin du malade, elle tomba sur une chaise, les jambes molles, l'échine brisée, tout en larmes. |
1715 |
Puis, des querelles n'avaient pas tardé à s'élever sur la façon de soigner les malades. Madame Lorilleux prétendait avoir sauvé assez de gens dans sa vie pour savoir comment il fallait s'y prendre. Elle accusait aussi la jeune femme de la bousculer, de l'écarter du lit de son frère. |
1716 |
Seulement, de la manière dont elle l'accommodait, elle était certaine de l'achever. Lorsqu'elle vit Coupeau hors de danger, Gervaise cessa de garder son lit avec autant de rudesse jalouse. Maintenant, on ne pouvait plus le lui tuer, et elle laissait approcher les gens sans méfiance. |
1717 |
La convalescence devait être très-longue ; le médecin avait parlé de quatre mois. Alors, pendant les longs sommeils du zingueur, les Lorilleux traitèrent Gervaise de bête. Ça l'avançait beaucoup d'avoir son mari chez elle. A l'hôpital, il se serait remis sur pied deux fois plus vite. |
1718 |
Si les Coupeau croquaient seulement leurs quatre sous d'économies, ils devraient s'estimer fièrement heureux. Mais ils s'endetteraient, c'était à croire. Oh ! ça les regardait. Surtout, ils n'avaient pas à compter sur la famille, qui n'était pas assez riche pour entretenir un malade chez lui. |
1719 |
Gervaise resta suffoquée. Elle avait complètement oublié la boutique. Mais elle voyait la joie mauvaise de ces gens, à la pensée que désormais la boutique était flambée. Dès ce soir-là, en effet, ils guettèrent les occasions pour la plaisanter sur son rêve tombé à l'eau. |
1720 |
Elle n'avait pas voulu retirer l'argent tout d'une fois. Elle le redemandait par cent francs, pour ne pas garder un si gros tas de pièces dans sa commode ; puis, elle espérait vaguement quelque miracle, un rétablissement brusque, qui leur permettrait, de ne pas déplacer la somme entière. |
1721 |
Goujet, chaque matin, prenait les seaux de la jeune femme, allait les emplir à la fontaine de la rue des Poissonniers ; c'était une économie de deux sous. Puis, après le dîner, quand la famille n'envahissait pas la chambre, les Goujet venaient tenir compagnie aux Coupeau. |
1722 |
Sa grande face blonde enfoncée entre ses épaules de colosse, il s'attendrissait à la voir verser de la tisane dans une tasse, remuer le sucre sans faire de bruit avec la cuiller. Lorsqu'elle bordait le lit et qu'elle encourageait Coupeau d'une voix douce, il restait tout secoué. |
1723 |
Jamais il n'avait rencontré une aussi brave femme. Ça ne lui allait même pas mal de boiter, car elle en avait plus de mérite encore à se décarcasser tout le long de la journée auprès de son mari. On ne pouvait pas dire, elle ne s'asseyait pas un quart d'heure, le temps de manger. |
1724 |
Elle courait sans cesse chez le pharmacien, mettait son nez dans des choses pas propres, se donnait un mal du tonnerre pour tenir en ordre cette chambre où l'on faisait tout ; avec ça, pas une plainte, toujours aimable, même les soirs où elle dormait debout, les yeux ouverts, tant elle était lasse. |
1725 |
Il ne se promenait pas loin, du lit à la fenêtre, et encore soutenu par Gervaise. Là, il s'asseyait dans le fauteuil des Lorilleux, la jambe droite allongée sur un tabouret. Ce blagueur, qui allait rigoler des pattes cassées, les jours de verglas, était très vexé de son accident. |
1726 |
Est-ce qu'il resterait longtemps cloué là, pareil à une momie ? La rue n'était pas si drôle, il n'y passait personne, ça puait l'eau de javelle toute la journée. Non, vrai, il se faisait trop vieux, il aurait donné dix ans de sa vie pour savoir seulement comment se portaient les fortifications. |
1727 |
Moi, j'étais à jeun, tranquille comme Baptiste, sans une goutte de liquide dans le corps, et voilà que je dégringole en voulant me tourner pour faire une risette à Nana !... Vous ne trouvez pas ça trop fort ? S'il y a un bon Dieu, il arrange drôlement les choses. Jamais je n'avalerai ça. |
1728 |
C'était un métier de malheur, de passer ses journées comme les chats, le long des gouttières. Eux pas bêtes, les bourgeois ! ils vous envoyaient à la mort, bien trop poltrons pour se risquer sur une échelle, s'installant solidement au coin de leur feu et se fichant du pauvre monde. |
1729 |
Et il en arrivait à dire que chacun aurait dû poser son zinc sur sa maison. Dame ! en bonne justice, on devait en venir là : si tu ne veux pas être mouillé, mets-toi à couvert. Puis, il regrettait de ne pas avoir appris un autre métier, plus joli et moins dangereux, celui d'ébéniste, par exemple. |
1730 |
Ça, c'était encore la faute du père Coupeau ; les pères avaient cette bête d'habitude de fourrer quand même les enfants dans leur partie. Pendant deux mois encore, Coupeau marcha avec des béquilles. Il avait d'abord pu descendre dans la rue, fumer une pipe devant la porte. |
1731 |
Et il prenait là, avec le plaisir de vivre, une joie à ne rien faire, les membres abandonnés, les muscles glissant à un sommeil très-doux ; c'était comme une lente conquête de la paresse, qui profitait de sa convalescence pour entrer dans sa peau et l'engourdir, en le chatouillant. |
1732 |
Ceux-ci le plaignaient beaucoup, l'attiraient par toutes sortes de prévenances aimables. Dans les premières années de son mariage, il leur avait échappé, grâce à l'influence de Gervaise. Maintenant, ils le reprenaient, en le plaisantant sur la peur que lui causait sa femme. |
1733 |
Il n'était donc pas un homme ! Pourtant, les Lorilleux montraient une grande discrétion, célébraient d'une façon outrée les mérites de la blanchisseuse. Coupeau, sans se disputer encore, jurait à celle-ci que sa soeur l'adorait, et lui demandait d'être moins mauvaise pour elle. |
1734 |
Et, pendant une heure, il avait ronchonné : ce mioche n'était pas à lui, il ne savait pas pourquoi il le tolérait dans la maison ; il finirait par le flanquer à la porte. Jusque-là, il avait accepté le gamin sans tant d'histoires. Le lendemain, il parlait de sa dignité. |
1735 |
Trois jours après, il lançait des coups de pied au derrière du petit, matin et soir, si bien que l'enfant, quand il l'entendait monter, se sauvait chez les Goujet, où la vieille dentellière lui gardait un coin de la table pour faire ses devoirs. Gervaise, depuis longtemps, s'était remise au travail. |
1736 |
Elle ne voulait pas l'avoir de nouveau au lit. Elle savait bien ce que le médecin lui disait, peut-être ! C'était elle qui l'empêchait de travailler, en lui répétant chaque matin de prendre son temps, de ne pas se forcer. Elle lui glissait même des pièces de vingt sous dans la poche de son gilet. |
1737 |
Coupeau acceptait ça comme une chose naturelle ; il se plaignait de toutes sortes de douleurs pour se faire dorloter ; au bout de six mois, sa convalescence durait toujours. Maintenant, les jours où il allait regarder travailler les autres, il entrait volontiers boire un canon avec les camarades. |
1738 |
Tout de même, on n'était pas mal chez le marchand de vin ; on rigolait, on restait là cinq minutes. Ça ne déshonorait personne. Les poseurs seuls affectaient de crever de soif à la porte. Autrefois, on avait bien raison de le blaguer, attendu qu'un verre de vin n'a jamais tué un homme. |
1739 |
Pourtant, à plusieurs reprises, après des journées de désoeuvrement, passées de chantier en chantier, de cabaret en cabaret, il était rentré éméché. Gervaise, ces jours-là, avait fermé sa porte, en prétextant elle-même un gros mal de tête, pour empêcher les Goujet d'entendre les bêtises de Coupeau. |
1740 |
Si elle n'en parlait pas tout haut, continuellement, c'était de crainte de paraître regretter les économies mangées par la maladie de Coupeau. Elle devenait toute pâle souvent, ayant failli laisser échapper son envie, rattrapant sa phrase avec la confusion d'une vilaine pensée. |
1741 |
Un soir, Gervaise se trouvant seule chez elle, Goujet entra et ne se sauva pas, comme à son habitude. Il s'était assis, il fumait en la regardant. Il devait avoir une phrase grave à prononcer ; il la retournait, la mûrissait, sans pouvoir lui donner une forme convenable. |
1742 |
Elle était penchée sur un tiroir de sa commode, cherchant des torchons. Elle se releva, très rouge. Il l'avait donc vue, le matin, rester en extase devant la boutique, pendant près de dix minutes ? Lui, souriait d'un air gêné, comme s'il avait fait là une proposition blessante. |
1743 |
Vous savez, une idée..... Vrai, j'aime mieux vous prêter l'argent. Alors, tous deux baissèrent la tête. Il y avait entre eux quelque chose de très doux qu'ils ne disaient pas. Et Gervaise accepta. Goujet avait prévenu sa mère. Ils traversèrent le palier, allèrent la voir tout de suite. |
1744 |
D'ailleurs, madame Goujet, en voyant les regards suppliants de son grand enfant, se montra très bonne pour Gervaise. Il fut convenu qu'on prêterait cinq cents francs aux voisins ; ils les rembourseraient en donnant chaque mois un à-compte de vingt francs ; ça durerait ce que ça durerait. |
1745 |
Dès le lendemain, les Coupeau louèrent la boutique. Gervaise courut toute la journée, de la rue Neuve à la rue de la Goutte-d'Or. Dans le quartier, à la voir passer ainsi, légère, ravie au point de ne plus boiter, on racontait qu'elle avait dû se laisser faire une opération. |
1746 |
Un des ennuis de Gervaise, qui avait vécu si tranquille sans concierge dans son trou de la rue Neuve, était de retomber sous la sujétion de quelque mauvaise bête, avec laquelle il faudrait se disputer pour un peu d'eau répandue, ou pour la porte refermée trop fort, le soir. |
1747 |
Le jour de la location, quand les Coupeau vinrent signer le bail, Gervaise se sentit le coeur tout gros, en passant sous la haute porte. Elle allait donc habiter cette maison vaste comme une petite ville, allongeant et entre-croisant les rues interminables de ses escaliers et de ses corridors. |
1748 |
On le disait riche aujourd'hui à plusieurs millions. C'était un homme de cinquante-cinq ans, fort, osseux, décoré, étalant ses mains immenses d'ancien ouvrier ; et un de ses bonheurs était d'emporter les couteaux et les ciseaux de ses locataires, qu'il aiguisait lui-même, par plaisir. |
1749 |
Il traitait là toutes ses affaires. Les Coupeau le trouvèrent devant la table graisseuse de madame Boche, écoutant comment la couturière du second, dans l'escalier A, avait refusé de payer, d'un mot dégoûtant. Puis, quand on eut signé le bail, il donna une poignée de main au zingueur. |
1750 |
Mais le travail menait à tout. Et, après avoir compté les deux cent cinquante francs du premier semestre, qu'il engloutit dans sa vaste poche, il dit sa vie, il montra sa décoration. Gervaise, cependant, demeurait un peu gênée en voyant l'attitude des Boche. Ils affectaient de ne pas la connaître. |
1751 |
Boche, de nouveau, parlait de la couturière du second ; il était d'avis de l'expulser ; il calculait les termes en retard, avec une importance d'intendant dont la gestion pouvait être compromise. M. Marescot approuva l'idée de l'expulsion ; mais il voulait attendre jusqu'au demi-terme. |
1752 |
M. Marescot tendait de nouveau la main au zingueur, lorsque celui-ci parla des réparations, en lui rappelant sa promesse verbale de causer de cela plus tard. Mais le propriétaire se fâcha ; il ne s'était engagé à rien ; jamais, d'ailleurs, on ne faisait de réparations dans une boutique. |
1753 |
Pourtant, il consentit à aller voir les lieux, suivi des Coupeau et de Boche. Le petit mercier était parti en emportant son agencement de casiers et de comptoirs ; la boutique, toute nue, montrait son plafond noir, ses murs crevés, où des lambeaux d'un ancien papier jaune pendaient. |
1754 |
M. Marescot criait que c'était aux commerçants à embellir leurs magasins, car enfin un commerçant pouvait vouloir de l'or partout, et lui, propriétaire, ne pouvait pas mettre de l'or ; puis, il raconta sa propre installation, rue de la Paix, où il avait dépensé plus de vingt mille francs. |
1755 |
Justement, M. Marescot, exaspéré, l'air malheureux, écartant ses dix doigts dans une crampe d'avare auquel on arrache son or, cédait à Gervaise, promettait le plafond et le papier, à la condition qu'elle payerait la moitié du papier. Et il se sauva vite, ne voulant plus entendre parler de rien. |
1756 |
Puis, en confidence, il avoua être le vrai maître de la maison : il décidait des congés, louait si les gens lui plaisaient, touchait les termes qu'il gardait des quinze jours dans sa commode. Le soir, les Coupeau, pour remercier les Boche, crurent poli de leur envoyer deux litres de vin. |
1757 |
L'achat du papier fut surtout une grosse affaire. Gervaise voulait un papier gris à fleurs bleues, pour éclairer et égayer les murs. Boche lui offrit de l'emmener ; elle choisirait. Mais il avait des ordres formels du propriétaire, il ne devait pas dépasser le prix de quinze sous le rouleau. |
1758 |
Ils restèrent une heure chez le marchand ; la blanchisseuse revenait toujours à une perse très gentille de dix-huit sous, désespérée, trouvant les autres papiers affreux. Enfin, le concierge céda ; il arrangerait la chose, il compterait un rouleau de plus, s'il le fallait. |
1759 |
Les travaux durèrent trois semaines. D'abord, on avait parlé de lessiver simplement les peintures. Mais ces peintures, anciennement lie de vin, étaient si sales et si tristes, que Gervaise se laissa entraîner à faire remettre toute la devanture en bleu clair, avec des filets jaunes. |
1760 |
Les peintres, deux grands diables bons enfants, quittaient à chaque instant leurs échelles, se plantaient, eux aussi, au milieu de la boutique, se mêlant à la discussion, hochant la tête pendant des heures, en regardant leur besogne commencée. Le plafond se trouva badigeonné assez rapidement. |
1761 |
Ça ne voulait pas sécher. Vers neuf heures, les peintres se montraient avec leurs pots à couleur, les posaient dans un coin, donnaient un coup d'oeil, puis disparaissaient ; et on ne les revoyait plus. Ils étaient allés déjeuner, ou bien ils avaient dû finir une bricole, à côté, rue Myrrha. |
1762 |
Les ouvriers avaient bâclé ça comme en se jouant, sifflant sur leurs échelles, chantant à étourdir le quartier. L'emménagement eut lieu tout de suite. Gervaise, les premiers jours, éprouvait des joies d'enfant, quand elle traversait la rue, en rentrant d'une commission. |
1763 |
Elle s'attardait, souriait à son chez elle. De loin, au milieu de la file noire des autres devantures, sa boutique lui apparaissait toute claire, d'une gaieté neuve, avec son enseigne bleu tendre, où les mots : Blanchisseuse de fin, étaient peints en grandes lettres jaunes. |
1764 |
Dans la vitrine, fermée au fond par de petits rideaux de mousseline, tapissée de papier bleu pour faire valoir la blancheur du linge, des chemises d'homme restaient en montre, des bonnets de femme pendaient, les brides nouées à des fils de laiton. Et elle trouvait sa boutique jolie, couleur du ciel. |
1765 |
Les Coupeau couchaient dans la première chambre, où l'on faisait la cuisine et où l'on mangeait ; une porte, au fond, ouvrait sur la cour de la maison. Le lit de Nana se trouvait dans la chambre de droite, un grand cabinet, qui recevait le jour par une lucarne ronde, près du plafond. |
1766 |
Dans le quartier, la nouvelle boutique produisit une grosse émotion. On accusa les Coupeau d'aller trop vite et de faire des embarras. Ils avaient, en effet, dépensé les cinq cents francs des Goujet en installation, sans garder même de quoi vivre une quinzaine, comme ils se l'étaient promis. |
1767 |
Ça lui va bien, n'est-ce pas ? Les Lorilleux s'étaient brouillés à mort avec Gervaise. D'abord, pendant les réparations de la boutique, ils avaient failli crever de rage ; rien qu'à voir les peintres de loin, ils passaient sur l'autre trottoir, ils remontaient chez eux les dents serrées. |
1768 |
Elle a gagné ça avec le forgeron... Encore, du propre monde, de ce côté-là ! Le père ne s'est-il pas coupé la tête avec un couteau, pour éviter la peine à la guillotine ? Enfin, quelque sale histoire dans ce genre ! Elle accusait très carrément Gervaise de coucher avec Goujet. |
1769 |
Oh ! elle avait le nez creux, elle sentait déjà comment ça devait tourner. Plus tard, mon Dieu ! la Banban s'était montrée si douce, si hypocrite, qu'elle et son mari, par égard pour Coupeau, avaient consenti à être parrain et marraine de Nana ; même que ça coûtait bon, un baptême comme celui-là. |
1770 |
Jour de Dieu ! si Lorilleux l'avait trouvée, elle, madame Lorilleux, en flagrant délit ! ça ne se serait pas passé tranquillement, il lui aurait planté ses cisailles dans le ventre. Les Boche, pourtant, juges sévères des querelles de la maison, donnaient tort aux Lorilleux. |
1771 |
Madame Lerat, pour le moment, n'allait plus chez les Coupeau, parce qu'elle s'était disputée avec la Banban, un sujet d'un zouave qui venait de couper le nez de sa maîtresse d'un coup de rasoir ; elle soutenait le zouave, elle trouvait le coup de rasoir très amoureux, sans donner ses raisons. |
1772 |
Et elle avait encore exaspéré les colères de madame Lorilleux, en lui affirmant que la Banban, dans la conversation, devant des quinze et des vingt personnes, l'appelait Queue-de-vache sans se gêner. Mon Dieu ! oui, les Boche, les voisins maintenant l'appelaient Queue-de-vache. |
1773 |
Puis, elle s'intéressait à des magasins, une vaste épicerie, avec un étalage de fruits secs garanti par des filets à petites mailles, une lingerie et bonneterie d'ouvriers, balançant au moindre souffle des cottes et des blouses bleues, pendues les jambes et les bras écartés. |
1774 |
Sa voisine, madame Vigouroux, la charbonnière, lui rendait son salut, une petite femme grasse, la face noire, les yeux luisants, fainéantant à rire avec des hommes, adossée contre sa devanture, que des bûches peintes sur un fond lie de vin décoraient d'un dessin compliqué de chalet rustique. |
1775 |
Mais Gervaise, avant de rentrer, donnait toujours un coup d'oeil, en face d'elle, à un grand mur blanc, sans une fenêtre, percé d'une immense porte cochère, par laquelle on voyait le flamboiement d'une forge, dans une cour encombrée de charrettes et de carrioles, les brancards en l'air. |
1776 |
Sans doute, on clabaudait sur son compte, mais il n'y avait qu'une voix pour lui reconnaître de grands yeux, une bouche pas plus longue que ça, avec des dents très blanches. Enfin, c'était une jolie blonde, et elle aurait pu se mettre parmi les plus belles, sans le malheur de sa jambe. |
1777 |
Elle était dans ses vingt-huit ans, elle avait engraissé. Ses traits fins s'empâtaient, ses gestes prenaient une lenteur heureuse. Maintenant, elle s'oubliait parfois sur le bord d'une chaise, le temps d'attendre son fer, avec un sourire vague, la face noyée d'une joie gourmande. |
1778 |
Quand on gagne de quoi se payer de fins morceaux, n'est-ce pas ? on serait bien bête de manger des pelures de pommes de terre. D'autant plus qu'elle travaillait toujours dur, se mettant en quatre pour ses pratiques, passant elle-même les nuits, les volets fermés, lorsque la besogne était pressée. |
1779 |
Comme on disait dans le quartier, elle avait la veine ; tout lui prospérait. Elle blanchissait la maison, M. Madinier, mademoiselle Remanjou, les Boche ; elle enlevait même à son ancienne patronne, madame Fauconnier, des dames de Paris logées rue du Faubourg-Poissonnière. |
1780 |
Dès la seconde quinzaine, elle avait dû prendre deux ouvrières, madame Putois et la grande Clémence, cette fille qui habitait autrefois au sixième ; ça lui faisait trois personnes chez elle, avec son apprentie, ce petit louchon d'Augustine, laide comme un derrière de pauvre homme. |
1781 |
D'ailleurs, il lui fallait ça ; elle serait restée gnangnan, à regarder les chemises se repasser toutes seules, si elle ne s'était pas collé un velours sur la poitrine, quelque chose de bon dont l'envie lui chatouillait le jabot. Jamais Gervaise n'avait encore montré tant de complaisance. |
1782 |
Dans le léger abandon de sa gueulardise, quand elle avait bien déjeuné et pris son café, elle cédait au besoin d'une indulgence générale. Son mot était : « On doit se pardonner entre soi, n'est-ce pas, si l'on ne veut pas vivre comme des sauvages. » Quand on lui parlait de sa bonté, elle riait. |
1783 |
Jamais une mauvaise parole, jamais une plainte derrière le dos de son mari. Le zingueur avait fini par se remettre au travail ; et, comme son chantier était alors à l'autre bout de Paris, elle lui donnait tous les matins quarante sous pour son déjeuner, sa goutte et son tabac. |
1784 |
Celle-ci riait, haussait les épaules. Où était le mal, si son homme s'amusait un peu ? Il fallait laisser aux hommes la corde longue, quand on voulait vivre en paix dans son ménage. D'un mot à un autre, on en arrivait vite aux coups. Mon Dieu ! on devait tout comprendre. |
1785 |
Coupeau souffrait encore de sa jambe, puis il se trouvait entraîné, il était bien forcé de faire comme les autres, sous peine de passer pour un mufe. D'ailleurs, ça ne tirait pas à conséquence ; s'il rentrait éméché, il se couchait, et deux heures après il n'y paraissait plus. |
1786 |
Ça sèche tout de suite, il faudrait recommencer dans une heure. Madame Putois, une femme de quarante-cinq ans, maigre, petite, repassait sans une goutte de sueur, boutonnée dans un vieux caraco marron. Elle n'avait pas même retiré son bonnet, un bonnet noir garni de rubans verts tournés au jaune. |
1787 |
Elle suffoquait, elle pouvait bien se mettre à l'aise ; tout le monde n'avait pas une peau d'amadou. D'ailleurs, est-ce qu'on voyait quelque chose ? Et elle levait les bras, sa gorge puissante de belle fille crevait sa chemise, ses épaules faisaient craquer les courtes manches. |
1788 |
Gervaise faisait des tas autour d'elle, jetait ensemble les chemises d'homme, les chemises de femme, les mouchoirs, les chaussettes, les torchons. Quand une pièce d'un nouveau client lui passait entre les mains, elle la marquait d'une croix au fil rouge pour la reconnaître. |
1789 |
Ça vous tape dans la tête ! Le zingueur se retint à l'établi pour ne pas tomber. C'était la première fois qu'il prenait une pareille cuite. Jusque-là, il était rentré pompette, rien de plus. Mais, cette fois, il avait un gnon sur l'oeil, une claque amicale égarée dans une bousculade. |
1790 |
Cependant, Gervaise soupçonnait Coupeau de n'être pas rentré tout droit, d'avoir passé une heure chez les Lorilleux, où il recevait de mauvais conseils. Quand il lui eut juré que non, elle rit à son tour, pleine d'indulgence, ne lui reprochant même pas d'avoir encore perdu une journée de travail. |
1791 |
Augustine faisait celle qui ne comprend pas, ouvrait de grandes oreilles de petite fille vicieuse. Madame Putois pinçait les lèvres, trouvait ça bête, de dire ces choses devant Coupeau ; un homme n'a pas besoin de voir le linge ; c'est un de ces déballages qu'on évite chez les gens comme il faut. |
1792 |
Et elle savait d'autres particularités, les secrets de la propreté de chacun, les dessous des voisines qui traversaient la rue en jupes de soie, le nombre de bas, de mouchoirs, de chemises qu'on salissait par semaine, la façon dont les gens déchiraient certaines pièces, toujours au même endroit. |
1793 |
Qu'est-ce qu'elle fait donc, cette femme, pour mettre son linge dans un état pareil ! Et elle pria Clémence de se dépêcher. Mais l'ouvrière continuait ses remarques, fourrait ses doigts dans les trous, avec des allusions sur les pièces, qu'elle agitait comme les drapeaux de l'ordure triomphante. |
1794 |
Reste tranquille, nous avons fini. Non, il voulait l'embrasser, il avait besoin de ça, parce qu'il l'aimait bien. Tout en balbutiant, il tournait le tas de jupons, il butait dans le tas de chemises ; puis, comme il s'entêtait, ses pieds s'accrochèrent, il s'étala, le nez au beau milieu des torchons. |
1795 |
Si le mien était comme ça, quand il s'est piqué le nez, ce serait un plaisir ! Gervaise, calmée, regrettait déjà sa vivacité. Elle aida Coupeau à se remettre debout. Puis, elle tendit la joue en souriant. Mais le zingueur, sans se gêner devant le monde, lui prit les seins. |
1796 |
Elle s'abandonnait, étourdie par le léger vertige qui lui venait du tas de linge, sans dégoût pour l'haleine vineuse de Coupeau. Et le gros baiser qu'ils échangèrent à pleine bouche, au milieu des saletés du métier, était comme une première chute, dans le lent avachissement de leur vie. |
1797 |
Les fers, eux aussi, rougissaient. Elle avait donc le diable dans le corps ! On ne pouvait pas tourner le dos sans qu'elle fit quelque mauvais coup. Maintenant, il fallait attendre un quart d'heure pour se servir des fers. Gervaise couvrit le feu de deux pelletées de cendre. |
1798 |
La température y était encore joliment douce ; mais on se serait cru dans une alcôve, avec un jour blanc, enfermé comme chez soi, loin du monde, bien qu'on entendît, derrière les draps, les gens marchant vite sur le trottoir ; et l'on avait la liberté de se mettre à son aise. |
1799 |
On cherchait toujours le petit fer, que l'on retrouvait dans des endroits singuliers, où l'apprentie, disait-on, le cachait par malice. Gervaise acheva enfin la coiffe du bonnet de madame Boche. Elle en avait ébauché les dentelles, les détirant à la main, les redressant d'un léger coup de fer. |
1800 |
C'était un bonnet dont la passe, très ornée, se composait d'étroits bouillonnés alternant avec des entre-deux brodés. Aussi s'appliquait-elle, muette, soigneuse, repassant les bouillonnés et les entre-deux au coq, un oeuf de fer fiché par une tige dans un pied de bois. Alors, un silence régna. |
1801 |
On n'entendit plus, pendant un instant, que les coups sourds, étouffés sur la couverture. Aux deux côtés de la vaste table carrée, la patronne, les deux ouvrières et l'apprentie, debout, se penchaient, toutes à leur besogne, les épaules arrondies, les bras promenés dans un va-et-vient continu. |
1802 |
Au milieu de la table, au bord d'une assiette creuse pleine d'eau claire, trempaient un chiffon et une petite brosse. Un bouquet de grand lis, dans un ancien bocal de cerises à l'eau-de-vie, s'épanouissait, mettait là un coin de jardin royal, avec la touffe de ses larges fleurs de neige. |
1803 |
Coupeau s'était levé, et se fâchait, en croyant qu'on l'accusait d'avoir bu de l'eau-de-vie. Il le jurait sur sa tête, sur celles de sa femme et de son enfant, il n'avait pas une goutte d'eau-de-vie dans le corps. Et il s'approchait de Clémence, lui soufflant dans la figure pour qu'elle le sentît. |
1804 |
Il voulait voir. Clémence, après avoir plié le dos de la chemise et donné un coup de fer des deux côtés, en était aux poignets et au col. Mais, comme il se poussait toujours contre elle, il lui fit faire un faux pli ; et elle dut prendre la brosse, au bord de l'assiette creuse, pour lisser l'amidon. |
1805 |
Il ne touchait pas, il regardait seulement. Est-ce qu'il n'était plus permis de regarder les belles choses que le bon Dieu a faites ? Elle avait tout de même de sacrés ailerons, cette dessalée de Clémence ! Elle pouvait se montrer pour deux sous et laisser tâter, personne ne regretterait son argent. |
1806 |
Mais oui ? elle vivait là dedans. Ah ! Dieu de Dieu ! elle les connaissait joliment, elle savait comment c'était fait. Il lui en avait passé par les mains, et des centaines, et des centaines ! Tous les blonds et tous les bruns du quartier portaient de son ouvrage sur le corps. |
1807 |
Je ne veux pas être insultée. Gervaise venait de poser le bonnet de madame Boche sur un champignon garni d'un linge, et en tuyautait les dentelles, minutieusement, au petit fer. Elle leva les yeux juste au moment où le zingueur envoyait encore les mains, fouillant dans la chemise. |
1808 |
Il se débattit, par manière de blague, pendant qu'elle le poussait au fond de la boutique, vers la chambre. Il dégagea sa bouche, il dit qu'il voulait bien se coucher, mais que la grande blonde allait venir lui chauffer les petons. Puis, on entendit Gervaise lui ôter ses souliers. |
1809 |
Elle le déshabillait, en le bourrant un peu, maternellement. Lorsqu'elle tira sur sa culotte, il creva de rire, s'abandonnant, renversé, vautré au beau milieu du lit ; et il gigottait, il racontait qu'elle lui faisait des chatouilles. Enfin, elle l'emmaillotta avec soin, comme un enfant. |
1810 |
Le louchon rentra ses larmes, nettoya le fer, en le grattant, puis en l'essuyant, après l'avoir frotté avec un bout de bougie ; mais, chaque fois qu'elle devait passer derrière Clémence, elle gardait de la salive, elle crachait, riant en dedans, quand ça dégoulinait le long de la jupe. |
1811 |
Mais, tout d'un coup, il ronfla. Alors, Gervaise eut un soupir de soulagement, heureuse de le savoir enfin en repos, cuvant sa soulographie sur deux bons matelas. Et elle parla dans le silence, d'une voix lente et continue, sans quitter des yeux le petit fer à tuyauter, qu'elle maniait vivement. |
1812 |
Lui, rentre tout droit ici. Il plaisante bien avec les ouvrières, mais ça ne va pas plus loin. Entendez-vous, Clémence, il ne faut pas vous blesser. Vous savez ce que c'est, un homme soûl ; ça tuerait père et mère, et ça ne s'en souviendrait seulement pas... Oh ! je lui pardonne de bon coeur. |
1813 |
Elle disait ces choses mollement, sans passion, habituée déjà aux bordées de Coupeau, raisonnant encore ses complaisances pour lui, mais ne voyant déjà plus de mal à ce qu'il pinçât, chez elle, les hanches des filles. Quand elle se tut, le silence retomba, ne fut plus troublé. |
1814 |
Madame Putois, à chaque pièce qu'elle prenait, tirait la corbeille, enfoncée sous la tenture de cretonne qui garnissait l'établi ; puis, la pièce repassée, elle haussait ses petits bras et la posait sur une étagère. Clémence achevait de plisser au fer sa trente-cinquième chemise d'homme. |
1815 |
L'ouvrage débordait ; on avait calculé qu'il faudrait veiller jusqu'à onze heures, en se dépêchant. Tout l'atelier, maintenant, n'ayant plus de distraction, bûchait ferme, tapait dur. Les bras nus allaient, venaient, éclairaient de leurs taches roses la blancheur des linges. |
1816 |
On n'en faisait plus de comme lui, solide au poste, une poigne du diable, buvant tout ce qu'il voulait sans cligner un oeil. Alors, l'après-midi entière, il flânochait dans le quartier. Quand il avait bien embêté les ouvrières, sa femme lui donnait vingt sous pour qu'il débarrassât le plancher. |
1817 |
Et il restait là jusqu'au soir, à jouer des canons au tourniquet ; il avait l'oeil chez François, qui promettait formellement de ne jamais présenter la note à la bourgeoise. N'est-ce pas ? il fallait bien se rincer un peu la dalle, pour la débarrasser des crasses de la veille. |
1818 |
Lui, d'ailleurs, toujours bon zigue, ne donnant pas une chiquenaude au sexe, aimant la rigolade, bien sûr, et se piquant le nez à son tour, mais gentiment, plein de mépris pour ces saloperies d'hommes tombés dans l'alcool, qu'on ne voit pas dessoûler ! Il rentrait gai et galant comme un pinson. |
1819 |
Il évitait, en effet, de venir trop souvent, par peur de gêner et de faire causer. Pourtant, il saisissait les prétextes, apportait le linge, passait vingt fois sur le trottoir. Il y avait un coin dans la boutique, au fond, où il aimait à rester des heures, assis sans bouger, fumant sa courte pipe. |
1820 |
Alors, il était pris par la grosse chaleur de la mécanique, par l'odeur des linges fumant sous les fers ; et il glissait à un léger étourdissement, la pensée ralentie, les yeux occupés de ces femmes qui se hâtaient, balançant leurs bras nus, passant la nuit à endimancher le quartier. |
1821 |
Celui-ci ramenait l'enfant, donnait des nouvelles de sa bonne conduite. Tout le monde disait en riant à Gervaise que Goujet avait un béguin pour elle. Elle le savait bien, elle rougissait comme une jeune fille, avec une fleur de pudeur qui lui mettait aux joues des tons vifs de pomme d'api. |
1822 |
Ah ! le pauvre cher garçon, il n'était pas gênant ! Jamais il ne lui avait parlé de ça ; jamais un geste sale, jamais un mot polisson. On n'en rencontrait pas beaucoup de cette honnête pâte. Et, sans vouloir l'avouer, elle goûtait une grande joie à être aimée ainsi, pareillement à une sainte vierge. |
1823 |
Cependant, Nana, vers la fin de l'été, bouleversa la maison. Elle avait six ans, elle s'annonçait comme une vaurienne finie. Sa mère la menait chaque matin, pour ne pas la rencontrer toujours sous ses pieds, dans une petite pension de la rue Polonceau, chez mademoiselle Josse. |
1824 |
Elle retrouvait là Pauline, la fille des Boche, et le fils de l'ancienne patronne de Gervaise, Victor, un grand dadais de dix ans, qui adorait galopiner en compagnie des toutes petites filles. Madame Fauconnier, qui ne s'était pas fâchée avec les Coupeau, envoyait elle-même son fils. |
1825 |
Madame Gaudron, à elle seule, en lâchait neuf, des blonds, des bruns, mal peignés, mal mouchés, avec des culottes jusqu'aux yeux, des bas tombés sur les souliers, des vestes fendues, montrant leur peau blanche sous la crasse. Une autre femme, une porteuse de pain, au cinquième, en lâchait sept. |
1826 |
Cette fichue gamine parlait sans cesse de jouer à la maman, déshabillait les plus petits pour les rhabiller, voulait visiter les autres partout, les tripotait, exerçait un despotisme fantasque de grande personne ayant du vice. C'était, sous sa conduite, des jeux à se faire gifler. |
1827 |
Vraiment, il faut que les gens aient bien peu de chose à faire, pour faire tant d'enfants... Et ça se plaint encore de n'avoir pas de pain ! Boche disait que les enfants poussaient sur la misère comme des champignons sur le fumier. La portière criait toute la journée, les menaçait de son balai. |
1828 |
Ça devait arriver, d'ailleurs. Nana s'avisa d'un petit jeu bien drôle. Elle avait volé, devant la loge, un sabot à madame Boche. Elle l'attacha avec une ficelle, se mit à le traîner, comme une voiture. De son côté, Victor eut l'idée d'emplir le sabot de pelures de pomme. |
1829 |
Justement, Gervaise emplissait un seau, à la fontaine. Quand elle aperçut Nana le nez en sang, étranglée de sanglots, elle faillit sauter au chignon de la concierge. Est-ce qu'on tapait sur un enfant comme sur un boeuf ? Il fallait manquer de coeur, être la dernière des dernières. |
1830 |
Naturellement, madame Boche répliqua. Lorsqu'on avait une saloperie de fille pareille, on la tenait sous clef. Enfin, Boche lui-même parut sur le seuil de la loge, pour crier à sa femme de rentrer et de ne pas avoir tant d'explications avec de la saleté. Ce fut une brouille complète. |
1831 |
Mais, le lendemain, elle devint toute blanche en entendant mademoiselle Remanjou raconter comment madame Boche avait jeté la barbe de capucin devant du monde, d'un air dégoûté, sous prétexte que, Dieu merci ! elle n'en était pas encore réduite à se nourrir de choses ou les autres avaient pataugé. |
1832 |
Il fallait voir le nez des Boche ! Ça leur semblait comme un vol que les Coupeau leur faisaient. Gervaise comprenait sa faute ; car, enfin, si elle n'avait point eu la bêtise de tant leur fourrer, ils n'auraient pas pris de mauvaises habitudes et seraient restés gentils. |
1833 |
Ah ! les Boche la connaissaient à cette heure, ils comprenaient combien les Lorilleux devaient souffrir. Et, quand elle passait, tous affectaient de ricaner, sous la porte. Gervaise pourtant monta un jour chez les Lorilleux. Il s'agissait de maman Coupeau, qui avait alors soixante-sept ans. |
1834 |
Ses jambes non plus n'allaient pas du tout. Elle venait de renoncer à son dernier ménage par force, et menaçait de crever de faim, si on ne la secourait pas. Gervaise trouvait honteux qu'une femme de cet âge, ayant trois enfants, fût ainsi abandonnée du ciel et de la terre. |
1835 |
Gervaise s'était calmée, toute refroidie par les figures en coin de rue des Lorilleux. Elle n'avait jamais mis les pieds chez eux sans éprouver un malaise. Les yeux à terre, sur les losanges de la claie de bois, où tombaient les déchets d'or, elle s'expliquait maintenant d'un air raisonnable. |
1836 |
On se fâcha et on se raccommoda encore plusieurs fois. Gervaise se moquait pas mal des Lorilleux, des Boche et de tous ceux qui ne disaient point comme elle. S'ils n'étaient pas contents, n'est-ce pas ? ils pouvaient aller s'asseoir. Elle gagnait ce qu'elle voulait, c'était le principal. |
1837 |
Le voisin Vigouroux, dont la femme devait avoir les hanches bleues, tant les hommes la pinçaient, lui vendait son coke au prix de la Compagnie du gaz. Et, l'on pouvait le dire, ses fournisseurs la servaient en conscience, sachant bien qu'il y avait tout à gagner avec elle, en se montrant gentil. |
1838 |
Ou bien, elle s'arrêtait et causait, les mains chargées d'assiettes et de bols, devant quelque fenêtre du rez-de-chaussée, un intérieur de savetier entrevu, le lit défait, le plancher encombré de loques, de deux berceaux éclopés et de la terrine à la poix pleine d'eau noire. |
1839 |
Il avait plu le matin, le temps était très doux, une odeur s'exhalait du pavé gras ; et la blanchisseuse, embarrassée de son grand panier, étouffait un peu, la marche ralentie, le corps abandonné, remontant la rue avec la vague préoccupation d'un désir sensuel, grandi dans sa lassitude. |
1840 |
Elle aurait volontiers mangé quelque chose de bon. Alors, en levant les yeux, elle aperçut la plaque de la rue Marcadet, elle eut tout d'un coup l'idée d'aller voir Goujet à sa forge. Vingt fois, il lui avait dit de pousser une pointe, un jour qu'elle serait curieuse de regarder travailler le fer. |
1841 |
Aux deux bords, il y avait un défilé de hangars, de grands ateliers vitrés, de constructions grises, comme inachevées, montrant leurs briques et leurs charpentes, une débandade de maçonneries branlantes, coupées par des trouées sur la campagne, flanquées dégarnis borgnes et de gargotes louches. |
1842 |
Elle finit par se risquer sur les planches, tourna à gauche, se trouva perdue dans une étrange forêt de vieilles charrettes renversées les brancards en l'air, de masures en ruines dont les carcasses de poutres restaient debout. Au fond, trouant la nuit salie d'un reste de jour, un feu rouge luisait. |
1843 |
Mais un tapage de ferraille étouffa ce cri. Gervaise alla au fond. Elle arriva à une porte, allongea le cou. C'était une vaste salle, où elle ne distingua d'abord rien. La forge, comme morte, avait dans un coin une lueur pâlie d'étoile, qui reculait encore l'enfoncement des ténèbres. |
1844 |
Sous le ronflement du soufflet, un jet de flamme blanche avait jailli. Le hangar apparut, fermé par des cloisons de planches, avec des trous maçonnés grossièrement, des coins consolidés à l'aide de murs de briques. Les poussières envolées du charbon badigeonnaient cette halle d'une suie grise. |
1845 |
Et la flamme blanche montait toujours, éclatante, éclairant d'un coup de soleil le sol battu, où l'acier poli de quatre enclumes, enfoncées dans leurs billots, prenait un reflet d'argent pailleté d'or. Alors, Gervaise reconnut Goujet devant la forge, à sa belle barbe jaune. |
1846 |
Je me croyais au bout du monde... Et elle raconta son voyage. Ensuite, elle demanda pourquoi on ne connaissait pas le nom d'Étienne dans l'atelier. Goujet riait ; il lui expliqua que tout le monde l'appelait le petit Zouzou, parce qu'il avait des cheveux coupés ras, pareils à ceux d'un zouave. |
1847 |
Étienne s'était pendu de nouveau au soufflet. La forge flambait, avec des fusées d'étincelles ; d'autant plus que le petit, pour montrer sa poigne à sa mère, déchaînait une haleine énorme d'ouragan. Goujet, debout, surveillant une barre de fer qui chauffait, attendait, les pinces à la main. |
1848 |
Quand la barre fut blanche, il la saisit avec les pinces et la coupa au marteau sur une enclume, par bouts réguliers, comme s'il avait abattu des bouts de verre, à légers coups. Puis, il remit les morceaux au feu, où il les reprit un à un, pour les façonner. Il forgeait des rivets à six pans. |
1849 |
Cependant, les autres ouvriers tapaient aussi, tous à la fois. Leurs grandes ombres dansaient dans la clarté, les éclairs rouges du fer sortant du brasier traversaient les fonds noirs, des éclaboussements d'étincelles partaient sous les marteaux, rayonnaient comme des soleils, au ras des enclumes. |
1850 |
Et Gervaise se sentait prise dans le branle de la forge, contente, ne s'en allant pas. Elle faisait un large détour, pour se rapprocher d'Étienne sans risquer d'avoir les mains brûlées, lorsqu'elle vit entrer l'ouvrier sale et barbu, auquel elle s'était adressée, dans la cour. |
1851 |
Pas plus tard que la veille, il avait encore bu un canon avec Coupeau. On pouvait parler à Coupeau de Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, il dirait tout de suite : C'est un zig ! Ah ! cet animal de Coupeau ! il était bien gentil, il rendait les tournées plus souvent qu'à son tour. |
1852 |
Et, en attendant que le fer blanchît, le premier, redevenu crâne, posa devant l'enclume en roulant des yeux tendres du côté de la blanchisseuse ; il se campait, tapait des appels du pied comme un monsieur qui va se battre, dessinait déjà le geste de balancer Dédèle à toute volée. |
1853 |
Et Dédèle valsait, il fallait voir ! Elle exécutait le grand entrechat, les petons en l'air, comme une baladeuse de l'Élysée-Montmartre, qui montre son linge ; car il s'agissait de ne pas flâner, le fer est si canaille, qu'il se refroidit tout de suite, à la seule fin de se ficher du marteau. |
1854 |
C'était le tour de la Gueule-d'Or. Avant de commencer, il jeta à la blanchisseuse un regard plein d'une tendresse confiante. Puis, il ne se pressa pas, il prit sa distance, lança le marteau de haut, à grandes volées régulières. Il avait le jeu classique, correct, balancé et souple. |
1855 |
Bien sûr, ce n'était pas de l'eau-de-vie que la Gueule-d'Or avait dans les veines, c'était du sang, du sang pur, qui battait puissamment jusque dans son marteau, et qui réglait la besogne. Un homme magnifique au travail, ce gaillard-là ! Il recevait en plein la grande flamme de la forge. |
1856 |
Vingt fois déjà, il avait abattu Fifine, les yeux sur le fer, respirant à chaque coup, ayant seulement à ses tempes deux grosses gouttes de sueur qui coulaient. Il comptait : vingt-et-un, vingt-deux, vingt-trois. Fifine continuait tranquillement ses révérences de grande dame. |
1857 |
Mon Dieu ! que les hommes étaient donc bêtes ! Est-ce que ces deux-là ne tapaient pas sur leurs boulons pour lui faire la cour ! Oh ! elle comprenait bien, ils se la disputaient à coups de marteau, ils étaient comme deux grands coqs rouges qui font les gaillards devant une petite poule blanche. |
1858 |
Le coeur a tout de même, parfois, des façons drôles de se déclarer. Oui, c'était pour elle, ce tonnerre de Dédèle et de Fifine sur l'enclume ; c'était pour elle, tout ce fer écrasé ; c'était pour elle, cette forge en branle, flambante d'un incendie, emplie d'un pétillement d'étincelles vives. |
1859 |
Et, vrai, cela lui faisait plaisir au fond ; car enfin les femmes aiment les compliments. Les coups de marteau de la Gueule-d'Or surtout lui répondaient dans le coeur ; ils y sonnaient, comme sur l'enclume, une musique claire, qui accompagnait les gros battements de son sang. |
1860 |
Au crépuscule, avant d'entrer, elle avait eu, le long des trottoirs humides, un désir vague, un besoin de manger un bon morceau ; maintenant, elle se trouvait satisfaite, comme si les coups de marteau de la Gueule-d'Or l'avaient nourrie. Oh ! elle ne doutait pas de sa victoire. |
1861 |
Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, était trop laid, dans sa cotte et son bourgeron sales, sautant d'un air de singe échappé. Et elle attendait, très rouge, heureuse de la grosse chaleur pourtant, prenant une jouissance à être secouée des pieds à la tête par les dernières volées de Fifine. |
1862 |
Il la conduisit à droite, dans un autre hangar, où son patron installait toute une fabrication mécanique. Sur le seuil, elle hésita, prise d'une peur instinctive. La vaste salle, secouée par les machines, tremblait ; et de grandes ombres flottaient, tachées de feux rouges. |
1863 |
Il marcha le premier, elle le suivit, dans ce vacarme assourdissant où toutes sortes de bruits sifflaient et ronflaient, au milieu de ces fumées peuplées d'êtres vagues, des hommes noirs affairés, des machines agitant leurs bras, qu'elle ne distinguait pas les uns des autres. |
1864 |
Alors, elle comprit, elle eut un sourire en hochant le menton ; mais elle restait tout de même un peu serrée à la gorge, inquiète d'être si petite et si tendre parmi ces rudes travailleurs de métal, se retournant parfois, les sangs glacés, au coup sourd d'une ébarbeuse. |
1865 |
Et, malgré elle, c'était toujours au plafond qu'elle revenait, à la vie, au sang même des machines, au vol souple des courroies, dont elle regardait, les yeux levés, la force énorme et muette passer dans la nuit vague des charpentes. Cependant, Goujet s'était arrêté devant une des machines à rivets. |
1866 |
Le chauffeur prenait le bout de fer dans le fourneau ; le frappeur le plaçait dans la clouière, qu'un filet d'eau continu arrosait pour éviter d'en détremper l'acier ; et c'était fait, la vis s'abaissait, le boulon sautait à terre, avec sa tête ronde comme coulée au moule. |
1867 |
En douze heures, cette sacrée mécanique en fabriquait des centaines de kilogrammes. Goujet n'avait pas de méchanceté ; mais, à certains moments, il aurait volontiers pris Fifine pour taper dans toute cette ferraille, par colère de lui voir des bras plus solides que les siens. |
1868 |
Un jour, bien sûr, la machine tuerait l'ouvrier ; déjà leurs journées étaient tombées de douze francs à neuf francs, et on parlait de les diminuer encore ; enfin, elles n'avaient rien de gai, ces grosses bêtes, qui faisaient des rivets et des boulons comme elles auraient fait de la saucisse. |
1869 |
On sent la main d'un artiste, au moins. Elle lui causa un bien grand contentement en parlant ainsi, parce qu'un moment il avait eu peur qu'elle ne le méprisât, après avoir vu les machines. Dame ! s'il était plus fort que Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, les machines étaient plus fortes que lui. |
1870 |
Mon Dieu ! pourvu qu'on vive, n'est-ce pas ? on n'a pas trop à se plaindre. Elle engraissait, elle cédait à tous les petits abandons de son embonpoint naissant, n'ayant plus la force de s'effrayer en songeant à l'avenir. Tant pis ! l'argent viendrait toujours, ça le rouillait de le mettre de côté. |
1871 |
Madame Goujet cependant restait maternelle pour Gervaise. Elle la chapitrait parfois avec douceur, non pas à cause de son argent, mais parce qu'elle l'aimait et qu'elle craignait de lui voir faire le saut. Elle n'en parlait seulement pas, de son argent. Enfin, elle y mettait beaucoup de délicatesse. |
1872 |
Elle était très sévère là-dessus. Elle voulait qu'on lui rapportât son linge, sans qu'une pièce manquât, pour le bon ordre, disait-elle. Une autre de ses exigences était que la blanchisseuse vînt exactement le jour fixé et chaque fois à la même heure ; comme ça, personne ne perdait son temps. |
1873 |
Quand vous donnez seulement un torchon à une ouvrière, ça se voit... N'est-ce pas ? vous mettrez un peu moins d'amidon, voilà tout ! Goujet ne tient pas à avoir l'air d'un monsieur. Cependant, elle avait pris le livre et effaçait les pièces d'un trait de plume. Tout y était bien. |
1874 |
Seulement, ce n'est guère le chemin de vous acquitter ; je dis cela pour vous, vous entendez. Vrai, vous devriez prendre garde. Gervaise, la tête basse, reçut la leçon en bégayant. Les dix francs devaient compléter l'argent d'un billet qu'elle avait souscrit à son marchand de coke. |
1875 |
Mais madame Goujet devint plus sévère au mot de billet. Elle s'offrit en exemple : elle réduisait sa dépense, depuis qu'on avait baissé les journées de Goujet de douze francs à neuf francs. Quand on manquait de sagesse en étant jeune, on crevait la faim dans sa vieillesse. |
1876 |
Pourtant, elle se retint, elle ne dit pas à Gervaise qu'elle lui donnait son linge uniquement pour lui permettre de payer sa dette ; autrefois, elle lavait tout, et elle recommencerait à tout laver, si le blanchissage devait encore lui faire sortir de pareilles sommes de la poche. |
1877 |
Et voilà qu'elle reconnut Virginie, la fille dont elle avait retroussé les jupes, au lavoir. Toutes deux se regardèrent bien en face. Gervaise ferma les yeux, car elle crut un instant qu'elle allait recevoir le maquereau par la figure. Mais non, Virginie eut un mince sourire. |
1878 |
Et elles restèrent au milieu des marches, elles causèrent, raccommodées du coup, sans avoir risqué une seule allusion au passé. Virginie, alors âgée de vingt-neuf ans, était devenue une femme superbe, découplée, la face un peu longue entre ses deux bandeaux d'un noir de jais. |
1879 |
Elle raconta tout de suite son histoire pour se poser : elle était mariée maintenant, elle avait épousé au printemps un ancien ouvrier ébéniste qui sortait du service et qui sollicitait une place de sergent de ville, parce qu'une place, c'est plus sûr et plus comme il faut. |
1880 |
Mais, montez donc. Vous verrez notre chez nous... Nous sommes ici dans un courant d'air. Quand Gervaise, après lui avoir à son tour conté son mariage, lui apprit qu'elle avait habité le logement, où elle était même accouchée d'une fille, Virginie la pressa de monter plus vivement encore. |
1881 |
Mais elle s'ennuyait, elle rêvait de revenir dans le quartier de la Goutte-d'Or, où elle connaissait tout le monde. Et, depuis quinze jours, elle occupait la chambre en face des Goujet. Oh ! toutes ses affaires étaient encore bien en désordre ; ça s'arrangerait petit à petit. |
1882 |
Peut-être bien que la grande brune se raccommodait pour se mieux venger de la fessée du lavoir, en roulant quelque plan de mauvaise bête hypocrite. Gervaise se promettait de rester sur ses gardes. Pour le quart d'heure, Virginie se montrait trop gentille, il fallait bien être gentille aussi. |
1883 |
Il avait pour seuls outils un canif, une scie grande comme une lime à ongles, un pot à colle. Le bois qu'il employait provenait de vieilles boîtes à cigares, de minces planchettes d'acajou brut sur lesquelles il se livrait à des découpages et à des enjolivements d'une délicatesse extraordinaire. |
1884 |
Seulement, il la marquetait, inventait des formes de couvercle, introduisait des compartiments. C'était pour s'amuser, une façon de tuer le temps, en attendant sa nomination de sergent de ville. De son ancien métier d'ébéniste, il n'avait gardé que la passion des petites boîtes. |
1885 |
Poisson tourna à peine le dos. Virginie, qui l'accompagna, promit de lui rendre sa visite ; d'ailleurs, elle lui donnait sa pratique, c'était une chose entendue. Et, comme elle la gardait sur le palier, Gervaise s'imagina qu'elle désirait lui parler de Lantier et de sa soeur Adèle, la brunisseuse. |
1886 |
Gervaise, à voir ainsi journellement la couturière, éprouva bientôt une singulière préoccupation : elle ne pouvait lui entendre commencer une phrase, sans croire qu'elle allait causer de Lantier ; elle songeait invinciblement à Lantier, tout le temps qu'elle restait là. |
1887 |
C'était bête comme tout, car enfin elle se moquait de Lantier, et d'Adèle, et de ce qu'ils étaient devenus l'un et l'autre ; jamais elle ne posait une question ; même elle ne se sentait pas curieuse d'avoir de leurs nouvelles. Non, ça la prenait en dehors de sa volonté. |
1888 |
Elle avait leur idée dans la tête comme on a dans la bouche un refrain embêtant, qui ne veut pas vous lâcher. D'ailleurs elle n'en gardait nulle rancune à Virginie, dont ce n'était point la faute, bien sûr. Elle se plaisait beaucoup avec elle, et la retenait dix fois avant de la laisser partir. |
1889 |
Cependant, l'hiver était venu, le quatrième hiver que les Coupeau passaient rue de la Goutte-d'Or. Cette année-là, décembre et janvier furent particulièrement durs. Il gelait à pierre fendre. Après le jour de l'an, la neige resta trois semaines dans la rue sans se fondre. |
1890 |
Justement, le lendemain des Rois, midi et demi sonnait, que le café n'était pas prêt. Ce jour-là, il s'entêtait à ne pas vouloir passer. Maman Coupeau tapait sur le filtre avec une petite cuiller ; et l'on entendait les gouttes tomber une à une, lentement, sans se presser davantage. |
1891 |
Aujourd'hui, bien sûr, il y aura de quoi boire et manger. La grande Clémence mettait à neuf une chemise d'homme, dont elle détachait les plis du bout de l'ongle. Elle avait un rhume à crever, les yeux enflés, la gorge arrachée par des quintes de toux qui la pliaient en deux, au bord de l'établi. |
1892 |
Près d'elle, madame Putois, enveloppée de flanelle, matelassée jusqu'aux oreilles, repassait un jupon, qu'elle tournait autour de la planche à robe, dont le petit bout était posé sur le dossier d'une chaise ; et, par terre, un drap jeté empêchait le jupon de se salir en frôlant le carreau. |
1893 |
Rien que pour traverser la rue, on a l'hiver dans les os. Il restait du café, heureusement. Maman Coupeau alla chercher un sixième verre, et Gervaise laissa Virginie se sucrer, par politesse. Les ouvrières s'écartèrent, firent à celle-ci une petite place près de la mécanique. |
1894 |
Elle venait de chez l'épicier, où l'on gelait, rien qu'à attendre un quart de gruyère. Et elle s'exclamait sur la grosse chaleur de la boutique : vrai, on aurait cru entrer dans un four, ça aurait suffi pour réveiller un mort, tant ça vous chatouillait agréablement la peau. |
1895 |
Maman Coupeau et Virginie seules étaient assises sur des chaises ; les autres, sur leurs petits bancs, semblaient par terre ; même ce louchon d'Augustine avait tiré un coin du drap, sous le jupon, pour s'étendre. On ne parla pas tout de suite, les nez dans les verres, goûtant le café. |
1896 |
J'ai voulu voir, je suis restée là, sous la neige. Ah ! quelle roulée ! c'était à mourir de rire. L'une avait le nez arraché ; le sang giclait par terre. Lorsque l'autre a vu le sang, un grand échalas comme moi, elle a pris ses cliques et ses claques... Alors, la nuit, j'ai commencé à tousser. |
1897 |
Avec ça que la vie est drôle. S'escrimer toute la sainte journée pour gagner cinquante-cinq sous, se brûler le sang du matin au soir devant la mécanique, non, vous savez, j'en ai par-dessus la tête !... Allez, ce rhume-là ne me rendra pas le service de m'emporter ; il s'en ira comme il est venu. |
1898 |
Le vrai était que Gervaise aurait mieux aimé qu'on ne parlât pas de batteries de femmes. Ça l'ennuyait, à cause de la fessée du lavoir, quand on causait devant elle et Virginie de coups de sabot dans les quilles et de giroflées à cinq feuilles. Justement, Virginie la regardait en souriant. |
1899 |
Une gale, cette fille ! Elle criait à l'autre : « Oui, oui, t'as décroché un enfant à la fruitière, même que je vais aller chez le commissaire, si tu ne me payes pas. » Et elle en débagoulait, fallait voir ! L'accoucheuse, là-dessus, lui a lâché une baffre, v'lan ! en plein museau. |
1900 |
Merci, pour se faire estropier !... Voyez-vous, il y a un moyen souverain. Tous les soirs on avale un verre d'eau bénite en se traçant sur le ventre trois signes de croix avec le pouce. Ça s'en va comme un vent. Maman Coupeau, qu'on croyait endormie, hocha la tête pour protester. |
1901 |
Mais ce louchon d'Augustine, dont les gaietés partaient toutes seules, sans qu'on sût jamais pourquoi, lâcha le gloussement de poule qui était son rire à elle. On l'avait oubliée. Gervaise releva le jupon, l'aperçut sur le drap qui se roulait comme un goret, les jambes en l'air. |
1902 |
Qu'est-ce qu'elle avait à rire, cette dinde ? Est-ce qu'elle devait écouter, quand des grandes personnes causaient ! D'abord, elle allait reporter le linge d'une amie de madame Lerat, aux Batignolles. Tout en parlant, la patronne lui enfilait le panier au bras et la poussait vers la porte. |
1903 |
Et Gervaise se sentait toute lâche, à cause sans doute de la trop grande chaleur, si molle et si lâche, qu'elle ne trouvait pas la force de détourner la conversation ; même elle attendait les paroles de la grande brune, le coeur gros d'une émotion dont elle jouissait sans se l'avouer. |
1904 |
Gervaise, la gorge serrée, attendait toujours, et elle se demandait si réellement Virginie lui avait pardonné sa fessée tant que ça ; car elle voyait, dans ses yeux noirs, des étincelles jaunes s'allumer. Cette grande diablesse devait avoir mis sa rancune dans sa poche avec son mouchoir par-dessus. |
1905 |
Moi, deux jours après, je suis partie un matin pour déjeuner avec eux ; une fière course d'omnibus, je vous assure ! Eh bien ! ma chère, je les ai trouvés en train de se houspiller déjà. Vrai, comme j'entrais, ils s'allongeaient des calottes. Hein ! en voilà des amoureux !. |
1906 |
C'est ma soeur, mais ça ne m'empêche pas de dire qu'elle est dans la peau d'une fière salope. Elle m'a fait un tas de cochonneries ; ça serait trop long à conter, puis ce sont des affaires à régler entre nous... Quant à Lantier, dame ! vous le connaissez, il n'est pas bon non plus. |
1907 |
Un jour même, la police est venue. Lantier avait voulu une soupe à l'huile, une horreur qu'ils mangent dans le Midi ; et, comme Adèle trouvait ça infect, ils se sont jeté la bouteille d'huile à la figure, la casserole, la soupière, tout le tremblement ; enfin, une scène à révolutionner un quartier. |
1908 |
Elle raconta d'autres tueries, elle ne tarissait pas sur le ménage, savait des choses à faire dresser les cheveux sur la tête. Gervaise écoutait toute cette histoire, sans un mot, la face pâle, avec un pli nerveux aux coins des lèvres qui ressemblait à un petit sourire. |
1909 |
Elle ne pouvait plus être jalouse d'Adèle, maintenant ; mais elle riait tout de même en dedans des raclées du ménage, elle voyait le corps de cette fille plein de bleus, et ça la vengeait, ça l'amusait. Aussi serait-elle restée là jusqu'au lendemain matin, à écouter les rapports de Virginie. |
1910 |
Elle se rapprocha, sembla prendre un mauvais plaisir à recommencer ses histoires. Puis, tout d'un coup, elle lui demanda ce qu'elle ferait, si Lantier venait rôder autour d'elle ; car, enfin, les hommes sont si drôles, Lantier était bien capable de retourner à ses premières amours. |
1911 |
Gervaise se redressa, se montra très nette, très digne. Elle était mariée, elle mettrait Lantier dehors, voilà tout. Il ne pouvait plus y avoir rien entre eux, même pas une poignée de mains. Vraiment, elle manquerait tout à fait de coeur, si elle regardait un jour cet homme en face. |
1912 |
Si Lantier a le désir d'embrasser Étienne, je le lui enverrai, parce qu'il est impossible d'empêcher un père d'aimer son enfant... Mais quant à moi, voyez-vous, madame Poisson, je me laisserais plutôt hacher en petits morceaux que de lui permettre de me toucher du bout du doigt. |
1913 |
Ah bien ! en voilà une après-midi passée à faire les rosses ! C'était ça qui n'emplissait pas la bourse ! Elle retourna la première à ses rideaux ; mais elle les trouva salis d'une tache de café, et elle dut, avant de reprendre le fer, frotter la tache avec un linge mouillé. |
1914 |
Les ouvrières s'étiraient devant la mécanique, cherchaient leurs poignées en rechignant. Dès que Clémence se remua, elle eut un accès de toux, à cracher sa langue ; puis, elle acheva sa chemise d'homme, dont elle épingla les manchettes et le col. Madame Putois s'était remise à son jupon. |
1915 |
J'étais descendue chercher un quart de gruyère. Poisson doit croire que le froid m'a gelée en route. Mais, comme elle avait déjà fait trois pas sur le trottoir, elle rouvrit la porte pour crier qu'elle voyait Augustine au bout de la rue, en train de glisser sur la glace avec des gamins. |
1916 |
La boutique, dans le quartier, était le refuge des gens frileux. Toute la rue de la Goutte-d'Or savait qu'il y faisait chaud. Il y avait sans cesse là des femmes bavardes qui prenaient un air de feu devant la mécanique, leurs jupes troussées jusqu'aux genoux, faisant la petite chapelle. |
1917 |
Gervaise avait l'orgueil de cette bonne chaleur, et elle attirait le monde, elle tenait salon, comme disaient méchamment les Lorilleux et les Boche. Le vrai était qu'elle restait obligeante et secourable, au point de faire entrer les pauvres, quand elle les voyait grelotter dehors. |
1918 |
Elle se prit surtout d'amitié pour un ancien ouvrier peintre, un vieillard de soixante-dix ans, qui habitait dans la maison une soupente, où il crevait de faim et de froid ; il avait perdu ses trois fils en Crimée, il vivait au petit bonheur, depuis deux ans qu'il ne pouvait plus tenir un pinceau. |
1919 |
Mais lui, sans les entendre, retombait dans son silence, dans son attitude morne et réfléchie. A partir de cette époque, Virginie reparla souvent de Lantier à Gervaise. Elle semblait se plaire à l'occuper de son ancien amant, pour le plaisir de l'embarrasser, en faisant des suppositions. |
1920 |
Il lui semblait que le retour du souvenir de Lantier en elle, cette lente possession dont elle était reprise, la rendait infidèle à Goujet, à leur amour inavoué, d'une douceur d'amitié. Elle vivait des journées tristes, lorsqu'elle se croyait coupable envers son bon ami. |
1921 |
Quelle heureuse saison ! La blanchisseuse soignait d'une façon particulière sa pratique de la rue des Portes-Blanches ; elle lui reportait toujours son linge elle-même, parce que cette course, chaque vendredi, était un prétexte tout trouvé pour passer rue Marcadet et entrer à la forge. |
1922 |
Quand elle entrait, elle était toute rouge, les petits cheveux blonds de sa nuque envolés comme ceux d'une femme qui arrive à un rendez-vous. Goujet l'attendait, les bras nus, la poitrine nue, tapant plus fort sur l'enclume, ces jours-là, pour se faire entendre de plus loin. |
1923 |
Il la devinait, l'accueillait d'un bon rire silencieux, dans sa barbe jaune. Mais elle ne voulait pas qu'il se dérangeât de son travail, elle le suppliait de reprendre le marteau, parce qu'elle l'aimait davantage, lorsqu'il le brandissait de ses gros bras, bossués de muscles. |
1924 |
Il lui a fait grimper l'escalier à coups de poing, et maintenant il l'assomme là-haut, dans leur chambre... Tenez, entendez-vous les cris ? Gervaise monta rapidement. Elle avait de l'amitié pour madame Bijard, sa laveuse, qui était une femme d'un grand courage. Elle espérait mettre le holà. |
1925 |
Personne n'osait se risquer dans la chambre, parce qu'on connaissait Bijard, une bête brute quand il était soûl. Il ne dessoûlait jamais, d'ailleurs. Les rares jours où il travaillait, il posait un litre d'eau-de-vie près de son étau de serrurier, buvant au goulot toutes les demi-heures. |
1926 |
Et elle entra. La chambre, mansardée, très propre, était nue et froide, vidée par l'ivrognerie de l'homme, qui enlevait les draps du lit pour les boire. Dans la lutte, la table avait roulé jusqu'à la fenêtre, les deux chaises culbutées étaient tombées, les pieds en l'air. |
1927 |
Cependant, le père Bru avait suivi Gervaise dans la chambre. A eux deux, ils tâchaient de raisonner le serrurier, de le pousser vers la porte. Mais il se retournait, muet, une écume aux lèvres ; et, dans ses yeux pâles, l'alcool flambait, allumait une flamme de meurtre. |
1928 |
Quand Bijard eut rencontré une chaise et se fut étalé sur le carreau, où on le laissa ronfler, le père Bru aida Gervaise à relever madame Bijard. Maintenant, celle-ci pleurait à gros sanglots ; et Lalie, qui s'était approchée, la regardait pleurer, habituée à ces choses, résignée déjà. |
1929 |
Coupeau traversait justement la rue. Il faillit enfoncer un carreau d'un coup d'épaule, en manquant la porte. Il avait une ivresse blanche, les dents serrées, le nez pincé. Et Gervaise reconnut tout de suite le vitriol de l'Assommoir, dans le sang empoisonné qui lui blémissait la peau. |
1930 |
Elle voulut rire, le coucher, comme elle faisait les jours où il avait le vin bon enfant. Mais il la bouscula, sans desserrer les lèvres ; et, en passant, en gagnant de lui-même son lit, il leva le poing sur elle. Il ressemblait à l'autre, au soûlard qui ronflait là-haut, las d'avoir tapé. |
1931 |
Les jours de fête, chez les Coupeau, on mettait les petits plats dans les grands ; c'étaient des noces dont on sortait ronds comme des balles, le ventre plein pour la semaine. Il y avait un nettoyage général de la monnaie. Dès qu'on avait quatre sous, dans le ménage, on les bouffait. |
1932 |
Elle avait encore engraissé, elle boitait davantage, parce que sa jambe, qui s'enflait de graisse, semblait se raccourcir à mesure. Cette année-là, un mois à l'avance, on causa de la fête. On cherchait des plats, on s'en léchait les lèvres. Toute la boutique avait une sacrée envie de nocer. |
1933 |
Il fallait une rigolade à mort, quelque chose de pas ordinaire et de réussi. Mon Dieu ! on ne prenait pas tous les jours du bon temps. La grosse préoccupation de la blanchisseuse était de savoir qui elle inviterait ; elle désirait douze personnes à table, pas plus, pas moins. |
1934 |
D'abord, elle s'était bien promis de ne pas inviter ses ouvrières, madame Putois et Clémence, pour ne pas les rendre trop familières ; mais, comme on parlait toujours de la fête devant elles et que leurs nez s'allongeaient, elle finit par leur dire de venir. Quatre et quatre, huit, et deux, dix. |
1935 |
Puis, l'idée de la fête attendrissait tous les coeurs. C'était une occasion impossible à refuser. Seulement, quand les Boche connurent le raccommodement projeté, ils se rapprochèrent aussitôt de Gervaise, avec des politesses, des sourires obligeants ; et il fallut les prier aussi d'être du repas. |
1936 |
La fête tombait justement un lundi. C'était une chance : Gervaise comptait sur l'après-midi du dimanche pour commencer la cuisine. Le samedi, comme les repasseuses bâclaient leur besogne, il y eut une longue discussion dans la boutique, afin de savoir ce qu'on mangerait, décidément. |
1937 |
La grande Clémence proposa du lapin ; mais on ne mangeait que de ça ; tout le monde en avait par-dessus la tête. Gervaise rêvait quelque chose de plus distingué. Madame Putois ayant parlé d'une blanquette de veau, elles se regardèrent toutes avec un sourire qui grandissait. |
1938 |
Maman Coupeau songea à du poisson. Mais les autres eurent une grimace, en tapant leurs fers plus fort. Personne n'aimait le poisson ; ça ne tenait pas à l'estomac, et c'était plein d'arêtes. Ce louchon d'Augustine ayant osé dire qu'elle aimait la raie, Clémence lui ferma le bec d'une bourrade. |
1939 |
Maman Coupeau, montrez-lui donc la bête. Et maman Coupeau alla chercher une seconde fois l'oie grasse, que Virginie dut prendre sur ses mains. Elle s'exclama. Sacredié ! qu'elle était lourde ! Mais elle la posa tout de suite au bord de l'établi, entre un jupon et un paquet de chemises. |
1940 |
Lantier, ma chère ! Il est là à rôder, à guetter..... Alors, je suis accourue. Ça m'a effrayée pour vous, vous comprenez. La blanchisseuse était devenue toute pâle. Que lui voulait-il donc, ce malheureux ? Et justement il tombait en plein dans les préparatifs de la fête. |
1941 |
La chambre du fond était tout éclairée par les trois brasiers ; des roux graillonnaient dans les poêlons, avec une fumée forte de farine brûlée ; tandis que la grosse marmite soufflait des jets de vapeur comme une chaudière, les flancs secoués par des glouglous graves et profonds. |
1942 |
Il fallait s'aider entre femmes, on ne pouvait pas laisser massacrer cette pauvre petite. Lorsqu'elle revint, elle dit que Lantier n'était plus là ; il avait dû filer, en se sachant découvert. La conversation, autour des poêlons, n'en roula pas moins sur lui jusqu'au soir. |
1943 |
Maintenant que Gervaise allait avoir quatorze personnes à dîner, elle craignait de ne pas pouvoir caser tout ce monde. Elle se décida à mettre le couvert dans la boutique ; et encore, dès le matin, mesura-t-elle avec un mètre, pour savoir dans quel sens elle placerait la table. |
1944 |
On n'était pas des chiens à l'attache, pourtant ! Ah bien ! quand le Grand Turc en personne serait venu lui apporter un faux-col, quand il se serait agi de gagner cent mille francs, elle n'aurait pas donné un coup de fer ce lundi-là, parce qu'à la fin c'était son tour de jouir un peu. |
1945 |
Elle aurait bien pris le vin à crédit ; seulement, la maison ne pouvait pas rester sans le sou, à cause des mille petites dépenses auxquelles on ne pense pas. Et, dans la chambre du fond, maman Coupeau et elle se désolèrent, calculèrent qu'il leur fallait au moins vingt francs. |
1946 |
Maman Coupeau, qui autrefois avait fait le ménage d'une petite actrice du théâtre des Batignolles, parla la première du Mont-de-Piété. Gervaise eut un rire de soulagement. Était-elle bête ! elle n'y songeait plus. Elle plia vivement sa robe de soie noire dans une serviette, qu'elle épingla. |
1947 |
Puis, elle cacha elle-même le paquet sous le tablier de maman Coupeau, en lui recommandant de le tenir bien aplati sur son ventre, à cause des voisins, qui n'avaient pas besoin de savoir ; et elle vint guetter sur la porte, pour voir si on ne suivait pas la vieille femme. |
1948 |
Nous aurons davantage. Et quand maman Coupeau lui eut rapporté vingt-cinq francs, elle dansa de joie. Elle allait commander en plus six bouteilles de vin cacheté pour boire avec le rôti. Les Lorilleux seraient écrasés. Depuis quinze jours, c'était le rêve des Coupeau : écraser les Lorilleux. |
1949 |
Même, le lendemain, ils se gardaient de jeter leurs os sur les ordures, parce qu'on aurait su alors ce qu'ils avaient mangé ; madame Lorilleux allait, au bout de la rue, les lancer dans une bouche d'égout ; un matin, Gervaise l'avait surprise vidant là son panier plein d'écales d'huîtres. |
1950 |
Eh bien ! on leur donnerait une leçon, on leur prouverait qu'on n'était pas chien. Gervaise aurait mis sa table en travers de la rue, si elle avait pu, histoire d'inviter chaque passant. L'argent, n'est-ce pas ? n'a pas été inventé pour moisir. Il est joli, quand il luit tout neuf au soleil. |
1951 |
Elles avaient accroché de grands rideaux dans la vitrine ; mais, comme il faisait chaud, la porte restait ouverte, la rue entière passait devant la table. Les deux femmes ne posaient pas une carafe, une bouteille, une salière, sans chercher à y glisser une intention vexatoire pour les Lorilleux. |
1952 |
Vous savez, ils ont menti, le mois dernier, quand la femme a raconté partout qu'elle avait perdu un bout de chaîne d'or, en allant reporter l'ouvrage. Vrai ! si celle-là perd jamais quelque chose !... C'était simplement une façon de pleurer misère et de ne pas vous donner vos cent sous. |
1953 |
Ce jour-là, elle était tout à fait contre les Lorilleux, à cause du grand repas que les Coupeau donnaient. Elle aimait la cuisine, les bavardages autour des casseroles, les maisons mises en l'air par les noces des jours de fête. D'ailleurs, elle s'entendait d'ordinaire assez bien avec Gervaise. |
1954 |
Les autres jours, quand elles s'asticotaient ensemble, comme ça arrive dans tous les ménages, la vieille femme bougonnait, se disait horriblement malheureuse d'être ainsi à la merci de sa belle-fille. Au fond, elle devait garder une tendresse pour madame Lorilleux ; c'était sa fille, après tout. |
1955 |
Puis, sur leurs talons, Virginie entra, mise comme une dame, en robe de mousseline imprimée, avec une écharpe et un chapeau, bien qu'elle eût eu seulement la rue à traverser. Celle-là apportait un pot d'oeillets rouges. Elle prit elle-même la blanchisseuse dans ses grands bras et la serra fortement. |
1956 |
Une robe qui accrocha la rôtissoire, causa une émotion. Ça sentait l'oie si fort, que les nez s'agrandissaient. Et Gervaise était très aimable, remerciait chacun de son bouquet, sans cesser pour cela de préparer la liaison de la blanquette, au fond d'une assiette creuse. |
1957 |
N'est-ce pas ? la politesse veut qu'on mange, lorsqu'on est invité à dîner. On ne met pas du veau, et du cochon, et de l'oie, pour les chats. Oh ! la patronne pouvait être tranquille : on allait lui nettoyer ça si proprement, qu'elle n'aurait même pas besoin de laver sa vaisselle le lendemain. |
1958 |
Justement, Goujet se présenta au moment où tout le monde sautait en criant, pour la rigolade. Il n'osait pas entrer, intimidé, avec un grand rosier blanc entre les bras, une plante magnifique dont la tige montait jusqu'à sa figure et mêlait des fleurs dans sa barbe jaune. |
1959 |
Mais il ne savait pas se débarrasser de son pot ; et, quand elle le lui eut pris des mains, il bégaya, n'osant l'embrasser. Ce fut elle qui dut se hausser, poser la joue contre ses lèvres ; même il était si troublé, qu'il l'embrassa sur l'oeil, rudement, à l'éborgner. Tous deux restèrent tremblants. |
1960 |
Et, quand il eut poussé un gros soupir, un peu remis, il annonça qu'il ne fallait pas compter sur sa mère ; elle avait sa sciatique. Gervaise fut désolée ; elle parla de mettre un morceau d'oie de côté, car elle tenait absolument à ce que madame Goujet mangeât de la bête. |
1961 |
Elle remit son châle et son bonnet ; elle monta, raide dans ses jupes, l'air important. En bas, la blanchisseuse continua à tourner son potage, des pâtes d'Italie, sans dire un mot. La société, brusquement sérieuse, attendait avec solennité. Ce fut madame Lerat qui reparut la première. |
1962 |
Ça vaut mieux qu'un coup de pied au derrière. Maman Coupeau s'était placée en face de la porte, pour voir le nez des Lorilleux. Elle tirait Gervaise par la jupe, elle l'emmena dans la pièce du fond. Et, toutes deux penchées au-dessus du potage, elles causèrent vivement, à voix basse. |
1963 |
Enfin, ça se voyait si clairement, que les autres invités les regardaient et leur demandaient s'ils n'étaient pas indisposés. Jamais ils n'avaleraient la table avec ses quatorze couverts, son linge blanc, ses morceaux de pain coupés à l'avance. On se serait cru dans un restaurant des boulevards. |
1964 |
Coupeau oublie toujours. Il ne fallait pas le laisser filer. Il était déjà six heures et demie. Tout brûlait, maintenant ; l'oie serait trop cuite. Alors, Gervaise, désolée, parla d'envoyer quelqu'un dans le quartier voir, chez les marchands de vin, si l'on n'apercevrait pas Coupeau. |
1965 |
Tous les trois, en cheveux, barraient le trottoir. Le forgeron, qui avait sa redingote, tenait Gervaise à son bras gauche et Virginie à son bras droit : il faisait le panier à deux anses, disait-il ; et le mot leur parut si drôle, qu'ils s'arrêtèrent, les jambes cassées par le rire. |
1966 |
Déjà ils avaient battu tout le haut de la rue, regardant aux bons endroits : à la Petite-Civette, renommée pour les prunes ; chez la mère Baquet, qui vendait du vin d'Orléans à huit sous ; au Papillon, le rendez-vous de messieurs les cochers, des gens difficiles. Pas de Coupeau. |
1967 |
Mais quand ce dernier aperçut Gervaise et Virginie dehors, il se fâcha. Qui est-ce qui lui avait fichu des femelles de cette espèce ? Voilà que les jupons le relançaient maintenant ! Eh bien ! il ne bougerait pas, elles pouvaient manger leur saloperie de dîner toutes seules. |
1968 |
Elle ne répondit rien. Elle était toute tremblante. Elle avait dû causer de Lantier avec Virginie, car celle-ci poussa son mari et Goujet en leur criant de marcher les premiers. Les deux femmes se mirent ensuite aux côtés du zingueur, pour l'occuper et l'empêcher de voir. |
1969 |
Il était à peine allumé, plutôt étourdi d'avoir gueulé que d'avoir bu. Par taquinerie, comme elles semblaient vouloir suivre le trottoir de gauche, il les bouscula, il passa sur le trottoir de droite. Elles coururent, effrayées, et tâchèrent de masquer la porte de François. |
1970 |
Ce n'était pas lui qu'elle cherchait, les coudes à l'air, la margoulette enfarinée ; c'était son ancien marlou. Puis, brusquement, il fut pris d'une rage folle contre Lantier. Ah ! le brigand, ah ! la crapule ! Il fallait que l'un des deux restât sur le trottoir, vidé comme un lapin. |
1971 |
Cependant, Lantier paraissait ne pas comprendre, mangeait lentement du veau à l'oseille. On commençait à s'attrouper. Virginie emmena enfin Coupeau, qui se calma subitement, dès qu'il eut tourné le coin de la rue. N'importe, on revint à la boutique moins gaiement qu'on n'en était sorti. |
1972 |
Le zingueur donna des poignées de main, en se dandinant devant les dames. Gervaise, un peu oppressée, parlait à demi-voix, faisait placer le monde. Mais, brusquement, elle s'aperçut que, madame Goujet n'étant pas venue, une place allait rester vide, la place à côté de madame Lorilleux. |
1973 |
Madame Putois offrit de se retirer, parce que, selon elle, il ne fallait pas jouer avec ça ; d'ailleurs, elle ne toucherait à rien, les morceaux ne lui profiteraient pas. Quant à Boche, il ricanait : il aimait mieux être treize que quatorze ; les parts seraient plus grosses, voilà tout. |
1974 |
Il ne mange pas souvent à sa faim. Au moins, il se régalera encore une fois... Nous n'aurons pas de remords à nous emplir, maintenant. Goujet avait les yeux humides, tant il était touché. Les autres s'apitoyèrent, trouvèrent ça très bien, en ajoutant que ça leur porterait bonheur à tous. |
1975 |
Cependant, madame Lorilleux ne semblait pas contente d'être près du vieux ; elle s'écartait, elle jetait des coups d'oeil dégoûtés sur ses mains durcies, sur sa blouse rapiécée et déteinte. Le père Bru restait la tête basse, gêné surtout par la serviette qui cachait l'assiette, devant lui. |
1976 |
Mais la société se fâcha. Cette fois, tant pis ! on ne courrait pas après lui, il pouvait rester dans la rue, s'il n'avait pas faim. Et, comme les cuillers tapaient au fond des assiettes, Coupeau reparut, avec deux pots, un sous chaque bras, une giroflée et une balsamine. |
1977 |
La bonne manière du patron rétablit la gaieté, un moment compromise. Gervaise, tranquillisée, était redevenue toute souriante. Les convives achevaient le potage. Puis les litres circulèrent, et l'on but le premier verre de vin, quatre doigts de vin pur, pour faire couler les pâtes. |
1978 |
Il était sept heures et demie. Ils avaient fermé la porte de la boutique, afin de ne pas être mouchardés par le quartier ; en face surtout, le petit horloger ouvrait des yeux comme des tasses, et leur ôtait les morceaux de la bouche, d'un regard si glouton, que ça les empêchait de manger. |
1979 |
Le saladier se creusait, une cuiller plantée dans la sauce épaisse, une bonne sauce jaune qui tremblait comme une gelée. Là dedans, on péchait les morceaux de veau ; et il y en avait toujours, le saladier voyageait de main en main, les visages se penchaient et cherchaient des champignons. |
1980 |
Il y eut un cri. Sacré nom ! c'était trouvé ! Tout le monde aimait ça. Pour le coup, on allait se mettre en appétit ; et chacun suivait le plat d'un oeil oblique, en essuyant son couteau sur son pain, afin d'être prêt. Puis, lorsqu'on se fut servi, on se poussa du coude, on parla, la bouche pleine. |
1981 |
Hein ? quel beurre, cette épinée ! quelque chose de doux et de solide qu'on sentait couler le long de son boyau, jusque dans ses bottes. Les pommes de terre étaient un sucre. Ça n'était pas salé ; mais, juste à cause des pommes de terre, ça demandait un coup d'arrosoir toutes les minutes. |
1982 |
Oh ! les légumes ne tiraient pas à conséquence. On gobait ça à pleine cuiller, en s'amusant. De la vraie gourmandise enfin, comme qui dirait le plaisir des dames. Le meilleur, dans les pois, c'étaient les lardons, grillés à point, puant le sabot de cheval. Deux litres suffirent. |
1983 |
Et il y eut une rentrée triomphale : Gervaise portait l'oie, les bras raidis, la face suante, épanouie dans un large rire silencieux ; les femmes marchaient derrière elle, riaient comme elle ; tandis que Nana, tout au bout, les yeux démesurément ouverts, se haussait pourvoir. |
1984 |
Coupeau s'offrait. Mon Dieu ! c'était bien simple : on empoignait les membres, on tirait dessus ; les morceaux restaient bons tout de même. Mais on se récria, on reprit de force le couteau de cuisine au zingueur ; quand il découpait, il faisait un vrai cimetière dans le plat. |
1985 |
Et elle passa au sergent de ville le couteau de cuisine qu'elle tenait à la main. Toute la table eut un rire d'aise et d'approbation. Poisson inclina la tête avec une raideur militaire et prit l'oie devant lui. Ses voisines, Gervaise et madame Boche, s'écartèrent, firent de la place à ses coudes. |
1986 |
Il n'y a plus de Cosaques. Mais un gros silence se fit. Les têtes s'allongeaient, les regards suivaient le couteau. Poisson ménageait une surprise. Brusquement, il donna un dernier coup ; l'arrière-train de la bête se sépara et se tint debout, le croupion en l'air : c'était le bonnet d'évêque. |
1987 |
Pourtant, l'oie était découpée. Le sergent de ville, après avoir laissé la société admirer le bonnet d'évêque pendant quelques minutes, venait d'abattre les morceaux et de les ranger autour du plat. On pouvait se servir. Mais les dames, qui dégrafaient leur robe, se plaignaient de la chaleur. |
1988 |
Goujet, d'ailleurs, s'emplissait trop lui-même, à la voir toute rose de nourriture. Puis, dans sa gourmandise, elle restait si gentille et si bonne ! Elle ne parlait pas, mais elle se dérangeait à chaque instant, pour soigner le père Bru et lui passer quelque chose de délicat sur son assiette. |
1989 |
Est-ce que l'oie avait jamais fait du mal à quelqu'un ? Au contraire, l'oie guérissait les maladies de rate. On croquait ça sans pain, comme un dessert. Lui, en aurait bouffé toute la nuit, sans être incommodé ; et, pour crâner, il s'enfonçait un pilon entier dans la bouche. |
1990 |
Ah ! nom de Dieu ! oui, on s'en flanqua une bosse ! Quand on y est, on y est, n'est-ce pas ? et si l'on ne se paie qu'un gueuleton par-ci par-là, on serait joliment godiche de ne pas s'en fourrer jusqu'aux oreilles. Vrai, on voyait les bedons se gonfler à mesure. Les dames étaient grosses. |
1991 |
La bouche ouverte, le menton barbouillé de graisse, ils avaient des faces pareilles à des derrières, et si rouges, qu'on aurait dit des derrières de gens riches, crevant de prospérité. Et le vin donc, mes enfants ! ça coulait autour de la table comme l'eau coule à la Seine. |
1992 |
Encore une négresse qui avait la gueule cassée ! Dans un coin de la boutique, le tas des négresses mortes grandissait, un cimetière de bouteilles sur lequel on poussait les ordures de la nappe. Madame Putois ayant demandé de l'eau, le zingueur indigné venait d'enlever lui-même les carafes. |
1993 |
Est-ce que les honnêtes gens buvaient de l'eau ? Elle voulait donc avoir des grenouilles dans l'estomac ? Et les verres se vidaient d'une lampée, on entendait le liquide jeté d'un trait tomber dans la gorge, avec le bruit des eaux de pluie le long des tuyaux de descente, les jours d'orage. |
1994 |
Ah ! Dieu de Dieu ! les jésuites avaient beau dire, le jus de la treille était tout de même une fameuse invention ! La société riait, approuvait ; car, enfin, l'ouvrier n'aurait pas pu vivre sans le vin, le papa Noé devait avoir planté la vigne pour les zingueurs, les tailleurs et les forgerons. |
1995 |
Zut pour les aristos ! Coupeau envoyait le monde à la balançoire. Il trouvait les femmes chouettes, il tapait sur sa poche où trois sous se battaient, en riant comme s'il avait remué des pièces de cent sous à la pelle. Goujet lui-même, si sobre d'habitude, se piquait le nez. |
1996 |
On n'était pas dégoûtant à voir, n'est-ce pas ? Alors, on n'avait pas besoin de s'enfermer comme des égoïstes. Coupeau, voyant le petit horloger cracher là-bas des pièces de dix sous, lui montra de loin une bouteille ; et, l'autre ayant accepté de la tête, il lui porta la bouteille et un verre. |
1997 |
On trinquait à ceux qui passaient. On appelait les camarades qui avaient l'air bon zig. Le gueuleton s'étalait, gagnait de proche en proche, tellement que le quartier de la Goutte-d'Or entier sentait la boustifaille et se tenait le ventre, dans un bacchanal de tous les diables. |
1998 |
Elle entra, avec un rire de bête, débarbouillée, grasse à crever son corsage. Les hommes aimaient à la pincer, parce qu'ils pouvaient la pincer partout, sans jamais rencontrer un os. Boche la fit asseoir près de lui ; et, tout de suite, sournoisement, il prit son genou, sous la table. |
1999 |
Pendant un quart d'heure, la rôtissoire avait rebondi sur le carreau, avec un bruit de vieille casserole. Maintenant, Nana soignait le petit Victor, qui avait un os d'oie dans le gosier ; elle lui fourrait les doigts sous le menton, en le forçant à avaler de gros morceaux de sucre, comme médicament. |
2000 |
Tu me ficheras la paix, peut-être ! Les enfants ne pouvaient plus avaler, mais ils mangeaient tout de même, en tapant leur fourchette sur un air de cantique, afin de s'exciter. Au milieu du bruit, cependant, une conversation s'était engagée entre le père Bru et maman Coupeau. |
2001 |
Je suis trop vieux. Quand j'entre dans un atelier, les jeunes rigolent et me demandent si c'est moi qui ai verni les bottes d'Henri IV... L'année dernière, j'ai encore gagné trente sous par jour à peindre un pont ; il fallait rester sur le dos, avec la rivière qui coulait en bas. |
2002 |
Ces dames soufflaient, en regardant d'un air de regret le saladier. Clémence raconta qu'elle avait un jour avalé trois bottes de cresson à son déjeuner. Madame Putois était plus forte encore, elle prenait des têtes de romaine sans les éplucher ; elle les broutait comme ça, à la croque-au-sel. |
2003 |
Il arrivait un peu tard, mais ça ne faisait rien, on allait tout de même le caresser. Quand on aurait dû éclater comme des bombes, on ne pouvait pas se laisser embêter par des fraises et du gâteau. D'ailleurs, rien ne pressait, on avait le temps, la nuit entière si l'on voulait. |
2004 |
En attendant, on emplit les assiettes de fraises et de fromage blanc. Les hommes allumaient des pipes ; et, comme les bouteilles cachetées étaient vides, ils revenaient aux litres, ils buvaient du vin en fumant. Mais on voulut que Gervaise coupât tout de suite le gâteau de Savoie. |
2005 |
Une tempête de rires et de cris montait. Mais, brusquement, une voix forte imposa silence à tout le monde. C'était Boche, debout, prenant un air déhanché et canaille, qui chantait le Volcan d'amour ou le Troupier séduisant. C'est moi, Blavin, que je séduis les belles... |
2006 |
Un tonnerre de bravos accueillit le premier couplet. Oui, oui, on allait chanter ! Chacun dirait la sienne. C'était plus amusant que tout. Et la société s'accouda sur la table, se renversa contre les dossiers des chaises, hochant le menton aux bons endroits, buvant un coup aux refrains. |
2007 |
Il a l'air rassis. C'est ça surtout qui est inquiétant. Hein ! pourquoi reste-t-il chez le marchand de vin, s'il est rassis ?.... Mon Dieu ! mon Dieu ! pourvu qu'il n'arrive rien ! La blanchisseuse, très inquiète, la supplia de se taire. Un profond silence, tout d'un coup, s'était fait. |
2008 |
Puis, des romances se succédèrent ; il fut question de Venise et des gondoliers dans la barcarole de madame Boche, de Séville et des Andalouses dans le boléro de madame Lorilleux, tandis que Lorilleux alla jusqu'à parler des parfums de l'Arabie, à propos des amours de Fatma la danseuse. |
2009 |
Mais Virginie ramena la rigolade avec Mon petit riquiqui ; elle imitait la vivandière, une main repliée sur la hanche, le coude arrondi ; elle versait la goutte de l'autre main, dans le vide, en tournant le poignet. Si bien que la société supplia alors maman Coupeau de chanter la Souris. |
2010 |
La vieille femme refusait, jurant qu'elle ne savait pas cette polissonnerie-là. Pourtant, elle commença de son filet de voix cassé ; et son visage ridé, aux petits yeux vifs, soulignait les allusions, les terreurs de mademoiselle Lise serrant ses jupes à la vue de la souris. |
2011 |
Chantez la vôtre. Les anciennes sont les plus jolies, allez ! Et la société se tourna vers le vieux, insistant, l'encourageant. Lui, engourdi, avec son masque immobile de peau tannée, regardait le monde, sans paraître comprendre. On lui demanda s'il connaissait les Cinq voyelles. |
2012 |
Il est là, sur le trottoir d'en face ; il regarde ici. Gervaise, toute saisie, hasarda un coup d'oeil. Du monde s'était amassé dans la rue, pour entendre la société chanter. Les garçons épiciers, la tripière, le petit horloger faisaient un groupe, semblaient être au spectacle. |
2013 |
Il y avait des militaires, des bourgeois en redingote, trois petites filles de cinq ou six ans, se tenant par la main, très graves, émerveillées. Et Lantier, en effet, se trouvait planté là au premier rang, écoutant et regardant d'un air tranquille. Pour le coup, c'était du toupet. |
2014 |
Est-ce que vous la savez tout entière ?... Vous nous la chanterez un autre jour, hein ! quand nous serons trop gais. Il y eut des rires. Le vieux resta court, fit de ses yeux pâles le tour de la table, et reprit son air de brute songeuse. Le café était bu, le zingueur avait redemandé du vin. |
2015 |
C'était le tour de madame Lerat, mais il lui fallait des préparatifs. Elle trempa le coin de sa serviette dans un verre d'eau et se l'appliqua sur les tempes, parce qu'elle avait trop chaud. Ensuite, elle demanda une larme d'eau-de-vie, la but, s'essuya longuement les lèvres. |
2016 |
Clémence, très soûle, éclata brusquement en sanglots ; et, la tête tombée au bord de la table, elle étouffait ses hoquets dans la nappe. Un silence frissonnant régnait. Les dames avaient tiré leur mouchoir, s'essuyaient les yeux, la face droite, en s'honorant de leur émotion. |
2017 |
Boche, qui avait laissé sa main sur le genou de la charbonnière, ne la pinçait plus, pris d'un remords et d'un respect vagues ; tandis que deux grosses larmes descendaient le long de ses joues. Ces noceurs-là étaient raides comme la justice et tendres comme des agneaux. |
2018 |
Et les deux hommes maintenant s'engueulaient, le zingueur surtout habillait l'autre proprement, le traitait de cochon malade, parlait de lui manger les tripes. On entendait le bruit enragé des voix, on distinguait des gestes furieux, comme s'ils allaient se dévisser les bras, à force de claques. |
2019 |
Gervaise avait échangé un regard avec madame Boche et Virginie. Ça s'arrangeait donc ? Coupeau et Lantier continuaient de causer au bord du trottoir. Ils s'adressaient encore des injures, mais amicalement. Ils s'appelaient « sacré animal », d'un ton où perçait une pointe de tendresse. |
2020 |
Comme on les regardait, ils finirent par se promener doucement côte à côte, le long des maisons, tournant sur eux-mêmes tous les dix pas. Une conversation très-vive s'était engagée. Brusquement, Coupeau parut se fâcher de nouveau, tandis que l'autre refusait, se faisait prier. |
2021 |
D'abord, quand son mari avait poussé son ancien amant dans la boutique, elle s'était pris la tête entre les deux poings, du même geste instinctif que les jours de gros orage, à chaque coup de tonnerre. Ça ne lui semblait pas possible ; les murs allaient tomber et écraser tout le monde. |
2022 |
Dans la pièce du fond, les enfants dormaient. Ce louchon d'Augustine les avait terrorisés pendant tout le dessert, leur chipant leurs fraises, les intimidant par des menaces abominables. Maintenant, elle était très malade, accroupie sur un petit banc, la figure blanche, sans rien dire. |
2023 |
Gervaise reçut un nouveau coup, à la vue d'Étienne. Elle se sentit étouffer, en songeant que le père de ce gamin était là, à côté, en train de manger du gâteau, sans qu'il eût seulement témoigné le désir d'embrasser le petit. Elle fut sur le point de réveiller Étienne, de l'apporter dans ses bras. |
2024 |
Puis, une fois encore, elle trouva très bien la façon tranquille dont s'arrangeaient les choses. Il n'aurait pas été convenable, sûrement, de troubler la fin du dîner. Elle revint avec la cafetière et servit un verre de café à Lantier, qui d'ailleurs ne semblait pas s'occuper d'elle. |
2025 |
Vrai, la rue finissait par être soûle ; rien que l'odeur de noce qui sortait de chez les Coupeau, faisait festonner les gens sur les trottoirs. Il faut dire qu'à cette heure ils étaient joliment soûls, là dedans. Ça grandissait petit à petit, depuis le premier coup de vin pur après le potage. |
2026 |
La clameur de cette rigolade énorme couvrait le roulement des dernières voitures. Deux sergents de ville, croyant à une émeute, accoururent ; mais, en apercevant Poisson, ils eurent un petit salut d'intelligence. Ils s'éloignèrent lentement, côte à côte, le long des maisons noires. |
2027 |
Personne de la société ne parvint jamais à se rappeler au juste comment la noce se termina. Il devait être très tard, voilà tout, parce qu'il ne passait plus un chat dans la rue. Peut-être bien, tout de même, qu'on avait dansé autour de la table, en se tenant par les mains. |
2028 |
Ça se noyait dans un brouillard jaune, avec des figures rouges qui sautaient, la bouche fendue d'une oreille à l'autre. Pour sûr, on s'était payé du vin à la française vers la fin ; seulement, on ne savait plus si quelqu'un n'avait pas fait la farce de mettre du sel dans les verres. |
2029 |
Elle dormit là, au milieu des miettes du dîner. Et, toute la nuit, dans le sommeil écrasé des Coupeau, cuvant la fête, le chat d'une voisine qui avait profité d'une fenêtre ouverte, croqua les os de l'oie, acheva d'enterrer la bête, avec le petit bruit de ses dents fines. |
2030 |
Et il raconta comment ils s'étaient rencontrés rue Rochechouart. Après le dîner, Lantier avait refusé une consommation au café de la Boule noire, en disant que, lorsqu'on était marié avec une femme gentille et honnête, on ne devait pas gouaper dans tous les bastringues. |
2031 |
Ah ! tu nous dois bien ça ! Les ouvrières étaient parties depuis longtemps. Maman Coupeau et Nana venaient de se coucher. Alors, Gervaise, qui tenait déjà un volet quand ils avaient paru, laissa la boutique ouverte, apporta sur un coin de l'établi des verres et le fond d'une bouteille de cognac. |
2032 |
Quand on a de ça dans le coco, voyez-vous, on est plus chouette que les millionnaires. Moi, je mets l'amitié avant tout, parce que l'amitié, c'est l'amitié, et qu'il n'y a rien au-dessus. Il s'enfonçait de grands coups de poing dans l'estomac, l'air si ému, qu'ils durent le calmer. |
2033 |
Il s'était épaissi, gras et rond, les jambes et les bras lourds, à cause de sa petite taille. Mais sa figure gardait de jolis traits sous la bouffissure de sa vie de fainéantise ; et comme il soignait toujours beaucoup ses minces moustaches, on lui aurait donné juste son âge, trente-cinq ans. |
2034 |
Il était déjà sur le trottoir, lorsque le zingueur le rappela pour lui faire promettre de ne plus passer devant la porte sans leur dire un petit bonjour. Cependant, Gervaise, qui venait de disparaître doucement, rentra en poussant devant elle Étienne, en manches de chemise, la face déjà endormie. |
2035 |
Il s'habituera à vous. Il faut qu'il connaisse les gens... Enfin, quand il n'y aurait eu que ce petit, on ne pouvait pas rester toujours brouillé, n'est-ce pas ? Nous aurions dû faire ça pour lui il y a beaux jours, car je donnerais plutôt ma tête à couper que d'empêcher un père de voir son enfant. |
2036 |
Tous trois trinquèrent de nouveau. Lantier ne s'étonnait pas, avait un beau calme. Avant de s'en aller, pour rendre ses politesses au zingueur, il voulut absolument fermer la boutique avec lui. Puis, tapant dans ses mains par propreté, il souhaita une bonne nuit au ménage. |
2037 |
Je vais tâcher de pincer l'omnibus... Je vous promets de revenir bientôt. A partir de cette soirée, Lantier se montra souvent rue de la Goutte-d'Or. Il se présentait quand le zingueur était là, demandant de ses nouvelles dès la porte, affectant d'entrer uniquement pour lui. |
2038 |
Pendant les huit dernières années, il avait un moment dirigé une fabrique de chapeaux ; et quand on lui demandait pourquoi il s'était retiré, il se contentait de parler de la coquinerie d'un associé, un compatriote, une canaille qui avait mangé la maison avec les femmes. |
2039 |
Les jours où il se plaignait, si l'on se risquait à lui indiquer une manufacture demandant des ouvriers, il semblait pris d'une pitié souriante, il n'avait pas envie de crever la faim, en s'échinant pour les autres. Ce gaillard-là, toutefois, comme disait Coupeau, ne vivait pas de l'air du temps. |
2040 |
On ! c'était un malin, il savait s'arranger, il bibelotait quelque commerce, car enfin il montrait une figure de prospérité, il lui fallait bien de l'argent pour se payer du linge blanc et des cravates de fils de famille. Un matin, le zingueur l'avait vu se faire cirer, boulevard Montmartre. |
2041 |
Ainsi, j'arrive un lundi chez Champion, à Montrouge. Le soir, Champion m'embête sur la politique ; il n'avait pas les mêmes idées que moi. Eh bien ! le mardi matin, je filais, attendu que nous ne sommes plus au temps des esclaves et que je ne veux pas me vendre pour sept francs par jour. |
2042 |
Peu à peu, il multiplia ses visites, il vint presque tous les jours. Il paraissait vouloir faire la conquête de la maison, du quartier entier ; et il commença par séduire Clémence et madame Putois, auxquelles il témoignait, sans distinction d'âge, les attentions les plus empressées. |
2043 |
Mais, un jour, Lantier monta chez eux, se présenta si bien en leur commandant une chaîne pour une dame de sa connaissance, qu'ils lui dirent de s'asseoir et le gardèrent une heure, charmés de sa conversation ; même, ils se demandaient comment un homme si distingué avait pu vivre avec la Banban. |
2044 |
Et la grande brune manoeuvra un jour de façon à les pousser tous deux dans un coin et à mettre la conversation sur le sentiment. Lantier déclara d'une voix grave, en choisissant les termes, que son coeur était mort, qu'il voulait désormais se consacrer uniquement au bonheur de son fils. |
2045 |
Il ne parlait jamais de Claude, qui était toujours dans le Midi. Il embrassait Étienne sur le front tous les soirs, ne savait que lui dire si l'enfant restait là, l'oubliait pour entrer en compliments avec Clémence. Alors, Gervaise, tranquillisée, sentit mourir en elle le passé. |
2046 |
A le voir sans cesse, elle ne le rêvait plus. Même elle se trouvait prise d'une répugnance à la pensée de leurs anciens rapports. Oh ! c'était fini, bien fini. S'il osait un jour lui demander ça, elle lui répondrait par une paire de claques, elle instruirait plutôt son mari. |
2047 |
Elle disait cela en mots très sales, avec de la méchanceté par-dessous, pour voir la tête de la patronne. Oui, monsieur Lantier grimpait la rue Notre-Dame de Lorette ; la femme était blonde, un de ces chameaux du boulevard à moitié crevés, le derrière nu sous leur robe de soie. |
2048 |
Le chameau était entré chez un charcutier acheter des crevettes et du jambon. Puis, rue de La Rochefoucauld, monsieur Lantier avait posé sur le trottoir, devant la maison, le nez en l'air, en attendant que la petite, montée toute seule, lui eût fait par la fenêtre le signe de la rejoindre. |
2049 |
Ces Provençaux, disait-elle, étaient tous enragés après les femmes ; il leur en fallait quand même ; ils en auraient ramassé sur une pelle dans un tas d'ordures. Et, le soir, quand le chapelier arriva, elle s'amusa des taquineries de Clémence, qui l'intriguait avec sa blonde. |
2050 |
Lui, aimait les femmes qui embaument. Il poussait sous le nez de Clémence son mouchoir, que la petite lui avait parfumé, lorsque Étienne rentra. Alors, il prit son air grave, il baisa l'enfant, en ajoutant que la rigolade ne tirait pas à conséquence et que son coeur était mort. |
2051 |
Quand le printemps revint, Lantier, tout à fait de la maison parla d'habiter le quartier, afin d'être plus près de ses amis. Il voulait une chambre meublée dans une maison propre. Madame Boche, Gervaise elle-même, se mirent en quatre pour lui trouver ça. On fouilla les rues voisines. |
2052 |
Mais il était trop difficile, il désirait une grande cour, il demandait un rez-de-chaussée, enfin toutes les commodités imaginables. Et maintenant, chaque soir, chez les Coupeau, il semblait mesurer la hauteur des plafonds, étudier la distribution des pièces, convoiter un logement pareil. |
2053 |
Pas vrai ? il y a deux fenêtres, dans la pièce. Eh bien ! on en colle une par terre, on en fait une porte. Alors, comprends-tu, tu entres par la cour, nous bouchons même cette porte de communication, si ça nous plaît. Ni vu ni connu, tu es chez toi, nous sommes chez nous. |
2054 |
Il évitait de regarder Gervaise. Mais il attendait évidemment un mot de sa part pour accepter. Celle-ci était très contrariée de l'idée de son mari ; non pas que la pensée de voir Lantier demeurer chez eux la blessât ni l'inquiétât beaucoup ; mais elle se demandait où elle mettrait son linge sale. |
2055 |
Cependant, la zingueur faisait valoir les avantages de l'arrangement. Le loyer de cinq cents francs avait toujours été un peu fort. Eh bien ! le camarade leur paierait la chambre toute meublée vingt francs par mois ; ce ne serait pas cher pour lui, et ça les aiderait au moment du terme. |
2056 |
Il ajouta qu'il se chargeait de manigancer, sous leur lit, une grande caisse où tout le linge sale du quartier pourrait tenir. Alors, Gervaise hésita, parut consulter du regard maman Coupeau, que Lantier avait conquise depuis des mois, en lui apportant des boules de gomme pour son catarrhe. |
2057 |
Oui, j'accepte pour l'enfant. Dès le lendemain, le propriétaire, M. Marescot, étant venu passer une heure dans la loge des Boche, Gervaise lui parla de l'affaire. Il se montra d'abord inquiet, refusant, se fâchant, comme si elle lui avait demandé d'abattre toute une aile de sa maison. |
2058 |
Gervaise y laissa l'armoire de maman Coupeau ; elle ajouta une table et deux chaises, prises dans sa propre chambre ; il lui fallut enfin acheter une table-toilette et un lit, avec la literie complète, en tout cent trente francs, qu'elle devait payer à raison de dix francs par mois. |
2059 |
Coupeau ne se trouvait pas là. Et Gervaise, à la porte de la boutique, devint toute pâle, en reconnaissant la malle sur le fiacre. C'était leur ancienne malle, celle avec laquelle elle avait fait le voyage de Plassans, aujourd'hui écorchée, cassée, tenue par des cordes. |
2060 |
Elle la voyait revenir comme souvent elle l'avait rêvé, et elle pouvait s'imaginer que le même fiacre, le fiacre où cette garce de brunisseuse s'était fichue d'elle, la lui rapportait. Cependant, Boche donnait un coup de main à Lantier. La blanchisseuse les suivit, muette, un peu étourdie. |
2061 |
Justement, Poisson, en tenue, passait sur le trottoir. Elle lui adressa un petit signe, clignant les yeux, avec un sourire. Le sergent de ville comprit parfaitement. Quand il était de service, et qu'on battait de l'oeil, ça voulait dire qu'on lui offrait un verre de vin. |
2062 |
Oui, ma parole ! il ramassait les femmes soûles. Gervaise pourtant avait rempli trois verres sur la table. Elle, ne voulait pas boire, se sentait le coeur tout barbouillé. Mais elle restait, regardant Lantier enlever les dernières cordes, prise du besoin de savoir ce que contenait la malle. |
2063 |
Enfin, le chapelier ouvrit la malle. Elle était pleine d'un pêle-mêle de journaux, de livres, de vieux vêtements, de linge en paquets. Il en tira successivement une casserole, une paire de bottes, un buste de Ledru-Rollin avec le nez cassé, une chemise brodée, un pantalon de travail. |
2064 |
Et Gervaise, penchée, sentait monter une odeur de tabac, une odeur d'homme malpropre, qui soigne seulement le dessus, ce qu'on voit de sa personne. Non, le vieux chapeau n'était plus dans le coin de gauche. Il y avait là une pelote qu'elle ne connaissait pas, quelque cadeau de femme. |
2065 |
Est-ce que ce n'est pas dans la nature ? Lantier eut le bec cloué par cette réponse. Il rangea ses livres et ses journaux sur une planche de l'armoire ; et comme il paraissait désolé de ne pas avoir une petite bibliothèque, pendue au-dessus de la table, Gervaise promit de lui en procurer une. |
2066 |
C'était une collection faite par lui, depuis des années. Chaque fois qu'au café il lisait dans un journal un article réussi et selon ses idées, il achetait le journal, il le gardait. Il en avait ainsi un paquet énorme, de toutes les dates et de tous les titres, empilés sans ordre aucun. |
2067 |
C'est-à-dire que, si on appliquait la moitié de ces idées, ça nettoierait du coup la société. Oui, votre empereur et tous ses roussins boiraient un bouillon... Mais il fut interrompu par le sergent de ville, dont les moustaches et l'impériale rouges remuaient dans sa face blême. |
2068 |
Non, vous n'êtes pas libre !... Si vous n'en voulez pas, je vous foutrai à Cayenne, moi ! oui, à Cayenne, avec votre empereur et tous les cochons de sa bande ! Ils s'empoignaient ainsi, à chacune de leurs rencontres. Gervaise, qui n'aimait pas les discussions, intervenait d'ordinaire. |
2069 |
Il mit la main sur son coeur, comme pour expliquer que tout restait là. Il n'allait pas moucharder des amis, bien sûr. Coupeau étant arrivé, on vida un second litre. Le sergent de ville fila ensuite par la cour, reprit sur le trottoir sa marche raide et sévère, à pas comptés. |
2070 |
Dans les premiers temps, tout fut en l'air chez la blanchisseuse. Lantier avait bien sa chambre séparée, son entrée, sa clef ; mais, comme au dernier moment on s'était décidé à ne pas condamner la porte de communication, il arrivait que, le plus souvent, il passait par la boutique. |
2071 |
Le linge sale aussi embarrassait beaucoup Gervaise, car son mari ne s'occupait pas de la grande caisse dont il avait parlé ; et elle se trouvait réduite à fourrer le linge un peu partout, dans les coins, principalement sous son lit, ce qui manquait d'agrément pendant les nuits d'été. |
2072 |
Il était venu habiter chez eux, uniquement pour se rapprocher de son fils ; il n'allait pas vouloir le perdre juste quinze jours après son installation. Pourtant, quand elle lui parla en tremblant de l'affaire, il approuva beaucoup l'idée, disant que les jeunes ouvriers ont besoin de voir du pays. |
2073 |
Celui-ci parlait toujours de ses grandes affaires ; il sortait parfois, bien peigné, avec du linge blanc, disparaissait, découchait même, puis rentrait en affectant d'être éreinté, d'avoir la tête cassée, comme s'il venait de discuter, vingt-quatre heures durant, les plus graves intérêts. |
2074 |
Oh ! il n'y avait pas de danger qu'il empoignât des durillons aux mains ! Il se levait d'ordinaire vers dix heures, faisait une promenade l'après-midi, si la couleur du soleil lui plaisait, ou bien, les jours de pluie, restait dans la boutique où il parcourait son journal. |
2075 |
C'était son milieu, il crevait d'aise parmi les jupes, se fourrait au plus épais des femmes, adorant leurs gros mots, les poussant à en dire, tout en gardant lui-même un langage choisi ; et ça expliquait pourquoi il aimait tant à se frotter aux blanchisseuses, des filles pas bégueules. |
2076 |
Dans les premiers temps, Lantier mangeait chez François, au coin de la rue des Poissonniers. Mais, sur les sept jours de la semaine, il dînait avec les Coupeau trois et quatre fois ; si bien qu'il finit par leur offrir de prendre pension chez eux : il leur donnerait quinze francs chaque samedi. |
2077 |
Il surveillait maman Coupeau, exigeant les biftecks très cuits, pareils à des semelles de soulier, ajoutant de l'ail partout, se fâchant si l'on coupait de la fourniture dans la salade, des mauvaises herbes, criait-il, parmi lesquelles pouvait bien se glisser du poison. |
2078 |
Mais son grand régal était un certain potage, du vermicelle cuit à l'eau, très épais, où il versait la moitié d'une bouteille d'huile. Lui seul en mangeait avec Gervaise, parce que les autres, les Parisiens, pour s'être un jour risqués à y goûter, avaient failli rendre tripes et boyaux. |
2079 |
Est-ce qu'ils se fichaient du monde ! c'étaient dix francs qu'ils devaient donner par mois ! Et il montait lui-même chercher les dix francs, d'un air si hardi et si aimable, que la chaîniste n'osait pas les refuser. Maintenant, madame Lerat, elle aussi, donnait deux pièces de cent sous. |
2080 |
Lantier seul pouvait la gronder ; et encore elle savait joliment le prendre. Cette merdeuse de dix ans marchait comme une dame devant lui, se balançait, le regardait de côté, les yeux déjà pleins de vice. Il avait fini par se charger de son éducation : il lui apprenait à danser et à parler patois. |
2081 |
Sans doute, Gervaise continuait à gagner de l'argent ; mais maintenant qu'elle nourrissait deux hommes à ne rien faire, la boutique pour sûr ne pouvait suffire ; d'autant plus que la boutique devenait moins bonne, des pratiques s'en allaient, les ouvrières godaillaient du matin au soir. |
2082 |
La vérité était que Lantier ne payait rien, ni loyer ni nourriture. Les premiers mois, il avait donné des acomptes ; puis, il s'était contenté de parler d'une grosse somme qu'il devait toucher, grâce à laquelle il s'acquitterait plus tard, en un coup. Gervaise n'osait plus lui demander un centime. |
2083 |
Les notes montaient partout, ça marchait par des trois francs et des quatre francs chaque jour. Elle n'avait pas allongé un sou au marchand de meubles ni aux trois camarades, le maçon, le menuisier et le peintre. Tout ce monde commençait à grogner, on devenait moins poli pour elle dans les magasins. |
2084 |
Enfin, elle s'enfonçait, et à mesure qu'elle dégringolait, elle parlait d'élargir ses affaires. Pourtant, vers le milieu de l'été, la grande Clémence était partie, parce qu'il n'y avait pas assez de travail pour deux ouvrières et qu'elle attendait son argent pendant des semaines. |
2085 |
Cet enjôleur fermait le bec à toutes les bavardes. Même, dans le doute où l'on se trouvait de ses rapports avec Gervaise, quand la fruitière niait les rapports devant la tripière, celle-ci semblait dire que c'était vraiment dommage, parce qu'enfin ça rendait les Coupeau moins intéressants. |
2086 |
Madame Lerat, qui adorait se fourrer entre les amoureux, venait tous les soirs ; et elle traitait Lantier d'homme irrésistible, dans les bras duquel les dames les plus huppées devaient tomber. Madame Boche n'aurait pas répondu de sa vertu, si elle avait eu dix ans de moins. |
2087 |
Seulement, vous devriez lui conseiller de lâcher cette fille avec laquelle il aura du désagrément. Le pis était que Lantier se sentait soutenu et changeait de manières à l'égard de Gervaise. Maintenant, quand il lui donnait une poignée de mains, il lui gardait un instant les doigts entre les siens. |
2088 |
Il la fatiguait de son regard, fixait sur elle des yeux hardis, où elle lisait nettement ce qu'il lui demandait. S'il passait derrière elle, il enfonçait les genoux dans ses jupes, soufflait sur son cou, comme pour l'endormir. Pourtant, il attendit encore, avant d'être brutal et de se déclarer. |
2089 |
Il disait ça pour parler. Gervaise tournait justement le dos à la rue des Poissonniers. Et ils montèrent vers Montmartre, côte à côte, sans se prendre le bras. Ils devaient avoir la seule idée de s'éloigner de la fabrique, pour ne pas paraître se donner des rendez-vous devant la porte. |
2090 |
En face d'eux, la butte Montmartre étageait ses rangées de hautes maisons jaunes et grises, dans des touffes de maigre verdure ; et, quand ils renversaient la tête davantage, ils apercevaient le large ciel d'une pureté ardente sur la ville, traversé au nord par un vol de petits nuages blancs. |
2091 |
Mais la vive lumière les éblouissait, ils regardaient au ras de l'horizon plat les lointains crayeux des faubourgs, ils suivaient surtout la respiration du mince tuyau de la scierie mécanique, qui soufflait des jets de vapeur. Ces gros soupirs semblaient soulager leur poitrine oppressée. |
2092 |
Après avoir tant souhaité une explication, tout d'un coup elle n'osait plus parler. Elle était prise d'une grande honte. Et elle sentait bien, cependant, qu'ils étaient venus là d'eux-mêmes, pour causer de ça ; même ils en causaient, sans avoir besoin de prononcer une parole. |
2093 |
Le ventre a enflé. Sans doute, il lui avait cassé quelque chose à l'intérieur. Mon Dieu ! en trois jours, elle a été tortillée... Ah ! il y a, aux galères, des gredins qui n'en ont pas tant fait. Mais la justice aurait trop de besogne, si elle s'occupait des femmes crevées par leurs maris. |
2094 |
Un coup de pied de plus ou de moins, n'est-ce pas ? ça ne compte pas, quand on en reçoit tous les jours. D'autant plus que la pauvre femme voulait sauver son homme de l'échafaud et expliquait qu'elle s'était abîmé le ventre en tombant sur un baquet... Elle a hurlé toute la nuit avant de passer. |
2095 |
Il me poussait, il allait m'embrasser, c'est vrai ; mais sa figure n'a pas même touché la mienne, et c'était la première fois qu'il essayait... Oh ! tenez, sur ma vie, sur celle de mes enfants, sur tout ce que j'ai de plus sacré ! Cependant, le forgeron hochait la tête. |
2096 |
Jamais ça ne sera, entendez-vous ? jamais ! Le jour où ça arriverait, je deviendrais la dernière des dernières, je ne mériterais plus l'amitié d'un honnête homme comme vous. Et elle avait, en parlant, une si belle figure, toute pleine de franchise, qu'il lui prit la main et la fit rasseoir. |
2097 |
Je sais bien que vous avez de l'amitié pour moi et que je vous fais de la peine. Seulement, nous aurions des remords, nous ne goûterions pas de plaisir... Moi aussi, j'éprouve de l'amitié pour vous, j'en éprouve trop pour vous laisser commettre des bêtises. Et ce seraient des bêtises, bien sûr. |
2098 |
Non, voyez-vous, il vaut mieux demeurer comme nous sommes. Nous nous estimons, nous nous trouvons d'accord de sentiment. C'est beaucoup, ça m'a soutenue plus d'une fois. Quand on reste honnête, dans notre position, on en est joliment récompensé. Il hochait la tête, en l'écoutant. |
2099 |
Il l'approuvait, il ne pouvait pas dire le contraire. Brusquement, dans le grand jour, il la prit entre ses bras, la serra à l'écraser, lui posa un baiser furieux sur le cou, comme s'il avait voulu lui manger la peau. Puis, il la lâcha, sans demander autre chose ; et il ne parla plus de leur amour. |
2100 |
Le forgeron, cependant, secoué de la tête aux pieds par un grand frisson, s'écartait d'elle, pour ne pas céder à l'envie de la reprendre ; et il se traînait sur les genoux, ne sachant à quoi occuper ses mains, cueillant des fleurs de pissenlits, qu'il jetait de loin dans son panier. |
2101 |
Certes, elle était bien résolue à ne pas lui permettre de la toucher seulement du bout des doigts ; mais elle avait peur, s'il la touchait jamais, de sa lâcheté ancienne, de cette mollesse et de cette complaisance auxquelles elle se laissait aller, pour faire plaisir au monde. |
2102 |
Lantier, pourtant, ne recommença pas sa tentative. Il se trouva plusieurs fois seul avec elle et se tint tranquille. Il semblait maintenant occupé de la tripière, une femme de quarante-cinq ans, très bien conservée. Gervaise, devant Goujet, parlait de la tripière, afin de le rassurer. |
2103 |
Quand ils sortaient tous les trois, le dimanche, il obligeait sa femme et le chapelier à marcher devant lui, bras dessus, bras dessous, histoire de crâner dans la rue ; et il regardait les gens, tout prêt à leur administrer un va-te-laver, s'ils s'étaient permis la moindre rigolade. |
2104 |
Sans doute, il trouvait Lantier un peu fiérot, l'accusait de faire sa Sophie devant le vitriol, le blaguait parce qu'il savait lire et qu'il parlait comme un avocat. Mais, à part ça, il le déclarait un bougre à poils. On n'en aurait pas trouvé deux aussi solides dans la Chapelle. |
2105 |
L'amitié avec un homme, c'est plus solide que l'amour avec une femme. Il faut dire une chose, Coupeau et Lantier se payaient ensemble des noces à tout casser. Lantier, maintenant, empruntait de l'argent à Gervaise, des dix francs, des vingt francs, quand il sentait de la monnaie dans la maison. |
2106 |
C'était toujours pour ses grandes affaires. Puis, ces jours-là, il débauchait Coupeau, parlait d'une longue course, l'emmenait ; et, attablés nez à nez au fond d'un restaurant voisin, ils se flanquaient par le coco des plats qu'on ne peut manger chez soi, arrosés de vin cacheté. |
2107 |
Le zingueur aurait préféré des ribotes dans le chic bon enfant ; mais il était impressionné par les goûts d'aristo du chapelier, qui trouvait sur la carte des noms de sauces extraordinaires. On n'avait pas idée d'un homme si douillet, si difficile. Ils sont tous comme ça, paraît-il, dans le Midi. |
2108 |
Il laissait l'autre s'allumer, le lâchait, rentrait en souriant de son air aimable. Lui, se piquait le nez proprement, sans qu'on s'en aperçût. Quand on le connaissait bien, ça se voyait seulement à ses yeux plus minces et à ses manières plus entreprenantes auprès des femmes. |
2109 |
Le zingueur, au contraire, devenait dégoûtant, ne pouvait plus boire sans se mettre dans un état ignoble. Ainsi, vers les premiers jours de novembre, Coupeau tira une bordée qui finit d'une façon tout à fait sale pour lui et pour les autres. La veille, il avait trouvé de l'ouvrage. |
2110 |
Mais, arrivés devant la Petite-Civette qui ouvrait, ils entrèrent prendre une prune, rien qu'une, dans le seul but d'arroser ensemble la ferme résolution d'une bonne conduite. En face du comptoir, sur un banc, Bibi-la-Grillade, le dos contre le mur, fumait sa pipe d'un air maussade. |
2111 |
Tous de la crapule, de la canaille... Et Bibi-la-Grillade accepta une prune. Il devait être là, sur le banc, à attendre une tournée. Cependant, Lantier défendait les patrons ; ils avaient parfois joliment du mal, il en savait quelque chose, lui qui sortait des affaires. |
2112 |
Ainsi, il avait eu un petit Picard, dont la toquade était de se trimballer en voiture ; oui, dès qu'il touchait sa semaine, il prenait des fiacres pendant des journées. Est-ce que c'était là un goût de travailleur ? Puis, brusquement, Lantier se mit à attaquer aussi les patrons. |
2113 |
Faut proposer ça à Mes-Bottes, qui cherchait hier une baraque... Attends, Mes-Bottes est bien sûr là dedans. Et, comme ils arrivaient au bas de la rue, ils aperçurent en effet Mes-Bottes chez le père Colombe. Malgré l'heure matinale, l'Assommoir flambait, les volets enlevés, le gaz allumé. |
2114 |
J'en vais tâter ce matin ; mais si le patron m'embête, je te le ramasse et je te l'asseois sur sa bourgeoise, tu sais, collés comme une paire de soles ! Le zingueur secouait la main du camarade, pour le remercier de son bon renseignement, et il s'en allait, quand Mes-Bottes se fâcha. |
2115 |
Tonnerre de Dieu ! est-ce que le Bourguignon allait les empêcher de boire la goutte ? Les hommes n'étaient plus des hommes, alors ? Le singe pouvait bien attendre cinq minutes. Et Lantier entra pour accepter la tournée, les quatre ouvriers se tinrent debout devant le comptoir. |
2116 |
Bibi-la-Grillade, le dernier dimanche, avait mené sa scie à Montrouge, chez une tante. Coupeau demanda des nouvelles de la Malle des Indes, une blanchisseuse de Chaillot, connue dans l'établissement. On allait boire, quand Mes-Bottes, violemment, appela Goujet et Lorilleux qui passaient. |
2117 |
Tu sais, ce n'est pas avec moi qu'il faut maquiller ton vitriol ! Le jour avait grandi, une clarté louche éclairait l'Assommoir, dont le patron éteignait le gaz. Coupeau, pourtant, excusait son beau-frère, qui ne pouvait pas boire, ce dont, après tout, on n'avait pas à lui faire un crime. |
2118 |
Écoutez, père Colombe, je laisse mes outils sous cette banquette, je les reprendrai à midi. Lantier, d'un hochement de tête, approuva cet arrangement. On doit travailler, ça ne fait pas un doute ; seulement, quand on se trouve avec des amis, la politesse passe avant tout. |
2119 |
L'idée fut acclamée. Oui, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, devait avoir besoin de manger des pieds à la poulette. Ils partirent. Les rues étaient jaunes, une petite pluie tombait ; mais ils avaient déjà trop chaud à l'intérieur pour sentir ce léger arrosage sur leurs abatis. |
2120 |
Comme ils arrivaient une grosse demi-heure avant la sortie, le zingueur donna deux sous à un gamin pour entrer dire à Bec-Salé que sa bourgeoise se trouvait mal et le demandait tout de suite. Le forgeron parut aussitôt, en se dandinant, l'air bien calme, le nez flairant un gueuleton. |
2121 |
Est-ce qu'il ne vient pas d'avoir l'idée d'accrocher une cloche dans sa baraque ? Une cloche, c'est bon pour des esclaves... Ah bien ! elle peut sonner, aujourd'hui ! Du tonnerre si l'on me repince à l'enclume ! Voilà cinq jours que je me la foule, je puis bien le balancer. |
2122 |
Les autres blaguaient. Mais lui, semblait si décidé, que tous l'accompagnèrent, quand il parla d'aller chercher ses outils chez le père Colombe. Il prit son sac sous la banquette, le posa devant lui, pendant qu'on buvait une dernière goutte. A une heure, la société s'offrait encore des tournées. |
2123 |
C'était trop bête, il irait le lendemain chez Bourguignon. Les quatre autres, qui se disputaient à propos de la question des salaires, ne s'étonnèrent pas, lorsque le zingueur, sans explication, leur proposa un petit tour sur le boulevard, pour se dérouiller les jambes. |
2124 |
On tournait trop à la tristesse dans la rue, il y avait une boue à ne pas flanquer un sergent de ville à la porte. Lantier poussa les camarades dans le cabinet, un coin étroit occupé par une seule table, et qu'une cloison aux vitres dépolies séparait de la salle commune. |
2125 |
Lui, d'ordinaire, se piquait le nez dans les cabinets, parce que c'était plus convenable. Est-ce que les camarades n'étaient pas bien là ? On se serait cru chez soi, on y aurait fait dodo sans se gêner. Il demanda le journal, l'étala tout grand, le parcourut, les sourcils froncés. |
2126 |
Une histoire d'infanticide les révolta également ; mais le chapelier, très moral, excusa la femme en mettant tous les torts du côté de son séducteur ; car, enfin, si une crapule d'homme n'avait pas fait un gosse à cette malheureuse, elle n'aurait pas pu en jeter un dans les lieux d'aisances. |
2127 |
On commanda deux nouveaux litres. Les verres ne désemplissaient plus, la soûlerie montait. Vers cinq heures, ça commençait à devenir dégoûtant, si bien que Lantier se taisait et songeait à filer ; du moment où l'on gueulait et où l'on fichait le vin par terre, ce n'était plus son genre. |
2128 |
Sur la tête il prononça Montpernasse, à l'épaule droite Menilmonte, à l'épaule gauche la Courtille, au milieu du ventre Bagnolet, et dans le creux de l'estomac trois fois Lapin sauté. Alors, le chapelier, profitant de la clameur soulevée par cet exercice, prit tranquillement la porte. |
2129 |
Les camarades ne s'aperçurent même pas de son départ. Lui, avait déjà un joli coup de sirop. Mais, dehors, il se secoua, il retrouva son aplomb ; et il regagna tranquillement la boutique, où il raconta à Gervaise que Coupeau était avec des amis. Deux jours se passèrent. |
2130 |
Des gens, pourtant, disaient l'avoir vu chez la nièce Baquet, au Papillon, au Petit bonhomme qui tousse. Seulement, les uns assuraient qu'il était seul, tandis que les autres l'avaient rencontré en compagnie de sept ou huit soûlards de son espèce. Gervaise haussait les épaules d'un air résigné. |
2131 |
Mon Dieu ! c'était une habitude à prendre. Elle ne courait pas après son homme ; même, si elle l'apercevait chez un marchand de vin, elle faisait un détour, pour ne pas le mettre en colère ; et elle attendait qu'il rentrât, écoutant la nuit s'il ne ronflait pas à la porte. |
2132 |
Elle refusa d'abord, elle n'était pas en train de rire. Sans cela, elle n'aurait pas dit non, car le chapelier lui faisait son offre d'un air trop honnête pour qu'elle se méfiât de quelque traîtrise. Il semblait s'intéresser à son malheur et se montrait vraiment paternel. |
2133 |
Et, lorsqu'on alluma le gaz, comme Lantier lui parlait de nouveau du café-concert, elle accepta. Après tout, elle se trouvait trop bête de refuser un plaisir, lorsque son mari, depuis trois jours, menait une vie de polichinelle. Puisqu'il ne rentrait pas, elle aussi allait sortir. |
2134 |
La cambuse brûlerait, si elle voulait. Elle aurait fichu en personne le feu au bazar, tant l'embêtement de la vie commençait à lui monter au nez. On dîna vite. En partant au bras du chapelier, à huit heures, Gervaise pria maman Coupeau et Nana de se mettre au lit tout de suite. |
2135 |
La boutique était fermée. Elle s'en alla par la porte de la cour et donna la clef à madame Boche, en lui disant que si son cochon rentrait, elle eût l'obligeance de le coucher. Le chapelier l'attendait sous la porte, bien mis, sifflant un air. Elle avait sa robe de soie. |
2136 |
Oui, même je crois l'avoir vu entrer au Papillon avec un cocher... Oh ! que c'est bête ! Vrai, on est bon à tuer ! Lantier et Gervaise passèrent une très agréable soirée au café-concert. A onze heures, lorsqu'on ferma les portes, ils revinrent en se baladant, sans se presser. |
2137 |
Le froid piquait un peu, le monde se retirait par bandes ; et il y avait des filles qui crevaient de rire, sous les arbres, dans l'ombre, parce que les hommes rigolaient de trop près. Lantier chantait entre ses dents une des chansons de mademoiselle Amanda : C'est dans l'nez qu'ça me chatouille. |
2138 |
Gervaise, étourdie, comme grise, reprenait le refrain. Elle avait eu très chaud. Puis, les deux consommations qu'elle avait bues lui tournaient sur le coeur, avec la fumée des pipes et l'odeur de toute cette société entassée. Mais elle emportait surtout une vive impression de mademoiselle Amanda. |
2139 |
Coupeau avait rendu tripes et boyaux ; il y en avait plein la chambre ; le lit en était emplâtré, le tapis également, et jusqu'à la commode qui se trouvait éclaboussée. Avec ça, Coupeau, tombé du lit où Poisson devait l'avoir jeté, ronflait là dedans, au milieu de son ordure. |
2140 |
Tous deux n'osaient bouger, ne savaient où poser le pied. Jamais le zingueur n'était revenu avec une telle culotte et n'avait mis la chambre dans une ignominie pareille. Aussi, cette vue-là portait un rude coup au sentiment que sa femme pouvait encore éprouver pour lui. |
2141 |
Mais, à cette heure, c'était trop, son coeur se soulevait. Elle ne l'aurait pas pris avec des pincettes. L'idée seule que la peau de ce goujat toucherait sa peau, lui causait une répugnance, comme si on lui avait demandé de s'allonger à côté d'un mort, abîmé par une vilaine maladie. |
2142 |
Il ne nous entend pas, va ! Elle luttait, elle disait non de la tête, énergiquement. Dans son trouble, comme pour montrer qu'elle resterait là, elle se déshabillait, jetait sa robe de soie sur une chaise, se mettait violemment en chemise et en jupon, toute blanche, le cou et les bras nus. |
2143 |
Pas ici, pas devant ma fille... Il ne parlait plus, il restait souriant ; et, lentement, il la baisa sur l'oreille, ainsi qu'il la baisait autrefois pour la taquiner, et l'étourdir. Alors, elle fut sans force, elle sentit un grand bourdonnement, un grand frisson descendre dans sa chair. |
2144 |
Et elle dut reculer. Ce n'était pas possible, la dégoûtation était si grande, l'odeur devenait telle, qu'elle se serait elle-même mal conduite dans ses draps. Coupeau, comme sur de la plume, assommé par l'ivresse, cuvait sa bordée, les membres morts, la gueule de travers. |
2145 |
Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! il me renvoie de mon lit, je n'ai plus de lit... Non, je ne puis pas, c'est sa faute. Elle tremblait, elle perdait la tête. Et, pendant que Lantier la poussait dans sa chambre, le visage de Nana apparut à la porte vitrée du cabinet, derrière un carreau. |
2146 |
La petite venait de se réveiller et de se lever doucement, en chemise, pâle de sommeil. Elle regarda son père roulé dans son vomissement ; puis, la figure collée contre la vitre, elle resta là, à attendre que le jupon de sa mère eût disparu chez l'autre homme, en face. Elle était toute grave. |
2147 |
Elle avait de grands yeux d'enfant vicieuse, allumés d'une curiosité sensuelle. IX Cet hiver-là, maman Coupeau faillit passer, dans une crise d'étouffement. Chaque année, au mois de décembre, elle était sûre que son asthme la collait sur le dos pour des deux et trois semaines. |
2148 |
Le médecin annonçait qu'elle s'en irait en toussant, le temps de crier : Bonsoir, Jeanneton, la chandelle est éteinte ! Quand elle était dans son lit, maman Coupeau devenait mauvaise comme la gale. Il faut dire que le cabinet où elle couchait avec Nana n'avait rien de gai. |
2149 |
La lucarne ronde, près du plafond, laissait tomber un jour louche et pâle de cave. On se faisait joliment vieux là dedans, surtout une personne qui ne pouvait pas respirer. La nuit encore, lorsque l'insomnie la prenait, elle écoutait dormir la petite, et c'était une distraction. |
2150 |
Mon Dieu ! que je suis malheureuse !... En prison, oui, c'est en prison qu'ils me feront mourir ! Et, dès qu'une visite lui arrivait, Virginie ou madame Boche, pour lui demander comment allait la santé, elle ne répondait pas, elle entamait tout de suite le chapitre de ses plaintes. |
2151 |
Tenez, j'ai voulu avoir une tasse de tisane, eh bien ! on m'en a apporté plein un pot à eau, une manière de me reprocher d'en trop boire... C'est comme Nana, cette enfant que j'ai élevée, elle se sauve nu-pieds, le matin, et je ne la revois plus. On croirait que je sens mauvais. |
2152 |
Enfin, je les embarrasse, ils attendent que je crève. Oh ! ce sera bientôt fait. Je n'ai plus de fils, cette coquine de blanchisseuse me l'a pris. Elle me battrait, elle m'achèverait, si elle n'avait pas peur de la justice. Gervaise, en effet, se montrait un peu rude par moments. |
2153 |
La baraque tournait mal, tout le monde s'y aigrissait et s'envoyait promener au premier mot. Coupeau, un matin qu'il avait les cheveux malades, s'était écrié : « La vieille dit toujours qu'elle va mourir, et elle ne meurt jamais ! » parole qui avait frappé maman Coupeau au coeur. |
2154 |
A la vérité, elle ne se conduisait pas non plus comme elle aurait dû. Ainsi, quand elle voyait sa fille aînée, madame Lerat, elle pleurait misère, accusait son fils et sa belle-fille de la laisser mourir de faim, tout ça pour lui tirer une pièce de vingt sous, qu'elle dépensait en gourmandises. |
2155 |
Tantôt elle était avec les uns, tantôt elle était avec les autres ; enfin, ça devenait un vrai gâchis. Au plus fort de sa crise, cet hiver-là, une après-midi que madame Lorilleux et madame Lerat s'étaient rencontrées devant son lit, maman Coupeau cligna les yeux, pour leur dire de se pencher. |
2156 |
Oui, malgré les vilains bruits, ce sacré sournois de Lantier restait gobé, parce qu'il continuait ses airs d'homme comme il faut avec tout le monde, marchant sur les trottoirs en lisant le journal, prévenant et galant auprès des dames, ayant toujours à donner des pastilles et des fleurs. |
2157 |
Dans les commencements, elle s'était trouvée bien coupable, bien sale, et elle avait eu un dégoût d'elle-même. Quand elle sortait de la chambre de Lantier, elle se lavait les mains, elle mouillait un torchon et se frottait les épaules à les écorcher, comme pour enlever son ordure. |
2158 |
Si Coupeau cherchait alors à plaisanter, elle se fâchait, courait en grelottant s'habiller au fond de la boutique ; et elle ne tolérait pas davantage que le chapelier la touchât, lorsque son mari venait de l'embrasser. Elle aurait voulu changer de peau en changeant d'homme. |
2159 |
Alors, son dévergondage avait tourné à l'habitude. Maintenant, c'était réglé comme le boire et le manger ; chaque fois que Coupeau rentrait soûl, elle passait chez Lantier, ce qui arrivait au moins le lundi, le mardi et le mercredi de la semaine. Elle partageait ses nuits. |
2160 |
Ce n'était pas qu'elle éprouvât plus d'amitié pour le chapelier. Non, elle le trouvait seulement plus propre, elle se reposait mieux dans sa chambre, où elle croyait prendre un bain. Enfin, elle ressemblait aux chattes qui aiment à se coucher en rond sur le linge blanc. |
2161 |
Mais, après une dispute, quand la blanchisseuse l'avait secouée, la vieille ne ménageait pas les allusions. Elle disait connaître des hommes joliment bêtes et des femmes joliment coquines ; et elle mâchait d'autres mots plus vifs, avec la verdeur de parole d'une ancienne giletière. |
2162 |
Quand une femme avait pour homme un soûlard, un saligaud qui vivait dans la pourriture, cette femme était bien excusable de chercher de la propreté ailleurs. Elle allait plus loin, elle laissait entendre que Lantier était son mari autant que Coupeau, peut-être même davantage. |
2163 |
Est-ce qu'elle ne l'avait pas connu à quatorze ans ? est-ce qu'elle n'avait pas deux enfants de lui ? Eh bien ! dans ces conditions, tout se pardonnait, personne ne pouvait lui jeter la pierre. Elle se disait dans la loi de la nature. Puis, il ne fallait pas qu'on l'ennuyât. |
2164 |
Madame Lehongre, la femme de l'épicier, couchait avec son beau-frère, un grand baveux qu'on n'aurait pas ramassé sur une pelle. L'horloger d'en face, ce monsieur pincé, avait failli passer aux assises, pour une abomination ; il allait avec sa propre fille, une effrontée qui roulait les boulevards. |
2165 |
Oui, oui, quelque chose de propre que l'homme et la femme, dans ce coin de Paris, où l'on est les uns sur les autres, à cause de la misère ! On aurait mis les deux sexes dans un mortier, qu'on en aurait tiré pour toute marchandise de quoi fumer les cerisiers de la plaine Saint-Denis. |
2166 |
C'est seulement pour vous demander de me ficher la paix, voilà tout ! La vieille femme avait manqué étouffer. Le lendemain, Goujet étant venu réclamer le linge de sa mère pendant une absence de Gervaise, maman Coupeau l'appela et le garda longtemps assis devant son lit. |
2167 |
Et, pour bavarder, pour se venger de la dispute de la veille, elle lui apprit la vérité crûment, en pleurant, en se plaignant, comme si la mauvaise conduite de Gervaise lui faisait surtout du tort. Lorsque Goujet sortit du cabinet, il s'appuyait aux murs, suffoquant de chagrin. |
2168 |
Puis, au retour de la blanchisseuse, maman Coupeau lui cria qu'on la demandait tout de suite chez madame Goujet, avec le linge repassé ou non ; et elle était si animée, que Gervaise flaira les cancans, devina la triste scène et le crève-coeur dont elle se trouvait menacée. |
2169 |
Très pâle, les membres cassés à l'avance, elle mit le linge dans un panier, elle partit. Depuis des années, elle n'avait pas rendu un sou aux Goujet. La dette montait toujours à quatre cent vingt-cinq francs. Chaque fois, elle prenait l'argent du blanchissage, en parlant de sa gêne. |
2170 |
Coupeau, moins scrupuleux maintenant, ricanait, disait qu'il avait bien dû lui pincer la taille dans les coins, et qu'alors il était payé. Mais elle, malgré le commerce où elle était tombée avec Lantier, se révoltait, demandait à son mari s'il voulait déjà manger de ce pain-là. |
2171 |
Il ne fallait pas mal parler de Goujet devant elle ; sa tendresse pour le forgeron lui restait comme un coin de son honneur. Aussi, toutes les fois qu'elle reportait le linge chez ces braves gens, se trouvait-elle prise d'un serrement au coeur, dès la première marche de l'escalier. |
2172 |
La voici. Mais madame Goujet se récria. Cette chemise n'était pas à elle, elle n'en voulait pas. On lui changeait son linge, c'était le comble ! Déjà, l'autre semaine, elle avait eu deux mouchoirs qui ne portaient pas sa marque. Ça ne la ragoûtait guère, du linge venu elle ne savait d'où. |
2173 |
Ils sont perdus, n'est-ce pas ?... Eh bien ma petite, il faudra vous arranger, mais je les veux quand même demain matin, entendez-vous ! Il y eut un silence. Ce qui achevait de troubler Gervaise, c'était de sentir, derrière elle, la porte de la chambre de Goujet entr'ouverte. |
2174 |
Et les boutons, ils sont tous arrachés. Je ne sais pas comment vous vous arrangez, il ne reste jamais un bouton... Oh ! par exemple, voilà une camisole que je ne vous paierai pas. Voyez donc ça ? La crasse y est, vous l'avez étalée simplement. Merci ! si le linge n'est même plus propre. |
2175 |
Vous vous moquez de moi, alors ! Je vous ai fait dire de tout me rendre, repassé ou non. Si dans une heure votre apprentie n'est pas ici avec le reste, nous nous fâcherons, madame Coupeau, je vous en préviens. A ce moment, Goujet toussa dans sa chambre. Gervaise eut un léger tressaillement. |
2176 |
Comme on la traitait devant lui, mon Dieu ! Et elle resta au milieu de la chambre, gênée, confuse, attendant le linge sale. Mais, après avoir arrêté le compte, madame Goujet avait tranquillement repris sa place près de la fenêtre, travaillant au raccommodage d'un châle de dentelle. |
2177 |
Madame Goujet causait gravement, en robe noire comme toujours, sa face blanche encadrée dans sa coiffe monacale. On avait encore baissé la journée des boulonniers ; de neuf francs, elle était tombée à sept francs, à cause des machines qui maintenant faisaient toute la besogne. |
2178 |
Et elle expliquait qu'ils économisaient sur tout ; elle voulait de nouveau laver son linge elle-même. Naturellement, ce serait bien tombé, si les Coupeau lui avaient rendu l'argent prêté par son fils. Mais ce n'était pas elle qui leur enverrait les huissiers, puisqu'ils ne pouvaient pas payer. |
2179 |
Oh ! elle avait prévu ce qui arrivait, le zingueur buvait la boutique, et il mènerait sa femme loin. Aussi jamais son fils n'aurait prêté les cinq cents francs, s'il l'avait écoutée. Aujourd'hui, il serait marié, il ne crèverait pas de tristesse, avec la perspective d'être malheureux toute sa vie. |
2180 |
Elle s'animait, elle devenait très dure, accusant clairement Gervaise de s'être entendue avec Coupeau pour abuser de son bêta d'enfant. Oui, il y avait des femmes qui jouaient l'hypocrisie pendant des années et dont la mauvaise conduite finissait par éclater au grand jour. |
2181 |
Gervaise, tremblante, laissa la porte ouverte. Cette scène l'émotionnait, parce que c'était comme un aveu de leur tendresse devant madame Goujet. Elle retrouva la petite chambre tranquille, tapissée d'images, avec son lit de fer étroit, pareille à la chambre d'un garçon de quinze ans. |
2182 |
Vous aviez juré. Et ça est, maintenant, ça est !... Ah ! mon Dieu ! ça me fait trop de mal, allez-vous-en ! Et, de la main, il la renvoyait, avec une douceur suppliante. Elle n'approcha pas du lit, elle s'en alla, comme il le demandait, stupide, n'ayant rien à lui dire pour le soulager. |
2183 |
Mais la blanchisseuse ne lui fit pas même un reproche ; elle était trop fatiguée, les os malades comme si on l'avait battue ; elle pensait que la vie était trop dure à la fin, et qu'à moins de crever tout de suite, on ne pouvait pourtant pas s'arracher le coeur soi-même. |
2184 |
Elle avait un geste vague de la main pour envoyer coucher le monde. A chaque nouvel ennui, elle s'enfonçait dans le seul plaisir de faire ses trois repas par jour. La boutique aurait pu crouler ; pourvu qu'elle ne fût pas dessous, elle s'en serait allée volontiers, sans une chemise. |
2185 |
Et la boutique croulait, pas tout d'un coup, mais un peu matin et soir. Une à une, les pratiques se fâchaient et portaient leur linge ailleurs. M. Madinier, mademoiselle Remanjou, les Boche eux-mêmes, étaient retournés chez madame Fauconnier, où ils trouvaient plus d'exactitude. |
2186 |
Elle n'avait pas vu la boutique se salir ; elle s'y abandonnait et s'habituait au papier déchiré, aux boiseries graisseuses, comme elle en arrivait à porter des jupes fendues et à ne plus se laver les oreilles. Même la saleté était un nid chaud où elle jouissait de s'accroupir. |
2187 |
Laisser les choses à la débandade, attendre que la poussière bouchât les trous et mît un velours partout, sentir la maison s'alourdir autour de soi dans un engourdissement de fainéantise, cela était une vraie volupté dont elle se grisait. Sa tranquillité d'abord ; le reste, elle s'en battait l'oeil. |
2188 |
Les dettes, toujours croissantes pourtant, ne la tourmentaient plus. Elle perdait de sa probité ; on paierait ou on ne paierait pas, la chose restait vague, et elle préférait ne pas savoir. Quand on lui fermait un crédit dans une maison, elle en ouvrait un autre dans la maison d'à côté. |
2189 |
En voilà des insolents qui l'embêtaient ! elle n'avait point d'argent, elle ne pouvait pas en fabriquer, peut-être ! Puis, les marchands volaient assez, ils étaient faits pour attendre. Et elle se rendormait dans son trou, en évitant de songer à ce qui arriverait forcément un jour. |
2190 |
Gervaise aurait bazardé la maison ; elle était prise de la rage du clou, elle se serait tondu la tête, si on avait voulu lui prêter sur ses cheveux. C'était trop commode, on ne pouvait pas s'empêcher d'aller chercher là de la monnaie, lorsqu'on attendait après un pain de quatre livres. |
2191 |
Tout le saint-frusquin y passait, le linge, les habits, jusqu'aux outils et aux meubles. Dans les commencements, elle profitait des bonnes semaines, pour dégager, quitte à rengager la semaine suivante. Puis, elle se moqua de ses affaires, les laissa perdre, vendit les reconnaissances. |
2192 |
Souvent maintenant, lorsqu'elles s'entendaient bien ensemble, elles lichaient ainsi la goutte, sur un coin de l'établi, un mêlé, moitié eau-de-vie et moitié cassis. Maman Coupeau avait un chic pour rapporter le verre plein dans la poche de son tablier, sans renverser une larme. |
2193 |
La vérité était que les voisins savaient parfaitement. La fruitière, la tripière, les garçons épiciers disaient : « Tiens ! la vieille va chez ma tante, » ou bien : « Tiens ! la vieille rapporte son riquiqui dans sa poche. » Et, comme de juste, ça montait encore le quartier contre Gervaise. |
2194 |
Il lui exécutait là-dessus une musique, les vêpres de la gueule, des roulements et des battements de grosse caisse à faire la fortune d'un arracheur de dents. Mais Lorilleux, vexé de ne pas avoir de ventre, disait que c'était de la graisse jaune, de la mauvaise graisse. |
2195 |
Ses cheveux poivre et sel, en coup de vent, flambaient comme un brûlot. Sa face d'ivrogne, avec sa mâchoire de singe, se culottait, prenait des tons de vin bleu. Et il restait un enfant de la gaieté ; il bousculait sa femme, quand elle s'avisait de lui conter ses embarras. |
2196 |
Lantier, lui non plus, ne dépérissait pas. Il se soignait beaucoup, mesurait son ventre à la ceinture de son pantalon, avec la continuelle crainte d'avoir à resserrer ou à desserrer la boucle ; il se trouvait très bien, il ne voulait ni grossir ni mincir, par coquetterie. |
2197 |
Enfin, c'était une baraque qui avait deux bourgeois. Et le bourgeois d'occasion, plus malin, tirait à lui la couverture, prenait le dessus du panier de tout, de la femme, de la table et du reste. Il écrémait les Coupeau, quoi ! Il ne se gênait plus pour battre son beurre en public. |
2198 |
Allez-y ! tapez sur la bête ! Elle avait bon dos ; ça les rendait meilleurs camarades de gueuler ensemble. Et il ne fallait pas qu'elle s'avisât de se rebéquer. Dans les commencements, quand l'un criait, elle suppliait l'autre du coin de l'oeil, pour en tirer une parole de bonne amitié. |
2199 |
Lantier, au contraire, choisissait ses sottises, allait chercher des mots que personne ne dit et qui la blessaient plus encore. Heureusement, on s'accoutume à tout ; les mauvaises paroles, les injustices des deux hommes finissaient par glisser sur sa peau fine comme sur une toile cirée. |
2200 |
Alors, ils lui demandaient des petits plats, elle devait saler et ne pas saler, dire blanc et dire noir, les dorloter, les coucher l'un après l'autre dans du coton. Au bout de la semaine, elle avait la tête et les membres cassés, elle restait hébétée, avec des yeux de folle. |
2201 |
Une nuit, elle rêva qu'elle était au bord d'un puits ; Coupeau la poussait d'un coup de poing, tandis que Lantier lui chatouillait les reins pour la faire sauter plus vite. Eh bien ! ça ressemblait à sa vie. Ah ! elle était à bonne école, ça n'avait rien d'étonnant, si elle s'avachissait. |
2202 |
Les gens du quartier ne se montraient guère justes, quand ils lui reprochaient les vilaines façons qu'elle prenait, car son malheur ne venait pas d'elle. Parfois, lorsqu'elle réfléchissait, un frisson lui courait sur la peau. Puis, elle pensait que les choses auraient pu tourner plus mal encore. |
2203 |
Non, non, pas de ces bêtises-là ; ça dérangeait la vie, qui n'avait déjà rien de bien drôle. Enfin, malgré les dettes, malgré la misère qui les menaçait, elle se serait déclarée très tranquille, très contente, si le zingueur et le chapelier l'avaient moins échinée et moins engueulée. |
2204 |
Vers l'automne, malheureusement, le ménage se gâta encore. Lantier prétendait maigrir, faisait un nez qui s'allongeait chaque jour. Il renaudait à propos de tout, renâclait sur les potées de pommes de terre, une ratatouille dont il ne pouvait pas manger, disait-il, sans avoir des coliques. |
2205 |
Il était bien accoutumé à son trou, ayant pris là ses petites habitudes, dorloté par tout le monde ; un vrai pays de cocagne, dont il ne remplacerait jamais les douceurs. Dame ! on ne peut pas s'être empli jusqu'aux oreilles et avoir encore les morceaux sur son assiette. |
2206 |
Alors, il cria que Gervaise manquait d'économie. Tonnerre de Dieu ! qu'est-ce qu'on allait devenir ? Juste les amis le lâchaient, lorsqu'il était sur le point de conclure une affaire superbe, six mille francs d'appointements dans une fabrique, de quoi mettre toute la petite famille dans le luxe. |
2207 |
Il n'y avait plus un radis. Lantier, très sombre, sortait de bonne heure, battait le pavé pour trouver une autre cambuse, où l'odeur de la cuisine déridât les visages. Il restait des heures à réfléchir, près de la mécanique. Puis, tout d'un coup, il montra une grande amitié pour les Poisson. |
2208 |
Il ne blaguait plus le sergent de ville en l'appelant Badingue, allait jusqu'à lui concéder que l'empereur était un bon garçon, peut-être. Il paraissait surtout estimer Virginie, une femme de tête, disait-il, et qui saurait joliment mener sa barque. C'était visible, il les pelotait. |
2209 |
Même on pouvait croire qu'il voulait prendre pension chez eux. Mais il avait une caboche à double fond, beaucoup plus compliquée que ça. Virginie lui ayant dit son désir de s'établir marchande de quelque chose, il se roulait devant elle, il déclarait ce projet-là très fort. |
2210 |
Il semblait lui pousser quelque chose de force, et elle ne disait plus non, elle avait l'air de l'autoriser à agir. C'était comme un secret entre eux, avec des clignements d'yeux, des mots rapides, une sourde machination qui se trahissait jusque dans leurs poignées de mains. |
2211 |
Il ne parlait pas pour lui, grand Dieu ! Il crèverait la faim avec les amis tant qu'on voudrait. Seulement, la prudence exigeait qu'on se rendît compte au juste de la situation. On devait pour le moins cinq cents francs dans le quartier, au boulanger, au charbonnier, à l'épicier et aux autres. |
2212 |
Ah ! je serais joliment débarrassée ! Alors, le chapelier se montra très pratique. En cédant le bail, on obtiendrait sans doute du nouveau locataire les deux termes en retard. Et il se risqua à parler des Poisson, il rappela que Virginie cherchait un magasin ; la boutique lui conviendrait peut-être. |
2213 |
On verrait ; on parlait toujours de planter là son chez soi dans la colère, seulement la chose ne semblait pas si facile, quand on réfléchissait. Les jours suivants, Lantier eut beau recommencer ses litanies, Gervaise répondait qu'elle s'était vue plus bas et s'en était tirée. |
2214 |
Ça ne lui donnerait pas du pain. Elle allait, au contraire, reprendre des ouvrières et se faire une nouvelle clientèle. Elle disait cela pour se débattre contre les bonnes raisons du chapelier, qui la montrait par terre, écrasée sous les frais, sans le moindre espoir de remonter sur sa bête. |
2215 |
Non, non, jamais ! Elle avait toujours douté du coeur de Virginie ; si Virginie ambitionnait la boutique, c'était pour l'humilier. Elle l'aurait cédée peut-être à la première femme dans la rue, mais pas à cette grande hypocrite qui attendait certainement depuis des années de lui voir faire le saut. |
2216 |
Oui, Virginie gardait sur la conscience la fessée du lavoir, elle mijotait sa rancune dans la cendre. Eh bien, elle agirait prudemment en mettant sa fessée sous verre, si elle ne voulait pas en recevoir une seconde. Et ça ne serait pas long, elle pouvait apprêter son pétard. |
2217 |
Lantier, devant ce débordement de mauvaises paroles, remoucha d'abord Gervaise ; il l'appela tête de pioche, boîte à ragots, madame Pétesec, et s'emballa au point de traiter Coupeau lui-même de pedzouille, en l'accusant de ne pas savoir faire respecter un ami par sa femme. |
2218 |
Elle-même serait beaucoup plus heureuse, car elle avait fait son temps, n'est-ce pas ? et quand on a fait son temps, on n'a rien à regretter. Le médecin, appelé une fois, n'était même pas revenu. On lui donnait de la tisane, histoire de ne pas l'abandonner complètement. |
2219 |
Quand il fut couché, ronflant à poings fermés, Gervaise tourna encore un instant. Elle veillait maman Coupeau une partie de la nuit. D'ailleurs, Nana se montrait très brave, couchait toujours auprès de la vieille, en disant que, si elle l'entendait mourir, elle avertirait bien tout le monde. |
2220 |
Cette nuit-là, comme la petite dormait et que la malade semblait sommeiller paisiblement, la blanchisseuse finit par céder à Lantier, qui l'appelait de sa chambre, où il lui conseillait de venir se reposer un peu. Ils gardèrent seulement une bougie allumée, posée à terre, derrière l'armoire. |
2221 |
Elle avait cru sentir un souffle froid lui passer sur le corps. Le bout de bougie était brûlé, elle renouait ses jupons dans l'obscurité, étourdie, les mains fiévreuses. Ce fut seulement dans le cabinet, après s'être cognée aux meubles, qu'elle put allumer une petite lampe. |
2222 |
Nana, étalée sur le dos, avait un petit souffle, entre ses lèvres gonflées. Et Gervaise, ayant baissé la lampe qui faisait danser de grandes ombres, éclaira le visage de maman Coupeau, la vit toute blanche, la tête roulée sur l'épaule, avec les yeux ouverts. Maman Coupeau était morte. |
2223 |
Et elle pleurait toute seule, très fort dans le silence, sans que le zingueur cessât de ronfler ; il n'entendait rien, elle l'avait appelé et secoué, puis elle s'était décidée à le laisser tranquille, en réfléchissant que ce serait un nouvel embarras, s'il se réveillait. |
2224 |
Gervaise était fort embarrassée d'elle, ne sachant où la mettre, en attendant le jour. Elle se décidait à la faire habiller, lorsque Lantier, en pantalon et en pantoufles, vint la rejoindre ; il ne pouvait plus dormir, il avait un peu honte de sa conduite. Alors, tout s'arrangea. |
2225 |
Et on n'eut pas besoin de la pousser, bien sûr ; elle trotta en chemise, ses petons nus effleurant à peine le carreau ; elle se glissa comme une couleuvre dans le lit, qui était encore tout chaud, et s'y tint allongée, enfoncée, son corps fluet bossuant à peine la couverture. |
2226 |
Chaque fois que sa mère entra, elle la vit les yeux luisants dans sa face muette, ne dormant pas, ne bougeant pas, très rouge et paraissant réfléchir à des affaires. Cependant, Lantier avait aidé Gervaise à habiller maman Coupeau ; et ce n'était pas une petite besogne, car la morte pesait son poids. |
2227 |
Ils lui avaient mis des bas, un jupon blanc, une camisole, un bonnet ; enfin son linge le meilleur. Coupeau ronflait toujours, deux notes, l'une grave, qui descendait, l'autre sèche, qui remontait ; on aurait dit de la musique d'église, accompagnant les cérémonies du vendredi saint. |
2228 |
Quand il apprit le malheur, il resta l'oeil sec d'abord, bégayant, croyant vaguement qu'on lui faisait une farce. Puis, il se jeta par terre, il alla tomber devant la morte ; et il l'embrassait, il pleurait comme un veau, avec de si grosses larmes, qu'il mouillait le drap en s'essuyant les joues. |
2229 |
Et il recommença à pleurer comme un enfant. Il but tout de même le verre de vin, pour éteindre le feu qui lui brûlait la poitrine. Lantier fila bientôt, sous le prétexte d'aller prévenir la famille et de passer à la mairie faire la déclaration. Il avait besoin de prendre l'air. |
2230 |
En sortant de chez madame Lerat, il entra même dans une crèmerie des Batignolles prendre une tasse de café bien chaud. Et il resta là une bonne heure, à réfléchir. Cependant, dès neuf heures, la famille se trouva réunie dans la boutique, dont on laissait les volets fermés. |
2231 |
Elle n'avait donc enterré personne dans sa vie ? Madame Lerat dut monter chez les voisines pour emprunter un crucifix ; elle en rapporta un trop grand, une croix de bois noir où était cloué un Christ de carton peint, qui barra toute la poitrine de maman Coupeau, et dont le poids semblait l'écraser. |
2232 |
Dites-moi ce que vous désirez ; après le déjeuner, j'irai commander. On parlait à demi-voix, dans le petit jour qui éclairait la pièce par les fentes des volets. La porte du cabinet restait grande ouverte ; et, de cette ouverture béante, sortait le gros silence de la mort. |
2233 |
Pas nous, qui avons perdu de l'argent la semaine dernière ; pas vous non plus, puisque vous êtes ratissés.... Ah ! vous devriez voir pourtant où ça vous a conduits, de chercher à épater le monde ! Coupeau, consulté, bégaya, avec un geste de profonde indifférence ; il se rendormait sur sa chaise. |
2234 |
Elle était de l'avis de Gervaise, on devait se montrer propre. Alors, toutes deux, sur un bout de papier, elles calculèrent : en tout, ça monterait à quatre-vingt-dix francs environ, parce qu'elles se décidèrent, après une longue explication, pour un corbillard orné d'un étroit lambrequin. |
2235 |
Ce n'est pas pour les trente francs. J'en donnerais cent mille, si je les avais, et s'ils devaient ressusciter maman.... Seulement, je n'aime pas les orgueilleux. Vous avez une boutique, vous rêvez de crâner devant le quartier. Mais nous n'entrons pas là dedans, nous autres. |
2236 |
Lorsque je devrais me vendre moi-même, je ne veux avoir aucun reproche à me faire. J'ai nourri maman Coupeau sans vous, je l'enterrerai bien sans vous... Déjà une fois, je ne vous l'ai pas mâché : je ramasse les chats perdus, ce n'est pas pour laisser votre mère dans la crotte. |
2237 |
Faites-les donc taire, et reconduisez Nana chez la concierge à coups de pied quelque part ! Madame Lerat et madame Lorilleux s'en allèrent déjeuner en promettant de revenir. Les Coupeau se mirent à table, mangèrent de la charcuterie, mais sans faim, en n'osant seulement pas taper leur fourchette. |
2238 |
Ils étaient très ennuyés, hébétés, avec cette pauvre maman Coupeau qui leur pesait sur les épaules et leur paraissait emplir toutes les pièces. Leur vie se trouvait dérangée. Dans le premier moment, ils piétinaient sans trouver les objets, ils avaient une courbature, comme au lendemain d'une noce. |
2239 |
Vers le soir, les Coupeau commençaient à en avoir assez. C'était une trop grande affliction pour une famille, de garder un corps si longtemps. Le gouvernement aurait bien dû faire une autre loi là-dessus. Encore toute une soirée, toute une nuit et toute une matinée, non ! ça ne finirait jamais. |
2240 |
Lorilleux descendit. Un pâtissier venait d'apporter une tourte, car la blanchisseuse n'avait pas la tête à s'occuper de cuisine. Comme on s'asseyait, Boche entra dire que M. Marescot demandait à se présenter, et le propriétaire se présenta, très grave, avec sa large décoration sur sa redingote. |
2241 |
Il salua en silence, alla droit au cabinet, où il s'agenouilla. Il était d'une grande piété ; il pria d'un air recueilli de curé, puis traça une croix en l'air, en aspergeant le corps avec la branche de buis. Toute la famille, qui avait quitté la table, se tenait debout, fortement impressionnée. |
2242 |
Si je ne suis pas payé après-demain matin, je serai forcé d'avoir recours à une expulsion. Gervaise joignit les mains, les larmes aux yeux, muette et l'implorant. D'un hochement énergique de sa grosse tête osseuse, il lui fit comprendre que les supplications étaient inutiles. |
2243 |
Par moments, la bouche pleine, Gervaise ou l'une des deux soeurs se levait, allait jeter un coup d'oeil dans le cabinet, sans même lâcher sa serviette ; et quand elle se rasseyait, achevant sa bouchée, les autres la regardaient une seconde, pour voir si tout marchait bien, à côté. |
2244 |
On avait fait un baquet de café, et du très-fort, afin de se tenir éveillé toute la nuit. Les Poisson vinrent sur les huit heures. On les invita à en boire un verre. Alors, Lantier, qui guettait le visage de Gervaise, parut saisir une occasion attendue par lui depuis le matin. |
2245 |
Les Lorilleux, jouissant à l'idée que la Banban n'aurait plus de magasin, l'approuvèrent beaucoup. On ne se doutait pas de ce que coûtait une boutique. Si elle ne gagnait que trois francs chez les autres, au moins elle n'avait pas de frais, elle ne risquait pas de perdre de grosses sommes. |
2246 |
Ils firent répéter cet argument-là à Coupeau, en le poussant ; il buvait beaucoup, il se maintenait dans un attendrissement continu, pleurant tout seul dans son assiette. Comme la blanchisseuse semblait se laisser convaincre, Lantier cligna les yeux, en regardant les Poisson. |
2247 |
Elle avait eu peur, parce qu'elle avait trouvé la chandelle éteinte, brûlée jusqu'au bout. Tout le monde s'occupa à en rallumer une autre ; et l'on hochait la tête, en répétant que ce n'était pas bon signe, quand la lumière s'éteignait auprès d'un mort. La veillée commença. |
2248 |
Coupeau s'était allongé, pas pour dormir, disait-il, pour réfléchir ; et il ronflait cinq minutes après. Lorsqu'on envoya Nana coucher chez les Boche, elle pleura ; elle se régalait depuis le matin, à l'espoir d'avoir bien chaud dans le grand lit de son bon ami Lantier. |
2249 |
On avait fini par faire du vin à la française, dans un saladier, parce que le café donnait trop sur les nerfs de ces dames. La conversation tournait aux effusions tendres. Virginie parlait de la campagne : elle aurait voulu être enterrée au coin d'un bois avec des fleurs des champs sur sa tombe. |
2250 |
Puis, sans transition, le sergent de ville raconta qu'il avait arrêté une grande belle fille le matin, qui venait de voler dans la boutique d'un charcutier ; en la déshabillant chez le commissaire, on lui avait trouvé dix saucissons pendus autour du corps, devant et derrière. |
2251 |
Et, madame Lorilleux ayant dit d'un air de dégoût qu'elle n'en mangerait pas, de ces saucissons-là, la société s'était mise à rire doucement. La veillée s'égaya, en gardant les convenances. Mais comme on achevait le vin à la française, un bruit singulier, un ruissellement sourd, sortit du cabinet. |
2252 |
Elle se vide. L'explication fit hocher la tête, d'un air rassuré, et la compagnie reposa les verres sur la table. Enfin, les Poisson se retirèrent. Lantier partit avec eux : il allait chez un ami, disait-il, pour laisser son lit aux dames, qui pourraient s'y reposer une heure, chacune à son tour. |
2253 |
Alors, Gervaise et les deux soeurs, restées avec Coupeau endormi, s'organisèrent auprès du poêle, sur lequel elles tinrent du café chaud. Elles étaient, là, pelotonnées, pliées en deux, les mains sous leur tablier, le nez au-dessus du feu, à causer très bas, dans le grand silence du quartier. |
2254 |
Madame Lorilleux geignait : elle n'avait pas de robe noire, elle aurait pourtant voulu éviter d'en acheter une, car ils étaient bien gênés, bien gênés ; et elle questionna Gervaise, demandant si maman Coupeau ne laissait pas une jupe noire, cette jupe qu'on lui avait donnée pour sa fête. |
2255 |
On manqua se fâcher. Madame Lerat mit la paix ; elle était plus juste : les Coupeau avaient eu la charge de la mère, ils avaient bien gagné ses quatre guenilles. Et, toutes trois, elles s'assoupirent de nouveau au-dessus du poêle, dans des ragots monotones. La nuit leur semblait terriblement longue. |
2256 |
Par moments, elles se secouaient, buvaient du café, allongeaient la tête dans le cabinet, où la chandelle, qu'on ne devait pas moucher, brûlait avec une flamme rouge et triste, grossie par les champignons charbonneux de la mèche. Vers le matin, elles grelottaient, malgré la forte chaleur du poêle. |
2257 |
C'est-à-dire que Gervaise, tout en n'ayant pas un sou, aurait donné cent francs à celui qui serait venu prendre maman Coupeau trois heures plus tôt. Non, on a beau aimer les gens, ils sont trop lourds, quand ils sont morts ; et même plus on les aime, plus on voudrait se vite débarrasser d'eux. |
2258 |
Une matinée d'enterrement est par bonheur pleine de distractions. On a toutes sortes de préparatifs à faire. On déjeuna d'abord. Puis, ce fut justement le père Bazouge, le croque-mort du sixième, qui apporta la bière et le sac de son. Il ne dessoûlait pas, ce brave homme. |
2259 |
Je vous fais tout de même mon compliment. Hein ? le plus tard, c'est encore le meilleur, quoique la vie ne soit pas toujours drôle, ah ! non, par exemple ! Elle l'écoutait, se reculait, avec la peur qu'il ne la saisît de ses grandes mains sales, pour l'emporter dans sa boîte. |
2260 |
Vous n'avez qu'à me faire signe. C'est moi qui suis le consolateur des dames... Et ne crache pas sur le père Bazouge, parce qu'il en a tenu dans ses bras de plus chic que toi, qui se sont laissé arranger sans se plaindre, bien contentes de continuer leur dodo à l'ombre. |
2261 |
Le père Bazouge marchait le premier, très soûl et très convenable ; dès qu'il était à la besogne, il retrouvait son aplomb. Ils ne prononcèrent pas un mot, la tête un peu basse, pesant déjà maman Coupeau du regard. Et ça ne traîna pas, la pauvre vieille fut emballée, le temps d'éternuer. |
2262 |
Les gens qui allongeaient le cou purent croire que maman Coupeau était sautée d'elle-même dans la boîte. Elle avait glissé là comme chez elle, oh ! tout juste, si juste, qu'on avait entendu son frôlement contre le bois neuf. Elle touchait de tous les côtés, un vrai tableau dans un cadre. |
2263 |
Alors, Coupeau, ses deux soeurs, Gervaise, d'autres encore, se jetèrent à genoux, embrassèrent la maman qui s'en allait, avec de grosses larmes, dont les gouttes chaudes tombaient et roulaient sur ce visage raidi, froid comme une glace. Il y avait un bruit prolongé de sanglots. |
2264 |
Madame Lerat avait donné une couronne de fleurs artificielles. Et l'on mit encore sur la bière une couronne d'immortelles et un bouquet achetés par les Coupeau. Les croque-morts avaient dû donner un fameux coup d'épaule pour hisser et charger le corps. Le cortège fut lent à s'organiser. |
2265 |
Les dames arrivaient ensuite, au premier rang madame Lorilleux qui traînait la jupe retapée de la morte, madame Lerat cachant sous un châle son deuil improvisé, un caraco garni de lilas, et à la file Virginie, madame Gaudron, madame Fauconnier, mademoiselle Remanjou, tout le reste de la queue. |
2266 |
Quand le corbillard s'ébranla et descendit lentement la rue de la Goutte-d'Or, au milieu des signes de croix et des coups de chapeau, les quatre croque-morts prirent la tête, deux en avant, les deux autres à droite et à gauche. Gervaise était restée pour fermer la boutique. |
2267 |
Juste au moment où la blanchisseuse essoufflée rattrapait la queue, Goujet arrivait de son côté. Il se mit avec les hommes ; mais il se retourna, et la salua d'un signe de tête, si doucement, qu'elle se sentit tout d'un coup très malheureuse et qu'elle fut reprise par les larmes. |
2268 |
Vrai, on perdait les siens deux fois, chez soi et à l'église. Et tous les hommes lui donnaient raison, car ce fut encore un moment pénible, lorsque, la messe finie, il y eut un barbottement de prières, et que les assistants durent défiler devant le corps, en jetant de l'eau bénite. |
2269 |
Heureusement, le cimetière n'était pas loin, le petit cimetière de la Chapelle, un bout de jardin qui s'ouvrait sur la rue Marcadet. Le cortège y arriva débandé, tapant les pieds, chacun causant de ses affaires. La terre dure sonnait, on aurait volontiers battu la semelle. |
2270 |
Le trou béant, près duquel on avait posé la bière, était déjà tout gelé, blafard et pierreux comme une carrière à plâtre ; et les assistants, rangés autour des monticules de gravats, ne trouvaient pas drôle d'attendre par un froid pareil, embêtés aussi de regarder le trou. |
2271 |
En entrant chez le marchand de vin, elle entendait sourdement au fond d'elle : « Tout est fini, eh bien ! « tout est fini ; je n'ai plus rien à faire, moi, si tout est fini ! » Elle s'assit, elle avala une bouchée de pain et de fromage, vida un verre plein qu'elle trouva devant elle. |
2272 |
On avait travaillé Coupeau. Tout le monde le poussait à céder le bail. Madame Lerat elle-même, très bien avec Lantier et Virginie depuis quelque temps, chatouillée par l'idée qu'ils devaient avoir un béguin l'un pour l'autre, parlait de faillite et de prison, en prenant des airs effrayés. |
2273 |
Comprenez-vous, je m'en fiche ! Tout est fini ! Alors, on redemanda du fromage et du pain, on causa sérieusement. Les Poisson prenaient le bail et offraient de répondre des deux termes arriérés. D'ailleurs, Boche acceptait l'arrangement, d'un air d'importance, au nom du propriétaire. |
2274 |
Les quatre croque-morts, qui s'en allaient, rentrèrent pour trinquer avec la société. Ce n'était pas un reproche, mais la dame de tout à l'heure pesait son poids et valait bien un verre de vin. Le père Bazouge regardait fixement la blanchisseuse, sans lâcher un mot déplacé. |
2275 |
Le soir, quand Gervaise se retrouva chez elle, elle resta abêtie sur une chaise. Il lui semblait que les pièces étaient désertes et immenses. Vrai, ça faisait un fameux débarras. Mais elle n'avait bien sûr pas laissé que maman Coupeau au fond du trou, dans le petit jardin de la rue Marcadet. |
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Il lui manquait trop de choses, ça devait être un morceau de sa vie à elle, et sa boutique, et son orgueil de patronne, et d'autres sentiments encore, qu'elle avait enterrés ce jour-là. Oui, les murs étaient nus, son coeur aussi, c'était un déménagement complet, une dégringolade dans le fossé. |
2277 |
Elle voulait coucher dans le lit de maman Coupeau. Sa mère essaya de lui faire peur ; mais la petite était trop précoce, les morts lui causaient seulement une grosse curiosité ; si bien que, pour avoir la paix, on finit par lui permettre de s'allonger à la place de maman Coupeau. |
2278 |
Cette nuit-là, elle dormit joliment bien, dans la bonne chaleur et les chatouilles du matelas de plume. X Le nouveau logement des Coupeau se trouvait au sixième, escalier B. Quand on avait passé devant mademoiselle Remanjou, on prenait le corridor, à gauche. Puis, il fallait encore tourner. |
2279 |
La première porte était celle des Bijard. Presque en face, dans un trou sans air, sous un petit escalier qui montait à la toiture, couchait le père Bru. Deux logements plus loin, on arrivait chez Bazouge. Enfin, contre Bazouge, c'étaient les Coupeau, une chambre et un cabinet donnant sur la cour. |
2280 |
Et il n'y avait plus, au fond du couloir, que deux ménages, avant d'être chez les Lorilleux, tout au bout. Une chambre et un cabinet, pas plus. Les Coupeau perchaient là, maintenant. Et encore la chambre était-elle large comme la main. Il fallait y faire tout, dormir, manger et le reste. |
2281 |
Dans le cabinet, le lit de Nana tenait juste ; elle devait se déshabiller chez son père et sa mère, et on laissait la porte ouverte, la nuit, pour qu'elle n'étouffât pas. C'était si petit, que Gervaise avait cédé des affaires aux Poisson en quittant la boutique, ne pouvant tout caser. |
2282 |
Les premiers jours, la blanchisseuse s'asseyait et pleurait. Ça lui semblait trop dur, de ne plus pouvoir se remuer chez elle, après avoir toujours été au large. Elle suffoquait, elle restait à la fenêtre pendant des heures, écrasée entre le mur et la commode, à prendre des torticolis. |
2283 |
Là seulement elle respirait. La cour, pourtant, ne lui inspirait guère que des idées tristes. En face d'elle, du côté du soleil, elle apercevait son rêve d'autrefois, cette fenêtre du cinquième où des haricots d'Espagne, à chaque printemps, enroulaient leurs tiges minces sur un berceau de ficelles. |
2284 |
Sa chambre, à elle, était du côté de l'ombre, les pots de réséda y mouraient en huit jours. Ah ! non, la vie ne tournait pas gentiment, ce n'était guère l'existence qu'elle avait espérée. Au lieu d'avoir des fleurs sur sa vieillesse, elle roulait dans les choses qui ne sont pas propres. |
2285 |
Un jour, en se penchant, elle eut une drôle de sensation, elle crut se voir en personne là-bas, sous le porche, près de la loge du concierge, le nez en l'air, examinant la maison pour la première fois ; et ce saut de treize ans en arrière lui donna un élancement au coeur. |
2286 |
Aussi le ménage semblait-il devoir boulotter. Même, avec du travail et de l'économie, Gervaise voyait le jour où ils pourraient tout payer et s'arranger un petit train-train supportable. Seulement, elle se promettait ça, dans la fièvre de la grosse somme gagnée par son mari. |
2287 |
Et ils parlaient de l'état de saleté où les Poisson avaient trouvé les lieux, ils racontaient que le lessivage seul était monté à trente francs. Virginie, après des hésitations, s'était décidée pour un petit commerce d'épicerie fine, des bonbons, du chocolat, du café, du thé. |
2288 |
Mais Virginie triomphait, et les Lorilleux, aidés des portiers, n'épargnaient pas à Gervaise un casier, une vitrine, un bocal, amusés quand ils voyaient sa figure changer. On a beau n'être pas envieux, on rage toujours quand les autres chaussent vos souliers et vous écrasent. |
2289 |
Il y avait aussi une question d'homme par-dessous. On affirmait que Lantier avait quitté Gervaise. Le quartier déclarait ça très bien. Enfin, ça mettait un peu de morale dans la rue. Et tout l'honneur de la séparation revenait à ce finaud de chapelier, que les dames gobaient toujours. |
2290 |
L'histoire faisait rigoler, mais il n'était réellement pas si avancé, il se permettait à peine de lui pincer les hanches. Les Lorilleux n'en parlaient pas moins devant la blanchisseuse des amours de Lantier et de madame Poisson avec attendrissement, espérant la rendre jalouse. |
2291 |
Les Boche, eux aussi, laissaient entendre que jamais ils n'avaient vu un plus beau couple. Le drôle, dans tout ça, c'était que la rue de la Goutte-d'Or ne semblait pas se formaliser du nouveau ménage à trois ; non, la morale, dure pour Gervaise, se montrait douce pour Virginie. |
2292 |
Peut-être l'indulgence souriante de la rue venait-elle de ce que le mari était sergent de ville. Heureusement, la jalousie ne tourmentait guère Gervaise. Les infidélités de Lantier la laissaient bien calme, parce que son coeur, depuis longtemps, n'était plus pour rien dans leurs rapports. |
2293 |
La blanchisseuse préférait en prendre son parti, reculant devant un crêpage de chignons, désireuse de ne pas gâter sa vie davantage. Ah ! elle n'avait plus vingt ans, elle n'aimait plus les hommes, au point de distribuer des fessées pour leurs beaux yeux et de risquer le poste. |
2294 |
Puis, Coupeau poussait le toupet jusqu'à plaisanter Gervaise. Ah bien ! son amoureux la lâchait joliment ! Elle n'avait pas de chance : une première fois, les forgerons ne lui avaient pas réussi, et, pour la seconde, c'étaient les chapeliers qui lui claquaient dans la main. |
2295 |
Un homme qui se soûle d'un bout de l'année à l'autre n'a plus la tête à lui, et il y a des maris, très jaloux à vingt ans, que la boisson rend très coulants à trente sur le chapitre de la fidélité conjugale. Il fallait voir Coupeau crâner dans la rue de la Goutte-d'Or ! Il appelait Poisson le cocu. |
2296 |
Oh ! il savait ce qu'il savait. S'il avait eu l'air de ne pas entendre, dans le temps, c'était apparemment qu'il n'aimait pas les potins. Chacun connaît son chez soi et se gratte où ça le démange. Ça ne le démangeait pas, lui ; il ne pouvait pas se gratter, pour faire plaisir au monde. |
2297 |
Eh bien ! et le sergent de ville, est-ce qu'il entendait ? Pourtant ça y était, cette fois ; on avait vu les amoureux, il ne s'agissait plus d'un cancan en l'air. Et il se fâchait, il ne comprenait pas comment un homme, un fonctionnaire du gouvernement, souffrait chez lui un pareil scandale. |
2298 |
Le sergent de ville devait aimer la resucée des autres, voilà tout. Les soirs où Coupeau s'ennuyait, seul avec sa femme dans leur trou, sous les toits, ça ne l'empêchait pas de descendre chercher Lantier et de l'amener de force. Il trouvait la cambuse triste, depuis que le camarade n'était plus là. |
2299 |
Tonnerre de Dieu ! est-ce qu'on n'envoie pas le monde à la balançoire, est-ce qu'il est défendu de s'amuser comme on l'entend ? Il ricanait, des idées larges s'allumaient dans ses yeux vacillants de pochard, des besoins de tout partager avec le chapelier, pour embellir la vie. |
2300 |
Et c'était surtout ces soirs-là que Gervaise ne savait plus s'il parlait pour rire ou pour de bon. Au milieu de ces histoires, Lantier faisait le gros dos. Il se montrait paternel et digne. A trois reprises, il avait empêché des brouilles entre les Coupeau et les Poisson. |
2301 |
Ce mâtin-là digérait encore les Coupeau qu'il mangeait déjà les Poisson. Oh ! ça ne le gênait guère ; une boutique avalée, il entamait une seconde boutique. Enfin, il n'y a que les hommes de cette espèce qui aient de la chance. Ce fut cette année-là, en juin, que Nana fit sa première communion. |
2302 |
Les Lorilleux, comme parrain et marraine, avaient promis la robe, un cadeau dont ils parlaient dans toute la maison ; madame Lerat devait donner le voile et le bonnet, Virginie la bourse, Lantier le paroissien ; de façon que les Coupeau attendaient la cérémonie sans trop s'inquiéter. |
2303 |
Même les Poisson, qui voulaient pendre la crémaillère, choisirent justement cette occasion, sans doute sur le conseil du chapelier. Ils invitèrent les Coupeau et les Boche, dont la petite faisait aussi sa première communion. Le soir, on mangerait chez eux un gigot et quelque chose autour. |
2304 |
Justement, la veille, au moment où Nana émerveillée regardait les cadeaux étalés sur la commode, Coupeau rentra dans un état abominable. L'air de Paris le reprenait. Et il attrapa sa femme et l'enfant, avec des raisons d'ivrogne, des mots dégoûtants qui n'étaient pas à dire dans la situation. |
2305 |
Nana faisait la modeste, parce qu'elle trouvait ça gentil, ce jour-là. Elle continuait à regarder les cadeaux sur la commode, en affectant de baisser les yeux et de ne pas comprendre les vilains propos de son père. Mais le zingueur était joliment taquin, les soirs de ribotte. |
2306 |
Je te vois bien tortiller ton derrière. Ça te chatouille, les belles frusques. Ça te monte le coco... Veux-tu décaniller de là, bougre de chenillon ! Retire tes patoches, colle-moi ça dans un tiroir, ou je te débarbouille avec ! Nana, la tête basse, ne répondait toujours rien. |
2307 |
La mère et la fille, ça fait la paire. Et c'est du propre d'aller manger le bon Dieu en guignant les hommes. Ose donc dire le contraire, petite salope !... Je vas t'habiller avec un sac, nous verrons si ça te grattera la peau. Oui, avec un sac, pour vous dégoûter, toi et tes curés. |
2308 |
Quand on descendit et qu'elle aperçut sur le seuil de la loge Pauline, également habillée, elle s'arrêta, l'enveloppa d'un regard clair, puis se montra très bonne, en la trouvant moins bien mise qu'elle, arrangée comme un paquet. Les deux familles partirent ensemble pour l'église. |
2309 |
Nana et Pauline marchaient les premières, le paroissien à la main, retenant leurs voiles que le vent gonflait ; et elles ne causaient pas, crevant de plaisir à voir les gens sortir des boutiques, faisant une moue dévote pour entendre dire sur leur passage qu'elles étaient bien gentilles. |
2310 |
Madame Boche et madame Lorilleux s'attardaient, parce qu'elles se communiquaient leurs réflexions sur la Banban, une mange-tout, dont la fille n'aurait jamais communié si les parents ne lui avaient tout donné, oui, tout, jusqu'à une chemise neuve, par respect pour la sainte table. |
2311 |
Madame Lorilleux s'occupait surtout de la robe, son cadeau à elle, foudroyant Nana et l'appelant « grande sale », chaque fois que l'enfant ramassait la poussière avec sa jupe, en s'approchant trop des magasins. A l'église, Coupeau pleura tout le temps. C'était bête, mais il ne pouvait se retenir. |
2312 |
Ça le saisissait, le curé faisant les grands bras, les petites filles pareilles à des anges défilant les mains jointes ; et la musique des orgues lui barbottait dans le ventre, et la bonne odeur de l'encens l'obligeait à renifler, comme si on lui avait poussé un bouquet dans la figure. |
2313 |
Il y eut particulièrement un cantique, quelque chose de suave, pendant que les gamines avalaient le bon Dieu, qui lui sembla couler dans son cou, avec un frisson tout le long de l'échine. Autour de lui, d'ailleurs, les personnes sensibles trempaient aussi leur mouchoir. |
2314 |
Vrai, c'était un beau jour, le plus beau jour de la vie. Seulement, au sortir de l'église, quand il alla prendre un canon avec Lorilleux, qui était resté les yeux secs et qui le blaguait, il se fâcha, il accusa les corbeaux de brûler chez eux des herbes du diable pour amollir les hommes. |
2315 |
Puis, après tout, il ne s'en cachait pas, ses yeux avaient fondu, ça prouvait simplement qu'il n'avait pas un pavé dans la poitrine. Et il commanda une autre tournée. Le soir, la crémaillère fut très gaie, chez les Poisson. L'amitié régna sans un accroc, d'un bout à l'autre du repas. |
2316 |
Mais les reines de la fête furent les deux petites, Nana et Pauline, auxquelles on avait permis de ne pas se déshabiller ; elles se tenaient raides, de crainte de tacher leurs robes blanches, et on leur criait, à chaque bouchée, de lever le menton, pour avaler proprement. |
2317 |
Puis, au dessert, on causa sérieusement de l'avenir des enfants. Madame Boche avait fait son choix, Pauline allait entrer dans un atelier de reperceuses sur or et sur argent ; on gagnait là dedans des cinq et six francs. Gervaise ne savait pas encore, Nana ne montrait aucun goût. |
2318 |
Mais madame Lerat n'accepta pas la leçon. Ce qu'elle venait de dire, elle l'avait entendu dans les meilleures sociétés. D'ailleurs, elle se flattait de savoir sa langue ; on lui faisait souvent compliment de la façon dont elle parlait de tout, même devant des enfants, sans jamais blesser la décence. |
2319 |
Alors, l'affaire fut tout de suite arrangée. Coupeau voulut bien que madame Lerat emmenât l'enfant à son atelier, rue du Caire, dès le lendemain. Et la société parla gravement des devoirs de la vie. Boche disait que Nana et Pauline étaient des femmes, maintenant qu'elles avaient communié. |
2320 |
Nana, qui se déshabillait, demanda à sa mère si la robe de la demoiselle du second, qu'on avait mariée lé mois dernier, était en mousseline comme la sienne. Mais ce fut là le dernier beau jour du ménage. Deux années s'écoulèrent, pendant lesquelles ils s'enfoncèrent de plus en plus. |
2321 |
Et ce qui leur cassait les jambes, ce qui les exterminait, c'était par-dessus tout de payer leur terme. Oh ! le terme de janvier, quand il n'y avait pas un radis à la maison et que le père Boche présentait la quittance ! Ça soufflait davantage de froid, une tempête du Nord. |
2322 |
M. Marescot arrivait, le samedi suivant, couvert d'un bon paletot, ses grandes pattes fourrées dans des gants de laine ; et il avait toujours le mot d'expulsion à la bouche, pendant que la neige tombait dehors, comme si elle leur préparait un lit sur le trottoir, avec des draps blancs. |
2323 |
On pleurait à tous les étages, une musique de malheur ronflant le long de l'escalier et des corridors. Si chacun avait eu un mort chez lui, ça n'aurait pas produit un air d'orgues aussi abominable. Un vrai jour du jugement dernier, la fin des fins, la vie impossible, l'écrasement du pauvre monde. |
2324 |
L'existence a beau être dure, on s'en tire toujours, lorsqu'on a de l'ordre et de l'économie, témoin les Lorilleux qui allongeaient leurs termes régulièrement, pliés dans des morceaux de papier sales ; mais, ceux-là, vraiment, menaient une vie d'araignées maigres, à dégoûter du travail. |
2325 |
Elle manquait des journées, elle quittait l'atelier, par coup de tête : ainsi, une fois, elle s'était trouvée si vexée de voir madame Fauconnier prendre madame Putois chez elle, et de travailler ainsi coude à coude avec son ancienne ouvrière, qu'elle n'avait pas reparu de quinze jours. |
2326 |
Quant à Coupeau, il travaillait peut-être, mais alors il faisait, pour sûr, cadeau de son travail au gouvernement ; car Gervaise, depuis l'embauchage d'Étampes, n'avait pas revu la couleur de sa monnaie. Les jours de sainte-touche, elle ne lui regardait plus les mains, quand il rentrait. |
2327 |
La blanchisseuse, sur les conseils de madame Boche, allait bien parfois guetter son homme à la sortie de l'atelier, pour pincer le magot tout frais pondu ; mais ça ne l'avançait guère, des camarades prévenaient Coupeau, l'argent filait dans les souliers ou dans un porte-monnaie moins propre encore. |
2328 |
Lui, se le mettait sous la chair. Gervaise ne pouvait pourtant pas prendre ses ciseaux et lui découdre la peau du ventre. Oui, c'était la faute du ménage, s'il dégringolait de saison en saison. Mais ce sont de ces choses qu'on ne se dit jamais, surtout quand on est dans la crotte. |
2329 |
Ils accusaient la malechance, ils prétendaient que Dieu leur en voulait. Un vrai bousin, leur chez eux, à cette heure. La journée entière, ils s'empoignaient. Pourtant, ils ne se tapaient pas encore, à peine quelques claques parties toutes seules dans le fort des disputes. |
2330 |
Le plus triste était qu'ils avaient ouvert la cage à l'amitié, les sentiments s'étaient envolés comme des serins. La bonne chaleur des pères, des mères et des enfants, lorsque ce petit monde se tient serré, en tas, se retirait d'eux, les laissait grelottants, chacun dans son coin. |
2331 |
Tous les trois, Coupeau, Gervaise, Nana, restaient pareils à des crins, s'avalant pour un mot, avec de la haine plein les yeux ; et il semblait que quelque chose avait cassé, le grand ressort de la famille, la mécanique qui, chez les gens heureux, fait battre les coeurs ensemble. |
2332 |
Elle attendait ça, ce serait son bonheur qu'on lui rapporterait. A quoi servait-il, ce soûlard ? à la faire pleurer, à lui manger tout, à la pousser au mal. Eh bien ! des hommes si peu utiles, on les jetait le plus vite possible dans le trou, on dansait sur eux la polka de la délivrance. |
2333 |
Au milieu de cette existence enragée par la misère, Gervaise souffrait encore des faims qu'elle entendait râler autour d'elle. Ce coin de la maison était le coin des pouilleux, où trois ou quatre ménages semblaient s'être donné le mot pour ne pas avoir du pain tous les jours. |
2334 |
Il s'y retirait comme une marmotte, s'y mettait en boule, pour avoir moins froid ; il restait des journées sans bouger, sur un tas de paille. La faim ne le faisait même plus sortir, car c'était bien inutile d'aller gagner dehors de l'appétit, lorsque personne ne l'avait invité en ville. |
2335 |
Quand il ne reparaissait pas de trois ou quatre jours, les voisins poussaient sa porte, regardaient s'il n'était pas fini. Non, il vivait quand même, pas beaucoup, mais un peu, d'un oeil seulement ; jusqu'à la mort qui l'oubliait ! Gervaise, dès qu'elle avait du pain, lui jetait des croûtes. |
2336 |
Elle en gardait un poids sur le coeur, de le savoir continuellement là, de l'autre côté du corridor, abandonné de Dieu et des hommes, se nourrissant uniquement de lui-même, retournant à la taille d'un enfant, ratatiné et desséché à la manière des oranges qui se racornissent sur les cheminées. |
2337 |
Ce sacré soûlard était sa préoccupation, une peur sourde mêlée à une envie de savoir. Lui, rigolo, le sac plein tous les jours, la tête sens devant dimanche, toussait, crachait, chantait la mère Godichon, lâchait des choses pas propres, se battait avec les quatre murailles avant de trouver son lit. |
2338 |
Mon Dieu ! les journaux racontaient bien une anecdote, un employé des pompes funèbres qui collectionnait chez lui les cercueils des petits enfants, histoire de s'éviter de la peine et de faire une seule course au cimetière. Pour sûr, quand Bazouge arrivait, ça sentait le mort à travers la cloison. |
2339 |
Elle se fâchait, parlait de déménager, tant ce voisinage la répugnait ; et, malgré elle, dès que le vieux arrivait avec son odeur de cimetière, elle retombait à ses réflexions, et prenait l'air allumé et craintif d'une épouse qui rêve de donner des coups de canif dans le contrat. |
2340 |
Ne lui avait-il pas offert deux fois de l'emballer, de l'emmener avec lui quelque part, sur un dodo où la jouissance du sommeil est si forte, qu'on oublie du coup toutes les misères ? Peut-être était-ce en effet bien bon. Peu à peu, une tentation plus cuisante lui venait d'y goûter. |
2341 |
Elle se donnait tout de suite, il pouvait bien la prendre à son cou et l'emporter où il emportait ses autres femmes, les pauvres et les riches qu'il consolait. Elle souffrait de sa chanson : Il était trois belles filles, parce qu'elle y voyait le dédain d'un homme qui a trop d'amoureuses. |
2342 |
Merci. Pendant que le croque-mort s'endormait en grognant, elle demeura anxieuse, l'écoutant, n'osant remuer, de peur qu'il ne s'imaginât l'entendre frapper de nouveau. Elle se jurait bien de faire attention maintenant. Elle pouvait râler, elle ne demanderait pas du secours au voisin. |
2343 |
Sans rien dire, d'elle-même, elle tenait la place de la morte, cela au point que sa bête brute de père, pour compléter sans doute la ressemblance, assommait aujourd'hui la fille comme il avait assommé la maman autrefois. Quand il revenait soûl, il lui fallait des femmes à massacrer. |
2344 |
Puis, quand le père était las de l'envoyer promener à coups de soulier aux quatre coins de la pièce, elle attendait d'avoir la force de se ramasser ; et elle se remettait au travail, débarbouillait ses enfants, faisait la soupe, ne laissait pas un grain de poussière sur les meubles. |
2345 |
Ça rentrait dans sa tâche de tous les jours d'être battue. Gervaise s'était prise d'une grande amitié pour sa voisine. Elle la traitait en égale, en femme d'âge, qui connaît l'existence. Il faut dire que Lalie avait une mine pâle et sérieuse, avec une expression de vieille fille. |
2346 |
Elle savait très bien acheter, raccommoder, tenir son chez elle, et elle parlait des enfants comme si elle avait eu déjà deux ou trois couches dans sa vie. A huit ans, cela faisait sourire les gens de l'entendre ; puis, on avait la gorge serrée, on s'en allait pour ne pas pleurer. |
2347 |
Eh bien ! le père Bazouge pouvait apprêter sa boîte, elle n'irait pas loin de ce train-là ! Mais la petite avait prié la blanchisseuse de ne rien dire. Elle ne voulait pas qu'on embêtât son père à cause d'elle. Elle le défendait, assurait qu'il n'aurait pas été méchant, s'il n'avait pas bu. |
2348 |
Il était fou, il ne savait plus. Oh ! elle lui pardonnait, parce qu'on doit tout pardonner aux fous. Depuis lors, Gervaise veillait, tâchait d'intervenir, dès qu'elle entendait le père Bijard monter l'escalier. Mais, la plupart du temps, elle attrapait simplement quelque torgnole pour sa part. |
2349 |
Vrai, elle n'était pas mal, ça la reposait ; et elle disait cela en souriant, ses courtes jambes de chérubin enflées et mortes. Ce qui la chagrinait, c'était que ça n'avançait guère l'ouvrage, d'être collée à ce lit, en face de la débandade du ménage. Son père aurait bien dû inventer autre chose. |
2350 |
Comme elle avait les mains libres, elle tricotait en attendant d'être délivrée, afin de ne pas perdre complètement son temps. Et elle souffrait surtout, lorsque Bijard la déficelait ; elle se traînait un bon quart d'heure par terre, ne pouvant se tenir debout, à cause du sang qui ne circulait plus. |
2351 |
Il mettait des sous à rougir dans le poêle, puis les posait sur un coin de la cheminée. Et il appelait Lalie, il lui disait d'aller chercher deux livres de pain. La petite, sans défiance, empoignait les sous, poussait un cri, les jetait en secouant sa menotte brûlée. Alors, il entrait en rage. |
2352 |
Quand la petite hésitait, elle recevait un premier avertissement, une beigne d'une telle force qu'elle en voyait trente-six chandelles. Muette, avec deux grosses larmes au bord des yeux, elle ramassait les sous et s'en allait, en les faisant sauter dans le creux de sa main, pour les refroidir. |
2353 |
Henriette et Jules, derrière elle, saluaient aussi, ravis de ce jeu-là, se tordant de rire comme si on les avait chatouillés. Elle était toute rose de les voir s'amuser de si bon coeur, elle y prenait même du plaisir pour son compte, ce qui lui arrivait le trente-six de chaque mois. |
2354 |
Le serrurier tenait un grand fouet de charretier tout neuf, à long manche de bois blanc, à lanière de cuir terminée par un bout de ficelle mince. Il posa ce fouet dans le coin du lit, il n'allongea pas son coup de soulier habituel à la petite, qui se garait déjà en présentant les reins. |
2355 |
Allons, avance ! Plus près, nom de Dieu ! et en face ; je n'ai pas besoin de renifler ton moutardier. Est-ce que je te touche, pour trembler comme un quiqui ?... Ôte-moi mes souliers. Lalie, épouvantée de ne pas recevoir sa tatouille, redevenue toute pâle, lui ôta ses souliers. |
2356 |
Ah ! tu casses les tasses !... Allons, houp ! danse donc, fais donc des révérences à monsieur Hardi ! Il ne se souleva seulement pas, vautré sur le dos, la tête enfoncée dans l'oreiller, faisant claquer le grand fouet par la chambre, avec un vacarme de postillon qui lance ses chevaux. |
2357 |
Dans ce coin-là, touchée, margot ! Et dans cet autre coin, touchée aussi ! Et dans cet autre, touchée encore ! Ah ! si tu te fourres sous le lit, je cogne avec le manche... Hop ! hop ! à dada ! à dada ! Une légère écume lui venait aux lèvres, ses yeux jaunes sortaient de leurs trous noirs. |
2358 |
Ce pauvre petit chat valsait, fallait voir ! les talons en l'air comme les gamines qui jouent à la corde et qui crient : Vinaigre ! Elle ne pouvait plus souffler, rebondissant d'elle-même ainsi qu'une balle élastique, se laissant taper, aveuglée, lasse d'avoir cherché un trou. |
2359 |
Il faut peut-être que je mette des gants pour la trifouiller... C'est à la seule fin de l'avertir, vous voyez bien, histoire simplement de lui montrer que j'ai le bras long. Et il lança un dernier coup de fouet qui atteignit Lalie au visage. La lèvre supérieure fut fendue, le sang coula. |
2360 |
Aussi Gervaise prenait-elle exemple sur cette chère créature de souffrance et de pardon, essayant d'apprendre d'elle à taire son martyre. Lalie gardait seulement son regard muet, ses grands yeux noirs résignés, au fond desquels on ne devinait qu'une nuit d'agonie et de misère. |
2361 |
Jamais une parole, rien que ses grands yeux noirs, ouverts largement. C'est que, dans le ménage des Coupeau, le vitriol de l'Assommoir commençait à faire aussi son ravage. La blanchisseuse voyait arriver l'heure où son homme prendrait un fouet comme Bijard, pour mener la danse. |
2362 |
Il ne pouvait plus se taper sur le torse, et crâner, en disant que le sacré chien l'engraissait ; car sa vilaine graisse jaune des premières années avait fondu, et il tournait au sécot, il se plombait, avec des tons verts de macchabée pourrissant dans une mare. L'appétit, lui aussi, était rasé. |
2363 |
Le matin, dès qu'il sautait du lit, il restait un gros quart d'heure plié en deux, toussant et claquant des os, se tenant la tête et lâchant de la pituite, quelque chose d'amer comme chicotin qui lui ramonait la gorge. Ça ne manquait jamais, on pouvait apprêter Thomas à l'avance. |
2364 |
D'autres fois, l'échine au grand soleil, il avait un frisson, comme une eau glacée qui lui aurait coulé des épaules au derrière. Ce qui l'enquiquinait le plus, c'était un petit tremblement de ses deux mains ; la main droite surtout devait avoir commis un mauvais coup, tant elle avait des cauchemars. |
2365 |
Au mois de mars, Coupeau rentra un soir trempé jusqu'aux os ; il revenait avec Mes-Bottes de Mont-rouge, où ils s'étaient flanqué une ventrée de soupe à l'anguille ; et il avait reçu une averse, de la barrière des Fourneaux à la barrière Poissonnière, un fier ruban de queue. |
2366 |
Quand le médecin des Boche l'eut vu le matin, et qu'il lui eut écouté dans le dos, il branla la tête, il prit Gervaise à part pour lui conseiller de faire porter tout de suite son mari à l'hôpital. Coupeau avait une fluxion de poitrine. Et Gervaise ne se fâcha pas, bien sûr. |
2367 |
Dehors, en face de l'hôpital, elle se retourna, elle jeta un coup d'oeil sur le monument. Et elle pensait aux jours d'autrefois, lorsque Coupeau, perché au bord des gouttières, posait là-haut ses plaques de zinc, en chantant dans le soleil. Il ne buvait pas alors, il avait une peau de fille. |
2368 |
Oui, Coupeau avait travaillé là-haut, en ne se doutant guère qu'il travaillait pour lui. Maintenant, il n'était plus sur les toits, pareil à un moineau rigoleur et putassier ; il était dessous, il avait bâti sa niche à l'hôpital, et il y venait crever, la couenne râpeuse. |
2369 |
Une soeur lui expliqua qu'on avait dû transporter son mari à l'asile Sainte-Anne, parce que, la veille, il avait tout d'un coup battu la campagne. Oh ! un déménagement complet, des idées de se casser la tête contre le mur, des hurlements qui empêchaient les autres malades de dormir. |
2370 |
La boisson, qui couvait dans son corps, avait profité, pour lui attaquer et lui tordre les nerfs, de l'instant où la fluxion de poitrine le tenait sans forces sur le dos. La blanchisseuse rentra bouleversée. Son homme était fou à cette heure ! La vie allait devenir drôle, si on le lâchait. |
2371 |
Nana criait qu'il fallait le laisser à l'hôpital, parce qu'il finirait par les massacrer toutes les deux. Le dimanche seulement, Gervaise put se rendre à Sainte-Anne. C'était un vrai voyage. Heureusement, l'omnibus du boulevard Rochechouart à la Glacière passait près de l'asile. |
2372 |
Mais, quand on l'eut fait entrer dans une cellule, elle fut toute surprise de voir Coupeau presque gaillard. Il était justement sur le trône, une caisse de bois très propre, qui ne répandait pas la moindre odeur ; et ils rirent de ce qu'elle le trouvait en fonction, son trou de balle au grand air. |
2373 |
Au fond, ils avaient de la joie. C'était par manière de se témoigner leur contentement sans faire de phrases, qu'ils plaisantaient ainsi ensemble sur la plus fine. Il faut avoir eu des malades pour connaître le plaisir qu'on éprouve à les revoir bien travailler de tous les côtés. |
2374 |
Imagine-toi, je voyais des rats, je courais à quatre pattes pour leur mettre un grain de sel sous la queue. Et toi, tu m'appelais, des hommes voulaient t'y faire passer. Enfin, toutes sortes de bêtises, des revenants en plein jour... Oh ! je me souviens très bien, la caboche est encore solide. |
2375 |
Gervaise resta près de lui jusqu'au soir. Quand l'interne vint, à la visite de six heures, il lui fit étendre les mains ; elles ne tremblaient presque plus, à peine un frisson qui agitait le bout des doigts. Cependant, comme la nuit tombait, Coupeau fut peu à peu pris d'une inquiétude. |
2376 |
Sacré tonnerre, la voilà culbutée, et ces mufes qui rigolent !... Tas de mufes ! tas de fripouilles ! tas de brigands ! Il lançait des claques dans le vide, tirait sa couverture, la roulait en tapon contre sa poitrine, comme pour la protéger contre les violences des hommes barbus qu'il voyait. |
2377 |
Alors, un gardien étant accouru, Gervaise se retira, toute glacée par cette scène. Mais, lorsqu'elle revint, quelques jours plus tard, elle trouva Coupeau complètement guéri. Les cauchemars eux-mêmes s'en étaient allés ; il avait un sommeil d'enfant, il dormait ses dix heures sans bouger un membre. |
2378 |
Seulement, l'interne lui dit à la sortie les bonnes paroles d'usage, en lui conseillant de les méditer. S'il recommençait à boire, il retomberait et finirait par y laisser sa peau. Oui, ça dépendait uniquement de lui. Il avait vu comme on redevenait gaillard et gentil, quand on ne se soûlait pas. |
2379 |
Oh ! maintenant, puisque rien ne pouvait le corriger, pas même la peur de sa crevaison prochaine, elle jurait de ne plus se gêner ; le ménage irait à la six-quatre-deux, elle s'en battait l'oeil ; et elle parlait de prendre, elle aussi, du plaisir où elle en trouverait. |
2380 |
Ah ! elle lui avait apporté la resucée des autres, ah ! elle s'était fait ramasser sur le trottoir, en l'enjôlant par ses mines de rosière ! Nom d'un chien ! il ne manquait pas d'aplomb ! Autant de paroles, autant de menteries. Elle ne voulait pas de lui. Voilà la vérité. |
2381 |
Et si c'était à refaire, comme elle dirait non ! elle se laisserait plutôt couper un bras. Oui, elle avait vu la lune, avant lui ; mais une femme qui a vu la lune et qui est travailleuse, vaut mieux qu'un faignant d'homme qui salit son honneur et celui de sa famille dans tous les mannezingues. |
2382 |
Et Gervaise tint parole. Elle s'avachit encore ; elle manquait l'atelier plus souvent, jacassait des journées entières, devenait molle comme une chiffe à la besogne. Quand une chose lui tombait des mains, ça pouvait bien rester par terre, ce n'était pas elle qui se serait baissée pour la ramasser. |
2383 |
Elle voulait sauver son lard. Elle en prenait à son aise et ne donnait plus un coup de balai que lorsque les ordures manquaient de la faire tomber. Les Lorilleux, maintenant, affectaient de se boucher le nez, en passant devant sa chambre ; une vraie poison, disaient-ils. |
2384 |
Le verrou poussé, une couverture accrochée pour boucher les fentes et le trou de la serrure, ils se régalaient de potins, sans quitter leurs fils d'or une seconde. La dégringolade de la Banban surtout les faisait ronronner la journée entière, comme des matous qu'on caresse. |
2385 |
Coupeau justement venait de faire une quinzaine, il pouvait se fendre de quarante sous ; et même ils devaient manger tous les deux dehors, Nana ayant à veiller très tard ce soir-là chez son patron pour une commande pressée. Mais, à sept heures, pas de Coupeau ; à huit heures, toujours personne. |
2386 |
Était-il Dieu possible que des hommes pussent lâcher leurs femmes et leur chez eux pour s'enfermer ainsi dans un trou où ils étouffaient ! La pluie lui dégouttait le long du cou ; elle se releva, elle s'en alla sur le boulevard extérieur, réfléchissant, n'osant pas entrer. |
2387 |
Deux fois, elle retourna se planter devant la vitre, son oeil collé de nouveau, vexée de retrouver ces sacrés pochards à couvert, toujours gueulant et buvant. Le coup de lumière de l'Assommoir se reflétait dans les flaques des pavés, où la pluie mettait un frémissement de petits bouillons. |
2388 |
Tu vois, c'est ce roussin de père Colombe qui m'a vissé sur sa banquette. Gervaise s'était prêtée à ce jeu ; et, quand elle lui lâcha le bras, les camarades trouvèrent la blague si bonne, qu'ils se jetèrent les uns sur les autres, braillant et se frottant les épaules comme des ânes qu'on étrille. |
2389 |
Elle regarda ce que buvaient les hommes, du casse-gueule qui luisait, pareil à de l'or, dans les verres ; il y en avait une petite mare coulée sur la table, et Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, tout en causant, trempait son doigt, écrivait un nom de femme : Eulalie, en grosses lettres. |
2390 |
Mes-Bottes avait un nez qui fleurissait, un vrai dahlia bleu de Bourgogne. Ils étaient très sales tous les quatre, avec leurs ordures de barbes raides et pisseuses comme des balais à pot de chambre, étalant des guenilles de blouses, allongeant des pattes noires aux ongles en deuil. |
2391 |
Le soir, les cuivres étaient plus mornes, allumés seulement sur leur rondeur d'une large étoile rouge ; et l'ombre de l'appareil, contre la muraille du fond, dessinait des abominations, des figures avec des queues, des monstres ouvrant leurs mâchoires comme pour avaler le monde. |
2392 |
Elle approcha sa chaise, elle s'attabla. Pendant qu'elle sirotait son anisette, elle eut tout d'un coup un souvenir, elle se rappela la prune qu'elle avait mangée avec Coupeau, jadis, près de la porte, lorsqu'il lui faisait la cour. En ce temps-là, elle laissait la sauce des fruits à l'eau-de-vie. |
2393 |
Oh ! elle se connaissait, elle n'avait pas pour deux liards de volonté. On n'aurait eu qu'à lui donner une chiquenaude sur les reins pour l'envoyer faire une culbute dans la boisson. Même ça lui semblait très bon, l'anisette, peut-être un peu trop doux, un peu écoeurant. |
2394 |
Au deuxième verre, Gervaise ne sentit plus la faim qui la tourmentait. Maintenant, elle était raccommodée avec Coupeau, elle ne lui en voulait plus de son manque de parole. Ils iraient au Cirque une autre fois ; ce n'était pas si drôle, des faiseurs de tours qui galopaient sur des chevaux. |
2395 |
La vie ne lui offrait pas tant de plaisirs ; d'ailleurs, ça lui semblait une consolation d'être de moitié dans le nettoyage de la monnaie. Puisqu'elle était bien, pourquoi donc ne serait-elle pas restée ? On pouvait tirer le canon, elle n'aimait plus bouger, quand elle avait fait son tas. |
2396 |
Puis, après son troisième petit verre, elle laissa tomber son menton sur ses mains, elle ne vit plus que Coupeau et les camarades ; et elle demeura nez à nez avec eux, tout près, les joues chauffées par leur haleine, regardant leurs barbes sales, comme si elle en avait compté les poils. |
2397 |
Ils étaient très-soûls, à cette heure. Mes-Bottes bavait, la pipe aux dents, de l'air muet et grave d'un boeuf assoupi. Bibi-la-Grillade racontait une histoire, la façon dont il vidait un litre d'un trait, en lui fichant un tel baiser à la régalade, qu'on lui voyait le derrière. |
2398 |
Puis, la salle dansa, avec les becs de gaz qui filaient comme des étoiles. Gervaise était poivre. Elle entendait une discussion furieuse entre Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, et cet encloué de père Colombe. En voilà un voleur de patron qui marquait à la fourchette ! On n'était pourtant pas à Bondy. |
2399 |
Mais, brusquement, il y eut une bousculade, des hurlements, un vacarme de tables renversées. C'était le père Colombe qui flanquait la société dehors, sans se gêner, en un tour de main. Devant la porte, on l'engueula, on l'appela fripouille. Il pleuvait toujours, un petit vent glacé soufflait. |
2400 |
Elle voulait rentrer, elle tâtait les boutiques pour reconnaître son chemin. Cette nuit soudaine l'étonnait beaucoup. Au coin de la rue des Poissonniers, elle s'assit dans le ruisseau, elle se crut au lavoir. Toute l'eau qui coulait lui tournait la tête et la rendait très malade. |
2401 |
Enfin, elle arriva, elle fila raide devant la porte des concierges, chez lesquels elle vit parfaitement les Lorilleux et les Poisson attablés, qui firent des grimaces de dégoût en l'apercevant dans ce bel état. Jamais elle ne sut comment elle avait monté les six étages. |
2402 |
Elle connaissait ce souffle d'eau-de-vie, ces yeux pâles, cette bouche convulsée. Alors, Gervaise passa en trébuchant, sans dire un mot, pendant que la petite, debout sur le seuil de sa porte, la suivait de son regard noir, muet et grave. XI Nana grandissait, devenait garce. |
2403 |
Elle ne se lavait pas toujours les pieds, mais elle prenait ses bottines si étroites, qu'elle souffrait le martyre dans la prison de Saint-Crépin ; et si on l'interrogeait, en la voyant devenir violette, elle répondait qu'elle avait des coliques, pour ne pas confesser sa coquetterie. |
2404 |
Quand le pain manquait à la maison, il lui était difficile de se pomponner. Alors, elle faisait des miracles, elle rapportait des rubans de l'atelier, elle s'arrangeait des toilettes, des robes sales couvertes de noeuds et de bouffettes. L'été était la saison de ses triomphes. |
2405 |
Avec une robe de percale de six francs, elle passait tous ses dimanches, elle emplissait le quartier de la Goutte-d'Or de sa beauté blonde. Oui, on la connaissait des boulevards extérieurs aux fortifications, et de la chaussée de Clignancourt à la grande rue de la Chapelle. |
2406 |
Dès le matin, elle s'habillait, elle restait des heures en chemise devant le morceau de glace accroché au-dessus de la commode ; et, comme toute la maison pouvait la voir par la fenêtre, sa mère se fâchait, lui demandait si elle n'avait pas bientôt fini de se promener en panais. |
2407 |
Et, dans le repos des métiers, au milieu de la cour vide et sonore, des parties de volant s'engageaient entre Nana, Pauline et d'autres grandes filles. Elles étaient cinq ou six, poussées ensemble, qui devenaient les reines de la maison et se partageaient les oeillades des messieurs. |
2408 |
Quand un homme traversait la cour, des rires flûtés montaient, les froufrous de leurs jupes amidonnées passaient comme un coup de vent. Au-dessus d'elles, l'air des jours de fête flambait, brûlant et lourd, comme amolli de paresse et blanchi par la poussière des promenades. |
2409 |
Brusquement, la maison tombait à un grand silence. Elles venaient de se glisser dans la rue et de gagner les boulevards extérieurs. Alors, toutes les six, se tenant par les bras, occupant la largeur des chaussées, s'en allaient, vêtues de clair, avec leurs rubans noués autour de leurs cheveux nus. |
2410 |
Au milieu de la foule lente et blême, entre les arbres grêles des boulevards, leur débandade courait ainsi, de la barrière Rochechouart à la barrière Saint-Denis, bousculant les gens, coupant les groupes en zigzag, se retournant et lâchant des mots dans les fusées de leurs rires. |
2411 |
Nana apercevait du bout d'une avenue à l'autre Victor Fauconnier, le fils de la blanchisseuse, avec lequel elle s'embrassait dans les coins noirs. Et ça n'allait pas plus loin, elles avaient trop de vice pour faire une bêtise sans savoir. Seulement, on en disait de raides. |
2412 |
Alors, les badauds s'attroupaient, un cercle se formait, tandis que le saltimbanque, au milieu, jouait des muscles dans son maillot fané. Nana et Pauline restaient des heures debout, au plus épais de la foule. Leurs belles robes fraîches s'écrasaient entre les paletots et les bourgerons sales. |
2413 |
C'était leur langue, elles savaient tout, elles se retournaient avec un sourire, tranquilles d'impudeur, gardant la pâleur délicate de leur peau de satin. La seule chose qui les contrariait était de rencontrer leurs pères, surtout quand ils avaient bu. Elles veillaient et s'avertissaient. |
2414 |
Il me cherche, il a promis de m'enlever le ballon, s'il me pinçait encore à traîner ma peau. Puis, lorsque l'ivrogne les avait dépassées, elle se relevait, et toutes le suivaient en pouffant de rire. Il la trouvera ! il ne la trouvera pas ! C'était un vrai jeu de cache-cache. |
2415 |
Un jour pourtant, Boche était venu chercher Pauline par les deux oreilles, et Coupeau avait ramené Nana à coups de pied au derrière. Le jour baissait, elles faisaient un dernier tour de balade, elles rentraient dans le crépuscule blafard, au milieu de la foule éreintée. |
2416 |
Rue de la Goutte-d'Or, on aurait dit un coin de province, avec les commères sur les portes, des éclats de voix coupant le silence tiède du quartier vide de voitures. Elles s'arrêtaient un instant dans la cour, reprenaient les raquettes, tâchaient de faire croire qu'elles n'avaient pas bougé de là. |
2417 |
Maintenant, Nana était ouvrière, elle gagnait quarante sous chez Titreville, la maison de la rue du Caire où elle avait fait son apprentissage. Les Coupeau ne voulaient pas la changer, pour qu'elle restât sous la surveillance de madame Lerat, qui était première dans l'atelier depuis dix ans. |
2418 |
Le matin, pendant que la mère regardait l'heure au coucou, la petite partait toute seule, l'air gentil, serrée aux épaules par sa vieille robe noire trop étroite et trop courte ; et madame Lerat était chargée de constater l'heure de son arrivée, qu'elle disait ensuite à Gervaise. |
2419 |
Entends-tu, mon petit chat, si des hommes te parlaient, il faudrait tout me répéter, tout, sans oublier un mot... Hein ? on ne t'a encore rien dit, tu me le jures ? Nana riait alors d'un rire qui lui pinçait drôlement la bouche. Non, non, les hommes ne lui parlaient pas. |
2420 |
Elle marchait trop vite. Puis, qu'est-ce qu'ils lui auraient dit ? elle n'avait rien à démêler avec eux, peut-être ! Et elle expliquait ses retards d'un air de niaise : elle s'était arrêtée pour regarder les images, ou bien elle avait accompagné Pauline qui savait des histoires. |
2421 |
Le long des quatre murs vides, dont le papier d'un gris pisseux montrait le plâtre par des éraflures, s'allongeaient des étagères encombrées de vieux cartons, de paquets, de modèles de rebut oubliés là sous une épaisse couche de poussière. Au plafond, le gaz avait passé comme un badigeon de suie. |
2422 |
Madame Lerat, pour donner l'exemple, arrivait la première. Puis, la porte battait pendant un quart d'heure, tous les petits bonnichons de fleuristes entraient à la débandade, suantes, décoiffées. Un matin de juillet, Nana se présenta la dernière, ce qui d'ailleurs était assez dans ses habitudes. |
2423 |
La matinée fut d'une chaleur étouffante. Les ouvrières avaient baissé les jalousies, entre lesquelles elles mouchardaient le mouvement de la rue ; et elles s'étaient enfin mises au travail, rangées des deux côtés de la table, dont madame Lerat occupait seule le haut bout. |
2424 |
Elles étaient huit, ayant chacune devant soi son pot à colle, sa pince, ses outils et sa pelote à gaufrer. Sur l'établi traînait un fouillis de fils de fer, de bobines, d'ouate, de papier vert et de papier marron, de feuilles et de pétales taillés dans de la soie, du satin ou du velours. |
2425 |
Les ouvrières la craignaient beaucoup, parce qu'elle ne plaisantait jamais. Elle fit lentement le tour de l'établi, au-dessus duquel maintenant toutes les nuques restaient penchées, silencieuses et actives. Elle traita une ouvrière de sabot, l'obligea à recommencer une marguerite. |
2426 |
Mais on ne l'écoutait pas, on ne la craignait guère. Elle se montrait trop tolérante, chatouillée parmi ces petites qui avaient de la rigolade plein les yeux, les prenant à part pour leur tirer les vers du nez sur leurs amants, leur faisant même les cartes, lorsqu'un bout de l'établi était libre. |
2427 |
Oh ! elle avait des dispositions, bien sûr. Mais ça l'achevait, la fréquentation d'un tas de filles déjà éreintées de misère et de vice. On était là les unes sur les autres, on se pourrissait ensemble ; juste l'histoire des paniers de pommes, quand il y a des pommes gâtées. |
2428 |
Et il y avait encore, pour les filles restées sages comme Nana, un mauvais air à l'atelier, l'odeur de bastringue et de nuits peu catholiques, apportée par les ouvrières coureuses, dans leurs chignons mal rattachés, dans leurs jupes si fripées qu'elles semblaient avoir couché avec. |
2429 |
Les paresses molles des lendemains de noce, les yeux culottés, ce noir des yeux que madame Lerat appelait honnêtement les coups de poing de l'amour, les déhanchements, les voix enrouées, soufflaient une perversion au-dessus de l'établi, parmi l'éclat et la fragilité des fleurs artificielles. |
2430 |
Nana reprit les queues de violettes qu'elle roulait, et tout l'atelier s'occupa de l'homme. C'était un monsieur bien vêtu, en paletot, d'une cinquantaine d'années ; il avait une face blême, très sérieuse et très digne, avec un collier de barbe grise, correctement taillé. |
2431 |
Augustine se renversa, se tordit à son tour. Puis, elle-même répéta la phrase, qui courut ainsi d'oreille à oreille, au milieu des exclamations et des rires étouffés. Lorsque toutes connurent la saleté de Sophie, elles se regardèrent, elles éclatèrent ensemble, un peu rouges et confuses pourtant. |
2432 |
Quelque indécence, n'est-ce pas ? Ah ! c'est du propre ! Elle n'osa pourtant pas demander qu'on lui répétât la saleté de Sophie, malgré son envie furieuse de la connaître. Mais, pendant un instant, le nez baissé, faisant de la dignité, elle se régala de la conversation des ouvrières. |
2433 |
Elles finissaient par dire des choses très bêtes, tant elles voulaient être malignes. Mais ça ne les empêchait pas de trouver ce jeu-là bien amusant, excitées, les yeux fous, allant de plus fort en plus fort. Madame Lerat n'avait pas à se fâcher, on ne disait rien de cru. |
2434 |
Mais on ne l'écoutait pas, on parlait d'appeler le monsieur pour rallumer le feu de madame Lerat. Dans cette bosse de rires, Nana rigolait, il fallait voir ! Aucun mot à double entente ne lui échappait. Elle en lâchait, elle-même de raides, en les appuyant du menton, rengorgée et crevant d'aise. |
2435 |
Sa tante lui prit le bras d'une secousse, la fît trotter sur le pavé, tandis que le particulier emboîtait le pas. Ah ! le matou venait pour Nana ! Eh bien ! c'était gentil, à quinze ans et demi, de traîner ainsi des hommes à ses jupes ! Et madame Lerat, vivement, la questionnait. |
2436 |
Écoute, mon petit chat, il faudra tout me dire. Maintenant, tu n'as plus rien à craindre. En causant, elles couraient de boutique en boutique, chez le charcutier, chez la fruitière, chez le rôtisseur. Et les commissions, dans des papiers gras, s'empilaient sur leurs mains. |
2437 |
Seulement, elle prit madame Lerat par le cou, la força à redescendre deux marches, parce que, vrai, ça ne pouvait pas se répéter tout haut, même dans un escalier. Et elle souffla le mot. C'était si gros, que la tante se contenta de hocher la tête, en arrondissant les yeux et en tordant la bouche. |
2438 |
Enfin, elle savait, ça ne la démangeait plus. Les fleuristes déjeunaient sur leurs genoux, pour ne pas salir l'établi. Elles se dépêchaient d'avaler, ennuyées de manger, préférant employer l'heure du repas à regarder les gens qui passaient ou à se faire des confidences dans les coins. |
2439 |
Madame Lerat et Nana se jetaient des coups d'oeil, les lèvres cousues. Et il était déjà une heure dix, les ouvrières ne paraissaient pas pressées de reprendre leurs pinces, lorsque Léonie, d'un bruit des lèvres, du prrrout ! dont les ouvriers peintres s'appellent, signala l'approche de la patronne. |
2440 |
Aussitôt, toutes furent sur leurs chaises, le nez dans l'ouvrage. Madame Titreville entra et fit le tour, sévèrement. A partir de ce jour, madame Lerat se régala de la première histoire de sa nièce. Elle ne la lâchait plus, l'accompagnait matin et soir, en mettant en avant sa responsabilité. |
2441 |
Ça ennuyait bien un peu Nana ; mais ça la gonflait tout de même, d'être gardée comme un trésor ; et les conversations qu'elles avaient dans les rues toutes les deux, avec le fabricant de boutons derrière elles, l'échauffaient et lui donnaient plutôt l'envie de faire le saut. |
2442 |
Seulement, elle veillait. Oui, il lui passerait plutôt sur le corps avant d'arriver à la petite. Un soir, elle s'approcha du monsieur et lui envoya raide comme balle que ce qu'il faisait là n'était pas bien. Il la salua poliment, sans répondre, en vieux rocantin habitué aux rebuffades des parents. |
2443 |
Mais, un jour, rue du Faubourg-Poissonnière, le fabricant de boutons avait osé allonger son nez entre la nièce et la tante, pour murmurer des choses qui n'étaient pas à dire. Et madame Lerat, effrayée, répétant qu'elle n'était même plus tranquille pour elle, lâcha tout le paquet à son frère. |
2444 |
Un matin, il l'aperçut qui fouillait dans un papier, pour se coller quelque chose sur la frimousse. C'était de la poudre de riz, dont elle emplâtrait par un goût pervers le satin si délicat de sa peau. Il la barbauilla avec le papier, à lui écorcher la figure, en la traitant de fille de meunier. |
2445 |
Salope ou voleuse, peut-être déjà toutes les deux. A plusieurs reprises, il lui vit ainsi dans les mains des objets gentils, une bague de cornaline, une paire de manches avec une petite dentelle, un de ces coeurs en doublé, des « Tâtez-y », que les filles se mettent entre les deux nénais. |
2446 |
Elle en vint à manquer l'atelier ; puis, quand le zingueur lui administra sa roulée, elle se moqua de lui, elle répondit qu'elle ne voulait plus retourner chez Titreville, parce qu'on la plaçait près d'Augustine, qui bien sûr devait avoir mangé ses pieds, tant elle trouillotait du goulot. |
2447 |
Alors, Coupeau la conduisit lui-même rue du Caire, en priant la patronne de la coller toujours à côté d'Augustine, par punition. Chaque matin, pendant quinze jours, il prit la peine de descendre de la barrière Poissonnière pour accompagner Nana jusqu'à la porte de l'atelier. |
2448 |
Dans la maison, rue de la Goutte-d'Or, on parlait du vieux de Nana, comme d'un monsieur que tout le monde connaissait. Oh ! il restait très poli, un peu timide même, mais entêté et patient en diable, la suivant à dix pas d'un air de toutou obéissant. Des fois même, il entrait jusque dans la cour. |
2449 |
Les Boche s'apitoyaient sur le sort de ce pauvre monsieur, un homme si respectable, qui se toquait d'une petite coureuse. Enfin ! c'était un commerçant, ils avaient vu sa fabrique de boutons boulevard de la Villette, il aurait pu faire un sort à une femme, s'il était tombé sur une fille honnête. |
2450 |
Grâce aux détails donnés par les concierges, tous les gens du quartier, les Lorilleux eux-mêmes, montraient la plus grande considération pour le vieux, quand il passait sur les talons de Nana, la lèvre pendante dans sa face blême, avec son collier de barbe grise, correctement taillé. |
2451 |
Plus de mousse sur le caillou, quatre cheveux frisant à plat dans le cou, si bien qu'elle était toujours tentée de lui demander l'adresse du merlan qui lui faisait la raie. Ah ! quel vieux birbe ! il était rien folichon ! Puis, à le retrouver sans cesse là, il ne lui parut plus si drôle. |
2452 |
Ah ! comme elle lui aurait tapé dans la main, si elle n'avait pas eu peur de lui, une révolte intérieure qui la raidissait dans ses refus, furieuse et dégoûtée de l'inconnu de l'homme, malgré tout son vice. Mais, lorsque l'hiver arriva, l'existence devint impossible chez les Coupeau. |
2453 |
Elle n'avait rien à elle que sa rente de calottes avant de se fourrer dans le lambeau de drap, où elle grelottait sous son petit jupon noir qu'elle étalait pour toute couverture. Non, cette sacrée vie-là ne pouvait pas continuer, elle ne voulait point y laisser sa peau. |
2454 |
Lorsque Nana, en passant devant l'Assommoir, apercevait sa mère au fond, le nez dans la goutte, avachie au milieu des engueulades des hommes, elle était prise d'une colère bleue, parce que la jeunesse, qui a le bec tourné à une autre friandise, ne comprend pas la boisson. |
2455 |
Enfin, une sainte ne serait pas restée là dedans. Tant pis ! si elle prenait de la poudre d'escampette un de ces jours, ses parents pourraient bien faire leur mea culpa et dire qu'ils l'avaient eux-mêmes poussée dehors. Un samedi, Nana trouva en rentrant son père et sa mère dans un état abominable. |
2456 |
Coupeau, tombé en travers du lit, ronflait. Gervaise, tassée sur une chaise, roulait la tête avec des yeux vagues et inquiétants ouverts sur le vide. Elle avait oublié de faire chauffer le dîner, un restant de ragoût. Une chandelle, qu'elle ne mouchait pas, éclairait la misère honteuse du taudis. |
2457 |
Ce fut un grand coup qui écrasa encore Gervaise ; car elle sentit très bien, malgré son avachissement, que la culbute de sa petite, en train de se faire caramboler, l'enfonçait davantage, seule maintenant, n'ayant plus d'enfant à respecter, pouvant se lâcher aussi bas qu'elle tomberait. |
2458 |
Ah ! ils l'avaient prédit que la petite leur chierait du poivre ! C'était mérité, toutes les fleuristes tournaient mal. Les Boche et les Poisson ricanaient également, en faisant une dépense et un étalage extraordinaires de vertu. Seul, Lantier défendait sournoisement Nana. |
2459 |
Ça crevait les yeux. Et, hier donc ! quelqu'un les a aperçus ensemble à l'Ambigu, la donzelle et son matou..... Ma parole d'honneur ! ils sont ensemble, vous voyez bien ! On acheva le café, en discutant ça. Après tout, c'était possible, il se passait des choses encore plus fortes. |
2460 |
Gervaise, maintenant, traînait ses savates, en se fichant du monde. On l'aurait appelée voleuse, dans la rue, qu'elle ne se serait pas retournée. Depuis un mois, elle ne travaillait plus chez madame Fauconnier, qui avait dû la flanquer à la porte, pour éviter des disputes. |
2461 |
Enfin, se sentant gâcheuse, elle venait de quitter le repassage, elle lavait à la journée, au lavoir de la rue Neuve ; patauger, se battre avec la crasse, redescendre dans ce que le métier a de rude et de facile, ça marchait encore, ça l'abaissait d'un cran sur la pente de sa dégringolade. |
2462 |
C'était, pour elle, une corvée de moins. Même les rapports de Lantier et de Virginie la laissaient parfaitement calme, tant elle avait une grosse indifférence pour toutes ces bêtises dont elle rageait si fort autrefois. Elle leur aurait tenu la chandelle, s'ils avaient voulu. |
2463 |
Un sergent de ville ne connaît que son devoir, n'est-ce pas ? et ils restaient tranquillement jusqu'au jour à lui endommager sa propriété, pendant que cet homme sévère veillait sur la propriété des autres. Tout le quartier de la Goutte-d'Or rigolait de cette bonne farce. |
2464 |
Il venait de manger une blanchisseuse ; à présent, il croquait une épicière ; et s'il s'établissait à la file des mercières, des papetières, des modistes, il était de mâchoires assez larges pour les avaler. Non, jamais on n'a vu un homme se rouler comme ça dans le sucre. |
2465 |
Il était trop Provençal pour ne pas adorer les douceurs ; c'est-à-dire qu'il aurait vécu de pastilles, de boules de gomme, de dragées et de chocolat. Les dragées surtout, qu'il appelait des « amandes sucrées », lui mettaient une petite mousse aux lèvres, tant elles lui chatouillaient la gargamelle. |
2466 |
Il ouvrait les tiroirs, se fichait des culottes tout seul, quand Virginie le priait de garder la boutique. Souvent, en causant, devant des cinq ou six personnes, il ôtait le couvercle d'un bocal du comptoir, plongeait la main, croquait quelque chose ; le bocal restait ouvert et se vidait. |
2467 |
Positivement, il devenait tout miel. Les Boche disaient qu'il lui suffisait de tremper son doigt dans son café, pour en faire un vrai sirop. Lantier, attendri par ce dessert continu, se montrait paternel pour Gervaise. Il lui donnait des conseils, la grondait de ne plus aimer le travail. |
2468 |
Gervaise arrivait le samedi matin, avec un seau et sa brosse, sans paraître souffrir de revenir ainsi faire une sale et humble besogne, la besogne des torchons de vaisselle, dans ce logement où elle avait trôné en belle patronne blonde. C'était un dernier aplatissement, la fin de son orgueil. |
2469 |
Maintenant, faites bien attention à la boiserie... Vous savez, je n'ai pas été très contente, samedi dernier. Les taches étaient restées. Et tous les deux, le chapelier et l'épicière, se carraient davantage, comme sur un trône, tandis que Gervaise se traînait à leurs pieds, dans la boue noire. |
2470 |
Cependant, un léger bruit de scie venait de la pièce du fond, lorsque Gervaise cessait de frotter. Par la porte ouverte, on apercevait, se détachant sur le jour blafard de la cour, le profil de Poisson, en congé ce jour-là, et profitant de son loisir pour se livrer à sa passion des petites boîtes. |
2471 |
C'est tendre comme du poulet... Mais l'épicière le regardait d'un air si terrible, qu'il dut s'interrompre et l'apaiser par une gentillesse. Il guetta le sergent de ville, l'aperçut le nez sur sa petite boîte, et profita de ça pour fourrer le sucre d'orge dans la bouche de Virginie. |
2472 |
Moi, moi qui vous parle, si je connaissais seulement un journaliste, pour l'inspirer de mes idées... Il s'animait, et comme il avait fini de croquer son sucre d'orge, il venait d'ouvrir un tiroir, dans lequel il prenait des morceaux de pâte de guimauve, qu'il gobait en gesticulant. |
2473 |
Discutez sans faire de personnalités. Virginie alors intervint, en les priant de lui flanquer la paix. Elle avait l'Europe quelque part. Comment deux hommes qui partageaient tout le reste, pouvaient-ils s'attraper sans cesse à propos de la politique ? Ils mâchèrent un instant de sourdes paroles. |
2474 |
Puis, le sergent de ville, pour montrer qu'il n'avait pas de rancune, apporta le couvercle de sa petite boîte, qu'il venait de terminer ; on lisait dessus, en lettres marquetées : A Auguste, souvenir d'amitié. Lantier, très flatté, se renversa, s'étala, si bien qu'il était presque sur Virginie. |
2475 |
Et le mari regardait ça, avec son visage couleur de vieux mur, dans lequel ses yeux troubles ne disaient rien ; mais les poils rouges de ses moustaches remuaient tout seuls par moments, d'une drôle de façon, ce qui aurait pu inquiéter un homme moins sûr de son affaire que le chapelier. |
2476 |
Seulement, cette fois, il avait oublié la présence de Gervaise. Elle venait de rincer et d'essuyer la boutique, elle se tenait debout près du comptoir, à attendre qu'on lui donnât ses trente sous. Le baiser sur l'oeil la laissa très calme, comme une chose naturelle dont elle ne devait pas se mêler. |
2477 |
La gueuse a une bouche ! un petit pot de fraise ! Et Gervaise s'en alla avec ses trente sous dans la main. Ses savates éculées crachaient comme des pompes, de véritables souliers à musique, qui jouaient un air en laissant sur le trottoir les empreintes mouillées de leurs larges semelles. |
2478 |
Dans le quartier, les soûlardes de son espèce racontaient maintenant qu'elle buvait pour se consoler de la culbute de sa fille. Elle-même, quand elle sifflait son verre de rogome sur le comptoir, prenait des airs de drame, se jetait ça dans le plomb en souhaitant que ça la fît crever. |
2479 |
Et, les jours où elle rentrait ronde comme une bourrique, elle bégayait que c'était le chagrin. Mais les gens honnêtes haussaient les épaules ; on la connaît celle-là, de mettre les culottes de poivre d'Assommoir sur le compte du chagrin ; en tous cas, ça devait s'appeler du chagrin en bouteille. |
2480 |
Ce qui restait en elle d'honnêteté se révoltait ; puis, généralement, une mère n'aime pas à se dire que sa demoiselle, juste à la minute, se fait peut-être tutoyer par le premier venu. Mais elle était déjà trop abêtie, la tête malade et le coeur écrasé, pour garder longtemps cette honte. |
2481 |
Elle finissait par n'avoir plus une idée bien nette de l'honnêteté. Seulement, Nana était à elle, n'est-ce pas ? Eh bien ! lorsqu'on a une propriété, on ne veut pas la voir s'évaporer. Alors, dès que ces pensées la prenaient, Gervaise regardait dans les rues avec des yeux de gendarme. |
2482 |
Ah ! si elle avait aperçu son ordure, comme elle l'aurait raccompagnée à la maison ! On bouleversait le quartier, cette année-là. On perçait le boulevard Magenta et le boulevard Ornano, qui emportaient l'ancienne barrière Poissonnière et trouaient le boulevard extérieur. |
2483 |
Aussi, les jours où elle cherchait Nana, rageait-elle d'enjamber des matériaux, de patauger le long des trottoirs en construction, de butter contre des palissades. La belle bâtisse du boulevard Ornano la mettait hors des gonds. Des bâtisses pareilles, c'était pour des catins comme Nana. |
2484 |
Il y a toujours de bonnes langues qui sont pressées de vous faire un mauvais compliment. Oui, on lui avait conté que la petite venait de planter là son vieux, un beau coup de fille sans expérience. Elle était très bien chez ce vieux, dorlotée, adorée, libre même, si elle avait su s'y prendre. |
2485 |
Mais la jeunesse est bête, elle devait s'en être allée avec quelque godelureau, on ne savait pas bien au juste. Ce qui semblait certain, c'était qu'une après-midi, sur la place de la Bastille, elle avait demandé à son vieux trois sous pour un petit besoin, et que le vieux l'attendait encore. |
2486 |
D'autres personnes juraient l'avoir aperçue depuis, pinçant un chahut au Grand Salon de la Folie, rue de la Chapelle. Et ce fut alors que Gervaise s'imagina de fréquenter les bastringues du quartier. Elle ne passa plus devant la porte d'un bal sans entrer. Coupeau l'accompagnait. |
2487 |
D'abord, ils firent simplement le tour des salles, en dévisageant les traînées qui se trémoussaient. Puis, un soir, ayant de la monnaie, ils s'attablèrent et burent un saladier de vin à la française, histoire de se rafraîchir et d'attendre voir si Nana ne viendrait pas. |
2488 |
Quand ils eurent fait deux fois le tour sans trouver une table, ils prirent le parti de rester debout, à attendre qu'une société eût débarrassé le plancher. Coupeau se dandinait sur ses pieds, en blouse sale, en vieille casquette de drap sans visière, aplatie au sommet du crâne. |
2489 |
Coupeau voulut le rattraper. Plus souvent qu'il se laissât mécaniser par un paletot ! Il n'était seulement pas payé, celui-là ! Quelque pelure d'occasion pour lever une femme sans lâcher un centime. S'il le retrouvait, il le collait à genoux et lui faisait saluer la blouse. |
2490 |
Ils se grandirent. C'était, à gauche, un vieux chapeau de velours noir, avec deux plumes déguenillées qui se balançaient ; un vrai plumet de corbillard. Mais ils n'apercevaient toujours que ce chapeau, dansant un chahut de tous les diables, cabriolant, tourbillonnant, plongeant et jaillissant. |
2491 |
Le zingueur, d'une poussée, écarta la foule. Nom de Dieu ! oui, c'était Nana ! Et dans une jolie toilette encore ! Elle n'avait plus sur le derrière qu'une vieille robe de soie, toute poissée d'avoir essuyé les tables des caboulots, et dont les volants arrachés dégobillaient de partout. |
2492 |
Dire que cette gueuse-là avait eu un vieux rempli d'attentions, et qu'elle en était tombée à ce point, pour suivre quelque marlou qui devait la battre ! N'importe, elle restait joliment fraîche et friande, ébouriffée comme un caniche, et le bec rose sous son grand coquin de chapeau. |
2493 |
Il n'y a pas besoin de tant d'explications. Et, s'avançant, elle flanqua à Nana deux gifles soignées. La première mit de côté le chapeau à plumes, la seconde resta marquée en rouge sur la joue blanche comme un linge. Nana, stupide, les reçut sans pleurer, sans se rebiffer. |
2494 |
Ça ne pouvait pas durer ; le douzième jour, la garce fila, emportant pour tout bagage sa robe modeste à son derrière et son bonnichon sur l'oreille. Les Lorilleux, que le retour et le repentir de la petite laissaient pincés, faillirent s'étaler les quatre fers en l'air, tant ils crevèrent de rire. |
2495 |
Non, c'était trop comique. Nana avait un chic pour se tirer les pattes ! Ah bien ! si les Coupeau voulaient la garder maintenant, ils n'avaient plus qu'à lui coudre son affaire et à la mettre en cage ! Les Coupeau, devant le monde, affectèrent d'être bien débarrassés. Au fond, ils rageaient. |
2496 |
Quand elle entrait à l'Elysée-Montmartre, on montait sur les tables pour lui voir faire, à la pastourelle, l'écrevisse qui renifle. Comme on l'avait flanquée deux fois dehors, au Château-Rouge, elle rôdait seulement devant la porte, en attendant des personnes de sa connaissance. |
2497 |
Plusieurs fois, les Coupeau crurent apercevoir leur fille dans des endroits pas propres. Ils tournaient le dos, ils décampaient d'un autre côté, pour ne pas être obligés de la reconnaître. Ils n'étaient plus d'humeur à se faire blaguer de toute une salle, pour ramener chez eux une voirie pareille. |
2498 |
Mais, un soir, vers dix heures, comme ils se couchaient, on donna des coups de poing dans la porte. C'était Nana qui, tranquillement, venait demander à coucher ; et dans quel état, bon Dieu ! nu-tête, une robe en loques, des bottines éculées, une toilette à se faire ramasser et conduire au Dépôt. |
2499 |
Elle reçut une rossée, naturellement ; puis, elle tomba goulûment sur un morceau de pain dur, et s'endormit, éreintée, avec une dernière bouchée aux dents. Alors, ce train-train continua. Quand la petite se sentait un peu requinquée, elle s'évaporait un matin. Ni vu ni connu ! l'oiseau était parti. |
2500 |
Les roulées n'y faisaient rien. Ils la trépignaient, ce qui ne l'empêchait pas de prendre leur chez eux comme une auberge, où l'on couchait à la semaine. Elle savait qu'elle payait son lit d'une danse, elle se tâtait et venait recevoir la danse, s'il y avait bénéfice pour elle. |
2501 |
D'ailleurs, on se lasse de taper. Les Coupeau finissaient par accepter les bordées de Nana. Elle rentrait, ne rentrait pas, pourvu qu'elle ne laissât pas la porte ouverte, ça suffisait. Mon Dieu ! l'habitude use l'honnêteté comme autre chose. Une seule chose mettait Gervaise hors d'elle. |
2502 |
C'était lorsque sa fille reparaissait avec des robes à queue et des chapeaux couverts de plumes. Non, ce luxe-là, elle ne pouvait pas l'avaler. Que Nana fît la noce, si elle voulait ; mais, quand elle venait chez sa mère, qu'elle s'habillât au moins comme une ouvrière doit être habillée. |
2503 |
Elle la secouait des cinq ou six fois dans la matinée, en la menaçant de lui flanquer sur le ventre une potée d'eau. Cette belle fille fainéante, à moitié nue, toute grasse de vice, l'exaspérait en cuvant ainsi l'amour dont sa chair semblait gonflée, sans pouvoir même se réveiller. |
2504 |
Nana ouvrait un oeil, le refermait, s'étalait davantage. Un jour, Gervaise qui lui reprochait sa vie crûment, et lui demandait si elle donnait dans les pantalons rouges, pour rentrer cassée à ce point, exécuta enfin sa menace en lui secouant sa main mouillée sur le corps. |
2505 |
Fiche-moi la paix, fallait pas me donner l'exemple ! Gervaise resta toute pâle, les mains tremblantes, tournant sans savoir ce qu'elle faisait, pendant que Nana, aplatie sur la gorge, serrant son oreiller entre ses bras, retombait dans l'engourdissement de son sommeil de plomb. |
2506 |
Il perdait la boule, complètement. Et, vraiment, il n'y avait pas à le traiter de père sans moralité, car la boisson lui ôtait toute conscience du bien et du mal. Maintenant, c'était réglé. Il ne dessoûlait pas de six mois, puis il tombait et entrait à Sainte-Anne ; une partie de campagne pour lui. |
2507 |
Les Lorilleux disaient que monsieur le duc de Tord-Boyaux se rendait dans ses propriétés. Au bout de quelques semaines, il sortait de l'asile, réparé, recloué, et recommençait à se démolir, jusqu'au jour où, de nouveau sur le flanc, il avait encore besoin d'un raccommodage. |
2508 |
Puis, en quelques jours, sa vue baissa ; il lui fallait tenir la rampe de l'escalier, s'il ne voulait pas dégringoler. Quant à sa santé, elle se reposait, comme on dit. Il avait des maux de tête abominables, des étourdissements qui lui faisaient voir trente-six chandelles. |
2509 |
Méfiant, inquiet, tourmenté d'une fièvre ardente, il se roulait dans des rages folles, déchirait ses blouses, mordait les meubles de sa mâchoire convulsée ; ou bien il tombait à un grand attendrissement, lâchant des plaintes de fille, sanglotant et se lamentant de n'être aimé par personne. |
2510 |
Un soir, Gervaise et Nana, qui rentraient ensemble, ne le trouvèrent plus dans son lit. À sa place, il avait couché le traversin. Et, quand elles le découvrirent, caché entre le lit et le mur, il claquait des dents, il racontait que des hommes allaient venir l'assassiner. |
2511 |
Tous les matins, il guérissait ainsi sa pituite. La mémoire avait filé depuis longtemps, son crâne était vide ; et il ne se trouvait pas plus tôt sur les pieds, qu'il blaguait la maladie. Il n'avait jamais été malade. Oui, il en était à ce point où l'on crève en disant qu'on se porte bien. |
2512 |
D'ailleurs, il déménageait aussi pour le reste. Quand Nana rentrait, après des six semaines de promenade, il semblait croire qu'elle revenait d'une commission dans le quartier. Souvent, accrochée au bras d'un monsieur, elle le rencontrait et rigolait, sans qu'il la reconnût. |
2513 |
Elle sentait l'hiver, elle ne voulait pas claquer des dents devant le poêle éteint. Les Coupeau la traitèrent simplement de rosse, parce qu'ils attendaient les poires. Sans doute elle rentrerait ; l'autre hiver, elle était bien restée trois semaines pour descendre chercher deux sous de tabac. |
2514 |
Lorsque juin arriva, elle ne revint pas davantage avec le soleil. Décidément, c'était fini, elle avait trouvé du pain blanc quelque part. Les Coupeau, un jour de dèche, vendirent le lit de fer de l'enfant, six francs tout ronds qu'ils burent à Saint-Ouen. Ça les encombrait, ce lit. |
2515 |
Oui, il n'avait plus que quelques pralines à croquer, quelques sucres d'orge à sucer, pour nettoyer le commerce des Poisson. Tout d'un coup, il aperçut, sur le trottoir d'en face, le sergent de ville qui était de service et qui passait boutonné, l'épée battant la cuisse. |
2516 |
Attention ! il serre trop les fesses, il a dû se faire coller un oeil de verre quelque part, pour surprendre son monde. Quand Gervaise remonta chez elle, elle trouva Coupeau assis au bord du lit, dans l'hébétement d'une de ses crises. Il regardait le carreau de ses yeux morts. |
2517 |
D'abord, les jours de débine, elle avait décousu le matelas, où elle prenait des poignées de laine, qu'elle sortait dans son tablier et vendait dix sous la livre, rue Belhomme. Ensuite, le matelas vidé, elle s'était fait trente sous de la toile, un matin, pour se payer du café. |
2518 |
Avec les dix francs de ce lavage, ils fricotèrent trois jours. Est-ce que la paillasse ne suffisait pas ? Même la toile était allée rejoindre celle du matelas ; ils avaient ainsi achevé de manger le dodo, en se donnant une indigestion de pain, après une fringale de vingt-quatre heures. |
2519 |
Et, pelotonnée, les yeux grands ouverts, elle remuait des idées pas drôles, ce jour-là. Ah ! non, sacré mâtin ! on ne pouvait continuer ainsi à vivre sans manger ! Elle ne sentait plus sa faim ; seulement, elle avait un plomb dans l'estomac, tandis que son crâne lui semblait vide. |
2520 |
Mais elle finissait par se ficher des dégelées comme du reste. Coupeau pouvait faire la Saint-Lundi des semaines entières, tirer des bordées qui duraient des mois, rentrer fou de boisson et vouloir la réguiser, elle s'était habituée, elle le trouvait tannant, pas davantage. |
2521 |
Oui, dans le derrière, son cochon d'homme ! dans le derrière, les Lorilleux, les Boche et les Poisson ! dans le derrière, le quartier qui la méprisait ! Tout Paris y entrait, et elle l'y enfonçait d'une tape, avec un geste de suprême indifférence, heureuse et vengée pourtant de le fourrer là. |
2522 |
Par malheur, si l'on s'accoutume à tout, on n'a pas encore pu prendre l'habitude de ne point manger. C'était uniquement là ce qui défrisait Gervaise. Elle se moquait d'être la dernière des dernières, au fin fond du ruisseau, et de voir les gens s'essuyer, quand elle passait près d'eux. |
2523 |
D'autres fois, quand elle avait du vin, elle se payait une trempette, une vraie soupe de perroquet. Les deux sous de fromage d'Italie, les boisseaux de pommes blanches, les quarts de haricots secs cuits dans leur jus, étaient encore des régals qu'elle ne pouvait plus se donner souvent. |
2524 |
Ah ! la crevaison des pauvres, les entrailles vides qui crient la faim, le besoin des bêtes claquant des dents et s'empiffrant de choses immondes, dans ce grand Paris si doré et si flambant ! Et dire que Gervaise s'était fichu des ventrées d'oie grasse ! Maintenant, elle pouvait s'en torcher le nez. |
2525 |
Un jour, Coupeau lui ayant chipé deux bons de pain pour les revendre et les boire, elle avait failli le tuer d'un coup de pelle, affamée, enragée par le vol de ce morceau de pain. Cependant, à force de regarder le ciel blafard, elle s'était endormie d'un petit sommeil pénible. |
2526 |
Elle rêvait que ce ciel chargé de neige crevait sur elle, tant le froid la pinçait. Brusquement, elle se mit debout, réveillée en sursaut par un grand frisson d'angoisse. Mon Dieu ! est-ce qu'elle allait mourir ? Grelottante, hagarde, elle vit qu'il faisait jour encore. |
2527 |
Son estomac s'éveillait, lui aussi, et la torturait. Tombée sur la chaise, la tête basse, les mains entre les cuisses pour se réchauffer, elle calculait déjà le dîner, dès que Coupeau apporterait l'argent : un pain, un litre, deux portions de gras-double à la lyonnaise. |
2528 |
Il n'était que trois heures. Alors elle pleura. Jamais elle n'aurait la force d'attendre sept heures. Elle avait un balancement de tout son corps, le dandinement d'une petite fille qui berce sa grosse douleur, pliée en deux, s'écrasant l'estomac, pour ne plus le sentir. |
2529 |
Ah ! il vaut mieux accoucher que d'avoir faim ! Et, ne se soulageant pas, prise d'une rage, elle se leva, piétina, espérant rendormir sa faim comme un enfant qu'on promène. Pendant une demi-heure, elle se cogna aux quatre coins de la chambre vide. Puis, tout d'un coup, elle s'arrêta, les yeux fixes. |
2530 |
Seulement, on serait plutôt mort que de s'adresser aux Lorilleux, parce qu'on les savait trop durs à la détente. Gervaise, en allant frapper chez eux, montrait un beau courage. Elle avait si peur, dans le corridor, qu'elle éprouva ce brusque soulagement des gens qui sonnent chez les dentistes. |
2531 |
Comme il faisait bon, là dedans ! La forge flambait, allumait l'étroit atelier de sa flamme blanche, pendant que madame Lorilleux mettait à recuire une pelote de fil d'or. Lorilleux, devant son établi, suait, tant il avait, chaud, en train de souder des maillons au chalumeau. |
2532 |
Qu'est-ce que vous voulez ? Gervaise ne répondit pas. Elle n'était pas trop mal avec les Lorilleux, cette semaine-là. Mais la demande des dix sous lui restait dans la gorge, parce qu'elle venait d'apercevoir Boche, carrément assis près du poêle, en train de faire des cancans. |
2533 |
Madame Lorilleux éventait rudement le feu de la forge, Lorilleux avait baissé le nez sur le bout de chaîne qui s'allongeait entre ses doigts, tandis que Boche gardait son rire de pleine lune, le trou de la bouche si rond, qu'on éprouvait l'envie d'y fourrer le doigt, pour voir. |
2534 |
Oh ! je vous les rendrais ce soir ! Madame Lorilleux se tourna et la regarda fixement. En voilà une peloteuse qui venait les empaument Aujourd'hui, elle les tapait de dix sous, demain ce serait de vingt, et il n'y avait plus de raison pour s'arrêter. Non, non, pas de ça. |
2535 |
Gervaise, très humble, les approuvait de la tête. Cependant, elle ne s'en allait pas, elle guignait l'or du coin de l'oeil, les liasses d'or pendues au mur, le fil d'or que la femme tirait à la filière de toute la force de ses petits bras, les maillons d'or en tas sous les doigts noueux du mari. |
2536 |
Et elle pensait qu'un bout de ce vilain métal noirâtre aurait suffi pour se payer un bon dîner. Ce jour-là, l'atelier avait beau être sale, avec ses vieux fers, sa poussière de charbon, sa crasse des huiles mal essuyées, elle le voyait resplendissant de richesses, comme la boutique d'un changeur. |
2537 |
Eh bien ! le plongeon était complet. C'est eux qui n'aimaient pas ça ! S'ils avaient su, ils se seraient barricadés, parce qu'on doit toujours être sur l'oeil avec les mendiants, des gens qui s'introduisent dans les appartements sous des prétextes, et qui filent en déménageant les objets précieux. |
2538 |
D'autant plus que, chez eux, il y avait de quoi voler ; on pouvait envoyer les doigts partout, et en emporter des trente et des quarante francs, rien qu'en fermant le poing. Déjà, plusieurs fois, ils s'étaient méfiés, en remarquant la drôle de figure de Gervaise, quand elle se plantait devant l'or. |
2539 |
Boche aussi s'étalait, enflant encore ses joues, si bien que son rire devenait malpropre. Ils se trouvaient tous joliment vengés des anciennes manières de la Banban, de la boutique bleue, des gueuletons, et du reste. C'était trop réussi, ça prouvait où conduisait l'amour de la frigousse. |
2540 |
La chambre était très propre. On voyait bien que Lalie avait, le matin encore, balayé et rangé les affaires. La misère avait beau souffler là dedans, emporter les frusques, étaler sa ribambelle d'ordures, Lalie venait derrière, et récurait tout, et donnait aux choses un air gentil. |
2541 |
Sois gentil, à cette heure, et dis-moi adieu, papa. Bijard tortillait son nez, de peur d'être mis dedans. C'était pourtant vrai qu'elle avait une drôle de figure, une figure allongée et sérieuse de grande personne. Le souffle de la mort, qui passait dans la chambre, le dessoûlait. |
2542 |
Jusqu'à son dernier râle, ce pauvre chat restait la petite mère de tout son monde. En voilà une qu'on ne remplacerait pas, bien sûr ! Elle mourait d'avoir eu à son âge la raison d'une vraie mère, la poitrine encore trop tendre et trop étroite pour contenir une aussi large maternité. |
2543 |
Et, s'il perdait ce trésor, c'était bien la faute de sa bête féroce de père. Après avoir tué la maman d'un coup de pied, est-ce qu'il ne venait pas de massacrer la fille ! Les deux bons anges seraient dans la fosse, et lui n'aurait plus qu'à crever comme un chien au coin d'une borne. |
2544 |
Elle tendait les mains, avec le désir de soulager l'enfant ; et, comme le lambeau de drap glissait, elle voulut le rabattre et arranger le lit. Alors, le pauvre petit corps de la mourante apparut. Ah ! Seigneur ! quelle misère et quelle pitié ! Les pierres auraient pleuré. |
2545 |
Des pieds à la tête, elle n'était qu'un noir. Oh ! ce massacre de l'enfance, ces lourdes pattes d'homme écrasant cet amour de qui-qui, cette abomination de tant de faiblesse râlant sous une pareille croix ! On adore dans les églises des saintes fouettées dont la nudité est moins pure. |
2546 |
Et quand elle eut recouvert Lalie, Gervaise ne put rester là davantage. La mourante s'affaiblissait, ne parlant plus, n'ayant que son regard, son ancien regard noir de petite fille résignée et songeuse, qu'elle fixait sur ses deux enfants, en train de découper leurs images. |
2547 |
Tout en courant, en bougonnant contre le sacré sort, elle se trouva devant la porte du patron, où Coupeau prétendait travailler. Ses jambes l'avaient conduite là, son estomac reprenait sa chanson, la complainte de la faim en quatre-vingt-dix couplets, une complainte qu'elle savait par coeur. |
2548 |
Le ciel restait d'une vilaine couleur de plomb, et la neige, amassée là-haut, coiffait le quartier d'une calotte de glace. Rien ne tombait, mais il y avait un gros silence en l'air, qui apprêtait pour Paris un déguisement complet, une jolie robe de bal, blanche et neuve. |
2549 |
Gervaise levait le nez, en priant le bon Dieu de ne pas lâcher sa mousseline tout de suite. Elle tapait des pieds, regardait une boutique d'épicier, en face, puis tournait les talons, parce que c'était inutile de se donner trop faim à l'avance. Le carrefour n'offrait pas de distractions. |
2550 |
Elles n'avaient pas besoin de lier connaissance, pour connaître leur numéro. Elles logeaient toutes à la même enseigne chez misère et compagnie. Ça donnait plus froid encore, de les voir piétiner et se croiser silencieusement, dans cette terrible température de janvier. |
2551 |
Pourtant, pas un chat ne sortait de chez le patron. Enfin, un ouvrier parut, puis deux, puis trois ; mais ceux-là, sans doute, étaient de bons zigs, qui rapportaient fidèlement leur prêt, car ils eurent un hochement de tête en apercevant les ombres rôdant devant l'atelier. |
2552 |
Encore une menterie de Coupeau, elle pouvait aller voir s'il pleuvait ! Alors, lentement, traînant sa paire de ripatons éculés, elle descendit la rue de la Charbonnière. Son dîner courait joliment devant elle, et elle le regardait courir, dans le crépuscule jaune, avec un petit frisson. |
2553 |
Et il fallait voir cet heureux mortel, vivant en bourgeois, les mains dans les poches, bien vêtu, bien nourri. On ne le reconnaissait plus, tellement il était gras. Les camarades disaient que sa femme avait de l'ouvrage tant qu'elle voulait chez des messieurs de sa connaissance. |
2554 |
Et garde l'autre pour demain ! C'est lui qui trouvait ça patagueule, de jouer le drame devant le monde ! Eh bien ! quoi ! il n'avait pas travaillé, les boulangers pétrissaient tout de même. Elle le prenait peut-être pour un dépuceleur de nourrices, à venir l'intimider avec ses histoires. |
2555 |
Mais quand une femme sait se retourner... Et Coupeau l'interrompit pour crier bravo ! Oui, une femme devait savoir se retourner. Mais la sienne avait toujours été une guimbarde, un tas. Ce serait sa faute, s'ils crevaient sur la paille. Puis, il retomba dans son admiration devant Mes-Bottes. |
2556 |
Était-il assez suiffard, l'animal ! Un vrai propriétaire ; du linge blanc et des escarpins un peu chouettes ! Fichtre ! ce n'était pas de la ripopée ! En voilà un au moins dont la bourgeoise menait bien la barque ! Les deux hommes descendaient vers le boulevard extérieur. |
2557 |
Gervaise, déjà lasse, tombait justement en plein dans la rentrée des ouvriers. A cette heure, les dames en chapeau, les messieurs bien mis habitant les maisons neuves, étaient noyés au milieu du peuple, des processions d'hommes et de femmes encore blêmes de l'air vicié des ateliers. |
2558 |
Dans le roulement plus assourdi des omnibus et des fiacres, parmi les baquets, les tapissières, les fardiers, qui rentraient vides et au galop, un pullulement toujours croissant de blouses et de bourgerons couvrait la chaussée. Les commissionnaires revenaient, leurs crochets sur les épaules. |
2559 |
Des peintres balançaient leurs pots à couleur ; un zingueur rapportait une longue échelle, dont il manquait d'éborgner le monde ; tandis qu'un fontainier, attardé, avec sa boîte sur le dos, jouait l'air du bon roi Dagobert dans sa petite trompette, un air de tristesse au fond du crépuscule navré. |
2560 |
Vrai, les journées étaient longues et recommençaient trop souvent. A peine le temps de s'emplir et de cuver son manger, il faisait déjà grand jour, il fallait reprendre son collier de misère. Les gaillards pourtant sifflaient, tapant des pieds, filant raides, le bec tourné vers la soupe. |
2561 |
La petite maison, après avoir été un café suspect, que la police avait fermé, se trouvait abandonnée, les volets couverts d'affiches, la lanterne cassée, s'émiettant et se pourrissant du haut en bas sous la pluie, avec les moisissures de son ignoble badigeon lie de vin. |
2562 |
Seul, le bal du Grand-Balcon n'existait plus ; dans la salle aux dix fenêtres flambantes venait de s'établir une scierie de sucre, dont on entendait les sifflements continus. C'était pourtant là, au fond de ce bouge de l'hôtel Boncoeur, que toute la sacrée vie avait commencé. |
2563 |
Elle restait debout, regardant la fenêtre du premier, où une persienne arrachée pendait, et elle se rappelait sa jeunesse avec Lantier, leurs premiers attrapages, la façon dégoûtante dont il l'avait lâchée. N'importe, elle était jeune, tout ça lui semblait gai, vu de loin. |
2564 |
Cependant, parmi la foule plus rare, couraient des femmes en cheveux, redescendues après avoir allumé le feu, et se hâtant pour le dîner ; elles bousculaient le monde, se jetaient chez les boulangers et les charcutiers, repartaient sans traîner, avec des provisions dans les mains. |
2565 |
Elle pouvait se coucher là et crever, car le travail ne voulait plus d'elle, et elle avait assez peiné dans son existence, pour dire : « A qui le tour ? moi, j'en ai ma claque ! » Tout le monde mangeait, à cette heure. C'était bien la fin, le soleil avait soufflé sa chandelle, la nuit serait longue. |
2566 |
Voilà qui est bon, après s'être esquintée pendant vingt ans ! Et Gervaise, dans les crampes qui lui tordaient l'estomac, pensait malgré elle aux jours de fête, aux gueuletons et aux rigolades de sa vie. Une fois surtout, par un froid de chien, un jeudi de la mi-carême, elle avait joliment nocé. |
2567 |
Alors, on s'était baladé sur les boulevards, dans des chars ornés de verdure, au milieu du beau monde qui la reluquait joliment. Des messieurs mettaient leurs lorgnons comme pour une vraie reine. Puis, le soir, on avait fichu un balthazar à tout casser, et jusqu'au jour on avait joué des guiboles. |
2568 |
Reine, oui, reine ! avec une couronne et une écharpe, pendant vingt-quatre heures, deux fois le tour du cadran ! Et, alourdie, dans les tortures de sa faim, elle regardait par terre, comme si elle eût cherché le ruisseau où elle avait laissé choir sa majesté tombée. Elle leva de nouveau les yeux. |
2569 |
Et elle n'aperçut de ce train qu'un panache blanc, une brusque bouffée qui déborda du parapet et se perdit. Mais le pont avait tremblé, elle-même restait dans le branle de ce départ à toute vapeur. Elle se tourna, comme pour suivre la locomotive invisible, dont le grondement se mourait. |
2570 |
De ce côté, elle devinait la campagne, le ciel libre, au fond d'une trouée, avec de hautes maisons à droite et à gauche, isolées, plantées sans ordre, présentant des façades, des murs non crépis, des murs peints de réclames géantes, salis de la même teinte jaunâtre par la suie des machines. |
2571 |
Puis, elle se retourna lisant stupidement les affiches collées contre la tôle. Il y en avait de toutes les couleurs. Une, petite, d'un joli bleu, promettait cinquante francs de récompense pour une chienne perdue. Voilà une bête qui avait dû être aimée ! Gervaise reprit lentement sa marche. |
2572 |
Ça sentait dans l'air la noce, une sacrée noce, mais gentille encore. Un commencement d'allumage, rien de plus. On s'empiffrait au fond des gargotes ; par toutes les vitres éclairées, on voyait des gens manger, la bouche pleine, riant sans même prendre la peine d'avaler. |
2573 |
On faisait queue devant l'Assommoir du père Colombe, allumé comme une cathédrale pour une grand'messe ; et, nom de Dieu ! on aurait dit une vraie cérémonie, car les bons zigs chantaient là dedans avec des mines de chantres au lutrin, les joues enflées, le bedon arrondi. |
2574 |
On célébrait la Sainte-Touche, quoi ! une sainte bien aimable, qui doit tenir la caisse au paradis. Seulement, à voir avec quel entrain ça débutait, les petits rentiers, promenant leurs épouses, répétaient en hochant la tête qu'il y aurait bigrement des hommes soûls dans Paris, cette nuit-là. |
2575 |
Ça lui semblait bien bon tout de même. Et, de loin, elle contemplait la machine à soûler, en sentant que son malheur venait de là, et en faisant le rêve de s'achever avec de l'eau-de-vie, le jour où elle aurait de quoi. Mais un frisson lui passa dans les cheveux, elle vit que la nuit était noire. |
2576 |
Des hommes se laissaient arrêter, causaient pour la blague, repartaient en rigolant. D'autres, discrets, effacés, s'éloignaient, à dix pas derrière une femme. Il y avait de gros murmures, des querelles à voix étouffée, des marchandages furieux, qui tombaient tout d'un coup à de grands silences. |
2577 |
Et Gervaise, aussi loin qu'elle s'enfonçait, voyait s'espacer ces factions de femme dans la nuit, comme si, d'un bout à l'autre des boulevards extérieurs, des femmes fussent plantées. Toujours, à vingt pas d'une autre, elle en apercevait une autre. La file se perdait, Paris entier était gardé. |
2578 |
Oh ! que la nuit faisait toutes ces choses tristes ! Puis, elle tournait sur ses talons, elle s'emplissait les yeux des mêmes maisons, du défilé toujours semblable de ce bout d'avenue ; et cela à dix, à vingt reprises, sans relâche, sans un repos d'une minute sur un banc. |
2579 |
Sa honte lui semblait grandir de ce dédain. Elle descendait encore vers l'hôpital, elle remontait vers les abattoirs. C'était sa promenade dernière, des cours sanglantes où l'on assommait, aux salles blafardes où la mort raidissait les gens dans les draps de tout le monde. |
2580 |
Et, brusquement, elle aperçut son ombre par terre. Quand elle approchait d'un bec de gaz, l'ombre vague se ramassait et se précisait, une ombre énorme, trapue, grotesque tant elle était ronde. Cela s'étalait, le ventre, la gorge, les hanches, coulant et flottant ensemble. |
2581 |
Elle louchait si fort de la jambe, que, sur le sol, l'ombre faisait la culbute à chaque pas ; un vrai guignol ! Puis, lorsqu'elle s'éloignait, le guignol grandissait, devenait géant, emplissait le boulevard, avec des révérences qui lui cassaient le nez contre les arbres et contre les maisons. |
2582 |
Jamais elle n'avait si bien compris son avachissement. Alors, elle ne put s'empêcher de regarder ça, attendant les becs de gaz, suivant des yeux le chahut de son ombre. Ah ! elle avait là une belle gaupe qui marchait à côté d'elle ! Quelle touche ! Ça devait attirer les hommes tout de suite. |
2583 |
Un étranger, qui serait venu le visiter avant le balayage du matin, en aurait emporté une jolie idée. Mais, à cette heure, les soûlards étaient chez eux, ils se fichaient de l'Europe. Nom de Dieu ! les couteaux sortaient des poches et la petite fête s'achevait dans le sang. |
2584 |
Elle ne se sentait plus, tant elle était lasse et vide. La dernière idée nette qui l'occupât, fut que sa garce de fille, au même instant, mangeait peut-être des huîtres. Ensuite, tout se brouilla, elle resta les yeux ouverts, mais il lui fallait faire un trop grand effort pour penser. |
2585 |
Bien sûr, les morts n'ont pas si froid dans la terre. Elle souleva pesamment la tête, elle reçut au visage un cinglement glacial. C'était la neige qui se décidait enfin à tomber du ciel fumeux, une neige fine, drue, qu'un léger vent soufflait en tourbillons. Depuis trois jours, on l'attendait. |
2586 |
Ils se regardaient toujours. Puis, sans rien se dire, ils s'en allèrent chacun de son côté, sous la neige qui les fouettait. C'était une vraie tempête. Sur ces hauteurs, au milieu de ces espaces largement ouverts, la neige fine tournoyait, semblait soufflée à la fois des quatre points du ciel. |
2587 |
On ne voyait pas à dix pas, tout se noyait dans cette poussière volante. Le quartier avait disparu, le boulevard paraissait mort, comme si la rafale venait de jeter le silence de son drap blanc sur les hoquets des derniers ivrognes. Gervaise, péniblement, allait toujours, aveuglée, perdue. |
2588 |
A mesure qu'elle avançait, les becs de gaz sortaient de la pâleur de l'air, pareils à des torches éteintes. Puis, tout d'un coup, lorsqu'elle traversait un carrefour, ces lueurs elles-mêmes manquaient ; elle était prise et roulée dans un tourbillon blafard, sans distinguer rien qui pût la guider. |
2589 |
Sous elle, le sol fuyait, d'une blancheur vague. Des murs gris l'enfermaient. Et, quand elle s'arrêtait, hésitante, tournant la tête, elle devinait, derrière ce voile de glace, l'immensité des avenues, les files interminables des becs de gaz, tout cet infini noir et désert de Paris endormi. |
2590 |
Voilà qu'elle raccrochait la Gueule-d'Or, maintenant ! Mais qu'avait-elle donc fait au bon Dieu, pour être ainsi torturée jusqu'à la fin ? C'était le dernier coup, se jeter dans les jambes du forgeron, être vue par lui au rang des roulures de barrière, blême et suppliante. |
2591 |
On aurait dit une femme soûle. Mon Dieu ! ne pas avoir une lichette de pain, ni une goutte de vin dans le corps, et être prise pour une femme soûle ! C'était sa faute, pourquoi se soûlait-elle ? Bien sûr, Goujet croyait qu'elle avait bu et qu'elle faisait une sale noce. |
2592 |
Tous deux traversèrent le quartier muet, filant sans bruit le long des murs. La pauvre madame Goujet était morte au mois d'octobre, d'un rhumatisme aigu. Goujet habitait toujours la petite maison de la rue Neuve, sombre et seul. Ce jour-là, il s'était attardé à veiller un camarade blessé. |
2593 |
Contre les murs, seulement, les images découpées s'étaient encore étalées et montaient jusqu'au plafond. Gervaise, dans cette pureté, n'osait avancer, se retirait loin de la lampe. Alors, sans une parole, pris d'une rage, il voulut la saisir et l'écraser entre ses bras. |
2594 |
Gervaise, dégourdie par la grosse chaleur, se serait mise à quatre pattes pour manger dans le poêlon. C'était plus fort qu'elle, son estomac se déchirait, et elle se baissa, avec un soupir. Mais Goujet avait compris. Il posa le ragoût sur la table, coupa du pain, lui versa à boire. |
2595 |
Oh ! que vous êtes bon ! Merci ! Elle bégayait, elle ne pouvait plus prononcer les mots. Lorsqu'elle empoigna la fourchette, elle tremblait tellement qu'elle la laissa retomber. La faim qui l'étranglait lui donnait un branle sénile de la tête. Elle dut prendre avec les doigts. |
2596 |
A la première pomme de terre qu'elle se fourra dans la bouche, elle éclata en sanglots. De grosses larmes roulaient le long de ses joues, tombaient sur son pain. Elle mangeait toujours, elle dévorait goulûment son pain trempé de ses larmes, soufflant très-fort, le menton convulsé. |
2597 |
Maintenant, il la voyait bien, sous la vive clarté de l'abat-jour. Comme elle était vieillie et dégommée ! La chaleur fondait la neige sur ses cheveux et ses vêtements, elle ruisselait. Sa pauvre tête branlante était toute grise, des mèches grises que le vent avait envolées. |
2598 |
Oh ! il l'aurait cassée, s'il l'avait prise, tant il la désirait ! Et elle était à lui, à cette heure, il pouvait la prendre. Elle achevait son pain, elle torchait ses larmes au fond du poêlon, ses grosses larmes silencieuses qui tombaient toujours dans son manger. Gervaise se leva. |
2599 |
Alors, quand il l'eut baisée avec tant de respect, il s'en alla à reculons tomber en travers de son lit, la gorge crevée de sanglots. Et Gervaise ne put pas demeurer là plus longtemps ; c'était trop triste et trop abominable, de se retrouver dans ces conditions, lorsqu'on s'aimait. |
2600 |
Oh ! ce n'est pas possible, je comprends... Adieu, adieu, car ça nous étoufferait tous les deux. Et elle traversa en courant la chambre de madame Goujet, elle se retrouva sur le pavé. Quand elle revint à elle, elle avait sonné rue de la Goutte-d'Or, Boche tirait le cordon. |
2601 |
Dire que jadis elle avait ambitionné un coin de cette carcasse de caserne ! Ses oreilles étaient donc bouchées, qu'elle n'entendait pas à cette époque la sacrée musique de désespoir qui ronflait derrière les murs ! Depuis le jour où elle y avait fichu les pieds, elle s'était mise à dégringoler. |
2602 |
Dans la cour, elle se crut au milieu d'un vrai cimetière ; la neige faisait par terre un carré pâle ; les hautes façades montaient, d'un gris livide, sans une lumière, pareilles à des pans de ruine ; et pas un soupir, l'ensevelissement de tout un village raidi de froid et de faim. |
2603 |
Elle ne travaillait plus, elle ne mangeait plus, elle dormait sur l'ordure, sa fille courait le guilledou, son mari lui flanquait des tatouilles ; il ne lui restait qu'à crever sur le pavé, et ce serait tout de suite, si elle trouvait le courage de se flanquer par la fenêtre, en rentrant chez elle. |
2604 |
Ah ! vrai, dans cette vie, on a beau être modeste, on peut se fouiller ! Pas même la pâtée et la niche, voilà le sort commun. Ce qui redoublait son mauvais rire, c'était de se rappeler son bel espoir de se retirer à la campagne, après vingt ans de repassage. Eh bien ! elle y allait, à la campagne. |
2605 |
C'était fini entre eux, ils ne se reverraient jamais. Puis, là-dessus, toutes les autres idées de malheur arrivaient et achevaient de lui casser le crâne. En passant, elle allongea le nez chez les Bijard, elle aperçut Lalie morte, l'air content d'être allongée, en train de se dorloter pour toujours. |
2606 |
Ce vieux rigolo de père Bazouge était revenu, cette nuit-là, dans un état de gaieté extraordinaire. Il avait pris une telle culotte, qu'il ronflait par terre, malgré la température ; et ça ne l'empêchait pas de faire sans doute un joli rêve, car il semblait rire du ventre, en dormant. |
2607 |
Et elle se mettait à genoux, toute secouée d'un désir qui la pâlissait. Jamais elle ne s'était ainsi roulée aux pieds d'un homme. La trogne du père Bazouge, avec sa bouche tordue et son cuir encrassé par la poussière des enterrements, lui semblait belle et resplendissante comme un soleil. |
2608 |
Mais, tenez ! donnez vos mains, je n'ai plus peur ! Emmenez-moi faire dodo, vous sentirez si je remue... Oh ! je n'ai que cette envie, oh ! je vous aimerai bien ! Bazouge, toujours galant, pensa qu'il ne devait pas bousculer une dame qui semblait avoir un tel béguin pour lui. |
2609 |
Vous savez, couic ! Et il fit un effort de la gorge, comme s'il avalait sa langue. Puis, trouvant la blague bonne, il ricana. Gervaise s'était relevée lentement. Lui non plus ne pouvait donc rien pour elle ? Elle rentra dans sa chambre, stupide, et se jeta sur sa paille, en regrettant d'avoir mangé. |
2610 |
A-t-on jamais vu ! une noce de huit jours, et pas une galanterie aux dames ! Quand on boit seul, on crève seul, voilà ! Pourtant, le lundi, comme Gervaise avait un bon petit repas pour le soir, un reste de haricots et une chopine, elle se donna le prétexte qu'une promenade lui ouvrirait l'appétit. |
2611 |
La lettre de l'asile, sur la commode, l'embêtait. La neige avait fondu, il faisait un temps de demoiselle, gris et doux, avec un fond vif dans l'air qui ragaillardissait. Elle partit à midi, car la course était longue ; il fallait traverser Paris, et sa gigue restait toujours en retard. |
2612 |
Un joli saut, n'est-ce pas ? et quant à savoir comment Coupeau se trouvait sur le Pont-Neuf, c'était une chose qu'il ne pouvait pas expliquer lui-même. Cependant, un gardien conduisit Gervaise. Elle montait un escalier, lorsqu'elle entendit des gueulements qui lui donnèrent froid aux os. |
2613 |
Il gueule comme ça depuis avant-hier. Et il danse, vous allez voir. Ah ! mon Dieu ! quelle vue ! Elle resta saisie. La cellule était matelassée du haut en bas ; par terre, il y avait deux paillassons, l'un sur l'autre ; et, dans un coin, s'allongeaient un matelas et un traversin, pas davantage. |
2614 |
Là dedans, Coupeau dansait et gueulait. Un vrai chienlit de la Courtille, avec sa blouse en lambeaux et ses membres qui battaient l'air ; mais un chienlit pas drôle, oh ! non, un chienlit dont le chahut effrayant vous faisait dresser tout le poil du corps. Il était déguisé en un-qui-va-mourir. |
2615 |
D'abord, il faisait trop de grimaces, sans dire pourquoi, la margoulette tout d'un coup à l'envers, le nez froncé, les joues tirées, un vrai museau d'animal. Il avait la peau si chaude, que l'air fumait autour de lui ; et son cuir était comme verni, ruisselant d'une sueur lourde qui dégoulinait. |
2616 |
Ça pisse de partout, des fontaines, des cascades, de l'eau qui chante, oh ! d'une voix d'enfant de choeur... Épatant ! les cascades ! Et il se redressait, comme pour mieux entendre la chanson délicieuse de l'eau ; il aspirait l'air fortement, croyant boire la pluie fraîche envolée des fontaines. |
2617 |
Elle était blanche. Coupeau continuait son cavalier seul, de la fenêtre au matelas, et du matelas à la fenêtre, suant, s'échinant, battant la même mesure. Alors, elle se sauva. Mais elle eut beau dégringoler l'escalier, elle entendit jusqu'en bas le sacré chahut de son homme. |
2618 |
Ah ! mon Dieu ! qu'il faisait bon dehors, on respirait ! Le soir, toute la maison de la Goutte-d'Or causait de l'étrange maladie du père Coupeau. Les Boche, qui traitaient la Banban par-dessous la jambe maintenant, lui offrirent pourtant un cassis dans leur loge, histoire d'avoir des détails. |
2619 |
Ce furent des commentaires interminables. Boche avait connu un menuisier qui s'était mis tout nu dans la rue Saint-Martin, et qui était mort en dansant la polka ; celui-là buvait de l'absinthe. Ces dames se tortillèrent de rire, parce que ça leur semblait drôle tout de même, quoique triste. |
2620 |
Oui, parole d'honneur ! c'était tout à fait ça ! Alors, les autres s'épatèrent : pas possible ! un homme n'aurait pas duré trois heures à un commerce pareil. Eh bien ! elle le jurait sur ce qu'elle avait de plus sacré, Coupeau durait depuis la veille, trente-six heures déjà. |
2621 |
On acheva le cassis, Gervaise souhaita le bonsoir à la compagnie. Lorsqu'elle ne parlait plus, elle prenait tout de suite la tête d'un ahuri de Chaillot, les yeux grands ouverts. Sans doute elle voyait son homme en train de valser. Le lendemain, en se levant, elle se promit de ne plus aller là-bas. |
2622 |
Ça serait curieux pourtant, s'il faisait toujours ses ronds de jambe. Quand midi sonna, elle ne put tenir davantage, elle ne s'aperçut pas de la longueur du chemin, tant le désir et la peur de ce qui l'attendait lui occupaient la cervelle. Oh ! elle n'eut pas besoin de demander des nouvelles. |
2623 |
L'interne blond et rose était debout, ayant cédé sa chaise à un vieux monsieur décoré, chauve et la figure en museau de fouine. C'était bien sûr le médecin en chef, car il avait des regards minces et perçants comme des vrilles. Tous les marchands de mort subite vous ont de ces regards-là. |
2624 |
Coupeau, trempé de sueur, fumait davantage, voilà tout. Sa bouche semblait plus grande, à force de crier. Oh ! les dames enceintes faisaient bien de rester dehors. Il avait tant marché du matelas à la fenêtre, qu'on voyait son petit chemin à terre ; le paillasson était mangé par ses savates. |
2625 |
Maintenant, elle voyait mieux comment Coupeau s'y prenait, elle ne l'oublierait jamais plus, les yeux grands ouverts sur le vide. Pourtant, elle saisissait des phrases, entre l'interne et le médecin. Le premier donnait des détails sur la nuit, avec des mots qu'elle ne comprenait pas. |
2626 |
Le mal gagnait petit à petit. On aurait dit une musique sous la peau ; ça partait toutes les trois ou quatre secondes, roulait un instant ; puis ça s'arrêtait et ça reprenait, juste le petit frisson qui secoue les chiens perdus, quand ils ont froid l'hiver, sous une porte. |
2627 |
Une drôle de démolition tout de même, s'en aller en se tordant, comme une fille à laquelle les chatouilles font de l'effet ! Coupeau, cependant, se plaignait d'une voix sourde. Il semblait souffrir beaucoup plus que la veille. Ses plaintes entrecoupées laissaient deviner toutes sortes de maux. |
2628 |
Des milliers d'épingles le piquaient. Il avait partout sur la peau quelque chose de pesant ; une bête froide et mouillée se traînait sur ses cuisses et lui enfonçait des crocs dans la chair. Puis, c'étaient d'autres bêtes qui se collaient à ses épaules, en lui arrachant le dos à coups de griffes. |
2629 |
Depuis la veille, tout ce qu'il buvait était de l'eau-de-vie. Ça redoublait sa soif, et il ne pouvait plus boire, parce que tout le brûlait. On lui avait apporté un potage, mais on cherchait à l'empoisonner bien sûr, car ce potage sentait le vitriol. Le pain était aigre et gâté. |
2630 |
Ces sales animaux grossissaient, passaient à travers le filet, sautaient sur le matelas, où ils s'évaporaient. Il y avait aussi un singe, qui sortait du mur, qui rentrait dans le mur, en s'approchant chaque fois si près de lui, qu'il reculait, de peur d'avoir le nez croqué. |
2631 |
Et ils ont mis une machine derrière le mur, ces racailles ! Je l'entends bien, elle ronfle, ils vont nous faire sauter... Au feu ! nom de Dieu ! au feu. On crie au feu ! voilà que ça flambe. Oh ! ça s'éclaire, ça s'éclaire ! tout le ciel brûle, des feux rouges, des feux verts, des feux jaunes. |
2632 |
A moi ! au secours ! au feu ! Ses cris se perdaient dans un râle. Il ne marmottait plus que des mots sans suite, une écume à la bouche, le menton mouillé de salive. Le médecin se frottait le nez avec le doigt, un tic qui lui était sans doute habituel, en face des cas graves. |
2633 |
La séance lui semblait déjà joliment rude. Comme elle l'entendait crier encore que la limonade sentait l'eau de-vie, ma foi ! elle fila, ayant assez d'une représentation. Dans les rues, le galop des chevaux et le bruit des voitures lui firent croire que tout Sainte-Anne était à ses trousses. |
2634 |
Eh bien ! est-ce que le père Coupeau durait toujours ? Mon Dieu ! oui, il durait toujours. Boche semblait stupéfait et consterné : il avait parié un litre que le père Coupeau n'irait pas jusqu'au soir. Comment ! il durait encore ! Et toute la société s'étonnait, en se tapant sur les cuisses. |
2635 |
On n'avait jamais vu un pareil tour de force. Mais Boche qui riait jaune à cause de son litre, questionnait Gervaise d'un air de doute, en lui demandant si elle était bien sûre qu'il n'eût pas défilé la parade derrière son dos. Oh ! non, il sautait trop fort, il n'en avait pas envie. |
2636 |
Mais on se tut brusquement, en apercevant Gervaise, qu'on ne regardait plus, et qui s'essayait toute seule au fond de la loge, tremblant des pieds et des mains, faisant Coupeau. Bravo ! c'était ça, on n'en demandait pas davantage. Elle resta hébétée, ayant l'air de sortir d'un rêve. |
2637 |
Bien le bonsoir, la compagnie ! elle montait pour tâcher de dormir. Le lendemain, les Boche la virent partir à midi, comme les deux autres jours. Ils lui souhaitaient bien de l'agrément. Ce jour-là, à Sainte-Anne, le corridor tremblait des gueulements et des coups de talon de Coupeau. |
2638 |
Rappliquez un peu par ici, que je vous désosse !... Ah ! ils veulent m'escoffier, ah ! les punaises ! Je suis plus rupin que vous tous ! Décarrez, nom de Dieu ! Un instant, elle souffla devant la porte. Il se battait donc avec une armée ! Quand elle entra, ça croissait et ça embellissait. |
2639 |
Puis, Gervaise comprit qu'il s'imaginait être sur un toit, en train de poser des plaques de zinc. Il faisait le soufflet avec sa bouche, il remuait des fers dans le réchaud, se mettait à genoux, pour passer le pouce sur les bords du paillasson, en croyant qu'il le soudait. |
2640 |
Ne tirez pas, tonnerre ! ne tirez pas... Sa voix montait, rauque, épouvantée, et il se baissait vivement, répétant que la rousse et les pantalons rouges étaient en bas, des hommes qui le visaient avec des fusils. Dans le mur, il voyait le canon d'un pistolet braqué sur sa poitrine. |
2641 |
Fais donc la révérence, pour voir... Nom de Dieu ! c'est encore lui ! D'un saut terrible, il alla se heurter la tête contre la muraille ; mais la tenture rembourrée amortit le coup. On entendit seulement le rebondissement de son corps sur le paillasson, où la secousse l'avait jeté. |
2642 |
Il lançait ses poings dans le vide. Alors, une fureur s'empara de lui. Ayant rencontré le mur en reculant, il crut qu'on l'attaquait par derrière. Il se retourna, s'acharna sur la tenture. Il bondissait, sautait d'un coin à un autre, tapait du ventre, des fesses, d'une épaule, roulait, se relevait. |
2643 |
Et, baigné de sueur, les cheveux dressés sur le front, effrayant, il s'en alla à reculons, en agitant violemment les bras, comme pour repousser l'abominable scène. Il jeta deux plaintes déchirantes, il s'étala à la renverse sur le matelas, dans lequel ses talons s'étaient empêtrés. |
2644 |
L'interne s'était avancé, tirant Coupeau au milieu du matelas. Non, il n'était pas mort. On l'avait déchaussé ; ses pieds nus passaient, au bout ; et ils dansaient tout seuls, l'un à côté de l'autre, en mesure, d'une petite danse pressée et régulière. Justement, le médecin entra. |
2645 |
Il amenait deux collègues, un maigre et un gras, décorés comme lui. Tous les trois se penchèrent, sans rien dire, regardant l'homme partout ; puis, rapidement, à demi-voix, ils causèrent. Ils avaient découvert l'homme des cuisses aux épaules, Gervaise voyait, en se haussant, ce torse nu étalé. |
2646 |
Eh bien c'était complet, le tremblement était descendu des bras et monté des jambes, le tronc lui-même entrait en gaieté, à cette heure ! Positivement, le polichinelle rigolait aussi du ventre. C'étaient des risettes le long des côtes, un essoufflement de la berdouille, qui semblait crever de rire. |
2647 |
Et il fit remarquer la figure de l'homme aux deux autres. Coupeau, les paupières closes, avait de petites secousses nerveuses qui lui tiraient toute la face. Il était plus affreux encore, ainsi écrasé, la mâchoire saillante, avec le masque déformé d'un mort qui aurait eu des cauchemars. |
2648 |
Les pieds dansaient toujours. Coupeau avait beau dormir, les pieds dansaient ! Oh ! leur patron pouvait ronfler, ça ne les regardait pas, ils continuaient leur train-train, sans se presser ni se ralentir. De vrais pieds mécaniques, des pieds qui prenaient leur plaisir où ils le trouvaient. |
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A l'oeil nu, on voyait seulement les petites ondes creusant des fossettes, comme à la surface d'un tourbillon ; mais, dans l'intérieur, il devait y avoir un joli ravage. Quel sacré travail ! un travail de taupe ! C'était le vitriol de l'Assommoir qui donnait là-bas des coups de pioche. |
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Mais on ne l'écoutait pas. Toute la maison était en l'air. Oh ! une histoire impayable ! Poisson avait pigé sa femme avec Lantier. On ne savait pas au juste les choses, parce que chacun racontait ça à sa manière. Enfin, il était tombé sur leur dos au moment où les deux autres ne l'attendaient pas. |
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Même on ajoutait des détails que les dames se répétaient en pinçant les lèvres. Une vue pareille, naturellement, avait fait sortir Poisson de son caractère. Un vrai tigre ! Cet homme, peu causeur, qui semblait marcher avec un bâton dans le derrière, s'était mis à rugir et à bondir. |
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Puis, on n'avait plus rien entendu. Lantier devait avoir expliqué l'affaire au mari. N'importe, ça ne pouvait plus aller loin. Et Boche annonçait que la fille du restaurant d'à côté prenait décidément la boutique, pour y installer une triperie. Ce roublard de chapelier adorait les tripes. |
2653 |
On n'avait plus besoin de la prier, elle donnait le tableau gratis, tremblement des pieds et des mains, lâchant de petits cris involontaires. Sans doute elle avait pris ce tic-là à Sainte-Anne, en regardant trop longtemps son homme. Mais elle n'était pas chanceuse, elle n'en crevait pas comme lui. |
2654 |
Mais, comme on venait de trouver le père Bru mort dans son trou, sous l'escalier, le propriétaire avait bien voulu lui laisser cette niche. Maintenant, elle habitait la niche du père Bru. C'était là dedans, sur de la vieille paille, qu'elle claquait du bec, le ventre vide et les os glacés. |
2655 |
Arrivé devant sa porte, une vieille porte ronde et basse, bardée de fer, Claude, aveuglé par la pluie, tâtonna pour tirer le bouton de la sonnette ; et sa surprise fut extrême, il eut un tressaillement en rencontrant dans l'encoignure, collé contre le bois, un corps vivant. |
2656 |
D'étranges masses peuplaient l'eau, une flottille dormante de canots et d'yoles, un bateau-lavoir et une dragueuse, amarrés au quai ; puis, là-bas, contre l'autre berge, des péniches pleines de charbon, des chalands chargés de meulière, dominés par le bras gigantesque d'une grue de fonte. |
2657 |
Elle pleurait plus fort, elle balbutia : «Monsieur, je vous en prie, conduisez-moi à Passy !... C'est à Passy que je vais.» Il haussa les épaules : le prenait-elle pour un sot ? Machinalement, il s'était tourné vers le quai des Célestins, où se trouvait une station de fiacres. |
2658 |
Et l'on vit encore les remous de l'eau, la cheminée haute du bateau-lavoir, la chaîne immobile de la dragueuse, des tas de sable sur le port, en face, une complication extraordinaire de choses, tout un monde emplissant l'énorme coulée, la fosse creusée d'un horizon à l'autre. |
2659 |
C'était une cour seigneuriale, énorme, avec des arcades de pierre, confuses dans l'ombre. Puis, ils abordèrent à un vestibule, étranglé, sans porte ; et il lui lâcha la main, elle l'entendit frotter des allumettes en jurant. Toutes étaient mouillées ; il fallut monter à tâtons. |
2660 |
Il lui semblait qu'elle montait depuis des heures, au milieu d'un tel dédale, parmi une telle complication d'étages et de détours, que jamais elle ne redescendrait. Dans l'atelier, de gros pas marchaient, des mains frôlaient, il y eut une dégringolade de choses, accompagnée d'une sourde exclamation. |
2661 |
Lui, qu'une gêne gagnait à présent, l'avait examinée d'un regard oblique. Elle ne devait pas être trop mal, et jeune à coup sûr, vingt ans au plus. Cela achevait de le mettre en méfiance, malgré un doute inconscient qui le prenait, une sensation vague qu'elle ne mentait peut-être pas absolument. |
2662 |
Elle aussi l'examinait, sans le regarder en face, et ce garçon maigre, aux articulations noueuses, à la forte tête barbue, redoublait sa peur, comme s'il était sorti d'un conte de brigands, avec son chapeau de feutre noir et son vieux paletot marron, verdi par les pluies. |
2663 |
Par terre, ses jupes s'égouttaient. Lui, continuait de grogner. Pourtant, un scrupule parut le prendre ; et il lâcha enfin, comme une concession : «Vous savez, si je vous répugne, je veux bien changer les draps.» Déjà, il les arrachait, il les lançait sur le divan, à l'autre bout de l'atelier. |
2664 |
Il étouffa davantage et sortit ses jambes, pendant que, la tête lourde, dans l'hallucination du demi-sommeil, il suivait, au fond du braisillement des étoiles, des nudités amoureuses de femmes, toute la chair vivante de la femme, qu'il adorait. Puis, ses idées se brouillèrent davantage. |
2665 |
Qu'elle eût dit la vérité ou qu'elle eût menti, pour ce qu'il voulait faire d'elle, il s'en moquait ! Le lendemain, elle reprendrait la porte : bonjour, bonsoir, et ce serait fini, on ne se reverrait jamais plus. Au jour seulement, comme les étoiles pâlissaient, il parvint à s'endormir. |
2666 |
Il était très tard, une large nappe de soleil tombait de la baie vitrée. C'était une de ses théories, que les jeunes peintres du plein air devaient louer les ateliers dont ne voulaient pas les peintres académiques, ceux que le soleil visitait de la flamme vivante de ses rayons. |
2667 |
Lui qui vivait là, dans un désordre abominable, était gêné par le paquet des jupes, glissées à terre. De l'eau avait coulé, les vêtements étaient trempés encore. Et, tout en étouffant des grognements, il finit par les ramasser, un à un, et par les étendre sur des chaises, au grand soleil. |
2668 |
S'il était permis de tout jeter ainsi à la débandade ! Jamais ça ne serait sec, jamais elle ne s'en irait ! Il tournait et retournait maladroitement ces chiffons de femme, s'embarrassait dans le corsage de laine noire, cherchait à quatre pattes les bas, tombés derrière une vieille toile. |
2669 |
Le bord de la robe les avait mouillés, eux aussi ; et il les étira, il les passa entre ses mains chaudes, pour la renvoyer plus vite. Depuis qu'il était debout, Claude avait envie d'écarter le paravent et de voir. Cette curiosité, qu'il jugeait bête, redoublait sa mauvaise humeur. |
2670 |
Pendant la fièvre d'insomnie, les boutons des épaulettes de sa chemise avaient dû se détacher, toute la manche gauche glissait, découvrant la gorge. C'était une chair dorée, d'une finesse de soie, le printemps de la chair, deux petits seins rigides, gonflés de sève, où pointaient deux roses pâles. |
2671 |
Déjà, il avait oublié la jeune fille, il était dans le ravissement de la neige des seins, éclairant l'ambre délicat des épaules. Une modestie inquiète le rapetissait devant la nature, il serrait les coudes, il redevenait un petit garçon, très sage, attentif et respectueux. |
2672 |
Seulement, le bas gâtait ce rayonnement de tendresse, la mâchoire avançait, les lèvres trop fortes saignaient, montrant des dents solides et blanches. C'était comme un coup de passion, la puberté grondante et qui s'ignorait, dans ces traits noyés, d'une délicatesse enfantine. |
2673 |
J'ai là une figure de mon tableau qui n'avance pas du tout, et vous étiez si bien dans la note ! Moi, quand il s'agit de cette sacrée peinture ; j'égorgerais père et mère. N'est-ce pas ? vous m'excusez... Et, tenez ! si vous étiez aimable, vous me donneriez encore quelques minutes. |
2674 |
Du reste, il n'avait pas bougé, toujours accroupi sur la chaise basse, loin d'elle. Alors, elle se risqua, découvrit son visage apaisé. Que pouvait-elle faire ? Elle était à sa merci, et il avait l'air si malheureux ! Pourtant elle eut une hésitation, une dernière gêne. |
2675 |
Un petit tremblement d'inquiétude nerveuse le secouait, une continuelle passion qui semblait faire vivre le crayon au bout de ses doigts minces, et dont elle était très touchée, sans savoir pourquoi. Ce ne pouvait être un méchant. Il ne devait avoir que la brutalité des timides. |
2676 |
Et, au travers de la vaste pièce, la nappe de brûlant soleil, tombée des vitres, voyageait, sans être tempérée par le moindre store, coulant ainsi qu'un or liquide sur tous ces débris de meuble, dont elle accentuait l'insoucieuse misère. Claude finit par trouver le silence lourd. |
2677 |
D'abord, elle n'avait point osé prendre une voiture, se promenant avec son petit sac, espérant que quelqu'un viendrait. Puis, elle s'était décidée, mais trop tard, car il n'y avait plus là qu'un cocher très sale, empestant le vin, qui rôdait autour d'elle, en s'offrant d'un air goguenard. |
2678 |
Il m'appelait sa petite, il me faisait peur... Quand il a su que j'allais à Passy, il s'est fâché, il a fouetté son cheval si fort, que j'ai dû me cramponner aux portières. Puis, je me suis rassurée un peu, le fiacre roulait doucement dans des rues éclairées, je voyais du monde sur les trottoirs. |
2679 |
Elle me gâtait, il n'y avait rien de trop beau pour moi, j'avais des professeurs de tout ; et je profitais si peu, d'abord j'étais tombée malade, puis je n'écoutais pas, toujours à rire, le sang à la tête... La musique m'ennuyait, des crampes me tordaient les bras au piano. |
2680 |
Il lança ensuite les jupes sur le pied du lit, poussa les bottines, ne laissa que le chapeau pendu à un chevalet. Elle avait dit merci, elle ne parlait plus, il distinguait à peine des frôlements de linges, des bruits discrets d'eau remuée. Mais lui, continuait de s'occuper d'elle. |
2681 |
Ce qui le frappait surtout, c'était son air de tranquille décision. Elle ne le craignait plus, évidemment. Il semblait qu'au sortir de ce lit défait, où elle se sentait sans défense, elle eût remis son armure, avec ses bottines et sa robe. Elle soudait, le regardait droit dans les yeux. |
2682 |
Sans doute, elle se révoltait à l'idée d'être rencontrée avec un homme, même par des inconnus : elle tairait sa nuit, elle mentirait et garderait pour elle le souvenir de l'aventure. Lui, d'un geste de colère, affecta de l'envoyer au diable. Bon débarras ! ça l'arrangeait de ne pas descendre. |
2683 |
L'indifférence bourrue de ce garçon, qu'elle avait sentie, devait irriter en elle la femme qu'elle n'était pas encore, et elle s'en allait ainsi, changée, énervée, faisant la brave dans son dépit, emportant le regret inconscient des choses inconnues et terribles qui n'étaient pas arrivées. |
2684 |
Ses yeux ayant rencontré la grande toile tournée contre le mur, elle eut envie de demander à la voir, puis elle n'osa pas. Rien ne la retenait plus, elle avait pourtant l'air de chercher encore, comme si elle avait eu la sensation de laisser là quelque chose, une chose qu'elle n'aurait pu nommer. |
2685 |
Toutes deux demeurèrent ainsi quelques secondes, serrées étroitement, se secouant en bonne amitié. La jeune fille lui souriait toujours, il avait sur les lèvres une question ! «Quand vous reverrai-je ?» Mais une honte l'empêcha de parler. Alors, après avoir attendu, elle dégagea sa main. |
2686 |
Ah ! elle riait bien, à cette heure ! Violemment, il replia le paravent et l'envoya dans un coin. Elle avait dû lui en laisser un désordre ! Et, quand il constata que tout se trouvait rangé, très propre, la cuvette, la serviette, le savon, il s'emporta parce qu'elle n'avait pas fait le lit. |
2687 |
II Midi était sonné, Claude travaillait à son tableau lorsqu'une main familière tapa rudement contre la porte. D'un mouvement instinctif, et dont il ne fut pas le maître, le peintre glissa dans un carton la tête de Christine, d'après laquelle il retouchait sa grande figure de femme. |
2688 |
Et, comme au premier plan, le peintre avait eu besoin d'une opposition noire, il s'était bonnement satisfait, en y asseyant un monsieur, vêtu d'un simple veston de velours. Ce monsieur tournait le dos, on ne voyait de lui que sa main gauche, sur laquelle il s'appuyait, dans l'herbe. |
2689 |
Il tournait le dos, mais la conversation n'en continua pas moins un moment encore, car il avait reçu le matin même une lettre de Plassans, la petite ville provençale où le peintre et lui s'étaient connus, en huitième, dès leur première culotte usée sur les bancs du collège. |
2690 |
Puis, tous deux se turent. L'un travaillait, hors du monde, l'autre s'engourdissait, dans la fatigue somnolente des longues immobilités. C'était à l'âge de neuf ans que Claude avait eu l'heureuse chance de pouvoir quitter Paris, pour retourner dans le coin de Provence où il était né. |
2691 |
Et le jour où Claude, au fond de son pupitre, avait eu la belle idée de griller des hannetons, pour voir si c'était bon à manger, comme on le disait ! Une puanteur si âcre, une fumée si épaisse s'était échappée du pupitre, que le pion avait saisi la cruche, croyant à un incendie. |
2692 |
Le décor énorme d'Hugo, les imaginations géantes qui s'y promènent parmi l'éternelle bataille des antithèses, les avaient d'abord ravis en pleine épopée, gesticulant, allant voir le soleil se coucher derrière des ruines, regardant passer la vie sous un éclairage faux et superbe de cinquième acte. |
2693 |
Ils n'entraient jamais dans un café, ils professaient l'horreur des rues, posaient même pour y dépérir comme des aigles mis en cage, lorsque déjà des camarades à eux traînaient leurs manches d'écoliers sur les petites tables de marbre, en jouant aux cartes la consommation. |
2694 |
Le peintre se renaît à son tableau, et il conclut gravement : «Fichu tout ça, mon vieux ! Ici, maintenant, il n'y a plus à flâner.» C'était vrai, depuis que les trois inséparables avaient réalisé leur rêve de se retrouver ensemble à Paris, pour le conquérir, l'existence se faisait terriblement dure. |
2695 |
Ils essayaient bien de recommencer les grandes promenades d'autrefois, ils partaient à pied, certains dimanches, par la barrière de Fontainebleau, allaient battre les taillis de Verrières, poussaient jusqu'à Bièvre, traversaient les bois de Bellevue et de Meudon ; puis rentraient par Grenelle. |
2696 |
Quand son travail marchait, il s'allumait peu à peu, il devenait bavard, lui qui peignait les dents serrées, rageant à froid, dès qu'il sentait la nature lui échapper. Aussi, à peine son ami eut-il repris la pose, qu'il continua d'un flot intarissable, sans perdre un coup de pinceau. |
2697 |
Tu as une crâne tournure, là-dedans... Ah ! les crétins, s'ils me refusent celui-ci, par exemple ! Je suis plus sévère pour moi qu'ils ne le sont pour eux, bien sûr : et, lorsque je me reçois un tableau, vois-tu, c'est plus sérieux que s'il avait passé devant tous les jurys de la terre. |
2698 |
En voilà un décorateur qui faisait flamber les tons ! Et quelle poigne ! Il aurait couvert les murs de Paris, si on les lui avait donnés : sa palette bouillait et débordait. Je sais bien, ce n'était que de la fantasmagorie ; mais, tant pis ! ça me gratte, il fallait ça, pour incendier l'École. |
2699 |
Comprends-tu, il faut peut-être le soleil, il faut le plein air, une peinture claire et jeune, les choses et les êtres tels qu'ils se comportent dans de la vraie lumière, enfin je ne puis pas dire, moi ! notre peinture à nous, la peinture que nos yeux d'aujourd'hui doivent faire et regarder. |
2700 |
Il donna des poignées de main, il s'arrêta d'un air interloqué devant le tableau. Au fond, cette peinture déréglée le bousculait, dans la pondération de sa nature, dans son respect de bon élève pour les formules établies ; et sa vieille amitié seule empêchait d'ordinaire ses critiques. |
2701 |
Ça, on avait raison de le dire, les peintres étaient de jolis crétins, à l'École. Mais, pour les architectes, la question changeait. Où voulait-on qu'il fît ses études ? Il se trouvait bien forcé de passer par là. Plus tard, ça ne l'empêcherait pas d'avoir ses idées à lui. |
2702 |
Des doutes venaient de le désespérer, au milieu de sa joie d'une bonne séance ; avait-il eu raison de donner une telle puissance au veston de velours ? retrouverait-il la note éclatante qu'il voulait pour sa figure nue ? Et il serait plutôt mort là, que de ne pas savoir tout de suite. |
2703 |
Maintenant qu'il se trouvait à l'École, comme élève de seconde classe, il devait se décarcasser pour, enlever son diplôme de première classe. Quelle chienne de vie ! Jamais ça ne finissait ! Il écarta les jambes, très haut, sur les coussins, fuma plus fort, régulièrement. |
2704 |
Et, tous les mois, un concours d'architecture, tantôt une simple esquisse, tantôt un projet. Il n'y a point à s'amuser, si l'on veut passer ses examens et décrocher les mentions nécessaires, surtout lorsqu'on doit, en dehors de ces besognes, trouver le temps de gagner son pain. |
2705 |
Avant-hier, j'ai découvert un architecte qui travaille pour un grand entrepreneur, oh ! non, on n'a pas idée d'un architecte de cette ignorance ; un vrai goujat, incapable de se tirer d'un décalque ; et il me donne vingt-cinq sous de l'heure, je lui remets ses maisons debout. |
2706 |
Ses mains cessaient-elles d'être à lui, puisqu'elles refusaient de lui obéir ? Il s'affolait davantage, en s'irritant de cet inconnu héréditaire, qui parfois lui rendait la création si heureuse, et qui d'autres fois l'abêtissait de stérilité, au point qu'il oubliait les premiers éléments du dessin. |
2707 |
Ensuite, il se contentait d'un bénéfice de brave homme, vingt pour cent, trente pour cent au plus, ayant basé son affaire sur le renouvellement rapide de son petit capital, n'achetant jamais le matin sans savoir auquel de ses amateurs il vendrait le soir. Il mentait d'ailleurs superbement. |
2708 |
Il demeurait cloué au parquet, sourd à leurs voix amicales, farouche dans son entêtement. Que voulait-il faire, maintenant que ses doigts raidis lâchaient le pinceau ? Il ne savait pas ; mais il avait beau ne plus pouvoir, il était ravagé par un désir furieux de pouvoir encore, de créer quand même. |
2709 |
Alors, à côté du monsieur au veston vigoureux, parmi les verdures éclatantes où se jouaient les deux petites lutteuses si claires, il n'y eut plus, de cette femme nue, sans poitrine et sans tête, qu'un tronçon mutilé, qu'une tache vague de cadavre, une chair de rêve évaporée et morte. |
2710 |
L'idée de rester seul, à se dévorer, le désespérait. Il aurait couru tout de suite chez son ami, s'il ne s'était dit que ce dernier devait être à son bureau. Puis, la pensée de Dubuche lui vint, et il hésita, car leur vieille camaraderie se refroidissait depuis quelque temps. |
2711 |
Et il se décida, il se rendit rue Jacob, où l'architecte habitait une étroite chambre, au sixième étage d'une grande maison froide. Claude était au second, lorsque la concierge, le rappelant, cria d'un ton aigre que M. Dubuche n'était pas chez lui, et qu'il avait même découché. |
2712 |
Jusque-là, il avait évité d'y aller jamais prendre Dubuche, par crainte des huées dont on y accueillait les profanes. Et il y allait carrément, sa timidité s'enhardissait dans son angoisse d'être seul, au point qu'il se sentait prêt à subir des injures, pour conquérir un compagnon de misère. |
2713 |
Il en restait, par terre, une jonchée de papiers gras, de culs de bouteilles cassées, de mares louches, que le parquet achevait de boire ; pendant que l'air gardait l'âcreté des bougies noyées dans les chandeliers de fer, l'odeur sure du musc des dames, mêlée à celle des saucisses et du vin bleu. |
2714 |
En moins de cinq minutes, les châssis de tous se trouvèrent empilés dans la voiture, et les deux gaillards barbus, les derniers nouveaux de l'atelier, s'attelèrent comme des bêtes, tirèrent au pas de course ; tandis que le flot des autres vociférait et poussait par-derrière. |
2715 |
Ce fut une rupture d'écluse, les deux cours franchies dans un fracas de torrent, la rue envahie, inondée de cette cohue hurlante. Claude, cependant, s'était mis à courir, près de Dubuche, qui venait à la queue, très contrarié de n'avoir pas eu un quart d'heure de plus, pour soigner un lavis. |
2716 |
Tout le quartier était dans le bouleversement. Rue Jacob, la débâcle devint telle, au milieu de cris si affreux, que des persiennes se fermèrent. Comme on entrait enfin rue Bonaparte, un grand blond fit la farce de saisir une petite bonne, ahurie sur le trottoir, et de l'entraîner. |
2717 |
Sa malchance s'aggravait, il était dit qu'il ne débaucherait pas un camarade, ce matin-là ; et il remonta la rue, il marcha lentement jusqu'à la place du Panthéon, sans idée nette ; puis, il pensa qu'il pouvait toujours entrer à la mairie, pour serrer la main de Sandoz. |
2718 |
Ce serait dix bonnes minutes. Mais il demeura suffoqué, quand un garçon lui répondit que M. Sandoz avait demandé un jour de congé, pour un enterrement. Il connaissait cependant l'histoire, son ami alléguait ce motif, chaque fois qu'il voulait avoir, chez lui, toute une journée de bon travail. |
2719 |
Des maçons, en blouse de travail, éclaboussés de plâtre, étaient là, attablés ; et, comme eux, avec eux, il mangea son «ordinaire» de huit sous, le bouillon dans un bol, où il trempa une soupe, et la tranche de bouilli, garnie de haricots, sur une assiette humide des eaux de vaisselle. |
2720 |
Mais, place de l'Hôtel-de-Ville, une idée lui fit hâter le pas. Pourquoi n'avait-il point songé à Fagerolles ? Il était gentil, Fagerolles, bien qu'il fût élève de l'École des Beaux-Arts ; et gai, et pas bête. On pouvait causer avec lui, même lorsqu'il défendait la mauvaise peinture. |
2721 |
La journée devenait très chaude, et une humidité montait du pavé, qui, malgré le ciel pur, restait mouillé et gras, sous le continuel piétinement des passants. À chaque minute, des camions, des tapissières manquaient de l'écraser, lorsqu'une bousculade le forçait à quitter le trottoir. |
2722 |
M. Fagerolles, le père, fabricant de zinc d'art, avait ses ateliers au rez-de-chaussée ; et, au premier étage, pour abandonner à ses magasins d'échantillons les deux grandes pièces éclairées sur la rue, il occupait, sur la cour, un petit logement obscur, d'un étouffement de cave. |
2723 |
C'était là que son fils Henri avait poussé, en vraie plante du pavé parisien, au bord de ce trottoir mangé par les roues, trempé par le ruisseau, en face de la boutique à images, du tripier et du coiffeur. D'abord, son père avait fait de lui un dessinateur d'ornements, pour son usage personnel. |
2724 |
Après s'être secoué, Claude enfila le porche de la maison, une voûte profonde, béante sur une cour qui avait le jour verdâtre, l'odeur fade et moisie d'un fond de citerne. L'escalier s'ouvrait sous une marquise, au plein air, un large escalier, à vieille rampe dévorée de rouille. |
2725 |
Non, non, monter les trois étages, ouvrir la porte, s'enfermer en face de ça : il lui aurait fallu une force au-dessus de son courage ! Il traversa la Seine, il suivit toute la rue Saint-Jacques. Tant pis ! il était trop malheureux ; il allait, rue d'Enfer, débaucher Sandoz. |
2726 |
Le petit logement, au quatrième, se composait d'une salle à manger, d'une chambre à coucher et d'une étroite cuisine, que le fils occupait ; tandis que la mère, clouée par la paralysie, avait, de l'autre côté du palier, une chambre où elle vivait dans une solitude chagrine et volontaire. |
2727 |
La rue était déserte, les fenêtres ouvraient sur le vaste jardin des Sourds-Muets, que dominaient la tête arrondie d'un grand arbre et le clocher carré de Saint-Jacques du Haut-Pas. Claude trouva Sandoz dans sa chambre, courbé sur sa table, absorbé devant une page écrite. |
2728 |
Et c'était là, flanquée de ce couvent et d'une herboristerie, que se trouvait la boutique, devenue un atelier, et dont l'enseigne portait toujours les mots : Fruits et légumes, en grosses lettres jaunes. Claude et Sandoz faillirent être éborgnés par des petites filles qui sautaient à la cordé. |
2729 |
La boutique, assez grande, était comme emplie par un tas d'argile, une Bacchante colossale, à demi renversée sur une roche. Les madriers qui la portaient, pliaient sous le poids de cette masse encore informe, où l'on ne distinguait que des seins de géante et des cuisses pareilles à des tours. |
2730 |
De l'eau avait coulé, des baquets boueux traînaient, un gâchis de plâtre salissait tout un coin ; tandis que, sur les planches de l'ancienne fruiterie restées en place, se débandaient quelques moulages d'antiques, que la poussière amassée lentement semblait ourler de cendre fine. |
2731 |
Il était petit, maigre, la figure osseuse, déjà creusée de rides à vingt-sept ans ; ses cheveux de crin noir s'embroussaillaient sur un front très bas ; et, dans ce masque jaune, d'une laideur féroce, s'ouvraient des yeux d'enfant, clairs et vides, qui souriaient avec une puérilité charmante. |
2732 |
Il était de Saint-Firmin, à deux lieues de Plassans, un village où il avait gardé les troupeaux jusqu'à son tirage au sort ; et son malheur était né de l'enthousiasme d'un bourgeois du voisinage, pour les pommes de canne qu'il sculptait avec son couteau, dans des racines. |
2733 |
Mais son triomphe était l'exactitude dans la gaucherie, il avait les minuties naïves d'un primitif, le souci du petit détail, où se complaisait l'enfance de son être, à peine dégagé de la terre. Le poêle, avec une perspective de guingois, était sec et précis, d'un ton lugubre de vase. |
2734 |
Elle avait trente ans, la figure plate, ravagée de maigreur, avec des yeux de passion, aux paupières violâtres et meurtries. On racontait que les prêtres l'avaient mariée au petit Jabouille, un veuf dont l'herboristerie prospérait alors, grâce à la clientèle pieuse du quartier. |
2735 |
Jory, qu'elle voyait pour la première fois, devait la tenter, avec sa fraîcheur de poulet gras, son grand nez rose qui promettait. Elle le poussa du coude, finit brusquement, voulant l'exciter sans doute, par s'asseoir sur les genoux de Mahoudeau, dans un abandon de fille. |
2736 |
Cependant, Mathilde, l'air soumis et désespéré, ne s'en allait point. Debout, elle se contentait de changer de place, quand on la bousculait ; tandis que Chaîne, qui ne travaillait plus, la couvait de ses gros yeux, par-dessus sa toile, plein d'une convoitise gloutonne de timide. |
2737 |
À quoi bon, ces saletés-là ? Il n'y avait que des gâteux, là-dedans ! Une injustice superbe les soulevait, une ignorance voulue des nécessités de la vie sociale, le rêve fou de n'être que des artistes sur la terre. Ils en étaient stupides parfois, mais cette passion les rendait braves et forts. |
2738 |
Claude, alors, s'anima. Il recommençait à croire dans cette chaleur des espérances mises en commun. Ses tortures de la matinée ne lui laissaient qu'un engourdissement vague, et il en était de nouveau à discuter sa toile avec Mahoudeau et Sandoz, en jurant, il est vrai, de la crever le lendemain. |
2739 |
Qui ça, Jules Favre ? qui ça, Rouher ? Est-ce que ça existait ! Des idiots, dont personne ne parlerait plus, dix ans après leur mort ! Ils s'étaient engagés sur le pont, ils haussaient les épaules de pitié. Puis, lorsqu'ils se trouvèrent au milieu de la place de la Concorde, ils se turent. |
2740 |
En bas, la place, aux trottoirs immenses, aux chaussées larges comme des lacs, s'emplissait de ce flot continuel, traversée en tous sens du rayonnement des roues, peuplée de points noirs qui étaient des hommes ; et les deux fontaines ruisselaient, exhalaient une fraîcheur, dans cette vie ardente. |
2741 |
Sans qu'on sût pourquoi, la bande l'avait choisi comme lieu de réunion, bien que Gagnière seul habitât le quartier. Elle s'y réunissait régulièrement le dimanche soir ; puis, le jeudi, vers cinq heures, ceux qui étaient libres avaient pris l'habitude d'y paraître un instant. |
2742 |
Il les amusait, il se faisait adorer par cette continuelle lâcheté de gamin flatteur et débineur. Son sourire inquiétant allait des uns aux autres, tandis que ses longs doigts souples, d'une adresse native, ébauchaient sur la table des scènes compliquées, avec des gouttes de bière répandues. |
2743 |
Et, baissant la voix, il leur parla d'Irma Bécot. Oh ! une petite d'un drôle ! Il connaissait son histoire, elle était fille d'un épicier de la rue Montorgueil. Très instruite d'ailleurs, histoire sainte, calcul, orthographe, car elle avait suivi jusqu'à seize ans les cours d'une école du voisinage. |
2744 |
Il était cinq heures, la bande fit revenir de la bière. Des habitués du quartier avaient envahi les tables voisines, et ces bourgeois jetaient sur le coin des artistes des regards obliques, où le dédain se mêlait à une déférence inquiète. On les connaissait bien, une légende commençait à se former. |
2745 |
Un d'eux voulut entamer une discussion sur un lot de tableaux infects qu'on venait de mettre au musée du Luxembourg ; mais tous étaient du même avis : les toiles ne valaient pas les cadres. Et ils ne parlèrent plus, ils fumèrent en échangeant des mots rares et des rires d'intelligence. |
2746 |
Sur le boulevard, ils se retrouvèrent cinq, Fagerolles avait renforcé le groupe ; et lentement, ils retraversèrent Paris, de leur air tranquille de conquête. Plus ils étaient, plus ils barraient largement les rues, plus ils emportaient à leurs talons de la vie chaude des trottoirs. |
2747 |
Et ce fut aussitôt, dans son étroit logis, un vacarme terrible, des fiées, des discussions, des clameurs. Lui-même donnait l'exemple, aidait au service la femme de ménage, qui s'emportait en paroles amères, parce qu'il était sept heures et demie, et que son gigot se desséchait. |
2748 |
Oh ! mon cher, des machines de Schumann, tu n'as pas idée ! Ça vous prend là, derrière la tête, c'est comme si une femme vous soufflait dans le cou. Oui, oui, quelque chose de plus immatériel qu'un baiser, l'effleurement d'une haleine... Parole d'honneur, on se sent mourir. |
2749 |
Lui-même, quand la femme de ménage lui eut retrouvé une assiettée de soupe et une part de raie, se blagua, en bon enfant. Il affectait d'être affamé, torchait goulûment son assiette, et il racontait une histoire, une mère qui lui avait refusé sa fille, parce qu'il était architecte. |
2750 |
Puis ; comme le vin manquait réellement, chacun avala une claire lampée d'eau, en faisant claquer sa langue, au milieu des grands rires. Et, la face fleurie, le ventre rond, avec la béatitude de gens qui viennent de se nourrir très richement, ils passèrent dans la chambre à coucher. |
2751 |
Bien qu'il fût de leur âge ; une paternité l'épanouissait, une bonhomie heureuse, quand il les voyait chez lui, autour de lui, la main dans la main, ivres d'espoir. Comme il n'avait qu'une pièce, sa chambre à coucher était à eux ; et, la place manquant, deux ou trois devaient s'asseoir sur le lit. |
2752 |
Par ces chaudes soirées d'été, la fenêtre restait ouverte au grand air du dehors, on apercevait dans la nuit claire deux silhouettes noires, dominant les maisons, la tour de Saint-Jacques du Haut-Pas et l'arbre des Sourds-Muets. Les jours de richesse, il y avait de la bière. |
2753 |
Je n'exposerai pas, je voudrais trouver un coup... Ah ! que vous êtes heureux, vous autres, d'être encore au pied de la montagne ! On a de si bonnes jambes, on est si brave, quand il s'agit de monter là-haut ! Et puis, lorsqu'on y est, va te faire fiche ! les embêtements commencent. |
2754 |
En riant, les autres demandaient l'adresse. Tous les marchands furent conspués, il était vraiment fâcheux que l'amateur se défiât du peintre, au point de vouloir absolument passer par un intermédiaire, dans l'espoir d'obtenir un rabais. Cette question du pain les excitait encore. |
2755 |
Cependant, tous les vingt pas, à la clarté vacillante des becs de gaz, Bongrand l'arrêtait par un bouton de son paletot, en lui répétant que cette sacrée peinture était un métier du tonnerre de Dieu. Ainsi, lui, Bongrand, avait beau être un malin, il n'y entendait rien encore. |
2756 |
D'abord, elle l'avait préoccupé de son souvenir ; ensuite, à mesure que les jours s'écoulaient, depuis près de deux mois qu'elle ne donnait pas signe de vie, elle était passée à l'état de vision fuyante et regrettée, de profil charmant qui se perd et qu'on ne doit jamais revoir. |
2757 |
Comment les lui donner ? Qu'allait-il penser d'elle ? L'inconvenance de toutes ces choses ne lui était apparue qu'en ouvrant la porte. Mais Claude, plus troublé encore, se jetait à une exagération de politesse. Il avait lâché sa palette, il bouleversait l'atelier pour débarrasser une chaise. |
2758 |
En se retrouvant à l'abri, dans la maison de la vieille dame, le souvenir de la nuit passée chez un homme l'avait tracassée de remords, comme une faute ; et elle croyait être parvenue à chasser cet homme de sa mémoire, ce n'était plus qu'un mauvais rêve dont les contours s'effaçaient. |
2759 |
C'était elle, cette fille, vautrée dans l'herbe, un bras sous la nuque, souriant sans regard, les paupières closes. Cette fille nue avait son visage, et une révolte la soulevait, comme si elle avait eu son corps, comme si, brutalement, l'on eût déshabillé là toute sa nudité de vierge. |
2760 |
Il referma la porte, il marcha, les bras ballants, sans comprendre, cherchant en vain la phrase, le geste qui avait pu la blesser. La colère le prenait à son tour, un juron jeté dans le vide, un terrible haussement d'épaules, comme pour se débarrasser de cette préoccupation imbécile. |
2761 |
Et il se remettait, il avait repris son train habituel, sa lutte résignée et solitaire contre son tableau, lorsque, par une matinée brumeuse de la fin d'octobre, il tressaillit et posa rapidement sa palette. On n'avait pas frappé, mais il venait de reconnaître un pas qui montait. |
2762 |
C'était elle enfin. Christine, ce jour-là, portait un large manteau de laine grise qui l'enveloppait tout entière. Son petit chapeau de velours était sombre, et le brouillard du dehors avait emperlé sa voilette de dentelle noire. Mais il la trouva très gaie, dans ce premier frisson de l'hiver. |
2763 |
Il ne comprenait pas, il ne demandait pas à comprendre, puisqu'elle était là. Cela suffisait qu'elle ne fût point fâchée, qu'elle consentit à monter de temps à autre, en bonne camarade. Il n'y eut pas d'explication, chacun garda le tourment et le combat des jours passés. |
2764 |
Même, dès le deuxième mois, elle arriva parfois à l'improviste, un autre jour de la semaine, profitant d'une course dans Paris pour monter ; et elle ne pouvait s'attarder plus de deux minutes, on avait tout juste le temps de se dire bonjour : déjà, elle redescendait l'escalier, en criant bonsoir. |
2765 |
Maintenant, Claude commençait à connaître Christine. Dans son éternelle méfiance de la femme, un soupçon lui était resté, l'idée d'une aventure galante en province ; mais les yeux doux, le rire clair de la jeune fille, avaient tout emporté, il la sentait d'une innocence de grande enfant. |
2766 |
On le lui disait parfois, à la chère femme, voulant lui faire plaisir : «Elle a vos yeux.» Et elle souriait, elle était heureuse d'être au moins pour ce coin de douceur, dans le visage de sa fille. Depuis la mort de son mari, elle travaillait si tard, que sa vue se perdait. |
2767 |
Et elle y avait grandi, d'abord près de son père infirme, ensuite cloîtrée avec sa mère que la moindre sortie épuisait ; elle ignorait si complètement la ville et les environs, qu'elle et Claude finissaient par s'égayer lorsqu'elle accueillait ses questions d'un éternel : Je ne sais pas. |
2768 |
Dans sa chambre, au-dessus des toits, le paratonnerre du musée était toujours en feu. Elle avait, dans la salle à manger qui servait aussi de salon, une fenêtre à elle, une profonde embrasure, grande comme une pièce, où se trouvaient sa table de travail et ses petites affaires. |
2769 |
C'était la maison des ombres, le soleil s'y mourait en lueurs de veilleuse, à travers les lames des persiennes. Depuis que Madame, prise par les genoux et devenue aveugle, ne quittait plus sa chambre, elle n'avait d'autre distraction que de se faire lire des livres de piété, interminablement. |
2770 |
Mais Madame la traitait si doucement, la renvoyant de sa chambre, lui ordonnant de longues promenades, qu'elle était pleine de remords, lorsque, au retour du quai de Bourbon, elle devait mentir, parler du bois de Boulogne, inventer une cérémonie à l'église, où elle ne mettait plus les pieds. |
2771 |
Lui, ne se questionnait même plus sur ce qu'elle pouvait savoir de la vie et de l'homme, dans ses ignorances de demoiselle honnête ; et c'était elle qui le sentait timide, qui le regardait fixement parfois, avec le vacillement des yeux, le trouble étonné de la passion qui s'ignore. |
2772 |
Leurs mains demeuraient fraîches, ils parlaient de tout gaiement, ils se disputaient parfois, en amis certains de ne jamais se fâcher. Seulement, cette amitié devenait si vive, qu'ils ne pouvaient plus vivre l'un sans l'autre. Dès que Christine était là, Claude enlevait la clef de la porte. |
2773 |
Pourtant, elle montrait une obstination si gaie, elle paraissait si heureuse de jouer à la ménagère, qu'il avait fini par la laisser libre. Maintenant, à peine arrivée, dégantée, la jupe épinglée pour ne pas la salir, elle bousculait tout ; elle rangeait la vaste pièce en trois tours. |
2774 |
Seulement, qu'aurait-on dit ? Du coup, elle n'aurait plus été une dame. Et elle venait se satisfaire quai de Bourbon, essoufflée de tant d'exercice, avec des yeux de pécheresse qui mord au fruit défendu. Claude, à cette heure, sentait autour de lui les bons soins d'une femme. |
2775 |
Quand la neige couvrait les toits voisins, que des moineaux venaient battre de l'aile contre la baie vitrée, ils souriaient d'avoir chaud et d'être perdus ainsi, au milieu de la grande ville muette. Et ils n'eurent pas toujours que ce coin étroit, elle finit par lui permettre de la reconduire. |
2776 |
Comme ils arrivaient au pont Saint-Louis, il dut lui nommer Notre-Dame qu'elle ne reconnaissait pas, vue ainsi du chevet, colossale et accroupie entre ses arcs-boutants, pareils à des pattes au repos, dominée par la double tête de ses tours, au-dessus de sa longue échine de monstre. |
2777 |
Ils descendirent un escalier très raide, ils découvrirent une berge solitaire, plantée de grands arbres : et c'était un refuge délicieux, un asile en pleine foule, Paris grondant alentour, sur les quais, sur les ponts, pendant qu'ils goûtaient au bord de l'eau la joie d'être seuls, ignorés de tous. |
2778 |
Au-dessus des maisons assombries, les tours de Notre-Dame, resplendissantes, étaient comme dorées à neuf. Des boîtes de bouquinistes commençaient à envahir les parapets ; une péniche, chargée de charbon, luttait contre le courant terrible, sous une arche du pont Notre-Dame. |
2779 |
Tandis qu'ils avançaient, la braise ardente du couchant s'empourprait à leur gauche, au-dessus de la ligne sombre des maisons ; et l'astre semblait les attendre, s'inclinait à mesure, roulait lentement vers les toits lointains, dès qu'ils avaient dépassé le pont Notre-Dame, en face du fleuve élargi. |
2780 |
Les jours de ciel pur, au contraire, le soleil, pareil à une boule de feu, descendait majestueusement dans un lac de saphir tranquille ; un instant, la coupole noire de l'Institut l'écornait, comme une lune à son déclin ; puis, la boule se violaçait, se noyait au tond du lac devenu sanglant. |
2781 |
Lui, songeait aux camarades, avait parfois un petit frisson en croyant distinguer au loin quelque dos de sa connaissance. Il était travaillé d'une pudeur, l'idée qu'on pourrait dévisager la jeune fille, l'aborder, plaisanter peut-être, lui causait un insupportable malaise. |
2782 |
Et, ce jour-là justement, comme elle se serrait à son bras, et qu'ils approchaient du pont des Arts, il tomba sur Sandoz et Dubuche qui descendaient les marches du pont. Impossible de les éviter, on était presque face à face ; d'ailleurs, ses amis l'avaient aperçu sans doute, car ils souriaient. |
2783 |
Mais elle était devenue blême, elle le suppliait d'un geste éperdu, et il demeura immobile, l'haleine coupée. Les coups continuaient dans la porte. Une voix cria : «Claude ! Claude !» Lui, ne bougeait toujours point, combattu pourtant, les lèvres blanches, les yeux à terre. |
2784 |
On tapait plus fort, des rires éclataient, le peintre dut crier : «Entrez !» Et son malaise augmenta, en apercevant Jory, qui, galamment, introduisait Irma Bécot. Depuis quinze jours, Fagerolles la lui avait cédée ; ou plutôt il s'était résigné à ce caprice, par crainte de la perdre tout à fait. |
2785 |
Il bégayait des excuses : plus tard, il serait très heureux ; en ce moment, il craignait qu'un document nouveau n'achevât de l'embrouiller ; et elle se contenta de hausser les épaules, en le regardant fixement de ses jolis yeux de vice, d'un air de souriant mépris. Alors, Jory causa de la bande. |
2786 |
C'est qu'il les menait raides, les peintres de quatre sous, les réputations volées ! La campagne contre le jury du Salon faisait un vacarme du diable, il ne resterait pas un morceau de ses gabelous de l'idéal, qui empêcheraient la nature d'entrer. Claude l'écoutait, dans une impatience irritée. |
2787 |
Et elle s'étonnait : était-ce possible qu'un garçon intelligent peignît d'une façon si déraisonnable, si laide, si fausse ? car elle ne trouvait pas seulement ces réalités d'une hideur de monstres, elle les jugeait aussi en dehors de toute vérité permise. Enfin, il fallait être fou. |
2788 |
Au bout du deuxième mois, elle était conquise, elle se plantait devant les toiles, n'en avait plus peur, n'approuvait toujours pas beaucoup cette façon de peindre, mais commençait à répéter des mots d'artiste, déclarait ça «vigoureux, crânement bâti, bien dans la lumière». |
2789 |
Il lui semblait si bon, elle l'aimait tant, qu'après l'avoir excusé de barbouiller de pareilles horreurs, elle en venait à leur découvrir des qualités pour les aimer aussi un peu. Cependant, il était un tableau, le grand, celui du prochain Salon, qu'elle fut longue à accepter. |
2790 |
Maintenant, elle restait des minutes entières, les regards fixes, dans une contemplation muette. Comment donc sa ressemblance avait-elle disparu ainsi ? À mesure que le peintre s'acharnait, jamais content, revenant cent fois sur le même morceau, cette ressemblance s'évanouissait un peu chaque fois. |
2791 |
Elle se serait simplement assise, il n'aurait pris que des indications. Mais il l'avait vue si fâchée, qu'il craignait de l'irriter encore. Après s'être promis de la supplier gaiement, il ne trouvait pas les mots, tout d'un coup honteux, comme s'il se fût agi d'une inconvenance. |
2792 |
Mais, dès la semaine suivante, Claude redevint sombre. Il avait choisi Zoé Piédefer, pour poser le corps, et elle ne lui donnait pas ce qu'il voulait : la tête, si fine, disait-il, ne s'emmanchait point sur ces épaules canaille. Il s'obstina, pourtant, gratta, recommença. |
2793 |
Cela, lentement, avait germé, d'abord un simple souhait vite écarté comme absurde, puis une discussion muette, sans cesse reprise, enfin le désir net, aigu, sous le fouet de la nécessité. Cette gorge qu'il avait entrevue quelques minutes, le hantait d'un souvenir obsédant. |
2794 |
Lorsque, pendant des heures, tombé sur une chaise, il se dévorait d'impuissance à ne plus savoir où donner un coup de pinceau, il prenait des résolutions héroïques : dès qu'elle entrerait, il lui dirait son tourment, en paroles si touchantes, qu'elle céderait peut-être. |
2795 |
Ils n'en ouvraient point la bouche, mais leurs silences en étaient pleins ; ils ne risquaient plus un geste, ils n'échangeaient plus un sourire, sans retrouver au fond cette chose impossible à dire tout haut, et dont ils débordaient. Bientôt, rien d'autre ne resta dans leur vie de camarades. |
2796 |
C'était désormais comme une excitation de chaque minute, fouettant leur sang ; tandis que, dans cet envahissement de tout leur être, le tourment de ce qu'ils taisaient ainsi, sans pouvoir se le cacher, s'exagérait au point qu'ils en étouffaient, la poitrine gonflée de grands soupirs. |
2797 |
Tenez ! depuis ce matin, je me débats, et j'ai cru un moment avoir une idée : oui, ce serait d'aller chercher cette fille, cette Irma qui est venue comme vous étiez ici. Je sais bien qu'elle est petite et ronde, qu'il faudrait tout changer peut-être ; mais elle est jeune, elle doit être possible. |
2798 |
Elle voulait être là tout entière, chez elle, dans sa tendresse, en comprenant enfin quel malaise jaloux ce monstre bâtard lui causait depuis longtemps. Et, toujours muette, nue et vierge, elle se coucha sur le divan, prit la pose, un bras sous la tête, les yeux fermés. |
2799 |
C'était cette enfance, grêle encore, mais si souple, d'une jeunesse si fraîche ; et il s'étonnait de nouveau : où cachait-elle cette gorge épanouie, qu'on ne soupçonnait point sous la robe ? Il ne parla pas non plus, il se mit à peindre, dans le silence recueilli qui s'était fait. |
2800 |
Seulement, de temps à autre, elle ouvrait ses yeux clairs, les fixait sur un point vague de l'espace, restait ainsi un instant sans qu'il pût rien y lire de ses pensées, puis les refermait, retombait dans son néant de beau marbre, avec le sourire mystérieux et figé de la pose. |
2801 |
Puis, les yeux enflés de sommeil, effaré, il s'habilla, en grondant d'avoir dormi si tard. La veille, il avait promis à Dubuche et à Sandoz de les prendre, dès huit heures, chez ce dernier, pour se rendre tous les trois ensemble au Palais de l'Industrie, où l'on trouverait le reste de la bande. |
2802 |
C'était un peuple de marbre immobile, que baignait la lumière diffuse, descendue comme en poussière des vitres hautes. Au midi, des stores de toile barraient une moitié de la nef, blonde sous le soleil, tachée aux deux bouts par les rouges et les bleus éclatants des vitraux. |
2803 |
Quelques visiteurs, harassés déjà, occupaient les chaises et les bancs tout neufs, luisants de peinture ; tandis que les vols des moineaux qui habitaient, en l'air, la forêt des charpentes de fonte, s'abattaient avec des petits cris de poursuite, rassurés et fouillant le sable. |
2804 |
Un bronze raide et noble, la Minerve d'un membre de l'Institut, les avait exaspérés dès la porte. Mais, comme ils pressaient le pas le long d'une interminable ligne de bustes, ils reconnurent Bongrand, seul, faisant lentement le tour d'une figure couchée, colossale et débordante. |
2805 |
Devant certaines toiles, des visiteurs plaisantaient. Cela l'inquiéta, car il était d'une crédulité et d'une sensibilité de femme au milieu de ses rudesses révolutionnaires, s'attendant toujours au, martyre, et toujours saignant, toujours stupéfait d'être repoussé et raillé. |
2806 |
Une gaillarde qui ira loin, je l'ai toujours dit !... Mais on a beau la mettre dans des lits armoirés, elle a des rages de lits de sangle, il y a des soirs où il lui faut la soupente d'un peintre. Et c'est ainsi que, lâchant tout, elle est tombée au café Baudequin dimanche, vers une heure du matin. |
2807 |
C'était elle qui avait eu le caprice de visiter le Salon à son bras, et il avait si peu l'habitude de promener ainsi une femme, qu'il la perdait sans cesse en chemin, stupéfait de la retrouver toujours près de lui, ne sachant plus comment ni pourquoi ils étaient ensemble. |
2808 |
Et chaque toile avait son succès, des gens s'appelaient de loin pour s'en montrer une bonne, continuellement des mots d'esprit circulaient de bouche en bouche ; si bien que Claude, en entrant dans la quatrième salle, manqua gifler une vieille dame dont les gloussements l'exaspéraient. |
2809 |
Mais Claude, resté en arrière, entendait toujours monter les rires, une clameur grandissante, le roulement d'une marée qui allait battre son plein. Et, comme il pénétrait enfin dans la salle, il vit une masse énorme, grouillante, confuse, en tas, qui s'écrasait devant le tableau. |
2810 |
Une dame venait de se laisser tomber sur une banquette, les genoux serrés, étouffant, tâchant de reprendre haleine dans son mouchoir. Le bruit de ce tableau si drôle devait se répandre, on se ruait des quatre coins du Salon, des bandes arrivaient, se poussaient, voulaient en être. |
2811 |
Et, à ce moment, comme dernier coup, Claude vit reparaître Dubuche, qui traînait les Margaillan. Dès qu'il arriva devant le tableau, l'architecte, embarrassé, pris d'une honte lâche, voulut presser le pas, emmener son monde, en affectant de n'avoir aperçu ni la toile ni ses amis. |
2812 |
Et Irma, lâchée encore, venait de retrouver dans la cohue deux amis à elle, deux jeunes boursiers, qui étaient parmi les plus acharnés blagueurs, et qu'elle endoctrinait, qu'elle forçait à trouver ça très bien, en leur donnant des tapes sur les doigts. Mais Fagerolles n'avait pas desserré les dents. |
2813 |
Que voulaient dire les deux petites lutteuses du fond ? Et les qualités d'un maître, un morceau de peinture comme il n'y en avait pas deux dans le Salon ! Un grand mépris lui venait de ce peintre admirablement doué, qui faisait rire tout Paris comme le dernier des barbouilleurs. |
2814 |
C'était comme une fenêtre brusquement ouverte dans la vieille cuisine au bitume, dans les jus recuits de la tradition, et le soleil entrait, et les murs riaient de cette matinée de printemps ! La note claire de son tableau, ce bleuissement dont on se moquait, éclatait parmi les autres. |
2815 |
Il poussait le manque de sens critique jusqu'à ne pas faire de distinction, entre les fils les plus glorieux de ses mains, et les détestables magots qu'il lui arrivait de bâcler parfois. Sans fièvre nerveuse, sans un doute, toujours solide et convaincu, il avait un orgueil de Dieu. |
2816 |
Il faisait lourd, une tiédeur humide de serre, un air immobile, affadi d'une odeur de terreau fraîchement remué. Et, dominant cette houle du jardin, le fracas des salles du premier étage, le roulement des pieds sur les planchers de fer, ronflait toujours, avec sa clameur de tempête battant la côte. |
2817 |
D'un pas de flatterie, ils descendirent, hésitèrent, s'échouèrent enfin dans un petit café, le Pavillon de la Concorde, à gauche, avant la place. La salle était si étroite qu'ils s'attablèrent au bord de la contre-allée, malgré le froid tombant de la voûte des feuilles ; déjà touffue et noire. |
2818 |
C'était, avec les camarades, l'habituelle sortie du Salon, que, cette année-là, passionnait davantage encore la mesure libérale de l'Empereur : un flot montant de théories, une griserie d'opinions extrêmes qui rendait les langues pâteuses, toute la passion de l'art dont brûlait leur jeunesse. |
2819 |
Si jamais l'architecture d'un siècle devait avoir un style à elle, c'était assurément celle du siècle où l'on entrerait bientôt, un siècle neuf, un terrain balayé, prêt à la reconstruction de tout, un champ fraîchement ensemencé, dans lequel pousserait un nouveau peuple. |
2820 |
L'ombre avait envahi l'atelier, une ombre violâtre qui pleuvait de la baie vitrée en un mélancolique crépuscule, noyant les choses. Il ne voyait plus nettement le parquet, où les meubles, les toiles, tout ce qui traînait vaguement, semblait se fondre, comme dans l'eau dormante d'une mare. |
2821 |
Claude, ravi de la posséder ainsi tout un jour, voulut l'emmener à la campagne, par un besoin de l'avoir à lui seul, très loin, sous le grand soleil. Elle fut enchantée, ils partirent comme des fous, arrivèrent à la gare Saint-Lazare juste pour sauter dans un train du Havre. |
2822 |
Une vie de tourment commença. En quinze jours, elle ne put venir que trois fois ; et elle accourait, essoufflée, n'ayant que quelques minutes à elle, car justement la vieille dame se montrait exigeante. Lui, la questionnait, inquiet de la voir pâlie, énervée, les yeux brillants de fièvre. |
2823 |
Elle lui avoua qu'elle s'était évanouie, un soir, dans sa chambre, comme tout d'un coup étranglée par une main de plomb. Et elle n'avait pas de paroles mauvaises contre sa maîtresse, elle s'attendrissait au contraire : une pauvre créature, si vieille, si infirme, si bonne, qui l'appelait sa fille. |
2824 |
Maintenant, c'était frémissante de honte qu'elle rentrait dans cette maison rigide, où son amour lui semblait une tache. Elle s'était donnée, elle l'aurait crié tout haut, et son honnêteté se révoltait à cacher cela comme une faute, à mentir bassement ; ainsi qu'une servante qui craint un renvoi. |
2825 |
Jamais je n'y ai songé, je te le jure. Ah ! qu'elle garde tout et que je sois libre !... Moi, je ne tiens à rien ni à personne, je n'ai aucun parent, ne m'est-il pas permis de faire ce que je veux ? Je ne demande point que tu m'épouses, je demande seulement à vivre avec toi. |
2826 |
Tout de suite, Claude et elle avaient évoqué la vieille maison déserte de Bennecourt ; les rosiers géants, les pièces immenses. Ah ! partir ; partir sans perdre une heure, vivre au bout de la terre, dans la douceur de leur jeune ménage ! Elle, joyeuse, battait des mains. |
2827 |
En deux jours, tout fut prêt, le congé de l'atelier donné, les quatre meubles portés au chemin de fer. Une chance heureuse leur était advenue, une fortune, cinq cents francs payés par le père Malgras, pour un lot d'une vingtaine de toiles, qu'il avait triées au milieu des épaves du déménagement. |
2828 |
Ils allaient vivre comme des princes, Claude avait sa rente de mille francs, Christine apportait quelques économies, un trousseau, des robes. Et ils se sauvèrent, une véritable fuite, les amis évités, pas même prévenus par une lettre, Paris dédaigné et lâché avec des rires de soulagement. |
2829 |
Enfin, ils furent chez eux, n'occupant en haut qu'une des deux chambres, abandonnant l'autre aux souris, transformant en bas la salle à manger en un vaste atelier, surtout heureux, amusés comme des enfants, de manger dans la cuisine, sur une table de sapin, près de l'âtre où chantait le pot-au-feu. |
2830 |
Et toujours, et partout, ils se possédaient, avec le besoin inassouvi de se posséder encore. Une des surprises de Claude était de la voir rougir pour le moindre gros mot qui lui échappait. Les jupes rattachées, elle souriait d'un air de gêne, détournait la tête, aux allusions gaillardes. |
2831 |
Et, à ce propos, un jour, ils se fâchèrent presque. C'était, derrière leur maison, dans le petit bois de chênes où ils allaient parfois, en souvenir du baiser qu'ils y avaient échangé lors de leur première visite à Bennecourt. Lui, travaillé d'une curiosité, l'interrogeait sur sa vie de couvent. |
2832 |
Mais, quand il crut l'avoir conquise et qu'il voulut obtenir ses confidences, ainsi que d'un camarade qui n'a rien à cacher, elle s'échappa en phrases fuyantes, elle finit par bouder, muette, impénétrable. Et jamais elle n'en avoua plus long, même à lui qu'elle adorait. |
2833 |
Les heures qu'elle ne vivait pas près de lui, à son cou, elle les employait en ménagère bruyante, bouleversant la maison par de grands nettoyages que Mélie devait exécuter sous ses yeux, ayant des fringales d'activité qui la faisaient se battre en personne contre, les trois casseroles de la cuisine. |
2834 |
Il avait mis son divan dans la vaste salle transformée en atelier, il s'y allongeait pour la regarder semer et planter, par la fenêtre grande ouverte. C'était une paix absolue, la certitude qu'il ne viendrait personne, que pas un coup de sonnette ne le dérangerait, à aucun moment de la journée. |
2835 |
Il répétait chaque soir, en montant se coucher, que tout de même c'était une rude chance. Une seule plaie secrète saignait au fond de cette joie. Après la fuite de Paris, Sandoz ayant su l'adresse et ayant écrit, demandant s'il pouvait aller le voir, Claude n'avait pas répondu. |
2836 |
C'était fini, à quoi bon revenir sur le passé ? Vers les derniers jours de juillet, l'argent devenant rare, il dut se rendre à Paris pour vendre au père Malgras une demi-douzaine d'anciennes études ; et, en l'accompagnant à la gare, elle lui fit jurer d'aller serrer la main à Sandoz. |
2837 |
Et, dès lors, comme ils n'étaient pas méchants, ils l'attendirent, le souhaitèrent même, s'occupant déjà de lui et préparant tout pour sa venue. L'hiver eut des froids terribles, Christine fut retenue par un gros rhume dans la maison mal close, qu'on ne parvenait pas à chauffer. |
2838 |
Et, quand les choses se gâtaient par trop, elle ne savait que se jeter aux bras de son cher amour : c'était son refuge, cette poitrine de l'homme qu'elle aimait, l'unique source de l'oubli et du bonheur. Elle n'était qu'amante, elle aurait donné vingt fois le fils pour l'époux. |
2839 |
Une ardeur même l'avait reprise après la délivrance, une sève remontante d'amoureuse qui se retrouve, avec sa taille libre, sa beauté refleurie. Jamais sa chair de passion ne s'était offerte dans un tel frisson de désir. Ce fut l'époque cependant où Claude se remit un peu à peindre. |
2840 |
C'était pour se distraire. Puis, il s'échauffa, l'idée de peindre une figure habillée en plein soleil, finit par le hanter ; et, dès ce moment, sa femme fut sa victime, d'ailleurs complaisante, heureuse de lui faire un plaisir, sans comprendre encore quelle rivale terrible elle se donnait. |
2841 |
Mais c'était le diable. Égayé, chatouillé par le soleil, il riait et gigotait, ses petits pieds roses en l'air, se roulant, culbutant, le derrière par-dessus la tête. Le père, après avoir ri, se fâchait, jurait contre ce sacré mioche qui ne pouvait pas être sérieux une minute. |
2842 |
Est-ce qu'on plaisantait avec la peinture ? Alors, la mère, à son tour, faisait les gros yeux, maintenait le petit pour que le peintre attrapât au vol le dessin d'un bras ou d'une jambe. Pendant des semaines, il s'obstina, tellement les tons si jolis de cette chair d'enfance le tentaient. |
2843 |
On sortait moins, on avait presque délaissé le canot, qui achevait de se pourrir contre la berge ; car c'était toute une histoire que d'emmener le petit dans les îles. Mais on descendait souvent à pas ralentis le long de la Seine, sans jamais s'écarter à plus d'un kilomètre. |
2844 |
Lui, fatigué des éternels motifs du jardin, tentait maintenant des études au bord de l'eau ; et, ces jours-là, elle allait le chercher avec l'enfant, s'asseyait pour le regarder peindre, en attendant de rentrer languissamment tous les trois, sous la cendre fine du crépuscule. |
2845 |
Puis, découragée par ses sourires, sentant bien que la communion ne se faisait pas sur ce terrain, elle lâcha de nouveau son album, en le forçant à promettre qu'il lui donnerait des leçons de peinture, plus tard, quand il aurait le temps. D'ailleurs, elle trouvait très jolies ses dernières toiles. |
2846 |
Après cette année de repos en pleine campagne, en pleine lumière, il peignait avec une vision nouvelle, comme éclaircie, d'une gaieté de tons chantante. Jamais encore il n'avait eu cette science des reflets, cette sensation si juste des êtres et des choses, baignant dans la clarté diffuse. |
2847 |
Et, désormais, elle aurait déclaré cela absolument bien, gagnée par ce régal de couleurs, s'il avait voulu finir davantage, et si elle n'était restée interdite parfois, devant un terrain lilas ou devant un arbre bleu, qui déroutaient toutes ses idées arrêtées de coloration. |
2848 |
Maintenant, il n'évitait plus de passer devant l'auberge des Faucheur, il se laissait même arrêter par le Poirette, acceptait un verre de vin blanc ; et ses regards fouillaient la salle, comme s'il eût cherché, malgré la saison, des camarades d'autrefois, tombés là du matin. |
2849 |
Il s'attardait, dans l'attente ; puis, désespéré de solitude, il rentrait, étouffant de tout ce qui bouillonnait en lui, malade de n'avoir personne pour crier ce dont éclatait son crâne. L'hiver s'écoula pourtant, et Claude eut la consolation de peindre quelques beaux effets de neige. |
2850 |
Il était, ce matin-là, monté sur le plateau, pour chercher un motif, les bords de la Seine ayant fini par le lasser ; et il resta stupide, au détour d'un chemin, devant Dubuche qui s'avançait entre deux haies de sureau, coiffé d'un chapeau noir, pincé correctement dans sa redingote. |
2851 |
Seulement, que de peine encore, que d'inconnu devant lui ! Et il se plaignait avec amertume de ces écoles du gouvernement, où l'on trimait tant d'années, et qui n'assuraient même pas une position à tous ceux qu'elles jetaient sur le pavé. Brusquement, il s'arrêta au milieu du sentier. |
2852 |
À Paris ? mon Dieu ! à Paris, les camarades ne faisaient rien de bien neuf. Pourtant, dame ! ils jouaient des coudes, ils se poussaient à qui se caserait le premier. Naturellement, les absents avaient tort, il était bon d'y être, lorsqu'on ne voulait pas se laisser trop oublier. |
2853 |
C'étaient des journées heureuses, des après-midi entiers de confidences ; les anciennes volontés de gloire reprises en commun. Un jour, seul avec Claude, dans une île, étendus côte à côte, les yeux perdus au ciel, il lui conta sa vaste ambition, il se confessa tout haut. |
2854 |
Puis, ce qui surtout la décidait, c'était de lui donner un soutien, ce parrain qu'elle sentait si pondéré, si raisonnable, dans les éclats de sa force. Claude s'étonna, consentit avec un haussement d'épaules. Et le baptême eut lieu, on trouva une marraine, la fille d'une voisine. |
2855 |
Lui, qui, auparavant, cachait son regret de Paris, étourdissait maintenant Christine, l'entretenait du matin au soir, à propos d'affaires qu'elle ignorait et de gens qu'elle n'avait jamais vus. C'était, au coin du feu, lorsque Jacques dormait, des commentaires sans fin. |
2856 |
Au printemps, Claude, qui avait juré de ne plus exposer, par une affectation de dédain, s'inquiéta beaucoup du Salon. Quand il voyait Sandoz, il le questionnait sur les envois des camarades. Le jour de l'ouverture, il y alla, et revint le soir même, frémissant, très sévère. |
2857 |
La médaille l'enthousiasma, du coup il donna sa fille, il prit cet associé qui décuplerait les millions en caisse, puisqu'il savait ce qu'il était nécessaire de savoir pour bien bâtir. D'ailleurs, la pauvre Régine, toujours triste, d'une santé chancelante, aurait là un mari bien-portant. |
2858 |
Elle est certainement innocente de ce que son maçon de père a eu l'ambition stupide, d'épouser une fille de bourgeois, et de ce qu'ils l'ont si mal fichue à eux deux, lui le sang gâté par des générations d'ivrognes, elle épuisée, la chair mangée de tous les virus des races finissantes. |
2859 |
C'était vrai, pourtant, que tous les trois avaient pris femme ! Comme la vie était drôle ! Une fois encore, l'été s'acheva, le quatrième qu'ils passaient à Bennecourt. Jamais ils ne devaient être plus heureux, l'existence leur était douce et à bon compte, au fond de ce village. |
2860 |
Chaque jour, la situation empirait, ils avaient beau vivre tranquilles, sans cause de chagrin aucune, ils n'en glissaient pas moins à une tristesse, à un malaise qui se traduisait par une exaspération de toutes les heures. Et c'en était fait, des joies premières de la campagne. |
2861 |
Mais le pis était que, en lui, le peintre se dégoûtait de la contrée, ne trouvant plus un seul motif qui l'enflammât, battant les champs d'un pas morne, ainsi qu'un domaine vide désormais, dont il aurait épuisé la vie, sans y laisser l'intérêt d'un arbre ignoré, d'un coup de lumière imprévu. |
2862 |
C'était un coin de gâchis et de désordre, une cave de maçon tombé en déconfiture. Et, sur la vitre de la porte, barbouillée de craie, il y avait, comme par dérision, un grand soleil rayonnant, dessiné à coups de pouce, agrémenté d'un visage au centre, dont la bouche en demi-cercle éclatait de rire. |
2863 |
Est-ce qu'un soir, rentrant à l'improviste, il ne l'avait pas surpris avec Mathilde, l'herboriste d'à côté, en chemise tous les deux, mangeant un pot de confiture ! Ce n'était pas l'affaire de la trouver sans jupon : ça, il s'en fichait ; seulement, le pot de confiture était de trop. |
2864 |
Que diable, on fait comme pour la femme, on partage ; Et il y avait bientôt trois mois que la rancune durait, sans une détente, sans une explication. La vie s'était organisée, ils réduisaient les rapports strictement nécessaires aux courtes phrases, charbonnées le long des murs. |
2865 |
D'ailleurs, ils continuaient à n'avoir qu'une femme comme ils n'avaient qu'un lit, après être tacitement tombés d'accord sur les heures de chacun d'eux, l'un sortant quand venait le tour de l'autre. Mon Dieu ! on n'avait pas besoin de tant parler dans l'existence, on s'entendait tout de même. |
2866 |
Malheureusement, ça n'a pas duré, il est trop rustre, il s'est fait mettre à la porte de partout... Alors, mon vieux, comme il reste une jarre d'huile dont personne ne veut, ma foi ; nous vivons dessus. Oui, les jours où nous avons du pain, nous trempons notre pain dedans. |
2867 |
Enfin, c'était un désastre, la boutique mystérieuse, avec ses ombres fuyantes de soutanes, ses chuchotements discrets de confessionnal, son encens refroidi de sacristie, tout ce qu'on y remuait de petits soins dont on ne pouvait parler à voix haute, glissait à un abandon de ruine. |
2868 |
Son avare de père lui avait bien coupé les vivres de nouveau, en le maudissant de s'entêter à suivre une voie de scandale ; mais il s'en moquait maintenant, il gagnait sept ou huit mille francs dans le journalisme, où il faisait son trou comme chroniqueur et comme critique d'art. |
2869 |
Les jours tapageurs du Tambour, les articles à un louis étaient loin ; il se rangeait, collaborait à deux journaux très lus ; et, bien qu'il restât au fond le jouisseur sceptique, l'adorateur du succès quand même, il prenait une importance bourgeoise et commençait à rendre des arrêts. |
2870 |
Chaque mois, travaillé de sa ladrerie héréditaire, il plaçait déjà de l'argent dans d'infimes spéculations, connues de lui seul ; car jamais ses vices ne lui avaient moins coûté, il ne payait, les matins de grande largesse, qu'une tasse de chocolat aux femmes dont il était très content. |
2871 |
Et il fallut que Jory sonnât, puis le poussât dans le vestibule, en répétant que ce n'était pas une excuse, qu'on allait envoyer le valet de chambre prévenir rue de Douai. Une porte s'ouvrit, ils se trouvèrent devant Irma Bécot, qui s'exclama ; lorsqu'elle aperçut le peintre. |
2872 |
Ainsi qu'elle le disait parfois, dans ses heures d'abandon : ça, c'était sa tête pour les jobards. L'hôtel, étroit, avait encore des trous, au milieu de son luxe. Ce qui frappa le peintre, ce fut quelques bons tableaux pendus aux murs, un Courbet, une ébauche de Delacroix surtout. |
2873 |
Il sait bien, lui, qu'on ne se fâche pas avec moi. Oh ! nous nous connaissons tous les deux, nous avons poussé dans la même fente de pavé... Tiens ! regarde, quand je voudrai, je n'aurai qu'à faire ça, rien qu'un signe du petit doigt, et il sera là, à me lécher les pieds. |
2874 |
On causait d'autre chose, il était question des grands prix que commençait à atteindre la peinture. Irma, qui ne parlait plus, gardait un bout éteint de cigarette aux lèvres, les yeux fixés sur le peintre. Et elle l'interrogea brusquement, le tutoyant comme dans un songe. |
2875 |
Songez donc ; on espère tout, on rêve tout. C'est l'heure des illusions sans bornes : on a de si bonnes jambes, que les plus durs chemins paraissent courts ; on est dévoré d'un tel appétit de gloire, que les premiers petits succès emplissent la bouche d'un goût délicieux. |
2876 |
Mon malheur doit être que j'ai à la fois trop et pas assez de sens critique. Dès que je me mets à une étude, je l'exalte ; puis, si elle n'a pas de succès, je me torture. Il vaudrait mieux ne pas y voir du tout, comme cet animal de Chambouvard, ou bien y voir très clair et ne plus peindre. |
2877 |
À quel instant de crise étaient-ils donc venus, pour que ce maître hurlât de souffrance, en les consultant comme des camarades ? Et le pis était qu'ils n'avaient pu cacher une hésitation, sous les gros yeux ardents dont il les suppliait, des yeux où se lisait la peur cachée de sa décadence. |
2878 |
Eux, connaissaient bien le bruit courant, ils partageaient l'opinion que le peintre, depuis sa Noce au village, n'avait rien fait qui valût ce tableau fameux. Même, après s'être maintenu dans quelques toiles, il glissait désormais à une facture plus savante et plus sèche. |
2879 |
Fichtre ! nous n'étions pas gâtés, nous avions devant nous dix ans de travail et de lutte, avant de pouvoir imposer grand comme ça de la peinture... Tandis que, maintenant, le premier godelureau sachant camper un bonhomme, fait retentir toutes les trompettes de la publicité. |
2880 |
Est-ce que le sujet n'était pas moderne ? est-ce que ce n'était pas joliment peint, dans la gamme claire de l'école nouvelle ? Peut-être aurait-on pu désirer plus de force ; seulement, il fallait laisser sa nature à chacun ; puis, ça ne traînait pas dans les rues, le charrue et la distinction. |
2881 |
Non, le fameux Naudet avait des allures de gentilhomme, jaquette de fantaisie, brillant à la cravate, pommadé, astiqué, verni ; grand train d'ailleurs, voiture au mois, fauteuil à l'Opéra, table réservée chez Bignon, fréquentant partout où il était décent de se montrer. |
2882 |
Alors, Naudet ne perd pas de temps, il en case de la sorte neuf ou dix dans l'année. La vanité se mêle à l'espoir du gain, les prix montent, une cote s'établit, si bien que, lorsqu'il retourne chez son amateur, celui-ci, au lieu de rendre le tableau, en paie un autre huit mille. |
2883 |
Et la hausse va toujours son train, et la peinture n'est plus qu'un terrain louche, des mines d'or aux buttes Montmartre, lancées par des banquiers, et autour desquelles on se bat à coups de billets de banque !... Claude s'indignait, Jory trouvait ça très fort, lorsqu'on frappa. |
2884 |
Ah ! cette lumière ; cette facture si solide et si large ! Il faut remonter à Rembrandt, oui, à Rembrandt !... Écoutez, cher maître, je suis venu simplement pour vous rendre mes devoirs, mais c'est ma bonne étoile qui m'a conduit. Faisons enfin une affaire, cédez-moi ce bijou. |
2885 |
Un besoin de marcher encore, de s'abandonner à ce Paris, où les rencontres d'une seule journée lui emplissaient le crâne, le fit errer jusqu'à la nuit noire, dans la boue glacée des rues, sous la clarté des becs de gaz, qui s'allumaient un à un, pareils à des étoiles fumeuses au fond du brouillard. |
2886 |
Il avait eu beau se marier, changer son existence, se jeter en pleine lutte littéraire : il gardait son jour, ce jeudi qui datait de sa sortie du collège, au temps des premières pipes. Ainsi qu'il le répétait lui-même, en faisant allusion à sa femme, il n'y avait qu'un camarade de plus. |
2887 |
Et c'était tout, une vraie boîte de carton, des compartiments de tiroir, que séparaient des cloisons minces comme des feuilles de papier. Petite maison de travail et d'espoir cependant, vaste à côté des greniers de jeunesse, égayée déjà d'un commencement de bien-être et de luxe. |
2888 |
C'était un égorgement, un massacre, toute la critique hurlant à ses trousses, une bordée d'imprécations, comme s'il eût assassiné les gens, à la corne d'un bois. Et il en riait, excité plutôt, les épaules solides, avec la tranquille carrure du travailleur qui sait où il va. |
2889 |
Ils étaient autres pourtant, il les sentait changés, Mahoudeau aigri de misère, Jory enfoncé dans sa jouissance ; Gagnière plus lointain, envolé ailleurs ; et, surtout, il lui semblait que Fagerolles, près de lui, dégageait du froid, malgré l'exagération de sa cordialité. |
2890 |
Mais Gagnière était d'une absolue bonne foi : il s'étonnait qu'on pût faire un succès à un peintre qui n'observait seulement pas la loi des valeurs. Un succès à ce truqueur-là, jamais de la vie ! Que devenait la conscience ? Cette gaieté bruyante échauffa la fin du dîner. |
2891 |
Comme on passait ensuite la soirée là, autour de la table, à prendre du thé, ils se tinrent debout, continuant de causer contre les murs, pendant que la bonne ôtait le couvert. Le ménage aidait, elle remettant les salières dans un tiroir, lui donnant un coup de main pour plier la nappe. |
2892 |
Ce n'était encore que des regards ironiques de l'un à l'autre, des haussements d'épaules, tout le muet mépris de garçons qui ne veulent pas exécuter un camarade. Et ils se rabattirent sur Claude, ils se prosternèrent, l'accablèrent des espérances qu'ils mettaient en lui. |
2893 |
Seulement, il se mêlait à la joie de la flatterie une étrange angoisse, une peur de cet avenir, en les entendant le hausser à ce rôle de dictateur, comme s'il eût triomphé déjà. «Laissez donc ! finit-il par crier, il y en a qui me valent, je me cherche encore !» Jory, agacé, fumait en silence. |
2894 |
Même Gagnière, à un moment, quitta la table, pour se mettre au piano, où il estropia en sourdine des phrases de Wagner, avec les doigts raides d'un amateur qui fait ses premières gammes à trente ans. Vers onze heures, Dubuche, arrivant enfin, acheva de glacer la réunion. |
2895 |
Alors, Claude sentit nettement quelque chose se rompre. La vie avait-elle donc emporté déjà les soirées d'autrefois, si fraternelles dans leur violence, où rien ne les séparait encore, où pas un d'eux ne réservait sa part de gloire ? Aujourd'hui, la bataille commençait. |
2896 |
Les quatre autres remontèrent ensemble jusqu'au boulevard extérieur, presque sans échanger un mot, l'air étourdi d'être depuis si longtemps ensemble. Sur le boulevard, une fille ayant passé, Jory se lança derrière ses jupes, après avoir prétexté des épreuves qui l'attendaient au journal. |
2897 |
Le café n'avait pas changé, on s'y réunissait toujours le dimanche, une ferveur s'était déclarée même, depuis que Sandoz habitait le quartier ; mais la bande s'y noyait dans un flot de nouveaux venus, on était peu à peu submergé par la banalité montante des élèves du plein air. |
2898 |
C'est l'illustrateur musical de Shakespeare, de Virgile et de Goethe. Mais quel peintre ! le Delacroix de la musique, qui a fait flamber les sons, dans des oppositions fulgurantes de couleurs. Avec ça, la fêlure romantique au crâne, une religiosité qui l'emporte, des extases par-dessus les cimes. |
2899 |
Et Chopin, si dandy dans son byronisme, le poète envolé des névroses ! Et Mendelssohn, ce ciseleur impeccable, Shakespeare en escarpins de bal, dont les romances sans paroles sont des bijoux pour les dames intelligentes !... Et puis, et puis, il faut se mettre à genoux. |
2900 |
Depuis une semaine qu'il battait de nouveau Paris, il y rapportait ainsi chaque soir les fièvres de sa journée. Mais jamais encore il n'était revenu si tard, la tête si chaude et si fumante. Christine, vaincue par la fatigue, dormait sous la lampe éteinte, le front tombé au bord de la table. |
2901 |
Dès lors, ce trou lui parut charmant, elle se mit à le tenir sur un pied de propreté bourgeoise, ayant résolu de faire tout en personne et de se passer de servante, pour ne pas trop changer leur vie, qui allait être difficile. Claude vécut ces premiers mois dans une excitation croissante. |
2902 |
Il voulut le plein soleil, ce soleil de Paris, qui, certains jours, chauffe à blanc le paré, dans la réverbération éblouissante des façades : nulle part il ne fait plus chaud, les gens des pays brûlés s'épongent eux-mêmes, on dirait une terre d'Afrique, sous la pluie lourde d'un ciel en feu. |
2903 |
Alors, pourquoi de brusques trous ? pourquoi des parties indignes, inaperçues pendant le travail, tuant le tableau ensuite d'une taré ineffaçable ? Et il se sentait incapable de correction, un mur se dressait à un moment, un obstacle infranchissable, au-delà duquel il lui était défendu d'aller. |
2904 |
N'était-ce donc point assez de ne pas arriver à sortir ce qu'on avait dans le ventre ? Il fallait en outre se battre contre les choses ! Bien qu'il refusât de le confesser, la peinture sur nature, au plein air, devenait impossible, dès que la toile dépassait certaines dimensions. |
2905 |
Comment s'installer dans les rues, au milieu des foules ? comment obtenir, pour chaque personnage, les heures de pose suffisantes ? Cela, évidemment, n'admettait que certains sujets déterminés, des paysages, des coins restreints de ville, où les figures ne sont que des silhouettes faites après coup. |
2906 |
Il se plaignait amèrement de n'être pas riche, car il rêvait d'avoir des ateliers mobiles, une voiture à Paris, un bateau sur la Seine, dans lesquels il aurait vécu comme un bohémien de l'art. Mais rien ne l'aidait, tout conspirait contre son travail. Christine, alors, souffrit avec Claude. |
2907 |
Calmé tout d'un coup, avec le frisson peureux d'un réveil trop brusque, il se rendormait, les yeux ouverts, si paresseux à vivre, que les jouets, des bouchons, des images, de vieux tubes de couleur lui tombaient des mains. Déjà, elle avait essayé de lui apprendre ses lettres. |
2908 |
Il s'était remis à courir la ville, avec la volonté de chercher un coup, comme il le disait : quelque chose d'énorme, de décisif, il ne savait pas au juste. Et, jusqu'à septembre, il ne trouva rien, se passionnant pendant une semaine pour un sujet, puis déclarant que ce n'était pas encore ça. |
2909 |
Mais ce qui tenait le centre de l'immense tableau, ce qui montait du fleuve, se haussait, occupait le ciel, c'était la Cité, cette proue de l'antique vaisseau, éternellement dorée par le couchant. En bas, les peupliers du terre-plein verdissaient en une masse puissante, cachant la statue. |
2910 |
Le lendemain, dès qu'il eut déjeuné, il se sauva. Et elle passa une journée douloureuse, car si elle s'était rassurée un peu, en l'entendant siffler au réveil des airs du Midi, elle avait une autre préoccupation, qu'elle venait de lui cacher, dans la crainte de l'abattre encore. |
2911 |
Ce jour-là, pour la première fois, ils allaient manquer de tout ; une semaine entière les séparait du jour où ils touchaient la petite rente ; et elle avait dépensé son dernier sou le matin, il ne lui restait rien pour le soir, pas même de quoi mettre un pain sur la tablé. |
2912 |
Oh ! superbe ! J'y ai passé trois heures aujourd'hui, je tiens mon affaire, oh ! quelque chose d'étonnant, un coup à tout démolir... Regarde ! je me plante sous le pont, j'ai pour premier plan le port Saint-Nicolas, avec sa grue, ses péniches qu'on décharge, son peuple de débardeurs. |
2913 |
Que de fois j'ai regardé sans voir ! Il m'a fallu tomber là, après cette course le long des quais... Et, tu te rappelles, il y a un coup d'ombre de ce côté, le soleil ici tape droit, les tours sont là-bas, la flèche de la Sainte-Chapelle s'amincit, d'une légèreté d'aiguille dans le ciel. |
2914 |
Il insista, parla d'argent : Elle se troublait, elle finit par avouer tout, le dernier sou mangé le matin, la robe de soie engagée pour le dîner du soir. Et il eut alors un accès de remords et de tendresse, il l'embrassa en lui demandant pardon de s'être plaint, à table. |
2915 |
Oh ! un monsieur à cette heure, très gaillard, malgré ses soixante-dix ans. Je ne le reconnaissais pas, c'est lui qui m'a parlé... Oui, elle est morte, il y a six semaines. Ses millions ont passé aux hospices, sauf une rente que les deux vieux serviteurs mangent aujourd'hui en petits bourgeois. |
2916 |
Oh ! non, oh ! non... Ce serait une honte, si j'avais songé à son argent. Je te l'avouerais, tu sais que je ne suis pas menteuse ; mais j'ignore moi-même ce que j'ai eu, un bouleversement, une tristesse. Ah ! vois-tu, une tristesse à croire que tout allait finir pour moi. |
2917 |
Le petit Jacques n'avait rien entendu. Engourdi d'immobilité, il venait de s'endormir, la joue dans son livre d'images ; et sa tête trop grosse d'enfant manqué du génie, si lourde parfois qu'elle lui pliait le cou, blêmissait sous la lampe. Lorsque sa mère le coucha, il n'ouvrit même pas les yeux. |
2918 |
Ce fut à cette époque seulement que Claude eut l'idée d'épouser Christine. Tout en cédant aux conseils de Sandoz, qui s'étonnait d'une irrégularité inutile, il obéit surtout à un sentiment de pitié, au besoin de se montrer bon pour elle et de se faire ainsi pardonner ses torts. |
2919 |
Puisqu'il ne devait jamais la quitter, pourquoi ne pas lui faire ce plaisir ? Et, en effet, quand il lui en parla, elle eut un grand cri, elle se jeta à son cou, surprise elle-même d'en éprouver une si grosse émotion. Pendant une semaine, elle en fut profondément heureuse. |
2920 |
D'ailleurs, Claude ne hâta aucune des formalités, et l'attente des papiers nécessaires fut longue. Il continuait à réunir des études pour son tableau, elle semblait ainsi que lui sans impatience. À quoi bon ? cela n'apporterait certainement rien de nouveau dans leur existence. |
2921 |
Le matin, comme Christine mettait un col à une robe de laine grise, qu'elle avait eu la coquetterie de se faire pour la circonstance, Claude, déjà en redingote, piétinant d'ennui, eut l'idée d'aller prendre Mahoudeau, en prétextant que ce gaillard était bien capable d'oublier le rendez-vous. |
2922 |
Justement, la Baigneuse, placée très près, semblait revivre, sous le souffle tiède qui lui montait le long de l'échine, des jarrets à la nuque. Et tous les deux, assis maintenant, continuaient à la regarder de face et à causer d'elle, la détaillant, s'arrêtant à chaque partie de son corps. |
2923 |
Et lui, du même geste d'amour dont il s'enfiévrait à la caresser de loin, ouvrit les deux bras, au risque d'être tué sous elle. Une seconde, elle oscilla, puis s'abattit d'un coup, sur la face, coupée aux chevilles, laissant ses pieds collés à la planche. Claude s'était élancé pour le retenir. |
2924 |
Il y entra, la gorge amoureuse s'aplatit contre son épaule, les cuisses vinrent battre les siennes, tandis que la tête, détachée, roulait par terre. La secousse fut si rude qu'il se trouva emporté, culbuté jusqu'au mur ; et, sans lâcher ce tronçon de femme, il demeura étourdi, gisant près d'elle. |
2925 |
Il s'empressa, mais le sculpteur, après avoir réclamé son aide, voulait être seul à ramasser ces débris, comme s'il eût craint pour eux la brutalité de tout autre. Lentement, il se traînait à genoux, prenait les morceaux un à un, les couchait, les rapprochait sur une planche. |
2926 |
Et son mariage ? Il fallut que Mahoudeau changeât de vêtements. Comme il n'avait pas d'autre redingote, il dut se contenter d'un veston. Puis, lorsque la figure fut couverte de linges, ainsi qu'une morte sur laquelle on a tiré le drap, tous deux s'en allèrent en courant. |
2927 |
Rue de Douai, il n'y avait plus que le petit Jacques, laissé en garde chez la concierge. Christine, lasse d'attendre, venait de partir avec les trois autres témoins, croyant à un malentendu : peut-être Claude lui avait-il dit qu'il irait directement là-bas, en compagnie de Mahoudeau. |
2928 |
D'ailleurs, le mariage se trouva bâclé en quelques minutes, dans une salle absolument vide. Le maire ânonnait, les deux époux dirent le «oui» sacramentel d'une voix brève, tandis que les témoins s'émerveillaient du mauvais goût de la salle. Dehors, Claude reprit le bras de Christine, et ce fut tout. |
2929 |
Ce fut ainsi que Christine, très émue au fond, sous son affectation d'indifférence, entendit pendant trois heures son mari et les témoins s'enfiévrer au sujet de la borine femme à Mahoudeau. Depuis que les autres savaient l'histoire, ils en remâchaient les moindres détails. |
2930 |
Alors ils n'avaient pas faim, ils achevèrent un reste de bouilli, plutôt pour engager l'enfant à manger sa soupe ; et, quand ils l'eurent couché, ils s'installèrent sous la lampe, ainsi que tous les soirs. Cependant, Christine n'avait pas mis d'ouvrage devant elle, trop remuée pour travailler. |
2931 |
Une demi-heure, trois quarts d'heure s'écoulèrent ; aucun bruit, pas même un souffle, ne sortait de la chambre ; mais elle ne dormait point, allongée sur le dos, les yeux ouverts dans l'ombre ; et elle se risqua timidement à jeter un dernier appel, du fond de l'alcôve ténébreuse. |
2932 |
Dans l'atelier, le froid de glace augmentait, la lampe charbonnée brûlait avec une flamme rouge ; tandis que lui, penché sur son dessin, ne paraissait pas avoir conscience de la marche lente des minutes. À deux heures, pourtant, Claude se leva, furieux de ce que la lampe s'éteignait, faute d'huile. |
2933 |
C'était un ancien séchoir de teinturier, une baraque de quinze mètres de long sur dix de large, dont les planches et le plâtre laissaient passer tous les vents du ciel. On lui louait ça trois cents francs. L'été allait venir, il abattrait vite son tableau, puis donnerait congé. |
2934 |
Dès lors, il se décida à tous les frais nécessaires, dans sa fièvre de travail et d'espoir. Puisque la fortune était certaine, pourquoi l'entraver par des prudences inutiles ? Usant de son droit, il entama le capital de sa rente de mille francs, il s'habitua à prendre sans compter. |
2935 |
D'abord, il s'était caché de Christine, car elle l'en avait empêché deux fois déjà ; et, lorsqu'il dut le dire, elle aussi, après huit jours de reproches et d'alarmes, s'y accoutuma, heureuse du bien-être où elle vivait, cédant à la douceur d'avoir toujours de l'argent dans la poche. |
2936 |
Bientôt, Claude ne vécut plus que pour son tableau. Il avait meublé le grand atelier sommairement : des chaises, son ancien divan du quai de Bourbon, une table de sapin, payée cent sous chez une fripière. La vanité d'une installation luxueuse lui manquait, dans la pratique de son art. |
2937 |
Sous une tombée de neige tardive, il la vit fourrée d'hermine, au-dessus de l'eau couleur de boue, se détachant sur un ciel d'ardoise claire. Il la vit, aux premiers soleils, s'essuyer de l'hiver, retrouver une enfance, avec les pousses vertes des grands arbres du terre-plein. |
2938 |
Le soir, il chancelait comme un homme ivre, il s'endormait à la dernière bouchée, foudroyé ; et il fallait que sa femme le couchât, ainsi qu'un enfant. De ce travail héroïque, il sortit une ébauche magistrale, une de ces ébauches où le génie flambe, dans le chaos encore mal débrouillé des tons. |
2939 |
Et Claude, en effet, comme si cette ironie d'un habile homme lui eût porté malheur, ne fit ensuite que gâter son ébauche : C'était sa continuelle histoire, il se dépensait d'un coup, en un élan magnifique ; puis, il n'arrivait pas à faire sortir le reste, il ne savait pas finir. |
2940 |
Son impuissance recommença, il vécut deux années sur cette toile, n'ayant d'entrailles que pour elle, tantôt ravi en plein ciel par des joies folles, tantôt retombé à terre, si misérable, si déchiré de doutes que les moribonds râlant dans des lits d'hôpital étaient plus heureux que lui. |
2941 |
Celle-ci, il ne lui suffisait pas de la tuer d'un coup de couteau, il fallait l'anéantir. Une autre année se passa pour Claude à des besognes vagues. Il travaillait par habitude, ne finissait rien, disait lui-même, avec un rire douloureux, qu'il s'était perdu et qu'il se cherchait. |
2942 |
Il souffrait comme un damné roulant l'éternelle roche qui retombait et l'écrasait ; mais l'avenir lui restait, la certitude de la soulever de ses deux poings, un jour, et de la lancer dans les étoiles. On vit enfin ses yeux se rallumer de passion, on sut qu'il se cloîtrait de nouveau rue Tourlaque. |
2943 |
Et il y mettait encore sa propre passion, son amour des beaux ventres, des cuisses et des gorges fécondes, comme il brûlait d'en créer à pleines mains, pour les enfantements continus de son art. Devant l'argumentation pressante de son ami, il feignit pourtant d'être ébranlé. |
2944 |
Alors, Christine, qui, depuis longtemps, n'était plus mêlée au travail quotidien de Claude, vécut de nouveau avec lui chaque heure des longues séances. Elle l'aida à gratter et à poncer l'ancienne toile, elle lui donna des conseils pour la rattacher au mur plus solidement. |
2945 |
Ce n'était plus son ancienne révolte de petite bourgeoise peignant l'aquarelle, contre cet art libre, superbe et brutal. Non, elle l'avait compris peu à peu, rapprochée d'abord par sa tendresse pour le peintre, gagnée ensuite par le régal de la lumière, le charme original des notes blondes. |
2946 |
Ce fut d'abord une lutte sourde de toutes les minutes. Elle s'imposait, glissait à chaque instant ce qu'elle pouvait de son corps, une épaule, une main, entre le peintre et son tableau. Toujours, elle demeurait là, à l'envelopper de son haleine, à lui rappeler qu'il était sien. |
2947 |
Souvent, déjà, pour camper les petites figures de ses derniers tableaux, Claude avait pris d'après Christine des indications, une tête, un geste des bras, une allure du corps. Il lui jetait un manteau aux épaules, il la saisissait dans un mouvement et lui criait de ne plut bouger. |
2948 |
Mais, depuis que Claude avait établi largement, au fusain, la grande figure de femme debout, qui allait tenir le milieu de son tableau, Christine regardait cette vague silhouette, songeuse, envahie d'une pensée obsédante, devant laquelle s'en allaient un à un ses scrupules. |
2949 |
Ils attendaient que Jacques fût parti à l'école, ils s'enfermaient, et la séance durait des heures. Les premiers jours, Christine souffrit beaucoup de l'immobilité ; puis, elle s'accoutuma, n'osant se plaindre, de peur de le fâcher, retenant ses larmes, quand il la bousculait. |
2950 |
Comme le petit Jacques, malade d'une de ses crises de stupeur souffrante, n'avait pu aller à l'école, on s'était décidé à l'enfermer au fond de la chambre, en lui recommandant d'être bien sage. Et, frissonnante, la mère se déshabilla, se planta près du poêle, immobile, tenant la pose. |
2951 |
Il avait même cessé de lui parler, elle retombait à son rôle d'objet, beau de couleur. Il ne regardait qu'elle depuis le matin, et elle ne se voyait plus dans ses yeux, étrangère désormais, chassée de lui. Enfin, il s'interrompit de fatigue, il remarqua qu'elle tremblait. |
2952 |
D'habitude, par une dernière galanterie de mari, il payait d'un baiser rapide l'ennui de la séance. Mais, plein de son travail, il oublia, il lava tout de suite ses pinceaux, qu'il trempait, agenouillé, dans un pot de savon noir. Et elle, qui attendait, restait nue, debout, espérant encore. |
2953 |
N'était-ce pas son métier, désormais ? Comment se refuser, à présent que l'habitude en était prise ? Jamais elle n'aurait causé un chagrin à Claude ; et elle recommençait chaque jour cette défaite de son corps. Lui, n'en parlait même plus, de ce corps brûlant et humilié. |
2954 |
La bonne vie à deux avait cessé, un ménage à trois semblait se faire, comme s'il eût introduit dans la maison une maîtresse, cette femme qu'il peignait d'après elle. Le tableau immense se dressait entre eux, les séparait d'une muraille infranchissable ; et c'était au-delà qu'il vivait, avec l'autre. |
2955 |
Cette peinture, qu'elle avait déjà acceptée sans restrictions, elle la haussa encore, au fond d'un tabernacle farouche, devant lequel elle demeurait écrasée, comme devant ces puissants dieux de colère, que l'on honore, dans l'excès de haine et d'épouvante qu'ils inspirent. |
2956 |
Toujours en bataille avec le réel, et toujours vaincu, la lutte contre l'Ange ! Il se brisait à cette besogne impossible de faire tenir toute la nature sur une toile, épuisé à la longue dans les perpétuelles douleurs qui tendaient ses muscles, sans qu'il pût jamais accoucher de son génie. |
2957 |
Puis, lorsqu'il rentrait rue Tourlaque, les jambes brisées, le crâne vide, il jetait sur sa peinture le regard navré et peureux qu'on risque sur une morte, dans une chambre de deuil ; jusqu'à ce qu'un nouvel espoir de la ressusciter, de la créer vivante enfin, lui fît remonter une flamme au visage. |
2958 |
Mais, depuis une heure, Claude s'assombrissait, perdait de la joie d'enfant qu'il avait montrée au début de la séance. Aussi n'osait-elle souffler, sentant à son propre malaise que tout se gâtait encore, craignant de précipiter la catastrophe, si elle bougeait un doigt. |
2959 |
Il proscrivait l'huile, en parlait comme d'une ennemie personnelle. Au contraire, l'essence faisait mat et solide ; et il avait des secrets à lui qu'il cachait, des solutions d'ambre, du copal liquide, d'autres résines encore, qui séchaient vite et empêchaient la peinture de craquer. |
2960 |
Seulement, il devait ensuite se battre contre des embus terribles, car ses toiles absorbantes buvaient du coup le peu d'huile des couleurs. Toujours la question des pinceaux l'avait préoccupé : il les voulait d'un emmanchement spécial, dédaignant la marte, exigeant du crin séché au four. |
2961 |
Puis, la grosse affaire était le couteau à palette, car il l'employait pour les fonds, comme Courbet ; il en possédait une collection, de longs et flexibles, de larges et trapus, un surtout, triangulaire, pareil à celui des vitriers, qu'il avait fait fabriquer exprès, le vrai couteau de Delacroix. |
2962 |
Christine, qui voulut chercher du travail, ne savait rien faire, pas même coudre : elle se désolât, les mains inertes, s'irritait contre son éducation imbécile de demoiselle, qui lui laissait la seule ressource de se placer un jour domestique, si leur vie continuait à se gâter. |
2963 |
Lui, tombé dans la moquerie parisienne, ne vendait absolument plus rien. Une exposition indépendante, où il avait montré quelques toiles, avec des camarades, venait de l'achever près des amateurs, tant le public s'était égayé de ces tableaux bariolés de tous les tons de l'arc-en-ciel. |
2964 |
C'était pour lui comme une déchéance physique, il en dépérissait, il en sortait malade, incapable d'une séance sérieuse, regardant son grand tableau en détresse, avec des yeux de damné, sans y toucher d'une semaine parfois, comme s'il s'était senti les mains encrassées et déchues. |
2965 |
Cette fois, il s'était juré de ne rentrer jamais, il courait Paris depuis midi, comme s'il avait entendu galoper derrière ses talons le spectre blafard de la grande figure nue, ravagée de continuelles retouches, toujours laissée informe, le poursuivant de son désir douloureux de naître. |
2966 |
C'était une demeure princière, d'un luxe magnifique, surtout d'un extrême raffinement dans le bien-être voluptueux, une grande alcôve de femme sensuelle, un grand lit d'amour qui commençait aux tapis du vestibule, pour monter et s'étendre jusqu'aux murs capitonnés des chambres. |
2967 |
Aujourd'hui, après avoir beaucoup coûté, l'auberge rapportait davantage, car on y payait le renom de ses matelas de pourpre, les nuits y étaient chères. En rentrant avec Claude, Irma défendit sa porte. Elle aurait mis le feu à toute cette fortune pour un caprice satisfait. |
2968 |
Son aventure ne l'étonnait même pas, dans le détraquement de sa vie. Et elle, ne pouvant comprendre cet abandon brutal, le trouvait drôle à mourir, se récréait comme une fille échappée, à moitié dévêtue elle-même, le pinçant, le mordant, jouant à des jeux de mains, en vrai petit voyou du pavé. |
2969 |
De grands rires étranglaient les mots dans sa gorge. Il lui semblait si laid, si comique, qu'elle le baisait partout avec rage. Vers trois heures du matin, au milieu des draps froissés, arrachés, Irma s'allongea, nue, la chair gonflée de sa débauche, bégayante de lassitude. |
2970 |
Noirci, allons donc ! Jamais elle ne noircirait, elle avait l'immortelle jeunesse. Un véritable amour s'était emparé de lui, il parlait d'elle ainsi que d'une personne, avait de brusques besoins de la voir, qui lui faisaient tout quitter, comme pour courir à un rendez-vous. |
2971 |
C'est très drôle, tu as eu la poitrine mûre de bonne heure. Je me souviens de ma surprise, quand je t'ai vue avec une gorge de vraie femme, tandis que le reste gardait la finesse grêle de l'enfance... Et si souple et si frais, une éclosion de bouton, un chantre de printemps. |
2972 |
Elle abaissait sur elle des regards troubles, elle croyait voir se creuser des rides, se déformer les lignes pures. Jamais elle ne s'était étudiée ainsi, elle avait la honte et le dégoût de son corps, ce désespoir infini des femmes ardentes, lorsque l'amour les quitte avec leur beauté. |
2973 |
Et elle pardonna une fois de plus, elle reprit la pose, si frémissante, que les ondes douloureuses passaient le long de ses membres ; tandis que, dans son immobilité de statue, de grosses larmes muettes continuaient de tomber de ses joues sur sa gorge, où elles ruisselaient. |
2974 |
C'était lui peut-être la cause de tout. Elle ne pleura plus, elle excusait déjà le père, elle se sentait une colère sourde contre le pauvre être, pour qui sa maternité ne s'était jamais éveillée, et qu'elle haïssait maintenant, à cette idée qu'il a pu, en elle, détruire l'amante. |
2975 |
Gagnière, lui, avait même quitté Paris, pour aller habiter l'une de ses maisons de Melun, où il vivait chichement de la location de l'autre, après s'être marié, à la stupéfaction des camarades, avec sa maîtresse de piano, une vieille demoiselle qui lui jouait du Wagner, le soir. |
2976 |
Il y revenait pour le petit Jacques, son filleul, pour cette triste femme aussi, cette Christine dont le visage de passion, au milieu de cette misère, le remuait profondément, comme une de ces visions de grandes amoureuses qu'il aurait voulu faire passer dans ses livres. |
2977 |
Quant à l'horizon, superbe ! toute la plaine Saint-Denis, des lieues et des lieues, avec des rivières, des villes, des fabriques qui fument, des trains qui soufflent. Enfin, un vrai trou d'ermite dans la montagne, le dos tourné à Paris, les yeux là-bas, dans la campagne sans bornes. |
2978 |
Tout de suite, je retombe au somnambulisme des heures de création, aux indifférences et aux maussaderies de mon idée fixe. Tant mieux si les pages du matin ont bien marché, tant pis si une d'elles est restée en détresse ! La maison rira ou pleurera, selon le bon plaisir du travail dévorateur. |
2979 |
Oui, il y en a, paraît-il, pour lesquels la production est un plaisir facile, bon à prendre, bon à quitter, sans fièvre aucune. Ils sont ravis, ils s'admirent, ils ne peuvent écrire deux lignes qui ne soient pas, deux lignes d'une qualité rare, distinguée, introuvable.. |
2980 |
Eh ! c'est toujours très laid, un livre ! il faut ne pas en avoir fait la sale cuisine, pour l'aimer... Je ne parle pas des potées d'injures qu'on reçoit. Au lieu de m'incommoder, elles m'excitent plutôt. J'en vois que les attaques bouleversent, qui ont le besoin peu fier de se créer des sympathies. |
2981 |
Non, je tout qui fichait le camp, dans cette sacrée toile. La lumière s'en allait, et il y a eu un moment, sous un petit jours gris, très fin, où j'ai brusquement vu clair : oui, rien ne tient, les fonds seuls sont jolis, la femme nue détonne comme un pétard, pas même d'aplomb, les jambes mauvaises. |
2982 |
Ah ! c'était à en crever du coup, j'ai senti que la vie se décrochait dans ma carcasse... Puis, les ténèbres ont coulé encore, encore : un vertige, un engouffrement, la terre roulée au néant du vide, la fin du monde ! Je n'ai plus vu bientôt que son ventre, décroissant comme une lune malade. |
2983 |
Dans ce premier moment terrible, son désespoir s'aggravait surtout d'un poignant remords, celui de ne l'avoir pas aimé assez, le pauvre enfant. Une vision rapide déroulait les jours, chacun d'eux lui apportait un regret, des paroles mauvaises, des caresses différées, des rudesses même parfois. |
2984 |
Lui qu'elle trouvait si désobéissant, il venait de trop obéir. Elle lui avait tant de fois répété, quand il jouait : «Tiens-toi tranquille, laisse travailler ton père !» qu'à la fin il était sage, pour longtemps. Cette idée la suffoqua, chaque sanglot lui arrachait un cri sourd. |
2985 |
Claude s'était mis à marcher, dans un besoin nerveux de changer de place. La face convulsée, il ne pleurait que de grosses larmes rares, qu'il essuyait régulièrement, d'un revers de main. Et, quand il passait devant le petit cadavre, il ne pouvait s'empêcher de lui jeter un regard. |
2986 |
Est-ce que cela était payé ? Décoré de l'année précédente, Fagerolles exigeait, assurait-on, dix mille francs d'un portrait. Naudet, qui, après l'avoir lancé, exploitait maintenant son succès par coupes réglées, ne lâchait pas un de ses tableaux à moins de vingt, trente, quarante mille francs. |
2987 |
Ce que j'ai eu de monde ! Un vrai défilé qui m'a tenu huit jours sur les jambes, du matin au soir... Je ne voulais pas exposer, ça déconsidère. Naudet, lui aussi, s'y opposait. Mais, que veux-tu ? on m'a tant sollicité, tous les jeunes gens désirent me mettre du jury, pour que je les défende. |
2988 |
Puis, le jour du vote, il ne put demeurer en place, il s'en alla rôder aux Champs-Élysées, en se donnant le prétexte d'une longue promenade. Autant là qu'ailleurs ; car il avait cessé tout travail, dans l'attente inavouée du Salon, et il recommençait ses interminables courses à travers Paris. |
2989 |
Maintenant, l'escalier était libre, entrait qui voulait. En haut, il tomba dans l'immense salle du jury, dont les fenêtres donnent sur les Champs-Élysées. Une table de douze mètres en occupait le centre ; tandis que, dans la cheminée monumentale, à l'un des bouts, brûlaient des arbres entiers. |
2990 |
Mais il restait à en organiser trois ou quatre, et personne ne se présentait plus, tous fuyaient, par crainte de l'écrasante besogne qui clouait les gens de zèle une partie de la nuit. Justement, Fagerolles, sur la brèche depuis le matin, s'agitait, criait, pour dominer le vacarme. |
2991 |
Du reste, il goûtait souvent, cette joie, car le camarade s'était rendu populaire, se montrant partout, fréquentant les cafés où se tenaient des groupes influents, risquant même des professions de loi, s'engageant vis-à-vis des jeunes, sans négliger de saluer très bas les membres de l'Institut. |
2992 |
On se lâchait, un petit sculpteur pâle monta sur une chaise pour haranguer le peuple ; un peintre à la moustache raide, sous un nez crochu, enfourcha une chaise et galopa autour de la table, saluant, faisant l'Empereur. Peu à peu, cependant, beaucoup se lassaient, s'en allaient. |
2993 |
Il arriva aussi des reporters ; et on les voyait s'élancer hors de la salle, un à un, dès qu'une addition partielle leur était communiquée. Claude, enroué, appelait toujours. La fumée et la chaleur devenaient intolérables, une odeur d'étable montait de la jonchée boueuse du sol. |
2994 |
Une heure du matin, puis deux heures sonnèrent. Il dépouillait, il dépouillait, et la conscience qu'il y mettait, l'attardait tellement, que les autres bureaux avaient depuis longtemps fini leur travail, quand le sien se trouvait empêtré encore dans des colonnes de chiffres. |
2995 |
Fagerolles était nommé le quinzième sur quarante, de cinq places avant Bongrand, porté sur la même liste, mais dont le nom avait dû être souvent rayé. Et le jour pointait, lorsque Claude rentra rue Tourlaque, brisé et ravi. Alors, pendant deux semaines, il vécut anxieux. |
2996 |
Derrière le jury, marchaient les soixante-dix gardiens en blouse blanche, évoluant sous les ordres d'un brigadier, faisant le tri à chaque décision communiquée par les secrétaires, les reçus séparés des refusés qu'on emportait à l'écart, comme des cadavres après la bataille. |
2997 |
D'autres, au contraire, détachés de ces intrigues, austères ou insouciants, achevaient une cigarette, le regard perdu. Puis, la besogne reprenait, mais plus douce, dans une salle unique, où il y avait des chaises, même des tables, avec des plumes, du papier, de l'encre. |
2998 |
Mais, au fond des vanités ravagées, il y avait des blessures à jamais saignantes, des duels au couteau dont on agonisait en souriant. Bongrand et Fagerolles levèrent seuls la main, et l'Enfant mort, refusé, n'eut plus que la chance d'être repris, lors de la révision générale. |
2999 |
Dès quatre heures, c'était une déroute, une débâcle d'année battue. En arrière, très loin, des jurés se traînaient, hors d'haleine. D'autres, un à un, perdus entre les cadres, suivaient les sentiers étroits, renonçant à en sortir, tournant sans espoir de trouver jamais le bout. |
3000 |
Comment être justes, grand Dieu ! Que reprendre dans ce tas d'épouvante ? Au petit bonheur, sans bien distinguer un paysage d'un portrait, on complétait le nombre. Deux cents, deux cent quarante, encore huit, il en manquait encore huit, Celui-là ? Non, cet autre ! Comme vous voudrez. |
3001 |
Mais, cette fois, on plaisantait, un farceur feignait de trébucher et de mettre le pied au milieu de la toile, d'autres couraient le long des petits sentiers, comme pour chercher le vrai sens du tableau, déclarant qu'il était beaucoup mieux à l'envers. Fagerolles se mit à blaguer, lui aussi. |
3002 |
Était-elle jolie ? Ces messieurs, devant la peinture de femme, se montraient goguenards, sans galanterie aucune. Et lui, demeurait perplexe, car la dame en question était une protégée d'lrma. Il tremblait à l'idée de la terrible scène, s'il ne tenait pas sa promesse. Un expédient lui vint. |
3003 |
Alors, Claude se mit à chercher son tableau. Il tâcha de s'orienter d'après les lettres, se trompa, suivit les salles de gauche. Toutes les portes s'ouvraient à la file, c'était une profonde perspective de portières en vieille tapisserie, avec des angles de tableaux entrevus. |
3004 |
Alors, comme il était arrivé dans la grande salle de l'Est, il se lança au travers des autres petites salles en retour, cette queue reculée, moins fréquentée, où les tableaux semblent se rembrunir d'ennui, et qui est la terreur des peintres. Là encore, il ne découvrit rien. |
3005 |
Ahuri, désespéré, il vagabonda, sortit sur la galerie du jardin, continua de chercher, parmi le trop-plein des numéros débordant au-dehors, blafards et grelottants sous la lumière crue ; puis, après d'autres courses lointaines, il retomba pour la troisième fois dans le salon d'honneur. |
3006 |
C'était le galop ordinaire de la première heure, tous se cherchant, courant se voir, éclatant en récriminations, en fureurs bruyantes, interminables : on était trop haut, le jour tombait mal, les voisinages tuaient l'effet, on parlait de décrocher son tableau et de l'emporter. |
3007 |
Un surtout s'acharnait, un grand maigre, relançant de salle en salle Fagerolles, qui avait beau lui expliquer son innocence : il n'y pouvait rien, on suivait l'ordre des numéros de classement, les panneaux de chaque mur étaient disposés par terre, puis accrochés, sans qu'on favorisât personne. |
3008 |
Mais une fierté l'arrêta, à le voir si entouré. N'était-ce pas imbécile et douloureux, ce continuel besoin d'un autre ? Du reste, il réfléchissait brusquement qu'il devait avoir sauté toute une file de salons, à droite ; et, en effet, il y avait là des lieues nouvelles de peinture. |
3009 |
D'abord, il ne put le voir, tant le flot des épaules moutonnait, une muraille épaissie de têtes, en rempart de chapeaux. On se ruait, dans une admiration béante. Enfin, à force de se hausser sur la pointe des pieds, il aperçut la merveille, il reconnut le sujet, d'après ce qu'on lui en avait dit. |
3010 |
Tout cela, les figures, les étoffes, la nature morte du déjeuner, s'enlevait gaiement en plein soleil, sur les verdures assombries du fond ; et l'habileté suprême était dans cette forfanterie d'audace, dans cette force menteuse qui bousculait juste assez la foule pour la faire se pâmer. |
3011 |
Ce n'était pas lui qui se fâchait incongrûment en morceaux passionnés, d'une création débordante ; non, quand il avait pris trois notes sur nature, il donnait les trois notes, pas une de plus. Un chroniqueur qui arrivait, s'extasia, trouva le mot : une peinture bien parisienne. |
3012 |
Là, il avait le public de face, dans le jour gris que filait la toile du plafond, éteignant le milieu de la salle ; tandis que la lumière vive, glissée des bords de l'écran, éclairait les tableaux des murs d'une nappe blanche, où l'or des cadres prenait le ton chaud du soleil. |
3013 |
De vieux messieurs arrondissaient les yeux, d'un air entendu. Un mari expliquait tout bas le sujet à sa jeune femme, qui hochait le menton, dans un joli mouvement du col. Il y avait des émerveillements béats, étonnés, profonds, gais, austères, des sourires inconscients, des airs mourants de tête. |
3014 |
Les chapeaux noirs se renversaient à demi, les fleurs des femmes coulaient sur leurs nuques. Et tous ces visages s'immobilisaient une minute, étaient poussés, remplacés par d'autres qui leur ressemblaient, continuellement. Alors, Claude s'oublia, stupide devant ce triomphe. |
3015 |
La salle devenait trop petite, toujours des bandes nouvelles s'y entassaient. Ce n'étaient plus les vides de la première heure, les souffles froids montés du jardin, l'odeur de vernis errante encore ; maintenant, l'air s'échauffait, s'aigrissait du parfum des toilettes. |
3016 |
Il devait pleuvoir, une de ces averses brusques de printemps, car les derniers venus apportaient une humidité, des vêtements lourds qui semblaient fumer, dès qu'ils entraient dans la chaleur de la salle. En effet, des coups de ténèbres passaient, depuis un instant, sur l'écran du plafond. |
3017 |
Une moire d'ombres courait le long des murs, tous les tableaux s'obscurcissaient, le public se noyait de nuit ; jusqu'à ce que la nuée emportée, le peintre revît sortir les têtes de ce crépuscule, avec les mêmes bouches rondes, les mêmes yeux ronds de ravissement imbécile. |
3018 |
Claude, qui lui parla sans recevoir de réponse, vit bien que, derrière cette face calme et gaie, l'âme était absente, envolée dans le deuil, saignante d'un affreux tournent, et, saisi d'un respect effrayé, il n'insista pas, il partit, sans même que Bongrand s'en aperçut, de ses yeux vides. |
3019 |
Mais, comme il se retrouvait dans la salle de l'Est, cette halle où agonise le grand art, le dépotoir où l'on empile les vastes compositions historiques et religieuses, d'un froid sombre, il eut une secousse, il demeura immobile, les yeux en l'air. Cependant, il était passé deux fois déjà. |
3020 |
Là-haut, c'était bien sa toile, si haut, si haut, qu'il hésitait à la reconnaître, toute petite, posée en hirondelle, sur le coin d'un cadre, le cadre monumental d'un immense tableau de dix maîtres, représentant le Déluge, le grouillement d'un peuple jaune, culbuté dans de l'eau lie-de-vin. |
3021 |
Puis, on distinguait les yeux clairs et fixes, on reconnaissait une tête d'enfant, le cas de quelque maladie de la cervelle, d'une profonde et affreuse piffé. Claude s'approcha, se recula, pour mieux voir. Le jour était si mauvais, que des reflets dansaient dans la toile, de partout. |
3022 |
Pourquoi ne le huait-on pas ? Ah ! les insultes de jadis, les moqueries, les indignations, ce qui l'avait déchiré et fait vivre ! Non, plus rien, pas même un crachat au passage : c'était la mort. Dans la salle immense, le public défilait rapidement, pris d'un frisson d'ennui. |
3023 |
Un besoin maladif l'enrageait d'entendre une parole, une seule. Pourquoi exposer ? comment savoir ? tout, plutôt que cette torture du silence ! Et il étouffa, lorsqu'il vit s'approcher un jeune ménage, la femme ravissante, l'allure délicate et fluette d'une bergère en Saxe. |
3024 |
Alors, Claude demeura là, debout, inconscient et hanté, les yeux cloués en l'air, au milieu du troupeau continu de la foule qui galopait, indifférente, sans un regard à cette chose unique et sacrée, visible pour lui seul ; et ce fut là, dans ces coudoiements, que Sandoz finit par le reconnaître. |
3025 |
Que diable ! tu n'es pas mort, ce sera pour plus tard... Et, regarde ! tu devrais être fier, car c'est toi le véritable triomphateur du Salon, cette année. Il n'y a pas que Fagerolles qui te pille, tous maintenant t'imitent, tu les as révolutionnés, depuis ton Plein air, dont ils ont tant ri. |
3026 |
Sandoz et Claude devaient manger de biais, étranglés entre deux sociétés, dont les coudes peu à peu entraient dans leurs assiettes ; et, chaque fois que passait un garçon, il ébranlait les chaises d'un violent coup de hanche. Mais cette gêne, ainsi que l'abominable nourriture, égayait. |
3027 |
Et ce qui était le ragoût de ce jour du vernissage, c'était justement la promiscuité où se coudoyaient là tous les mondes, des filles, des bourgeoises, de grands artistes, de simples imbéciles, une rencontre de hasard, un mélange dont le louche imprévu allumait les yeux des plus honnêtes. |
3028 |
Toute l'élégance de Paris défilait, les femmes venues pour se montrer, les robes méditées, destinées à être dans les journaux du lendemain. On regardait beaucoup une actrice marchant d'un pas de reine, au bras d'un monsieur qui prenait des airs complaisants de prince époux. |
3029 |
Mais, à cette heure, on ne riait plus : c'était Fagerolles, là-haut, que l'haleine géante de Paris acclamait. Justement, Sandoz, qui se retournait, dit à Claude : «Tiens, Fagerolles !» En effet, Fagerolles et Jory, sans les voir, venaient de s'emparer d'une table voisine. |
3030 |
On fumait, une lente vapeur bleue s'exhalait au-dessus de la débandade des nappes, tachées de vin, encombrées de vaisselle grasse. Lorsque Fagerolles eut également réussi à se faire apporter deux chartreuses, il se mit à causer avec Sandoz, qu'il ménageait, devinant là une force. |
3031 |
Il avait lâché la chronique, flairant la nécessité d'installer sérieusement sa vie ; puis, il s'était haussé à la direction d'une grande revue d'art ; et l'on assurait qu'il y touchait trente mille francs par an, sans compter tout un obscur trafic dans les ventes de collections. |
3032 |
Si je te disais qu'elle ne voulait pas, oui ! par crainte d'être mal jugée et de me faire du tort. Oh ! une âme d'une grandeur, d'une délicatesse !... Non, vois-tu, on n'a pas idée des qualités de cette femme-là. Dévouée, toujours aux petits soins, économe, et fine, et de bon conseil. |
3033 |
Elle était en beauté, les cheveux dorés à neuf, dans son éclat truqué de courtisane fauve, descendue d'un vieux cadre de la Renaissance ; et elle portait une tunique de brocart bleu pâle, sur une jupe de satin couverte d'Alençon, d'une telle richesse qu'une escorte de messieurs l'accompagnait. |
3034 |
Puis, elle eut la vaillance de son ancien caprice, ce fut à lui qu'elle serra la main le premier, au milieu de tous ces hommes corrects, arrondissant des yeux surpris. Elle riait d'un air de tendresse, avec une amicale moquerie qui pinçait un peu les coins de sa bouche. |
3035 |
Et ce mot, qu'ils furent les seuls à comprendre, redoubla son rire. C'était toute leur histoire. Le pauvre garçon qu'elle avait dû violenter, et qui n'y avait pris aucun plaisir ! Déjà, Fagerolles payait les deux chartreuses et s'en allait avec Irma, que Jory se décida également à suivre. |
3036 |
Claude les regarda s'éloigner tous les trois, elle entre les deux hommes, marchant royalement parmi la foule, très admirés, très salués. «On voit bien que Mathilde n'est pas là, dit simplement Sandoz. Ah ! mes amis, quelle paire de gifles en rentrant !» Lui-même demanda l'addition. |
3037 |
Un parfum s'en dégageait, la grâce que rien ne donne et qui fleurit où elle veut, la grâce invincible, entêtée et vivace, repoussant quand même de ces gros doigts d'ouvrier, qui s'ignoraient au point de l'avoir si longtemps méconnue. Sandoz ne put s'empêcher de sourire. |
3038 |
Mais ce qui surprenait, ce qui faisait lever la tête, c'était le fracas continu, le piétinement énorme du public sur le plancher des salles. Là, on en était assourdi, cela roulait démesurément, comme si des trains interminables, lancés à toute vapeur, avaient ébranlé sans fin les solives de fer. |
3039 |
Le misérable, au moment de partir, était remonté là, malgré lui, attiré, obsédé. C'était l'étouffement embrasé de cinq heures, lorsque la cohue, épuisée de tourner le long des salles, saisie du vertige des troupeaux lâchés dans un parc, s'effare et s'écrase, sans trouver la sortie. |
3040 |
Et il n'y avait plus, flagellant ces milliers de têtes, que ce dernier coup de la fatigue, qui délabrait les jambes, tirait la face, ravageait le front de migraine, cette migraine spéciale des Salons, faite de la cassure continuelle de la nuque et de la danse aveuglante des couleurs. |
3041 |
Deux grosses larmes, immobiles entre ses paupières, l'empêchaient de bien voir. Il lui semblait que jamais il n'aurait le temps de voir assez. Alors, Sandoz, dans sa pitié profonde, feignit de ne pas avoir aperçu son vieil ami, comme s'il eût voulu le laisser seul, sur la tombe de sa vie manquée. |
3042 |
Tous s'en allèrent. Le soir, Christine n'obtint de Claude que des paroles brèves : tout marchait bien, le public ne se fâchait pas, le tableau faisait bon effet, un peu haut peut-être. Et, malgré cette tranquillité froide, il était si étrange, qu'elle fut prise de peur. |
3043 |
Puis, à le voir si froid, si sage, il avait fini par se rassurer un peu. Souvent, Sandoz montait rue Tourlaque, et quand il lui arrivait de n'y rencontrer que Christine, il la questionnait, comprenant qu'elle aussi vivait dans l'effroi d'un malheur, dont elle ne parlait jamais. |
3044 |
Le soir, quand les lampes à pétrole flambaient, que les tournevires ronflaient et rayonnaient comme des astres, rien n'était plus beau que ces peintures, dans la pourpre saignante des étoffés ; et le peuple béant s'attroupait. Une pareille vue arracha une exclamation à Claude. |
3045 |
Justement, la veille du jour convenu, il avait travaillé très tard à son tableau, repris de fièvre. Aussi, le matin, un dimanche, dévoré de l'envie de peindre, s'en alla-t-il avec peine, dans une sorte d'arrachement douloureux. À quoi bon retourner là-bas ? C'était mort, ça n'existait plus. |
3046 |
Mais la première idée de Dubuche fut déplorable : il inventa un four à briques et l'installa en Bourgogne, sur des terrains à son beau-père, dans des conditions si désastreuses, d'après un plan si défectueux, que la tentative se solda par une perte sèche de deux cent mille francs. |
3047 |
Les millions périclitaient, Margaillan, un beau jour, jeta Dubuche à la porte de ses bureaux, en lui défendant d'y remettre les pieds, puisqu'il n'était pas même bon à conduire un chantier de quatre hommes. Un désastre, une faillite lamentable, la banqueroute de l'École devant un maçon !. |
3048 |
Dans un instant d'expansion, Dubuche avait même laissé entendre que, sa femme ayant failli mourir à ses secondes couches et s'évanouissant d'ailleurs au moindre contact trop vif, il s'était fait un devoir de cesser tous rapports conjugaux avec elle. Pas même cette récréation. |
3049 |
Et ce qui les frappa plus encore, ce fut le désert mélancolique de ce domaine, les avenues ratissées, sans une trace de pas, les lointains vides que traversaient les rares silhouettes des jardiniers, la maison morte dont toutes les fenêtres étaient closes, sauf deux, entrebâillées à peine. |
3050 |
Ils avaient bien une heure, que diable ! Et tous trois causèrent. Claude le regardait, étonné de le retrouver si vieux : le visage bouffi s'était ridé, d'un jaune veiné de rouge, comme si la bile avait éclaboussé la peau ; tandis que les cheveux et les moustaches grisonnaient déjà. |
3051 |
Maintenant, eux seuls existaient, au milieu de son existence finie, dans l'amertume des reproches insultants de son beau-père, des jours maussades et des nuits glacées que lui apportait sa triste femme ; et il s'acharnait, il achevait de les mettre au monde, par un continuel miracle de tendresse. |
3052 |
L'office et l'antichambre, épousant les mépris du beau-père qui payait, traitaient le mari de Madame en mendiant toléré par charité. À chaque chemise qu'on lui préparait, à chaque morceau de pain qu'il osait redemander, il demandait l'aumône dans le geste impoli des domestiques. |
3053 |
Le matin, la douche, le bain, la séance de gymnastique, puis le déjeuner, qui était toute une affaire, car il leur fallait une nourriture spéciale, discutée, pesée, et l'on allait jusqu'à faire tiédir leur eau rougie, de crainte qu'une goutte trop fraîche ne leur donnât un rhume. |
3054 |
Ensuite, venait la promenade, avant la sieste. Sandoz et Claude se retrouvèrent dehors, le long des larges avenues, avec Dubuche, qui poussait de nouveau la voiture d'Alice ; tandis que Gaston, à présent, marchait près de lui. On causa de la propriété, en se dirigeant vers la grille. |
3055 |
Le maître jetait sur le vaste parc des yeux timides et inquiets, comme s'il ne se fût pas senti chez lui. Du reste, il ne savait rien, il ne s'occupait de rien. Il semblait avoir oublié jusqu'à son métier d'architecte qu'on l'accusait de ne pas connaître, dévoyé, anéanti d'oisiveté. |
3056 |
Il y a des admirations consacrées dont je ne donnerais pas deux liards. Par exemple, l'enseignement classique a tout déformé, nous a imposé comme génies des gaillards corrects et faciles, auxquels on peut préférer les tempéraments libres, de production inégale, connus des seuls lettrés. |
3057 |
Mais Sandoz parla d'accompagner Claude jusqu'à la rue Tourlaque. La nuit d'août était superbe, chaude, criblée d'étoiles. Et, comme ils faisaient un détour, remontant par le quartier de l'Europe, ils passèrent devant l'ancien café Baudequin, sur le boulevard des Batignolles. |
3058 |
Le propriétaire avait changé trois fois ; la salle n'était plus la même, repeinte, disposée autrement, avec deux billards à droite ; et les couches de consommateurs s'y étaient succédé, les unes recouvrant les autres, si bien que les anciennes avaient disparu comme des peuples ensevelis. |
3059 |
C'était Gagnière, en effet, tout seul à cette table, au fond de la salle vide. Il avait dû venir de Melun pour un de ces concerts du dimanche, dont il se donnait la débauche ; puis, le soir, perdu dans Paris, il était monté au café Baudequin, par une vieille habitude des jambes. |
3060 |
Pas un des camarades n'y remettait les pieds, et lui, témoin d'un autre âge, s'y entêtait, solitaire. Il n'avait pas encore touché à sa chope, il la regardait, si pensif, que les garçons commençaient à mettre les chaises sur les tables pour le balayage du lendemain, sans qu'il bougeât. |
3061 |
Elle avait maintenant tout un petit personnel à diriger, une cuisinière, un valet de chambre ; et, si elle ne faisait plus des plats elle-même, elle continuait à tenir la maison sur un pied de chère très délicate, par tendresse pour son mari, dont la gourmandise était le seul vice. |
3062 |
Le salon, qu'ils achevaient d'installer, s'encombrait de vieux meubles, de vieilles tapisseries, de bibelots de tous les peuples et de tous les siècles, un flot montant, débordant à cette heure, qui avait commencé aux Batignolles par le vieux pot de Rouen, qu'elle lui avait donné un jour de fête. |
3063 |
Claude et Christine arrivèrent les derniers. Cette dernière avait mis son unique robe de soie noire, une robe usée, finie, qu'elle entretenait avec des soins extrêmes, pour les occasions semblables. Tout de suite, Henriette lui prit les deux mains, en l'attirant sur un canapé. |
3064 |
Non, non, elle répondit qu'elle était très gaie, très heureuse de venir ; et ses regards, à chaque minute, allaient vers Claude, comme pour l'étudier, puis se détournaient. Lui paraissait excité, d'une fièvre de paroles et de gestes qu'il n'avait pas montrée depuis plusieurs mois. |
3065 |
J'en sais dont le crâne est trop différent du mien pour qu'ils acceptent jamais ma formule littéraire, mes audaces de langue, mes bonshommes physiologiques évoluant sous l'influence des milieux ; et je parle des confrères qui se respectent, je laisse de côté les imbéciles et les gredins. |
3066 |
Henriette, qui s'était levée, la fit asseoir en face de Christine. «Vous vous connaissez, n'est-ce pas ? Vous vous êtes déjà rencontrées ici ?». Mathilde eut un regard froid sur la toilette modeste de cette femme, qui, disait-on, avait vécu longtemps avec un homme, avant d'être mariée. |
3067 |
Elle était d'une rigidité excessive sur ce point, depuis que la tolérance du monde littéraire et artistique l'avait fait admettre elle-même dans quelques salons. D'ailleurs, Henriette, qui l'exécrait, reprit sa conversation avec Christine, après les strictes politesses d'usage. |
3068 |
Il portait encore un pantalon trop court, une redingote qui plissait dans le dos, malgré l'argent qu'il gagnait à présent ; car le marchand de bronzes, pour lequel il travaillait, avait lancé de lui des statuettes charmantes, que l'on commençait à voir sur les cheminées et les consoles bourgeoises. |
3069 |
Cela glaça le commencement du dîner. Vainement, Henriette recommanda les kilkis, seule Christine les trouva très bons. Sandoz, que l'embarras de Jory récréait, lui rappela joyeusement, quand les rougets grillés parurent, un déjeuner qu'ils avaient fait ensemble à Marseille, autrefois. |
3070 |
C'était fatal, les temps prédits arrivaient, la hausse exagérée sur les tableaux aboutissait à une catastrophe. Depuis que la panique s'était mise chez les amateurs, pris de l'affolement des gens de Bourse, sous le vent de la baisse, les prix s'effondraient de jour en jour, on ne vendait plus rien. |
3071 |
Le domestique présentait le filet, on mangeait, on vidait les carafes de vin ; mais l'aigreur était telle, que les bonnes choses passaient sans être goûtées, ce qui désolait la maîtresse et le maître de la maison. «Hein ? des cèpes ? finit par répéter le sculpteur. Non, merci.» Et il continua. |
3072 |
Nous allons en voir, un nettoyage, avenue de Villiers, chez tous ces petits peintres à hôtel. La bâtisse sera pour rien, au printemps... Donc, Naudet, qui avait forcé Fagerolles à bâtir, et qui l'avait meublé comme une canin, a voulu reprendre ses bibelots et ses tentures. |
3073 |
Ce jeudi-là, la soirée parut longue, dans la sourde irritation qui persistait. Les dames, devant le feu mourant, s'étaient mises à causer ; et, comme le domestique, après avoir ôté le couvert, rouvrait la salle voisine, elles restèrent seules, les hommes allèrent y fumer, en buvant de la bière. |
3074 |
Le premier, heureux de voir son vieil ami excité et bavard, lui rappelait des souvenirs de Plassans, à propos d'une nouvelle apprise la veille : oui, Pouillaud, l'ancien farceur du dortoir, devenu un avoué si grave, avait des ennuis, pour s'être laissé pincer avec des petites gueuses de douze ans. |
3075 |
Mais Claude ne répondait plus, l'oreille aux aguets, ayant entendu prononcer son nom dans la salle à manger, et tâchant de comprendre. C'étaient Jory, Mahoudeau et Gagnière, qui avaient recommencé le massacre, inassouvis, les dents longues. Leurs voix, d'abord chuchotantes, s'élevaient peu à peu. |
3076 |
S'ils avaient pu recommencer, c'étaient eux qui n'auraient pas eu la bêtise de s'entêter à des histoires impossibles ! Et ils l'accusaient de les avoir paralysés, de les avoir exploités, parfaitement ! exploités, et d'une main si maladroite et si lourde, qu'il n'en avait lui-même tiré aucun parti. |
3077 |
Toi, Mahoudeau, tu peux te décarcasser à faire des petites choses gentilles ; toi, Gagnière, tu auras beau même ne plus rien faire du tout : vous avez une étiquette dans le dos, il vous faudra dix ans d'efforts avant de la décoller ; et encore, on en a vu qui ne se décollaient jamais. |
3078 |
Puis, dans le salon de nouveau, comme Sandoz, désolé, en arrivait à souhaiter ardemment de les voir partir, il remarqua Mathilde et Gagnière, assis côte à côte sur un canapé, parlant musique avec langueur, au milieu des autres exténués, sans salive, les mâchoires mortes. |
3079 |
La rêverie de Schumann, rien que les instruments à cordes, une petite pluie tiède sur les feuilles des acacias, un rayon qui les essuie, à peine une larme dans l'espace !... Wagner, ah ! Wagner, l'ouverture du Vaisseau fantôme, vous l'aimez, dites que vous l'aimez ! Moi, ça m'écrase. |
3080 |
Et lui, que l'aigreur des autres n'avait fait que chagriner, s'exaspéra de cette pose langoureuse. Non, non, c'en était assez ! qu'on se déchirât, passe encore ! mais quelle fin de soirée, cette farceuse sur le retour, roucoulant et se chatouillant avec du Beethoven et du Schumann !. |
3081 |
La porte s'était ouverte, et elle ne la referma même pas, elle s'élança, pour le suivre. Rue Lepic, elle le rejoignit ; mais, de crainte de l'exalter davantage, elle se contenta dès lors de ne pas le perdre de vue, marchant à une trentaine de mètres, sans qu'il la sût derrière ses talons. |
3082 |
Aller avec lui, se pendre à son cou, là-bas ? Elle n'avançait plus qu'en chancelant, et à chaque pas qui les rapprochait de la rivière, elle sentait la vie se retirer de ses membres. Oui, il s'y rendait tout droit : la place du Théâtre-Français, le Carrousel, enfin le pont des Saints-Pères. |
3083 |
Claude n'avait-il pas bougé ? N'enjambait-il pas la rampe ? Non, tout s'immobilisait de nouveau, elle le retrouvait à la même place, dans sa raideur entêtée, les yeux sur la pointe de la Cité, qu'il ne voyait pas. Il était venu, appelé par elle, et il ne la voyait pas, au fond des ténèbres. |
3084 |
Une lanterne rouge, au ras du barrage de la Monnaie, jetait dans l'eau un filet de sang. Quelque chose d'énorme et de lugubre, un corps à la dérive, une péniche détachée sans doute, descendait avec lenteur au milieu des reflets, parfois entrevue, et reprise aussitôt par l'ombre. |
3085 |
Où avait donc sombré l'île triomphale ? Était-ce au fond de ces flots incendiés ? Il regardait toujours, envahi peu à peu par le grand ruissellement de la rivière dans la nuit. Il se penchait sur ce fossé si large, d'une fraîcheur d'abîme, où dansait le mystère de ces flammes. |
3086 |
Pendant près d'un quart d'heure, elle lutta contre le sommeil envahissant. Elle était très lasse, une torpeur l'engourdissait ; et elle ne cédait pas, inquiète de le laisser éveillé. Pour dormir elle-même tranquille, elle attendait chaque soir qu'il s'endormit avant elle. |
3087 |
Claude, en manches de chemise malgré la rude température, n'ayant mis dans sa hâte qu'un pantalon et des pantoufles, était debout sur sa grande échelle, devant son tableau. Sa palette se trouvait à ses pieds, et d'une main il tenait la bougie, tandis que de l'autre il peignait. |
3088 |
C'était l'obsession, l'heure passée là-bas, sur le pont des Saints-Pères, qui lui rendait le sommeil impossible, et qui l'avait ramené en face de sa toile, dévoré du besoin de la revoir, malgré la nuit. Sans doute ; il n'était monté sur l'échelle que pour s'emplir les yeux de plus près. |
3089 |
Ah ! quelle pitié, et de quels yeux trempés de larmes Christine le regardait ! Un instant, elle eut la pensée de le laisser à cette besogne folle, comme on laisse un maniaque au plaisir de sa démence. Ce tableau, jamais il ne le finirait, c'était bien certain maintenant. |
3090 |
Oui, il était bien avec l'autre, il peignait le ventre et les cuisses en visionnaire affolé, que le tournent du vrai jetait à l'exaltation de l'irréel ; et ces cuisses se doraient en colonnes de tabernacle, ce ventre devenait un astre, éclatant de jaune et de rouge purs, splendide et hors de la vie. |
3091 |
Chasse ton cauchemar, et vivons, vivons ensemble... N'est-ce pas trop bête de n'être que deux, de vieillir déjà, et de nous torturer, de ne pas savoir nous faire du bonheur ? La terre nous prendra assez tôt, va ! tâchons d'avoir un peu chaud, de vivre, de nous aimer. Rappelle-toi, à Bennecourt !. |
3092 |
Moi qui existais, je n'étais plus, et c'étaient elles, les visions, qui redevenaient les seules réalités de ton existence... Ce que j'ai enduré alors, tu ne l'as jamais su, car tu nous ignores toutes, j'ai vécu près de toi, sans que tu me comprennes. Oui, j'étais jalouse d'elles. |
3093 |
Depuis ce moment, ton mépris n'a fait que grandir, et tu vois où nous en sommes, à nous allonger côte à côte toutes les nuits, sans nous toucher du doigt. Il y a huit mois et sept jours, je les ai comptés ! il y a huit mois et sept jours que nous n'avons rien eu ensemble. |
3094 |
Mais le désir l'exaltait, c'était un outrage que cette abstinence. Et sa jalousie ne se trompait pas, accusait la peinture encore, car cette virilité qu'il lui refusait, il la réservait et la donnait à la rivale préférée. Elle savait bien pourquoi il la délaissait ainsi. |
3095 |
Mais, encore un coup, regarde-la donc, ta femme là-haut ! vois donc quel monstre tu viens d'en faire, dans ta folie ! Est-ce qu'on est bâtie comme ça ? est-ce qu'on a des cuisses en or et des fleurs sous le ventre ?... Réveille-toi, ouvre les yeux, rentre dans l'existence. |
3096 |
La bougie, restée sur la plate-forme de l'échelle, en l'air, éclairait comme d'une lueur de cierge la Femme, tandis que toute l'immense pièce demeurait plongée dans les ténèbres. Il s'éveillait enfin de son rêve, et la Femme, vue ainsi d'en bas, avec quelques pas de recul, l'emplissait de stupeur. |
3097 |
Sur l'échelle, la bougie qui s'achevait clignota un instant derrière eux, puis se noya. Cinq heures sonnèrent au coucou, pas une lueur n'éclairait encore le ciel brumeux de novembre. Et tout retomba aux froides ténèbres. Christine et Claude, à tâtons, avaient roulé en travers du lit. |
3098 |
Quel grand bonheur ! comment n'avait-il pas songé à se guérir dans ce bonheur certain ? Et elle se donnait encore, et il vivrait heureux, sauvé, n'est-ce pas ? maintenant qu'il avait cette ivresse. Le jour allait naître, lorsque Christine, ravie, foudroyée de sommeil, s'endormit aux bras de Claude. |
3099 |
L'odeur du chignon dénoué, cette odeur forte de chevelure, surtout, l'irritait. Brusquement, la voix haute, au fond de l'atelier, l'appela une seconde fois, impérieuse. Et il se décida, c'était fini, il souffrait trop, il ne pouvait plus vivre, puisque tout mentait et qu'il n'y avait rien de bon. |
3100 |
D'abord, il laissa glisser la tête de Christine, qui garda son vague sourire ; ensuite, il dut se mouvoir avec des précautions infinies, pour sortir ses jambes du lien de la cuisse, qu'il repoussa peu à peu, dans un mouvement naturel, comme si elle fléchissait d'elle-même. |
3101 |
Tout de suite, la cousine monta, fit le tour de l'atelier, flaira cette misère nue, redescendit, la bouche dure, irritée d'une corvée inutile. Au contraire, le petit cousin se redressa et marcha le premier derrière le corbillard, menant le deuil avec une correction charmante et fière. |
3102 |
Par moments, des rues transversales qui dévalaient, des trouées brusques montraient l'immensité de Paris, profonde et large ainsi qu'une mer. Lorsqu'on déboucha devant l'église Saint-Pierre, et qu'on transporta le cercueil, là-haut, il domina un instant la grande ville. |
3103 |
À la sortie de l'église, la cousine disparut, Mahoudeau également. Le petit cousin avait repris sa place derrière le corps. Sept autres personnes inconnues se décidèrent, et l'on partit pour le nouveau cimetière de Saint-Ouen, que le peuple a nommé du nom inquiétant et lugubre de Cayenne. |
3104 |
Des morceaux extraordinaires ! Hein ? les paysages rapportés du Midi, et les académies faites chez Boutin, des jambes de fillette, un ventre de femme, oh ! ce ventre... C'est le père Malgras qui doit l'avoir, une étude magistrale, que pas un de nos jeunes maîtres n'est fichu de peindre. |
3105 |
Sans doute, il souffrait dans sa chair, ravagé par cette lésion trop forte du génie, trois grammes en moins ou trois grammes en plus, comme il le disait, lorsqu'il accusait ses parents de l'avoir si drôlement bâti ! Mais son mal n'était pas en lui seulement, il a été la victime d'une époque. |
3106 |
S'il est vrai que ma paralysie dernière vienne de là, qu'importe ! Je ne puis renier la religion de toute ma vie d'artiste... Mais votre remarque est très juste : vous en êtes, vous autres, les fils révoltés. Ainsi, lui, avec sa grande Femme nue au milieu des quais, ce symbole extravagant. |
3107 |
Puis, on finit par comprendre. Cela se trouvait au bord d'un vaste carré, qu'on avait fouillé profondément de larges sillons parallèles, pour en arracher les bières, afin de rendre le sol à d'autres corps, de même que le paysan retourne un chaume avant de l'ensemencer de nouveau. |
3108 |
Les longues fosses vides bâillaient, les buttes de terre grasse se purgeaient sous le ciel ; et, dans ce coin du champ, ce qu'on brûlait ainsi, c'étaient les planches pourries des bières, un bûcher énorme de planches fendues, brisées, mangées par la terre, tombées en un terreau rougeâtre. |
3109 |
N'est-ce pas irritant, cette notation nouvelle de la lumière, cette passion du vrai poussée jusqu'à l'analyse scientifique, cette évolution commencée si originalement, et qui s'attarde, et qui tombe aux mains des habiles, et qui n'aboutit point, parce que l'homme nécessaire n'est pas né ?. |
3110 |
Seulement, il me semble que cette convulsion dernière du vieil effarement religieux était à prévoir. Nous ne sommes pas une fin, mais une transition, un commencement d'autre chose... Cela me calme, cela me fait du bien, de croire que nous marchons à la raison et à la solidité de la science. |
3111 |
Mais, à cette minute terrible, un accident vint encore augmenter son chagrin. Il avait tellement plu, les jours précédents, et la terre était si molle qu'un brusque éboulement se produisit. Un des fossoyeurs dut sauter dans la fosse, pour la vider à la pelle, d'un jet lent et rythmique. |
3112 |
Enfin, la fosse fut vidée, on descendit le cercueil, on se passa le goupillon : C'était fini. Debout, de son air correct et charmant, le petit cousin fit les honneurs, serra les mains de tous ces gens qu'il n'avait jamais vus, en mémoire de ce parent dont il ne se rappelait pas le nom la veille. |
3113 |
Un torrent, qui se précipite de la montagne, traverse Verrières avant de se jeter dans le Doubs, et donne le mouvement à un grand nombre de scies à bois, c'est une industrie fort simple et qui procure un certain bien-être à la majeure partie des habitants plus paysans que bourgeois. |
3114 |
Ce ne sont pas cependant les scies à bois qui ont enrichi cette petite ville. C'est à la fabrique des toiles peintes, dites de Mulhouse, que l'on doit l'aisance générale qui, depuis la chute de Napoléon, a fait rebâtir les façades de presque toutes les maisons de Verrières. |
3115 |
Après avoir traversé la rue d'un pas grave, il entre à la mairie et disparaît aux yeux du voyageur. Mais, cent pas plus haut, si celui-ci continue sa promenade, il aperçoit une maison d'assez belle apparence, et, à travers une grille de fer attenante à la maison, des jardins magnifiques. |
3116 |
Et, quoique cette position fût beaucoup plus avantageuse pour son commerce de planches de sapin, le père Sorel, comme on l'appelle depuis qu'il est riche, a eu le secret d'obtenir de l'impatience et de la manie de propriétaire qui animait son voisin une somme de 6000 francs. |
3117 |
Il est vrai que cet arrangement a été critiqué par les bonnes têtes de l'endroit. Une fois, c'était un jour de dimanche, il y a quatre ans de cela, M. de Rênal, revenant de l'église en costume de maire, vit de loin le vieux Sorel, entouré de ses trois fils, sourire en le regardant. |
3118 |
La tyrannie de l'opinion, et quelle opinion ! est aussi bête dans les petites villes de France qu'aux États-Unis d'Amérique. Chapitre II. Un maire L'importance ! Monsieur, n'est-ce rien ? Le respect des sots, l'ébahissement des enfants, l'envie des riches, le mépris du sage. |
3119 |
L'aîné, qui pouvait avoir onze ans, s'approchait trop souvent du parapet et faisait mine d'y monter. Une voix douce prononçait alors le nom d'Adolphe, et l'enfant renonçait à son projet ambitieux. Mme de Rênal paraissait une femme de trente ans, mais encore assez jolie. |
3120 |
Vers les trois heures, ces messieurs allèrent achever l'inspection du dépôt de mendicité, et revinrent ensuite à la prison. Là, ils trouvèrent sur la porte le geôlier, espèce de géant de six pieds de haut et à jambes arquées ; sa figure ignoble était devenue hideuse par l'effet de la terreur. |
3121 |
Je n'en habiterai pas moins le pays. On sait qu'il y a quarante-huit ans, j'ai hérité d'un champ qui rapporte 800 livres. Je vivrai avec ce revenu. Je ne fais point d'économies dans ma place, moi, messieurs, et c'est peut-être pourquoi je ne suis pas si effrayé quand on parle de me la faire perdre. |
3122 |
Le second de ses fils venait de monter sur le parapet du mur de la terrasse, et y courait, quoique ce mur fût élevé de plus de vingt pieds sur la vigne qui est de l'autre côté. La crainte d'effrayer son fils et de le faire tomber empêchait Mme de Rênal de lui adresser la parole. |
3123 |
Ne dissimulons rien, nous sommes environnés de libéraux ici. Tous ces marchands de toile me portent envie, j'en ai la certitude ; deux ou trois deviennent des richards ; eh bien ! j'aime assez qu'ils voient passer les enfants de M. de Rênal allant à la promenade sous la conduite de leur précepteur. |
3124 |
Cela imposera. Mon grand-père nous racontait souvent que, dans sa jeunesse, il avait eu un précepteur. C'est cent écus qu'il m'en pourra coûter, mais ceci doit être classé comme une dépense nécessaire pour soutenir notre rang. Cette résolution subite laissa Mme de Rênal toute pensive. |
3125 |
Elle avait un certain air de simplicité, et de la jeunesse dans la démarche ; aux yeux d'un Parisien, cette grâce naïve, pleine d'innocence et de vivacité, serait même allée jusqu'à rappeler des idées de douce volupté. Si elle eût appris ce genre de succès, Mme de Rênal en eût été bien honteuse. |
3126 |
Mme de Rênal, fort timide, et d'un caractère en apparence fort égal, était surtout choquée du mouvement continuel et des éclats de voix de M. Valenod. L'éloignement qu'elle avait pour ce qu'à Verrières on appelle de la joie lui avait valu la réputation d'être très fière de sa naissance. |
3127 |
Pourvu qu'on la laissât seule errer dans son beau jardin, elle ne se plaignait jamais. C'était une âme naïve, qui jamais ne s'était élevée même jusqu'à juger son mari, et à s'avouer qu'il l'ennuyait. Elle supposait sans se le dire qu'entre mari et femme il n'y avait pas de plus douces relations. |
3128 |
Elle aimait surtout M. de Rênal quand il lui parlait de ses projets sur leurs enfants, dont il destinait l'un à l'épée, le second à la magistrature, et le troisième à l'église. En somme, elle trouvait M. de Rênal beaucoup moins ennuyeux que tous les hommes de sa connaissance. |
3129 |
Quoi que je lui aie dit, pour conserver la supériorité qui m'appartient, je n'avais pas songé que si je ne prends pas ce petit abbé Sorel, qui, dit-on, sait le latin comme un ange, le directeur du dépôt, cette âme sans repos, pourrait bien avoir la même idée que moi et me l'enlever. |
3130 |
Ce précepteur, une fois à moi, portera-t-il la soutane ? M. de Rênal était absorbé dans ce doute, lorsqu'il vit de loin un paysan, homme de près de six pieds, qui, dès le petit jour, semblait fort occupé à mesurer des pièces de bois déposées le long du Doubs, sur le chemin de halage. |
3131 |
Il ne l'en écouta pas moins avec cet air de tristesse mécontente et de désintérêt dont sait si bien se revêtir la finesse des habitants de ces montagnes. Esclaves du temps de la domination espagnole, ils conservent encore ce trait de la physionomie du fellah de l'Égypte. |
3132 |
Il ne vit que ses fils aînés, espèces de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs de sapin, qu'ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la marque noire tracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en séparait des copeaux énormes. |
3133 |
L'attention que le jeune homme donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l'empêcha d'entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son âge, celui-ci sauta lestement sur l'arbre soumis à l'action de la scie, et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. |
3134 |
Son père, qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur le mécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre des noix, et l'en frappa sur l'épaule. À peine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. |
3135 |
De grands yeux noirs, qui, dans les moments tranquilles, annonçaient de la réflexion et du feu, étaient animés en cet instant de l'expression de la haine la plus féroce. Des cheveux châtain foncé, plantés fort bas, lui donnaient un petit front, et, dans les moments de colère, un air méchant. |
3136 |
Mon père voudra m'y forcer ; plutôt mourir. J'ai quinze francs huit sous d'économies, je me sauve cette nuit ; en deux jours, par des chemins de traverse où je ne crains nul gendarme, je suis à Besançon ; là, je m'engage comme soldat, et, s'il le faut, je passe en Suisse. |
3137 |
Cette horreur pour manger avec des domestiques n'était pas naturelle à Julien, il eût fait, pour arriver à la fortune, des choses bien autrement pénibles. Il puisait cette répugnance dans les Confessions de Rousseau. C'était le seul livre à l'aide duquel son imagination se figurait le monde. |
3138 |
Jamais il ne crut en aucun autre. D'après un mot du vieux chirurgien-major, il regardait tous les autres livres du monde comme menteurs, et écrits par des fourbes pour avoir de l'avancement. Avec une âme de feu, Julien avait une de ces mémoires étonnantes si souvent unies à la sottise. |
3139 |
Peut-être est-ce un piège, se disait-il, il faut faire semblant de l'avoir oublié. Le lendemain de bonne heure, M. de Rênal fit appeler le vieux Sorel, qui, après s'être fait attendre une heure ou deux, finit par arriver, en faisant dès la porte cent excuses, entremêlées d'autant de révérences. |
3140 |
C'était une grande pièce meublée fort proprement, mais dans laquelle on était déjà occupé à transporter les lits des trois enfants. Cette circonstance fut un trait de lumière pour le vieux paysan ; il demanda aussitôt avec assurance à voir l'habit que l'on donnerait à son fils. |
3141 |
Pour le coup, la colère lui donnait le ton de la fermeté. Le paysan vit qu'il fallait cesser de marcher en avant. Alors, à son tour, M. de Rênal fit des progrès. Jamais il ne voulut remettre le premier mois de trente-six francs au vieux Sorel, fort empressé de le recevoir pour son fils. |
3142 |
M. Durand me doit quelque chose. J'irai avec votre fils faire la levée du drap noir. Après cet acte de vigueur, Sorel rentra prudemment dans ses formules respectueuses ; elles prirent un bon quart d'heure. À la fin, voyant qu'il n'y avait décidément plus rien à gagner, il se retira. |
3143 |
Se méfiant de ce qui pouvait arriver, Julien était sorti au milieu de la nuit. Il avait voulu mettre en sûreté ses livres et sa croix de la Légion d'honneur. Il avait transporté le tout chez un jeune marchand de bois, son ami, nommé Fouqué, qui habitait dans la haute montagne qui domine Verrières. |
3144 |
Quand il reparut : – Dieu sait, maudit paresseux, lui dit son père, si tu auras jamais assez d'honneur pour me payer le prix de ta nourriture, que j'avance depuis tant d'années ! Prends tes guenilles, et va-t'en chez M. le maire. Julien, étonné de n'être pas battu, se hâta de partir. |
3145 |
Mais à peine hors de la vue de son terrible père, il ralentit le pas. Il jugea qu'il serait utile à son hypocrisie d'aller faire une station à l'église. Ce mot vous surprend ? Avant d'arriver à cet horrible mot, l'âme du jeune paysan avait eu bien du chemin à parcourir. |
3146 |
Dès sa première enfance, la vue de certains dragons du 6me, aux longs manteaux blancs, et la tête couverte de casques aux longs crins noirs, qui revenaient d'Italie, et que Julien vit attacher leurs chevaux à la fenêtre grillée de la maison de son père, le rendit fou de l'état militaire. |
3147 |
Depuis bien des années, Julien ne passait peut-être pas une heure de sa vie sans se dire que Bonaparte, lieutenant obscur et sans fortune, s'était fait le maître du monde avec son épée. Cette idée le consolait de ses malheurs qu'il croyait grands, et redoublait sa joie quand il en avait. |
3148 |
La construction de l'église et les sentences du juge de paix l'éclairèrent tout à coup ; une idée qui lui vint le rendit comme fou pendant quelques semaines, et enfin s'empara de lui avec la toute-puissance de la première idée qu'une âme passionnée croit avoir inventée. |
3149 |
Après cette peine afflictive, il se pardonna. Voilà le jeune homme de dix-neuf ans, mais faible en apparence, et à qui l'on en eût tout au plus donné dix-sept, qui, portant un petit paquet sous le bras, entrait dans la magnifique église de Verrières. Il la trouva sombre et solitaire. |
3150 |
Il portait les armes de M. de Rênal. Sur le prie-Dieu, Julien remarqua un morceau de papier imprimé, étalé là comme pour être lu. Il y porta les yeux et vit : Détails de l'exécution et des derniers moments de Louis Jenrel, exécuté à Besançon, le... Le papier était déchiré. |
3151 |
Pauvre malheureux, ajouta-t-il avec un soupir, son nom finit comme le mien... et il froissa le papier. En sortant, Julien crut voir du sang près du bénitier, c'était de l'eau bénite qu'on avait répandue : le reflet des rideaux rouges qui couvraient les fenêtres la faisait paraître du sang. |
3152 |
Ce mot, si souvent répété dans les récits de batailles du vieux chirurgien, était héroïque pour Julien. Il se leva et marcha rapidement vers la maison de M. de Rênal. Malgré ces belles résolutions, dès qu'il l'aperçut à vingt pas de lui, il fut saisi d'une invincible timidité. |
3153 |
La délicatesse de femme était poussée à un point excessif chez Mme de Rênal. Elle se faisait l'image la plus désagréable d'un être grossier et mal peigné, chargé de gronder ses enfants, uniquement parce qu'il savait le latin, un langage barbare pour lequel on fouetterait ses fils. |
3154 |
Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d'entrée, et qui évidemment n'osait pas lever la main jusqu'à la sonnette. Mme de Rênal s'approcha, distraite un instant de l'amer chagrin que lui donnait l'arrivée du précepteur. Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas s'avancer. |
3155 |
Mme de Rênal regardait les grosses larmes qui s'étaient arrêtées sur les joues si pâles d'abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d'une jeune fille, elle se moquait d'elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. |
3156 |
S'entendre appeler de nouveau Monsieur, bien sérieusement, et par une dame si bien vêtue, était au-dessus de toutes les prévisions de Julien : dans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il s'était dit qu'aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. |
3157 |
À sa grande joie, elle trouvait l'air timide d'une jeune fille à ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses enfants la dureté et l'air rébarbatif. Pour l'âme si paisible de Mme de Rênal, le contraste de ses craintes et de ce qu'elle voyait fut un grand événement. |
3158 |
De sa vie une sensation purement agréable n'avait aussi profondément ému Mme de Rênal, jamais une apparition aussi gracieuse n'avait succédé à des craintes plus inquiétantes. Ainsi ses jolis enfant, si soignés par elle, ne tomberaient pas dans les mains d'un prêtre sale et grognon. |
3159 |
À peine entrée sous le vestibule, elle se retourna vers Julien qui la suivait timidement. Son air étonné, à l'aspect d'une maison si belle, était une grâce de plus aux yeux de Mme de Rênal. Elle ne pouvait en croire ses yeux, il lui semblait surtout que le précepteur devait avoir un habit noir. |
3160 |
Ce ton si doux et presque suppliant d'une si belle dame fit tout à coup oublier à Julien ce qu'il devait à sa réputation de latiniste. La figure de Mme de Rênal était près de la sienne, il sentit le parfum des vêtements d'été d'une femme, chose si étonnante pour un pauvre paysan. |
3161 |
Ce fut en ce moment seulement, quand son inquiétude pour ses enfants fut tout à fait dissipée, que Mme de Rênal fut frappée de l'extrême beauté de Julien. La forme presque féminine de ses traits et son air d'embarras ne semblèrent point ridicules à une femme extrêmement timide elle-même. |
3162 |
Quelle différence avec moi, pensa Julien. Hier encore mon père m'a battu. Que ces gens riches sont heureux ! Mme de Rênal en était déjà à saisir les moindres nuances de ce qui se passait dans l'âme du précepteur ; elle prit ce mouvement de tristesse pour de la timidité, et voulut l'encourager. |
3163 |
Peut-être Julien fut-il un peu encouragé par ce mot de joli garçon, que depuis six mois il entendait répéter le dimanche par quelques jeunes filles. Pendant ces débats intérieurs, Mme de Rênal lui adressait deux ou trois mots d'instruction sur la façon de débuter avec les enfants. |
3164 |
Comme il faisait très chaud, son bras était tout à fait nu sous son châle, et le mouvement de Julien, en portant la main à ses lèvres, l'avait entièrement découvert. Au bout de quelques instants, elle se gronda elle-même, il lui sembla qu'elle n'avait pas été assez rapidement indignée. |
3165 |
Mettez ceci, dit-il au jeune homme surpris, en lui donnant une redingote à lui. Allons maintenant chez M. Durand, le marchand de drap. Plus d'une heure après, quand M. de Rênal rentra avec le nouveau précepteur tout habillé de noir, il retrouva sa femme assise à la même place. |
3166 |
Ce but n'eût point été rempli si j'eusse laissé à Julien l'accoutrement d'un ouvrier. En le renvoyant, je retiendrai, bien entendu, l'habit noir complet que je viens de lever chez le drapier. Il ne lui restera que ce que je viens de trouver tout fait chez le tailleur, et dont je l'ai couvert. |
3167 |
L'heure que Julien passa dans sa chambre parut un instant à Mme de Rênal. Les enfants, auxquels l'on avait annoncé le nouveau précepteur, accablaient leur mère de questions. Enfin Julien parut. C'était un autre homme. C'eût été mal parler que de dire qu'il était grave ; c'était la gravité incarnée. |
3168 |
Voici la sainte Bible, dit-il en leur montrant un petit volume in-32, relié en noir. C'est particulièrement l'histoire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c'est la partie qu'on appelle le Nouveau Testament. Je vous ferai souvent réciter des leçons, faites-moi réciter la mienne. |
3169 |
Pour lui, il n'éprouvait que haine et horreur pour la haute société où il était admis, à la vérité au bas bout de la table, ce qui explique peut-être la haine et l'horreur. Il y eut certains dîners d'apparat, où il put à grande peine contenir sa haine pour tout ce qui l'environnait. |
3170 |
Quelques jours avant la Saint-Louis, Julien, se promenant seul et disant son bréviaire dans un petit bois, qu'on appelle le Belvédère, et qui domine le Cours de la Fidélité, avait cherché en vain à éviter ses deux frères, qu'il voyait venir de loin par un sentier solitaire. |
3171 |
Julien trouvait Mme de Rênal fort belle, mais il la haïssait à cause de sa beauté ; c'était le premier écueil qui avait failli arrêter sa fortune. Il lui parlait le moins possible, afin de faire oublier le transport qui, le premier jour, l'avait porté à lui baiser la main. |
3172 |
Un jour, il entendit cet homme qui disait à Élisa : Vous ne voulez plus me parler depuis que ce précepteur crasseux est entré dans la maison. Julien ne méritait pas cette injure ; mais, par instinct de joli garçon, il redoubla de soins pour sa personne. La haine de M. Valenod redoubla aussi. |
3173 |
Quoi ! faire des cadeaux à un homme dont nous sommes parfaitement contents, et qui nous sert bien ? ce serait dans le cas où il se négligerait qu'il faudrait stimuler son zèle. Mme de Rênal fut humiliée de cette manière de voir ; elle ne l'eût pas remarquée avant l'arrivée de Julien. |
3174 |
Avec l'apparence de la condescendance la plus parfaite et d'une abnégation de volonté, que les maris de Verrières citaient en exemple à leurs femmes, et qui faisait l'orgueil de M. de Rênal, la conduite habituelle de son âme était en effet le résultat de l'humeur la plus altière. |
3175 |
Un éclat de rire grossier, un haussement d'épaules, accompagné de quelque maxime triviale sur la folie des femmes, avaient constamment accueilli les confidences de ce genre de chagrins, que le besoin d'épanchement l'avait portée à faire à son mari, dans les premières années de leur mariage. |
3176 |
La grossièreté, et la plus brutale insensibilité à tout ce qui n'était pas intérêt d'argent, de préséance ou de croix ; la haine aveugle pour tout raisonnement qui les contrariait, lui parurent des choses naturelles à ce sexe, comme porter des bottes et un chapeau de feutre. |
3177 |
Après de longues années, Mme de Rênal n'était pas encore accoutumée à ces gens à argent au milieu desquels il fallait vivre. De là le succès du petit paysan Julien. Elle trouva des jouissances douces, et toutes brillantes du charme de la nouveauté, dans la sympathie de cette âme noble et fière. |
3178 |
À Paris, la position de Julien envers Mme de Rênal eût été bien vite simplifiée ; mais à Paris, l'amour est fils des romans. Le jeune précepteur et sa timide maîtresse auraient retrouvé dans trois ou quatre romans, et jusque dans les couplets du Gymnase, l'éclaircissement de leur position. |
3179 |
Elle eut horreur de son mari, et se cacha la figure avec les mains. Elle se promit bien de ne jamais faire de confidences. Lorsqu'elle revit Julien, elle était toute tremblante, sa poitrine était tellement contractée qu'elle ne put parvenir à prononcer la moindre parole. |
3180 |
Les libéraux pourraient m'accuser d'avoir demandé les livres les plus infâmes ; qui sait même s'ils n'iraient pas jusqu'à écrire après mon nom les titres de ces livres pervers. Mais Julien s'éloignait de la trace. Il voyait la physionomie du maire reprendre l'expression de l'embarras et de l'humeur. |
3181 |
Une action lui semblait-elle admirable, c'était celle-là précisément qui attirait le blâme des gens qui l'environnaient. Sa réplique intérieure était toujours : Quels monstres ou quels sots ! Le plaisant, avec tant d'orgueil, c'est que souvent il ne comprenait absolument rien à ce dont on parlait. |
3182 |
Ainsi, passant sa vie avec Mme de Rênal, le silence le plus singulier s'établissait entre eux dès qu'ils étaient seuls. Dans le salon, quelle que fût l'humilité de son maintien, elle trouvait dans ses yeux un air de supériorité intellectuelle envers tout ce qui venait chez elle. |
3183 |
D'après je ne sais quelle idée prise dans quelque récit de la bonne société, telle que l'avait vue le vieux chirurgien-major, dès qu'on se taisait dans un lieu où il se trouvait avec une femme, Julien se sentait humilié, comme si ce silence eût été son tort particulier. |
3184 |
Son imagination remplie des notions les plus exagérées, les plus espagnoles, sur ce qu'un homme doit dire, quand il est seul avec une femme, ne lui offrait dans son trouble que des idées inadmissibles. Son âme était dans les nues, et cependant il ne pouvait sortir du silence le plus humiliant. |
3185 |
Pour comble de misère, il voyait et s'exagérait son absurdité ; mais ce qu'il ne voyait pas, c'était l'expression de ses yeux ; ils étaient si beaux et annonçaient une âme si ardente, que, semblables aux bons acteurs, ils donnaient quelquefois un sens charmant à ce qui n'en avait pas. |
3186 |
Don Juan, C. I, st. 74. L'Angélique douceur que Mme de Rênal devait à son caractère et à son bonheur actuel n'était un peu altérée que quand elle venait à songer à sa femme de chambre Élisa. Cette fille fit un héritage, alla se confesser au curé Chélan et lui avoua le projet d'épouser Julien. |
3187 |
Ceci m'afflige, et toutefois j'ai huit cents livres de rente. Je vous fais part de ce détail afin que vous ne vous fassiez pas d'illusions sur ce qui vous attend dans l'état de prêtre. Si vous songez à faire la cour aux hommes qui ont la puissance, votre perte éternelle est assurée. |
3188 |
Il me croit indigne d'être prêtre, et cela précisément quand je me figurais que le sacrifice de cinquante louis de rente allait lui donner la plus haute idée de ma piété et de ma vocation. À l'avenir, continua Julien, je ne compterai que sur les parties de mon caractère que j'aurai éprouvées. |
3189 |
Ce n'est pas mal à son âge. Quant au ton et aux gestes, il vivait avec des campagnards ; il avait été privé de la vue des grands modèles. Par la suite, à peine lui eut-il été donné d'approcher de ces messieurs, qu'il fut admirable pour les gestes comme pour les paroles. |
3190 |
La pauvreté de cette petite maison, où l'on devrait vivre avec cinquante louis de rente, se peignait à elle sous des couleurs ravissantes. Julien pourrait très bien se faire avocat à Bray, la sous-préfecture à deux lieues de Verrières ; dans ce cas elle le verrait quelquefois. |
3191 |
Mme de Rênal crut sincèrement qu'elle allait devenir folle ; elle le dit à son mari, et enfin tomba malade. Le soir même, comme sa femme de chambre la servait, elle remarqua que cette fille pleurait. Elle abhorrait Élisa dans ce moment, et venait de la brusquer ; elle lui en demanda pardon. |
3192 |
Cette découverte, qui dans tout autre moment l'aurait plongée dans les remords et dans une agitation profonde, ne fut pour elle qu'un spectacle singulier, mais comme indifférent. Son âme, épuisée par tout ce qu'elle venait d'éprouver, n'avait plus de sensibilité au service des passions. |
3193 |
À quelques centaines de pas des ruines si pittoresques de l'ancienne église gothique, M. de Rênal possède un vieux château avec ses quatre tours, et un jardin dessiné comme celui des Tuileries, avec force bordures de buis et allées de marronniers taillés deux fois par an. |
3194 |
Huit ou dix noyers magnifiques étaient au bout du verger ; leur feuillage immense s'élevait peut-être à quatre-vingts pieds de hauteur. Chacun de ces maudits noyers, disait M. de Rênal quand sa femme les admirait, me coûte la récolte d'un demi-arpent, le blé ne peut venir sous leur ombre. |
3195 |
Son arrivée surprit aussi Mme de Rênal ; elle avait oublié son existence. Pendant deux mois, il parla avec humeur de la hardiesse qu'on avait eue de faire, sans le consulter, une réparation aussi importante, mais Mme de Rênal l'avait exécutée à ses frais, ce qui le consolait un peu. |
3196 |
Cette vie active, occupée et gaie, était du goût de tout le monde, excepté de Mlle Élisa, qui se trouvait excédée de travail. Jamais dans le carnaval, disait-elle, quand il y a bal à Verrières, Madame ne s'est donné tant de soins pour sa toilette ; elle change de robes deux ou trois fois par jour. |
3197 |
Comme notre intention est de ne flatter personne, nous ne nierons point que Mme de Rênal, qui avait une peau superbe, ne se fît arranger des robes qui laissaient les bras et la poitrine fort découverts. Elle était très bien faite, et cette manière de se mettre lui allait à ravir. |
3198 |
Certaines choses que Napoléon dit des femmes, plusieurs discussions sur le mérite des romans à la mode sous son règne lui donnèrent alors, pour la première fois, quelques idées que tout autre jeune homme de son âge aurait eues depuis longtemps. Les grandes chaleurs arrivèrent. |
3199 |
L'obscurité y était profonde. Un soir, Julien parlait avec action, il jouissait avec délices du plaisir de bien parler et à des femmes jeunes ; en gesticulant, il toucha la main de Mme de Rênal qui était appuyée sur le dos d'une de ces chaises de bois peint que l'on place dans les jardins. |
3200 |
Elle ne pouvait détacher ses regards des siens. La présence de Mme Derville permettait à Julien de moins parler et de s'occuper davantage de ce qu'il avait dans la tête. Son unique affaire, toute cette journée, fut de se fortifier par la lecture du livre inspiré qui retrempait son âme. |
3201 |
Les deux amies se promenèrent fort tard. Tout ce qu'elles faisaient ce soir-là semblait singulier à Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines âmes délicates, semble augmenter le plaisir d'aimer. On s'assit enfin, Mme de Rênal à côté de Julien, et Mme Derville près de son amie. |
3202 |
Préoccupé de ce qu'il allait tenter, Julien ne trouvait rien à dire. La conversation languissait. Serai-je aussi tremblant, et malheureux au premier duel qui me viendra ? se dit Julien, car il avait trop de méfiance et de lui et des autres pour ne pas voir l'état de son âme. |
3203 |
Après un dernier moment d'attente et d'anxiété, pendant lequel l'excès de l'émotion mettait Julien comme hors de lui, dix heures sonnèrent à l'horloge qui était au-dessus de sa tête. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine, et y causait comme un mouvement physique. |
3204 |
Julien, sans trop savoir ce qu'il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main qu'il prenait ; il la serrait avec une force convulsive ; on fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta. |
3205 |
Ces mots confirmèrent le bonheur de Julien, qui, dans ce moment, était extrême : il parla, il oublia de feindre, il parut l'homme le plus aimable aux deux amies qui l'écoutaient. Cependant il y avait encore un peu de manque de courage dans cette éloquence qui lui arrivait tout à coup. |
3206 |
Il avait eu presque par hasard le courage aveugle qui suffit pour agir ; mais il sentait qu'il était hors de sa puissance de dire le mot le plus simple à Mme de Rênal. Quelque légers que fussent ses reproches, il allait être battu, et l'avantage qu'il venait d'obtenir anéanti. |
3207 |
Heureusement pour lui, ce soir-là, ses discours touchants et emphatiques trouvèrent grâce devant Mme Derville, qui très souvent le trouvait gauche comme un enfant, et peu amusant. Pour Mme de Rênal, la main dans celle de Julien, elle ne pensait à rien ; elle se laissait vivre. |
3208 |
Rempli de bonheur par ce sentiment, il s'enferma à clef dans sa chambre, et se livra avec un plaisir tout nouveau à la lecture des exploits de son héros. Quand la cloche du déjeuner se fit entendre, il avait oublié, en lisant les bulletins de la Grande Armée, tous ses avantages de la veille. |
3209 |
Quant à Julien, il était tellement plongé dans l'extase, encore si occupé des grandes choses qui pendant plusieurs heures, venaient de passer devant ses yeux, qu'à peine d'abord put-il rabaisser son attention jusqu'à écouter les propos durs que lui adressait M. de Rênal. |
3210 |
Heureusement M. de Rênal ne vit point cette nouvelle impertinence, elle ne fut remarquée que de Mme Derville, son amie fondait en larmes. En ce moment M. de Rênal se mit à poursuivre à coups de pierres une petite paysanne qui avait pris un sentir abusif, et traversait un coin du verger. |
3211 |
À peine M. de Rênal s'était-il éloigné, que les deux amies, se prétendant fatiguées, lui avaient demandé chacune un bras. Entre ces deux femmes dont un trouble extrême couvrait les joues de rougeur et d'embarras, la pâleur hautaine, l'air sombre et décidé de Julien formait un étrange contraste. |
3212 |
Quoi ! se disait-il, pas même cinq cents francs de rente pour terminer mes études ! Ah ! comme je l'enverrais promener ! Absorbé par ces idées sévères, le peu qu'il daignait comprendre des mots obligeants des deux amies lui déplaisait comme vide de sens, niais, faible, en un mot féminin. |
3213 |
Ce matin il a mis de la paille de maïs dans tous les lits du premier étage, maintenant il est au second. Julien changea de couleur ; il regarda Mme de Rênal d'un air singulier, et bientôt la prit à part en quelque sorte en doublant le pas. Mme Derville les laissa s'éloigner. |
3214 |
Elle souleva le matelas et plongea la main dans la paillasse avec une telle violence qu'elle s'écorcha les doigts. Mais quoique fort sensible aux petites douleurs de ce genre, elle n'eut pas la conscience de celle-ci, car presque en même temps, elle sentit le poli de la boîte de carton. |
3215 |
Julien est donc amoureux, et je tiens là le portrait de la femme qu'il aime ! Assise sur une chaise dans l'antichambre de cet appartement, Mme de Rênal était en proie à toutes les horreurs de la jalousie. Son extrême ignorance lui fut encore utile en ce moment, l'étonnement tempérait la douleur. |
3216 |
Toute ma réputation tombée, anéantie en un moment ! se disait Julien en voyant brûler la boîte, et ma réputation est tout mon bien, je ne vis que par elle... et encore, quelle vie, grand Dieu ! Une heure après, la fatigue et la pitié qu'il sentait pour lui-même le disposaient à l'attendrissement. |
3217 |
Il rencontra Mme de Rênal et prit sa main qu'il baisa avec plus de sincérité qu'il n'avait jamais fait. Elle rougit de bonheur, et, presque au même instant, repoussa Julien avec la colère de la jalousie. La fierté de Julien si récemment blessée en fit un sot dans ce moment. |
3218 |
Je ne m'occupe pas des enfants ! je m'expose aux mots humiliants de M. de Rênal, et il aura raison. Il courut à la chambre des enfants. Les caresses du plus jeune qu'il aimait beaucoup calmèrent un peu sa cuisante douleur. Celui-là ne me méprise pas encore, pensa Julien. |
3219 |
M. de Rênal, qui suivait toutes les chambres du château, revint dans celle des enfants avec les domestiques qui rapportaient les paillasses. L'entrée soudaine de cet homme fut pour Julien la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Plus pâle, plus sombre qu'à l'ordinaire, il s'élança vers lui. |
3220 |
À compter d'après-demain, qui est le premier du mois, je vous donne cinquante francs par mois. Julien eut envie de rire et resta stupéfait : toute sa colère avait disparu. Je ne méprisais pas assez l'animal, se dit-il. Voilà sans doute la plus grande excuse que puisse faire une âme aussi basse. |
3221 |
Les enfants, qui écoutaient cette scène bouche béante, coururent au jardin, dire à leur mère que M. Julien était bien en colère, mais qu'il allait avoir cinquante francs par mois. Julien les suivit par habitude, sans même regarder M. de Rênal, qu'il laissa profondément irrité. |
3222 |
Me voilà avec cinquante francs d'appointements par mois, il faut que M. de Rênal ait eu une belle peur. Mais de quoi ? Cette méditation sur ce qui avait pu faire peur à l'homme heureux et puissant contre lequel une heure auparavant il était bouillant de colère acheva de rasséréner l'âme de Julien. |
3223 |
Julien prenait haleine un instant à l'ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à monter. Bientôt, par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens des chèvres, il se trouva debout sur un roc immense et bien sûr d'être séparé de tous les hommes. |
3224 |
S'il eût cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il l'eût oublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille. Je l'ai forcé, je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi ! plus de cinquante écus par an ! un instant auparavant je m'étais tiré du plus grand danger. |
3225 |
Mais à demain les pénibles recherches. Julien debout sur son grand rocher regardait le ciel, embrasé par un soleil d'août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher, quand elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. |
3226 |
Il était loin de voir que son âme était précisément au niveau des petites circonstances qui occupent ordinairement tout l'intérêt des femmes. Souvent Julien était inintelligible pour Mme Derville et même pour son amie, et à son tour ne comprenait qu'à demi tout ce qu'elles lui disaient. |
3227 |
Chez cet être singulier, c'était presque tous les jours tempête. En entrant ce soir-là au jardin, Julien était disposé à s'occuper des idées des jolies cousines. Elles l'attendaient avec impatience. Il prit sa place ordinaire, à côté de Mme de Rênal. L'obscurité devint bientôt profonde. |
3228 |
On hésita un peu, mais on finit par la lui retirer d'une façon qui marquait de l'humeur. Julien était disposé à se le tenir pour dit, et à continuer gaiement la conversation, quand il entendit M. de Rênal qui s'approchait. Julien avait encore dans l'oreille les paroles grossières du matin. |
3229 |
Oui, je le ferai, moi, pour qui il a témoigné tant de mépris. De ce moment, la tranquillité, si peu naturelle au caractère de Julien, s'éloigna bien vite ; il désira avec anxiété, et sans pouvoir songer à rien autre chose, que Mme de Rênal voulût bien lui laisser sa main. |
3230 |
M. de Rênal parlait politique avec colère : deux ou trois industriels de Verrières devenaient décidément plus riches que lui, et voulaient le contrarier dans les élections. Mme Derville l'écoutait, Julien irrité de ces discours approcha sa chaise de celle de Mme de Rênal. |
3231 |
Au fond ce n'est qu'un enfant plein de respect pour moi ! Cette folie sera passagère. Qu'importe à mon mari les sentiments que je puis avoir pour ce jeune homme ! M. de Rênal serait ennuyé des conversations que j'ai avec Julien, sur des choses d'imagination. Lui, il pense à ses affaires. |
3232 |
Aucune hypocrisie ne venait altérer la pureté de cette âme naïve, égarée par une passion qu'elle n'avait jamais éprouvée. Elle était trompée, mais à son insu, et cependant un instinct de vertu était effrayé. Tels étaient les combats qui l'agitaient quand Julien parut au jardin. |
3233 |
Cette soirée fut charmante pour tout le monde, excepté pour le maire de Verrières, qui ne pouvait oublier ses industriels enrichis. Julien ne pensait plus à sa noire ambition, ni à ses projets si difficiles à exécuter. Pour la première fois de sa vie, il était entraîné par le pouvoir de la beauté. |
3234 |
Perdu dans une rêverie vague et douce, si étrangère à son caractère, pressant doucement cette main qui lui plaisait comme parfaitement jolie, il écoutait à demi le mouvement des feuilles du tilleul agitées par ce léger vent de la nuit, et les chiens du moulin du Doubs qui aboyaient dans le lointain. |
3235 |
Bientôt cependant il posa le livre. À force de songer aux victoires de Napoléon, il avait vu quelque chose de nouveau dans la sienne. Oui, j'ai gagné une bataille, se dit-il, mais il faut en profiter, il faut écraser l'orgueil de ce fier gentilhomme pendant qu'il est en retraite. |
3236 |
Elle ne pouvait distraire sa pensée du bonheur de sentir Julien couvrit sa main de baisers enflammés. Tout à coup l'affreuse parole : adultère, lui apparut. Tout ce que la plus vile débauche peut imprimer de dégoûtant à l'idée de l'amour des sens se présenta en foule à son imagination. |
3237 |
Elle se voyait méprisable. Ce moment fut affreux ; son âme arrivait dans des pays inconnus. La veille elle avait goûté un bonheur inéprouvé ; maintenant elle se trouvait tout à coup plongée dans un malheur atroce. Elle n'avait aucune idée de telles souffrances, elles troublèrent sa raison. |
3238 |
C'eût été parler de lui. Heureusement elle rencontra dans sa mémoire un précepte donné jadis par sa tante, la veille de son mariage. Il s'agissait du danger des confidences faites à un mari, qui après tout est un maître. Dans l'excès de sa douleur, elle se tordait les mains. |
3239 |
Mme de Rênal n'avait aucune expérience de la vie ; même pleinement éveillée et dans l'exercice de toute sa raison, elle n'eût aperçu aucun intervalle entre être coupable aux yeux de Dieu, et se trouver accablée en public des marques les plus bruyantes du mépris général. |
3240 |
Elle voyait encore sa pâleur quand il avait craint de perdre son portrait, ou de la compromettre en le laissant voir. Pour la première fois, elle avait surpris la crainte sur cette physionomie si tranquille et si noble. Jamais il ne s'était montré ému ainsi pour elle ou pour ses enfants. |
3241 |
Ce surcroît de douleur arriva à toute l'intensité de malheur qu'il est donné à l'âme humaine de pouvoir supporter. Sans s'en douter, Mme de Rênal jeta des cris qui réveillèrent sa femme de chambre. Tout à coup elle vit paraître auprès de son lit la clarté d'une lumière et reconnut Élisa. |
3242 |
Mme de Rênal sentit son imprudence : « J'ai la fièvre, lui dit-elle, et, je crois, un peu de délire, restez auprès de moi. » Tout à fait réveillée par la nécessité de se contraindre, elle se trouva moins malheureuse ; la raison reprit l'empire que l'état de demi-sommeil lui avait ôté. |
3243 |
Contre son attente, Julien se trouva le désir de la revoir, il songeait à sa main si jolie. Il descendit au jardin, Mme de Rênal se fit longtemps attendre. Mais si Julien l'eût aimée, il l'eût aperçue derrière les persiennes à demi fermées du premier étage, le front appuyé contre la vitre. |
3244 |
Julien s'approcha d'elle avec empressement ; il admirait ces bras si beaux qu'un châle jeté à la hâte laissait apercevoir. La fraîcheur de l'air du matin semblait augmenter encore l'éclat d'un teint que l'agitation de la nuit ne rendait que plus sensible à toutes les impressions. |
3245 |
Ce nouvel événement vint occuper toute son imagination ; elle fut emportée bien au delà des sages résolutions qu'elle devait à la nuit terrible qu'elle venait de passer. Il n'était plus question de résister à cet amant si aimable, mais de le perdre à jamais. Il fallut assister au déjeuner. |
3246 |
Et il s'en alla goguenard. Pendant que Mme de Rênal était en proie à ce qu'a de plus cruel la passion terrible dans laquelle le hasard l'avait engagée, Julien poursuivait son chemin gaiement au milieu des plus beaux aspects que puissent présenter les scènes de montagnes. |
3247 |
Enfin il atteignit le sommet de la grande montagne, près duquel il fallait passer pour arriver, par cette route de traverse, à la vallée solitaire qu'habitait Fouqué, le jeune marchand de bois son ami. Julien n'était point pressé de le voir, lui ni aucun autre être humain. |
3248 |
Il prit sa course, et bientôt fut établi dans cette retraite. Ici, dit-il, avec des yeux brillants de joie, les hommes ne sauraient me faire de mal. Il eut l'idée de se livrer au plaisir d'écrire ses pensées, partout ailleurs si dangereux pour lui. Une pierre carrée lui servait de pupitre. |
3249 |
Il remarqua enfin que le soleil se couchait derrière les montagnes éloignées du Beaujolais. Pourquoi ne passerais-je pas la nuit ici ? se dit-il, j'ai du pain, et je suis libre ! Au son de ce grand mot son âme s'exalta, son hypocrisie faisait qu'il n'était pas libre même chez Fouqué. |
3250 |
Au milieu de cette obscurité immense, son âme s'égarait dans la contemplation de ce qu'il s'imaginait rencontrer un jour à Paris. C'était d'abord une femme bien plus belle et d'un génie bien plus élevé que tout ce qu'il avait pu voir en province. Il aimait avec passion, il était aimé. |
3251 |
Mais une nuit profonde avait remplacé le jour, et il avait encore deux lieues à faire pour descendre au hameau habité par Fouqué. Avant de quitter la petite grotte, Julien alluma du feu et brûla avec soin tout ce qu'il avait écrit. Il étonna bien son ami en frappant à sa porte à une heure du matin. |
3252 |
Tu sais l'arithmétique mieux que moi, tu tiendras mes comptes. Je gagne gros dans mon commerce. L'impossibilité de tout faire par moi-même, et la crainte de rencontrer un fripon dans l'homme que je prendrais pour associé, m'empêchent tous les jours d'entreprendre d'excellentes affaires. |
3253 |
Pourquoi n'aurais-tu pas gagné, toi, ces six mille francs, ou du moins trois mille ? car, si ce jour-là je t'avais eu avec moi, j'aurais mis l'enchère à cette coupe de bois, et tout le monde me l'eût bientôt laissée. Sois mon associé. Cette offre donna de l'humeur à Julien, elle dérangeait sa folie. |
3254 |
Pendant tout le souper, que les deux amis préparèrent eux-mêmes comme des héros d'Homère, car Fouqué vivait seul, il montra ses comptes à Julien, et lui prouva combien son commerce de bois présentait d'avantages. Fouqué avait la plus haute idée des lumières et du caractère de Julien. |
3255 |
Le petit pécule que j'aurai amassé lèvera toutes les difficultés de détail. Solitaire dans cette montagne, j'aurai dissipé un peu l'affreuse ignorance où je suis de tant de choses qui occupent tous ces hommes de salon. Mais Fouqué renonce à se marier, il me répète que la solitude le rend malheureux. |
3256 |
Cet être, dont l'hypocrisie et l'absence de toute sympathie étaient les moyens ordinaires de salut, ne put cette fois supporter l'idée du plus petit manque de délicatesse envers un homme qui l'aimait. Mais tout à coup, Julien fut heureux, il avait une raison pour refuser. |
3257 |
Fouqué finit par le croire un peu fou. Le troisième jour, de grand matin, Julien quitta son ami pour passer la journée au milieu des rochers de la grande montagne. Il retrouva sa petite grotte, mais il n'avait plus la paix de l'âme, les offres de son ami la lui avaient enlevée. |
3258 |
Placé comme sur un promontoire élevé, il pouvait juger, et dominait pour ainsi dire l'extrême pauvreté et l'aisance qu'il appelait encore richesse. Il était loin de juger sa position en philosophe, mais il eut assez de clairvoyance pour se sentir différent après ce petit voyage dans la montagne. |
3259 |
Après avoir trouvé le bonheur trop tôt, Fouqué s'était aperçu qu'il n'était pas seul aimé. Tous ces récits avaient étonné Julien ; il avait appris bien des choses nouvelles. Sa vie solitaire toute d'imagination et de méfiance l'avait éloigné de tout ce qui pouvait l'éclairer. |
3260 |
Depuis trois jours, la seule distraction de Mme de Rênal avait été de tailler et de faire faire en toute hâte par Élisa une robe d'été, d'une jolie petite étoffe fort à la mode. À peine cette robe put-elle être terminée quelques instants après l'arrivée de Julien ; Mme de Rênal la mit aussitôt. |
3261 |
Son amie n'eut plus de doutes. Elle aime, l'infortunée ! se dit Mme Derville. Elle comprit toutes les apparences singulières de sa maladie. Elle la vit parler à Julien. La pâleur succédait à la rougeur la plus vive. L'anxiété se peignait dans ses yeux attachés sur ceux du jeune précepteur. |
3262 |
Julien, ne parlant à personne, ignorait tout cela. Si Mme de Rênal avait eu le moindre sang-froid, elle lui eût fait compliment de la réputation qu'il avait conquise, et l'orgueil de Julien rassuré, il eût été pour elle doux et aimable, d'autant plus que la robe nouvelle lui semblait charmante. |
3263 |
Mme de Rênal, contente aussi de sa jolie robe, et de ce que lui en disait Julien, avait voulu faire un tour de jardin ; bientôt elle avoua qu'elle était hors d'état de marcher. Elle avait pris le bras du voyageur et, bien loin d'augmenter ses forces, le contact de ce bras les lui ôtait tout à fait. |
3264 |
Loin d'être fier, ou du moins reconnaissant du sentiment que Mme de Rênal trahissait ce soir-là par des signes trop évidents, la beauté, l'élégance, la fraîcheur le trouvèrent presque insensible. La pureté de l'âme, l'absence de toute émotion haineuse prolongent sans doute la durée de la jeunesse. |
3265 |
C'est la physionomie qui vieillit la première chez la plupart des jolies femmes. Julien fut maussade toute la soirée ; jusqu'ici il n'avait été en colère qu'avec le hasard et la société ; depuis que Fouqué lui avait offert un moyen ignoble d'arriver à l'aisance, il avait de l'humeur contre lui-même. |
3266 |
En poursuivant la revue de sa position, Julien vit qu'il ne fallait pas songer à la conquête de Mme Derville, qui s'apercevait probablement du goût que Mme de Rênal montrait pour lui. Forcé de revenir à celle-ci : Que connais-je du caractère de cette femme ? se dit Julien. |
3267 |
Une jeune fille coquette qui aime de bonne heure s'accoutume au trouble de l'amour ; quand elle arrive à l'âge de la vraie passion, le charme de la nouveauté manque. Comme Mme de Rênal n'avait jamais lu de romans, toutes les nuances de son bonheur étaient neuves pour elle. |
3268 |
L'idée même de la vertu et de la fidélité jurée à M. de Rênal, qui l'avait agitée quelques jours auparavant, se présenta en vain, on la renvoya comme un hôte importun. Jamais je n'accorderai rien à Julien, se dit Mme de Rênal, nous vivrons à l'avenir comme nous vivons depuis un mois. |
3269 |
Du moins, ajouta-t-il, ma petite intrigue avec la maîtresse du logis va me distraire un moment. Heureusement pour lui, même dans ce petit incident subalterne, l'intérieur de son âme répondait mal à son langage cavalier. Il avait peur de Mme de Rênal à cause de sa robe si jolie. |
3270 |
Son orgueil ne voulut rien laisser au hasard et à l'inspiration du moment. D'après les confidences de Fouqué et le peu qu'il avait lu sur l'amour dans sa Bible, il se fit un plan de campagne fort détaillé. Comme, sans se l'avouer, il était fort troublé, il écrivit ce plan. |
3271 |
À cette demande si flatteuse, notre héros ne sut que répondre. Cette circonstance n'était pas prévue dans son plan. Sans cette sottise de faire un plan, l'esprit vif Julien l'eût bien servi, la surprise n'eût fait qu'ajouter à la vivacité de ses aperçus. Il fut gauche et s'exagéra sa gaucherie. |
3272 |
C'est un sournois. Julien resta profondément humilié du malheur de n'avoir su que répondre à Mme de Rênal. Un homme comme moi se doit de réparer cet échec, et saisissant le moment où l'on passait d'une pièce à l'autre, il crut de son devoir de donner un baiser à Mme de Rênal. |
3273 |
Mme de Rênal le crut fou. Elle fut effrayée et surtout choquée. Cette sottise lui rappela M. Valenod. Que m'arriverait-il, se dit-elle, si j'étais seule avec lui ? Toute sa vertu revint, parce que l'amour s'éclipsait. Elle s'arrangea de façon à ce qu'un de ses enfants restât toujours auprès d'elle. |
3274 |
C'est la timidité de l'amour dans un homme d'esprit ! se dit-elle enfin, avec une joie inexprimable. Serait-il possible qu'il n'eût jamais été aimé de ma rivale ! Après le déjeuner, Mme de Rênal rentra dans le salon pour recevoir la visite de M. Charcot de Maugiron, le sous-préfet de Bray. |
3275 |
Mme Derville était à ses côtés. Ce fut dans une telle position, et par le plus grand jour, que notre héros trouva convenable d'avancer sa botte et de presser le joli pied de Mme de Rênal, dont le bas à jour et le joli soulier de Paris attiraient évidemment les regards du galant sous-préfet. |
3276 |
Il délibéra longtemps avec lui-même pour savoir s'il devait se fâcher de ce mot : Je vous l'ordonne. Il fut assez sot pour penser : elle pourrait me dire je l'ordonne, s'il s'agissait de quelque chose de relatif à l'éducation des enfants, mais en répondant à mon amour, elle suppose l'égalité. |
3277 |
Il se répétait avec colère ce vers de Corneille, que Mme Derville lui avait appris quelques jours auparavant : ... L'amour Fait les égalités et ne les cherche pas. Julien s'obstinant à jouer le rôle d'un Don Juan, lui qui de la vie n'avait eu de maîtresse, il fut sot à mourir toute la journée. |
3278 |
Il n'eut qu'une idée juste ; ennuyé de lui et de Mme de Rênal, il voyait avec effroi s'avancer la soirée où il serait assis au jardin, à côté d'elle et dans l'obscurité. Il dit à M. de Rênal qu'il allait à Verrières voir le curé ; il partit après dîner, et ne rentra que dans la nuit. |
3279 |
Il comprenait que, par sa conduite savante de la veille, il avait gâté toutes les belles apparences du jour précédent, et ne savait réellement à quel saint se vouer. Mme de Rênal répondit avec une indignation réelle, et nullement exagérée, à l'annonce impertinente que Julien osait lui faire. |
3280 |
Il crut voir du mépris dans sa courte réponse. Il est sûr que dans cette réponse, prononcée fort bas, le mot fi donc avait paru. Sous prétexte de quelque chose à dire aux enfants, Julien alla dans leur chambre, et à son retour il se plaça à côté de Mme Derville et fort loin de Mme de Rênal. |
3281 |
Rien cependant ne l'eût plus embarrassé que le succès. Lorsqu'on se sépara à minuit, son pessimisme lui fit croire qu'il jouissait du mépris de Mme Derville, et que probablement il n'était guère mieux avec Mme de Rênal. De fort mauvaise humeur et très humilié, Julien ne dormit point. |
3282 |
Mais, grand Dieu ! qu'y ferait-il ? Il n'avait aucun projet, et quand il en aurait eu, il se sentait tellement troublé qu'il eût été hors d'état de les suivre. Enfin, souffrant plus mille fois que s'il eût marché à la mort, il entra dans le petit corridor qui menait à la chambre de Mme de Rênal. |
3283 |
Il ouvrit la porte d'une main tremblante et en faisant un bruit effroyable. Il y avait de la lumière, une veilleuse brûlait sous la cheminée ; il ne s'attendait pas à ce nouveau, malheur. En le voyant entrer, Mme de Rênal se jeta vivement hors de son lit. Malheureux ! s'écria-t-elle. |
3284 |
Julien oublia ses vains projets et revint à son rôle naturel ; ne pas plaire à une femme si charmante lui parut le plus grand des malheurs. Il ne répondit à ses reproches qu'en se jetant à ses pieds, en embrassant ses genoux. Comme elle lui parlait avec une extrême dureté, il fondit en larmes. |
3285 |
Au lieu d'être attentif aux transports qu'il faisait naître, et aux remords qui en relevaient la vivacité, l'idée du devoir ne cessa jamais d'être présente à ses yeux. Il craignait un remords affreux et un ridicule éternel, s'il s'écartait du modèle idéal qu'il se proposait de suivre. |
3286 |
C'est une jeune fille de seize ans, qui a des couleurs charmantes, et qui, pour aller au bal, a la folie de mettre du rouge. Mortellement effrayée de l'apparition de Julien, Mme de Rênal fut bientôt en proie aux plus cruelles alarmes. Les pleurs et le désespoir de Julien la troublaient vivement. |
3287 |
Elle se croyait damnée sans rémission, et cherchait à se cacher la vue de l'enfer en accablant Julien des plus vives caresses. En un mot, rien n'eût manqué au bonheur de notre héros, pas même une sensibilité brûlante dans la femme qu'il venait d'enlever, s'il eût su en jouir. |
3288 |
Telle fut la première pensée de Julien, en rentrant dans sa chambre. Il était dans cet état d'étonnement et de trouble inquiet où tombe l'âme qui vient d'obtenir ce qu'elle a longtemps désiré. Elle est habituée à désirer, ne trouve plus quoi désirer, et cependant n'a pas encore de souvenirs. |
3289 |
Pour elle, elle ne pouvait le regarder sans rougir jusqu'aux yeux, et ne pouvait vivre un instant sans le regarder ; elle s'apercevait de son trouble, et ses efforts pour le cacher le redoublaient. Julien ne leva qu'une seule fois les yeux sur elle. D'abord, Mme de Rênal admira sa prudence. |
3290 |
Bientôt, voyant que cet unique regard ne se répétait pas, elle fut alarmée : « Est-ce qu'il ne m'aimerait plus, se dit-elle ; hélas ! je suis bien vieille pour lui ; j'ai dix ans de plus que lui. » En passant de la salle à manger au jardin, elle serra la main de Julien. |
3291 |
Ce regard consola Mme de Rênal ; il ne lui ôta pas toutes ses inquiétudes ; mais ses inquiétudes lui ôtaient presque tout à fait ses remords envers son mari. Au déjeuner, ce mari ne s'était aperçu de rien ; il n'en était pas de même de Mme Derville : elle crut Mme de Rênal sur le point de succomber. |
3292 |
Le soir, au jardin, Mme Derville arrangea si bien les choses, qu'elle se trouva placée entre Mme de Rênal et Julien. Mme de Rênal, qui s'était fait une image délicieuse du plaisir de serrer la main de Julien et de la porter à ses lèvres, ne put pas même lui adresser un mot. |
3293 |
Ce contretemps augmenta son agitation. Elle était dévorée d'un remords. Elle avait tant grondé Julien de l'imprudence qu'il avait faite en venant chez elle la nuit précédente, qu'elle tremblait qu'il ne vînt pas celle-ci. Elle quitta le jardin de bonne heure, et alla s'établir dans sa chambre. |
3294 |
Mais, ne tenant pas à son impatience, elle vint coller son oreille contre la porte de Julien. Malgré l'incertitude et la passion qui la dévoraient, elle n'osa point entrer. Cette action lui semblait la dernière des bassesses, car elle sert de texte à un dicton de province. |
3295 |
Les domestiques n'étaient pas tous couchés. La prudence l'obligea enfin à revenir chez elle. Deux heures d'attente furent deux siècles de tourments. Mais Julien était trop fidèle à ce qu'il appelait le devoir, pour manquer à exécuter de point en point ce qu'il s'était prescrit. |
3296 |
À mesure que les transports de Julien rassuraient sa timide maîtresse, elle reprenait un peu de bonheur et la faculté de juger son amant. Heureusement, il n'eut presque pas ce jour-là cet air emprunté qui avait fait du rendez-vous de la veille une victoire, mais non pas un plaisir. |
3297 |
Elle n'y eût pu voir autre chose qu'un triste effet de la disproportion des âges. Quoique Mme de Rênal n'eût jamais pensé aux théories de l'amour, la différence d'âge est, après celle de fortune, un des grands lieux communs de la plaisanterie de province, toutes les fois qu'il est question d'amour. |
3298 |
Il faut convenir, se disait-il, qu'elle a une bonté d'âme angélique, et l'on n'est pas plus jolie. Il avait perdu presque tout à fait l'idée du rôle à jouer. Dans un moment d'abandon, il lui avoua même toutes ses inquiétudes. Cette confidence porta à son comble la passion qu'il inspirait. |
3299 |
Elle osa l'interroger sur le portrait auquel il mettait tant d'intérêt ; Julien lui jura que c'était celui d'un homme. Quand il restait à Mme de Rênal assez de sang-froid pour réfléchir, elle ne revenait pas de son étonnement qu'un tel bonheur existât, et que jamais elle ne s'en fût doutée. |
3300 |
Ah ! se disait-elle, si j'avais connu Julien il y a dix ans, quand je pouvais encore passer pour jolie ! Julien était fort éloigné de ces pensées. Son amour était encore de l'ambition ; c'était de la joie de posséder, lui pauvre être si malheureux et si méprisé, une femme aussi noble et aussi belle. |
3301 |
Il ouvrait son armoire de glace et restait des heures entières admirant la beauté et l'arrangement de tout ce qu'il y trouvait. Son amie, appuyée sur lui, le regardait ; lui, regardait ces bijoux, ces chiffons qui, la veille d'un mariage, emplissent une corbeille de noce. |
3302 |
Le rang de sa maîtresse semblait l'élever au-dessus de lui-même. Mme de Rênal, de son côté, trouvait la plus douce des voluptés morales à instruire ainsi, dans une foule de petites choses, ce jeune homme rempli de génie, et qui était regardé par tout le monde comme devant un jour aller si loin. |
3303 |
Par ce départ elle se trouvait presque toute la journée tête à tête avec son amant. Julien se livrait d'autant plus à la douce société de son amie, que, toutes les fois qu'il était trop longtemps seul avec lui-même, la fatale proposition de Fouqué venait encore l'agiter. |
3304 |
Il eut assez de présence d'esprit pour arranger sa phrase et faire entendre à la noble dame, assise si près de lui sur le banc de verdure, que les mots qu'il venait de répéter, il les avait entendus pendant son voyage chez son ami le marchand de bois. C'était le raisonnement des impies. |
3305 |
Moi, par exemple, maire de Verrières, bien intentionné, honnête comme l'est au fond M. de Rênal ! comme j'enlèverais le vicaire, M. Valenod et toutes leurs friponneries ! comme la justice triompherait dans Verrières ! Ce ne sont pas leurs talents qui me feraient obstacle. |
3306 |
Il fallait avoir le courage de livrer bataille, mais sur-le-champ ; Mme de Rênal avait été étonnée du mot de Julien, parce que les hommes de sa société répétaient que le retour de Robespierre était surtout possible à cause de ces jeunes gens des basses classes, trop bien élevés. |
3307 |
C'est que la crainte de lui avoir dit indirectement une chose désagréable succéda à sa répugnance pour le mauvais propos. Ce malheur se réfléchit vivement dans ses traits si purs et si naïfs quand elle était heureuse et loin des ennuyeux. Julien n'osa plus rêver avec abandon. |
3308 |
Il n'osait les ouvrir que de nuit. Souvent il eût été bien aise de n'être pas interrompu par une visite dont l'attente, la veille encore de la petite scène du verger, l'eût mis hors d'état de lire. Il devait à Mme de Rênal de comprendre les livres d'une façon toute nouvelle. |
3309 |
Il avait osé lui faire des questions sur une foule de petites choses, dont l'ignorance arrête tout court l'intelligence d'un jeune homme né hors de la société, quelque génie naturel qu'on veuille lui supposer. Cette éducation de l'amour, donnée par une femme extrêmement ignorante, fut un bonheur. |
3310 |
Son esprit ne fut point offusqué par le récit de ce qu'elle a été autrefois, il y a deux mille ans, ou seulement il y a soixante ans, du temps de Voltaire et de Louis XV. À son inexprimable joie, un voile tomba de devant ses yeux, il comprit enfin les choses qui se passaient à Verrières. |
3311 |
Julien comprit enfin les demi-mots qu'il avait surpris, quand la haute société du pays venait dîner chez M. de Rênal. Cette société privilégiée était profondément occupée de ce choix du premier adjoint, dont le reste de la ville et surtout les libéraux ne soupçonnaient pas même la possibilité. |
3312 |
Par exemple, ce domestique va y trouver M. Valenod, et cet homme si fier et si sot ne sera point fâché de s'entendre tutoyer par Saint-Jean, et lui répondra sur le même ton. Si vous tenez à savoir ce qu'on y fait, je demanderai des détails à M. de Maugiron et à M. Valenod. |
3313 |
Le souvenir des charmes de sa maîtresse distrayait Julien de sa noire ambition. La nécessité de ne pas lui parler de choses tristes et raisonnables, puisqu'ils étaient de partis contraires, ajoutait, sans qu'il s'en doutât, au bonheur qu'il lui devait et à l'empire qu'elle acquérait sur lui. |
3314 |
Souvent, au milieu du récit de quelque friponnerie savante, à l'occasion d'un chemin ou d'une fourniture, l'esprit de Mme de Rênal s'égarait tout à coup jusqu'au délire, Julien avait besoin de la gronder, elle se permettait avec lui les mêmes gestes intimes qu'avec ses enfants. |
3315 |
C'est qu'il y avait des jours où elle avait l'illusion de l'aimer comme son enfant. Sans cesse n'avait-elle pas à répondre à ses questions naïves sur mille choses simples qu'un enfant bien né n'ignore pas à quinze ans ? Un instant après, elle l'admirait comme son maître. |
3316 |
Chacun avait ses prétentions ; les moins affairés louaient des balcons pour voir l'entrée du roi. Qui commandera la garde d'honneur ? M. de Rênal vit tout de suite combien il importait, dans l'intérêt des maisons sujettes à reculer, que M. de Moirod eût ce commandement. |
3317 |
Elle trouva son salon rempli de dames libérales qui prêchaient l'union des partis, et venaient la supplier d'engager son mari à accorder une place aux leurs dans la garde d'honneur. L'une d'elles prétendait que si son mari n'était pas élu, de chagrin il ferait banqueroute. |
3318 |
Mme de Rênal renvoya bien vite tout ce monde. Elle paraissait fort occupée. Julien fut étonné et encore plus fâché qu'elle lui fît un mystère de ce qui l'agitait. Je l'avais prévu, se disait-il avec amertume, son amour s'éclipse devant le bonheur de recevoir un roi dans sa maison. |
3319 |
Chose étonnante, il l'en aima davantage. Les tapissiers commençaient à remplir la maison, il épia longtemps en vain l'occasion de lui dire un mot. Enfin il la trouva qui sortait de sa chambre à lui, Julien, emportant un de ses habits. Ils étaient seuls. Il voulut lui parler. |
3320 |
Il connaissait depuis trente ans l'abbé Chélan. Il demanderait certainement de ses nouvelles en arrivant à Verrières, et s'il le trouvait disgracié, il était homme à aller le chercher dans la petite maison où il s'était retiré, accompagné de tout le cortège dont il pourrait disposer. |
3321 |
Dès le matin du dimanche, des milliers de paysans, arrivant des montagnes voisines, inondèrent les rues de Verrières. Il faisait le plus beau soleil. Enfin, vers les trois heures, toute cette foule fut agitée, on apercevait un grand feu sur un rocher à deux lieues de Verrières. |
3322 |
Ce signal annonçait que le roi venait d'entrer sur le territoire du département. Aussitôt le son de toutes les cloches et les décharges répétées d'un vieux canon espagnol appartenant à la ville marquèrent sa joie de ce grand événement. La moitié de la population monta sur les toits. |
3323 |
Toutes les femmes étaient aux balcons. La garde d'honneur se mit en mouvement. On admirait les brillants uniformes, chacun reconnaissait un parent, un ami. On se moquait de la peur de M. de Moirod, dont à chaque instant la main prudente était prête à saisir l'arçon de sa selle. |
3324 |
Mais une remarque fit oublier toutes les autres : le premier cavalier de la neuvième file était un fort joli garçon, très mince, que d'abord on ne reconnut pas. Bientôt un cri d'indignation chez les uns, chez d'autres le silence de l'étonnement annoncèrent une sensation générale. |
3325 |
Quoi, parce que ce petit ouvrier déguisé en abbé était précepteur de ses marmots, il avait l'audace de le nommer garde d'honneur, au préjudice de MM. tels et tels, riches fabricants ! Ces messieurs, disait une dame banquière, devraient bien faire une avanie à ce petit insolent, né dans la crotte. |
3326 |
En général, on rendait justice à son mépris pour le défaut de naissance. Pendant qu'il était l'occasion de tant de propos, Julien était le plus heureux des hommes. Naturellement hardi, il se tenait mieux à cheval que la plupart des jeunes gens de cette ville de montagne. |
3327 |
Ses épaulettes étaient plus brillantes, parce qu'elles étaient neuves. Son cheval se cabrait à chaque instant, il était au comble de la joie. Son bonheur n'eut plus de bornes, lorsque, passant près du vieux rempart, le bruit de la petite pièce de canon fit sauter son cheval hors du rang. |
3328 |
Son cheval le déposa mollement dans l'unique bourbier qui fût sur la grande route, ce qui fit esclandre, parce qu'il fallut le tirer de là pour que la voiture du roi pût passer. Sa Majesté descendit à la belle église neuve qui ce jour-là était parée de tous ses rideaux cramoisis. |
3329 |
Là, il quitta en soupirant son bel habit bleu de ciel, son sabre, ses épaulettes, pour reprendre le petit habit noir râpé. Il remonta à cheval, et en quelques instants fut à Bray-le-Haut qui occupe le sommet d'une fort belle colline. L'enthousiasme multiplie ces paysans, pensa Julien. |
3330 |
Julien rejoignit l'abbé Chélan qui le gronda fort, et lui remit une soutane et un surplis. Il s'habilla rapidement et suivit M. Chélan qui se rendait auprès du jeune évêque d'Agde. C'était un neveu de M. de La Mole, récemment nommé, et qui avait été chargé de montrer la relique au roi. |
3331 |
Julien portait fort bien son surplis. Au moyen de je ne sais quel procédé de toilette ecclésiastique, il avait rendu ses beaux cheveux bouclés très plats ; mais, par un oubli qui redoubla la colère de M. Chélan, sous les longs plis de sa soutane on pouvait apercevoir les éperons du garde d'honneur. |
3332 |
À son air pressé ces messieurs le crurent mandé par l'évêque et le laissèrent passer. Il fit quelques pas et se trouva dans une immense salle gothique extrêmement sombre, et toute lambrissée de chêne noir ; à l'exception d'une seule, les fenêtres en ogive avaient été murées avec des briques. |
3333 |
Julien trouva que le jeune homme avait l'air irrité ; de la main droite il donnait gravement des bénédictions du côté du miroir. Que peut signifier ceci ? pensa-t-il. Est-ce une cérémonie préparatoire qu'accomplit ce jeune prêtre ? C'est peut-être le secrétaire de l'évêque. |
3334 |
Monsieur, est-elle enfin arrangée ? Julien resta stupéfait. Comme ce jeune homme se tournait vers lui, Julien vit la croix pectorale sur sa poitrine : c'était l'évêque d'Agde. Si jeune, pensa Julien ; tout au plus six ou huit ans de plus que moi !... Et il eut honte de ses éperons. |
3335 |
Quand Julien fut arrivé au milieu de la salle, il se retourna vers l'évêque et le vit qui s'était remis à donner des bénédictions. Qu'est-ce que cela peut être ? se demanda Julien, sans doute c'est une préparation ecclésiastique nécessaire à la cérémonie qui va avoir lieu. |
3336 |
Il se sentit fier de la porter : en traversant la salle, il marchait lentement ; il la tenait avec respect. Il trouva l'évêque assis devant la glace ; mais, de temps à autre, sa main droite, quoique fatiguée, donnait encore la bénédiction. Julien l'aida à placer sa mitre. |
3337 |
Voulez-vous vous éloigner un peu ? Alors l'évêque alla fort vite au milieu de la pièce, puis se rapprochant du miroir à pas lents, il reprit l'air fâché, et donnait gravement des bénédictions. Julien était immobile d'étonnement ; il était tenté de comprendre, mais n'osait pas. |
3338 |
Mais cette fois il resta à son rang, le dernier de tous, et ne put voir l'évêque que par-dessus les épaules des ecclésiastiques qui se pressaient en foule à cette porte. L'évêque traversait lentement la salle ; lorsqu'il fut arrivé sur le seuil les curés se formèrent en procession. |
3339 |
L'évêque s'avançait le dernier entre M. Chélan et un autre curé fort vieux. Julien se glissa tout à fait près de Monseigneur, comme attaché à l'abbé Chélan. On suivit les longs corridors de l'abbaye de Bray-le-Haut ; malgré le soleil éclatant, ils étaient sombres et humides. |
3340 |
Si jeune, pensait-il, être évêque d'Agde ! mais où est Agde ? et combien cela rapporte-t-il ? deux ou trois cent mille francs peut-être. Les laquais de Monseigneur parurent avec un dais magnifique, M. Chélan prit l'un des bâtons, mais dans le fait ce fut Julien qui le porta. |
3341 |
Il y eut un Te Deum, des flots d'encens, des décharges infinies de mousqueterie et d'artillerie ; les paysans étaient ivres de bonheur et de piété. Une telle journée défait l'ouvrage de cent numéros des journaux jacobins. Julien était à six pas du roi, qui réellement priait avec abandon. |
3342 |
Mais il avait un cordon bleu de ciel par-dessus cet habit fort simple. Il était plus près du roi que beaucoup d'autres seigneurs, dont les habits étaient tellement brodés d'or, que, suivant l'expression de Julien, on ne voyait pas le drap. Il apprit quelques moments après que c'était M. de La Mole. |
3343 |
Ah ! l'état ecclésiastique rend doux et sage. Mais le roi est venu pour vénérer la relique, et je ne vois point de relique. Où sera saint Clément ? Un petit clerc, son voisin, lui apprit que la vénérable relique était dans le haut de l'édifice dans une chapelle ardente. |
3344 |
Pendant qu'il priait à haute voix, elles semblaient ne pouvoir assez admirer ses belles dentelles, sa bonne grâce, sa figure si jeune et si douce. Ce spectacle fit perdre à notre héros ce qui lui restait de raison. En cet instant, il se fût battu pour l'inquisition, et de bonne foi. |
3345 |
La porte s'ouvrit tout à coup. La petite chapelle parut comme embrasée de lumière. On apercevait sur l'autel plus de mille cierges divisés en huit rangs séparés entre eux par des bouquets de fleurs. L'odeur suave de l'encens le plus pur sortait en tourbillon de la porte du sanctuaire. |
3346 |
Julien remarqua qu'il y avait sur l'autel des cierges qui avaient plus de quinze pieds de haut. Les jeunes filles ne purent retenir un cri d'admiration. On n'avait admis dans le petit vestibule de la chapelle que les vingt-quatre jeunes filles, les deux curés et Julien. |
3347 |
Les gardes eux-mêmes restèrent en dehors, à genoux, et présentant les armes. Sa Majesté se précipita plutôt qu'elle ne se jeta sur le prie-Dieu. Ce fut alors seulement que Julien, collé contre la porte dorée, aperçut, par-dessous le bras nu d'une jeune fille, la charmante statue de saint Clément. |
3348 |
Et la cérémonie fut terminée. Le roi lui-même pleurait. Ce ne fut que longtemps après que Julien eut assez de sang-froid pour demander où étaient les os du saint envoyés de Rome à Philippe le Bon, duc de Bourgogne. On lui apprit qu'ils étaient cachés dans la charmante figure de cire. |
3349 |
De tout quoi les certificats sont à Paris au ministère des finances. Je demande à M. le marquis le bureau de loterie de Verrières, qui ne peut manquer d'être bientôt vacant d'une manière ou d'autre, le titulaire étant fort malade, et d'ailleurs votant mal aux élections, etc. |
3350 |
Si vous m'aimez encore, ne parlez pas : vos paroles ne peuvent ôter la fièvre à notre Stanislas. Mais ses consolations ne produisaient aucun effet ; il ne savait pas que Mme de Rênal s'était mis dans la tête que, pour apaiser la colère du Dieu jaloux, il fallait haïr Julien ou voir mourir son fils. |
3351 |
Dieu me punit, ajouta-t-elle à voix basse, il est juste ; j'adore son équité ; mon crime est affreux, et je vivais sans remords ! C'était le premier signe de l'abandon de Dieu : je dois être punie doublement. Julien fut profondément touché. Il ne pouvait voir là ni hypocrisie ni exagération. |
3352 |
Une nuit, l'enfant fut au plus mal. Vers les deux heures du matin, M. de Rênal vint le voir. L'enfant, dévoré par la fièvre, était fort rouge et ne put reconnaître son père. Tout à coup Mme de Rênal se jeta aux pieds de son mari : Julien vit qu'elle allait tout dire et se perdre à jamais. |
3353 |
C'est moi qui tue mon fils. Je lui ai donné la vie, et je la lui reprends. Le ciel me punit, aux yeux de Dieu je suis coupable de meurtre. Il faut que je me perde et m'humilie moi-même ; peut-être ce sacrifice apaisera le Seigneur. Si M. de Rênal eût été un homme d'imagination, il savait tout. |
3354 |
Idées romanesques que tout cela ! Julien, faites appeler le médecin à la pointe du jour. Et il retourna se coucher. Mme de Rênal tomba à genoux, à demi évanouie, en repoussant avec un mouvement convulsif Julien qui voulait la secourir. Julien resta étonné. Voilà donc l'adultère ! se dit-il. |
3355 |
Eux qui commettent tant de péchés auraient le privilège de connaître la vraie théorie du péché ? Quelle bizarrerie !... Depuis vingt minutes que M. de Rênal s'était retiré, Julien voyait la femme qu'il aimait, la tête appuyée sur le petit lit de l'enfant, immobile et presque sans connaissance. |
3356 |
Voilà une femme d'un génie supérieur réduite au comble du malheur, parce qu'elle m'a connu, se dit-il. Les heures avancent rapidement. Que puis-je pour elle ? Il faut se décider. Il ne s'agit plus de moi ici. Que m'importent les hommes et leurs plates simagrées ? Que puis-je pour elle ?. |
3357 |
Mais je la laisse seule en proie à la plus affreuse douleur. Cet automate de mari lui nuit plus qu'il ne lui sert. Il lui dira quelque mot dur, à force d'être grossier ; elle peut devenir folle, se jeter par la fenêtre. Si je la laisse, si je cesse de veiller sur elle, elle lui avouera tout. |
3358 |
Elle peut tout dire, grand Dieu ! à ce c... d'abbé Maslon, qui prend prétexte de la maladie d'un enfant de six ans pour ne plus bouger de cette maison, et non sans dessein. Dans sa douleur et sa crainte de Dieu, elle oublie tout ce qu'elle sait de l'homme ; elle ne voit que le prêtre. |
3359 |
Que deviendrai-je loin de toi, et avec la conscience que tu es malheureuse par moi ! Mais qu'il ne soit pas question de mes souffrances. Je partirai, oui, mon amour. Mais, si je te quitte, si je cesse de veiller sur toi, de me trouver sans cesse entre toi et ton mari, tu lui dis tout, tu te perds. |
3360 |
Mon esprit est frappé d'aveuglement ; je ne vois aucun parti à prendre. Si je te quitte, tu dis tout à ton mari, tu te perds et lui avec. Jamais, après ce ridicule, il ne sera nommé député. Si je reste, tu me crois la cause de la mort de ton fils, et tu meurs de douleur. |
3361 |
Veux-tu essayer de l'effet de mon départ ? Si tu veux, je vais me punir de notre faute en te quittant pour huit jours. J'irai les passer dans la retraite où tu voudras. À l'abbaye de Bray-le-Haut, par exemple : mais jure-moi pendant mon absence de ne rien avouer à ton mari. |
3362 |
Chaque heure de cette vie abominable me semble durer une journée. Enfin le ciel eut pitié de cette mère malheureuse. Peu à peu Stanislas ne fut plus en danger. Mais la glace était brisée, sa raison avait connu l'étendue de son péché ; elle ne put plus reprendre l'équilibre. |
3363 |
Je ne me fais plus aucune illusion, lui disait-elle, même dans les moments où elle osait se livrer à tout son amour : je suis damnée, irrémissiblement damnée. Tu es jeune, tu as cédé à mes séductions, le ciel peut te pardonner ; mais moi je suis damnée. Je le connais à un signe certain. |
3364 |
La méfiance et l'orgueil souffrant de Julien, qui avait surtout besoin d'un amour à sacrifices, ne tinrent pas devant la vue d'un sacrifice si grand, si indubitable et fait à chaque instant. Il adorait Mme de Rênal. Elle a beau être noble, et moi le fils d'un ouvrier, elle m'aime. |
3365 |
Hâtons-nous ; demain peut-être je ne serai plus à toi. Si le ciel me frappe dans mes enfants, c'est en vain que je chercherai à ne vivre que pour t'aimer, à ne pas voir que c'est mon crime qui les tue. Je ne pourrai survivre à ce coup. Quand je le voudrais, je ne pourrais ; je deviendrais folle. |
3366 |
Cette grande crise morale changea la nature du sentiment qui unissait Julien à sa maîtresse. Son amour ne fut plus seulement de l'admiration pour la beauté, l'orgueil de la posséder. Leur bonheur était désormais d'une nature bien supérieure, la flamme qui les dévorait fut plus intense. |
3367 |
Mais ils ne retrouvèrent plus la sérénité délicieuse, la félicité sans nuages, le bonheur facile des premières époques de leurs amours, quand la seule crainte de Mme de Rênal était de n'être pas assez aimée de Julien. Leur bonheur avait quelquefois la physionomie du crime. |
3368 |
Puis, retombée dans une rêverie sombre : L'enfer, disait-elle, l'enfer serait une grâce pour moi ; j'aurais encore sur la terre quelques jours à passer avec lui, mais l'enfer dès ce monde, la mort de mes enfants... Cependant, à ce prix, peut-être mon crime me serait pardonné. |
3369 |
Au milieu de ces alternatives d'amour, de remords et de plaisir, les journées passaient pour eux avec la rapidité de l'éclair. Julien perdit l'habitude de réfléchir. Mlle Élisa alla suivre un petit procès qu'elle avait à Verrières. Elle trouva M. Valenod fort piqué contre Julien. |
3370 |
Cette femme, la plus distinguée du pays, que pendant six ans il avait environnée de tant de soins, et malheureusement au vu et au su de tout le monde ; cette femme si fière, dont les dédains l'avaient tant de fois fait rougir, elle venait de prendre pour amant un petit ouvrier déguisé en précepteur. |
3371 |
Dès le même soir M. de Rênal reçut de la ville, avec son journal, une longue lettre anonyme qui lui apprenait dans le plus grand détail ce qui se passait chez lui. Julien le vit pâlir en lisant cette lettre écrite sur du papier bleuâtre et jeter sur lui des regards méchants. |
3372 |
Par bonheur, Julien se fermait à clef dans sa chambre. Mme de Rênal eut la folle idée que cet avertissement n'était qu'un prétexte pour ne pas la voir. Elle perdit la tête absolument, et à l'heure ordinaire vint à sa porte. Julien qui entendit du bruit dans le corridor souffla sa lampe à l'instant. |
3373 |
Il est des moments où je crois n'avoir jamais lu jusqu'au fond de ton âme. Tes regards m'effrayent. J'ai peur de toi. Grand Dieu ! ne m'aurais-tu jamais aimée ? En ce cas, que mon mari découvre nos amours, et qu'il m'enferme dans une éternelle prison, à la campagne, loin de mes enfants. |
3374 |
Peut-être Dieu le veut ainsi. Je mourrai bientôt. Mais tu seras un monstre. Ne m'aimes-tu pas ? es-tu las de mes folies, de mes remords, impie ? Veux-tu me perdre ? je t'en donne un moyen facile. Va, montre cette lettre dans tout Verrières, ou plutôt montre-la au seul M. Valenod. |
3375 |
Y a-t-il une lettre anonyme ? méchant, voilà ce que je voulais discuter avec toi ; mais non, tu as bien fait. Te serrant dans mes bras, peut-être pour la dernière fois, jamais je n'aurais pu discuter froidement, comme je fais étant seule. De ce moment notre bonheur ne sera plus aussi facile. |
3376 |
Le sacrifice est fait, demain, qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas de lettre anonyme, moi aussi je dirai à mon mari que j'ai reçu une lettre anonyme, et qu'il faut à l'instant te faire un pont d'or, trouver quelque prétexte honnête, et sans délai te renvoyer à tes parents. |
3377 |
Hélas ! cher ami, nous allons être séparés quinze jours, un mois peut-être ! Va, je te rends justice, tu souffriras autant que moi. Mais enfin, voilà le seul moyen de parer l'effet de cette lettre anonyme ; ce n'est pas la première que mon mari ait reçue, et sur mon compte encore. |
3378 |
Si tu quittes la maison, ne manque pas d'aller t'établir à Verrières. Je ferai en sorte que mon mari ait l'idée d'y passer quinze jours, pour prouver aux sots qu'il n'y a pas de froid entre lui et moi. Une fois à Verrières, lie-toi d'amitié avec tout le monde, même avec les libéraux. |
3379 |
Dût-il s'y résoudre, eh bien ! au moins tu habiteras Verrières, et je te verrai quelquefois. Mes enfants qui t'aiment tant iront te voir. Grand Dieu ! je sens que j'aime mieux mes enfants parce qu'ils t'aiment. Quel remords ! comment tout ceci finira-t-il ?... Je m'égare. |
3380 |
Enfin, tu comprends ta conduite ; sois doux, poli, point méprisant avec ces grossiers personnages, je te le demande à genoux : ils vont être les arbitres de notre sort. Ne doute pas un instant que mon mari ne se conforme à ton égard à ce que lui prescrira l'opinion publique. |
3381 |
J'irai dans le village et reviendrai avec un visage troublé, je le serai en effet beaucoup. Grand Dieu ! qu'est-ce que je hasarde, et tout cela parce que tu as cru deviner une lettre anonyme. Enfin, avec un visage renversé, je donnerai à mon mari cette lettre qu'un inconnu m'aura remise. |
3382 |
Maintenant que je me vois au moment de te perdre, à quoi bon dissimuler ? Oui ! que mon âme te semble atroce, mais que je ne mente pas devant l'homme que j'adore ! Je n'ai déjà que trop trompé en ma vie. Va, je te pardonne si tu ne m'aimes plus. Je n'ai pas le temps de relire ma lettre. |
3383 |
Depuis l'instant qu'il avait ouvert la lettre anonyme, l'existence de M. de Rênal avait été affreuse. Il n'avait pas été aussi agité depuis un duel qu'il avait failli avoir en 1816, et, pour lui rendre justice, alors la perspective de recevoir une balle l'avait rendu moins malheureux. |
3384 |
En ce cas, quelle femme l'a écrite ? Il passait en revue toutes celles qu'il connaissait à Verrières, sans pouvoir fixer ses soupçons. Un homme aurait-il dicté cette lettre ? quel est cet homme ? Ici pareille incertitude ; il était jalousé et sans doute haï de la plupart de ceux qu'il connaissait. |
3385 |
Il faut consulter ma femme, se dit-il par habitude, en se levant du fauteuil où il était abîmé. À peine levé, – grand Dieu ! dit-il en se frappant la tête, c'est d'elle surtout qu'il faut que je me méfie ; elle est mon ennemie en ce moment. Et, de colère, les larmes lui vinrent aux yeux. |
3386 |
Après ceux-là, j'ai dix amis peut-être, et il les passa en revue, estimant à mesure le degré de consolation qu'il pourrait tirer de chacun. À tous ! à tous ! s'écria-t-il avec rage, mon affreuse aventure fera le plus extrême plaisir. Par bonheur, il se croyait fort envié, non sans raison. |
3387 |
Il fut un instant consolé par l'idée de cette magnificence. Le fait est que ce château était aperçu de trois ou quatre lieues de distance, au grand détriment de toutes les maisons de campagne ou soi-disant châteaux du voisinage, auxquels on avait laissé l'humble couleur grise donnée par le temps. |
3388 |
Qui m'eût dit qu'avec mon rang, ma fortune, mes croix, je le regretterais un jour ? Ce fut dans ces transports de colère, tantôt contre lui-même, tantôt contre tout ce qui l'entourait, qu'il passa une nuit affreuse ; mais, par bonheur, il n'eut pas l'idée d'épier sa femme. |
3389 |
Je puis rouer de coups ce précepteur insolent et le chasser ; mais quel éclat dans Verrières et même dans tout le département ! Après la condamnation du journal de Falcoz, quand son rédacteur en chef sortit de prison, je contribuai à lui faire perdre sa place de six cents francs. |
3390 |
L'insolent insinuera de mille façons qu'il a dit vrai. Un homme bien né, qui tient son rang comme moi, est haï de tous les plébéiens. Je me verrai dans ces affreux journaux de Paris ; ô mon Dieu ! quel abîme ! voir l'antique nom de Rênal plongé dans la fange du ridicule. |
3391 |
Si je voyage jamais, il faudra changer de nom ; quoi ! quitter ce nom qui fait ma gloire et ma force. Quel comble de misère ! Si je ne tue pas ma femme, et que je la chasse avec ignominie, elle a sa tante à Besançon, qui lui donnera de la main à la main toute sa fortune. |
3392 |
Cet homme malheureux s'aperçut alors, à la pâleur de sa lampe, que le jour commençait à paraître. Il alla chercher un peu d'air frais au jardin. En ce moment, il était presque résolu à ne point faire d'éclat, par cette idée surtout qu'un éclat comblerait de joie ses bons amis de Verrières. |
3393 |
La promenade au jardin le calma un peu. Non, s'écria-t-il, je ne me priverai point de ma femme, elle m'est trop utile. Il se figura avec horreur ce que serait sa maison sans sa femme ; il n'avait pour toute parente que la marquise de R..., vieille, imbécile et méchante. |
3394 |
Dieu ! que ma femme n'est-elle morte ! alors je serais inattaquable au ridicule. Que ne suis-je veuf ! j'irais passer six mois à Paris dans les meilleures sociétés. Après ce moment de bonheur donné par l'idée du veuvage, son imagination en revint aux moyens de s'assurer de la vérité. |
3395 |
Après tant d'heures d'incertitudes, ce moyen d'éclaircir son sort lui semblait décidément le meilleur, et il songeait à s'en servir, lorsqu'au détour d'une allée il rencontra cette femme qu'il eût voulu voir morte. Elle revenait du village. Elle était allée entendre la messe dans l'église de Vergy. |
3396 |
Une tradition fort incertaine aux yeux du froid philosophe, mais à laquelle elle ajoutait foi, prétend que la petite église dont on se sert aujourd'hui était la chapelle du château du sire de Vergy. Cette idée obséda Mme de Rênal tout le temps qu'elle comptait passer à prier dans cette église. |
3397 |
Mon sort, se dit-elle, dépend de ce qu'il va penser en m'écoutant. Après ce quart d'heure fatal, peut-être ne trouverai-je plus l'occasion de lui parler. Ce n'est pas un être sage et dirigé par la raison. Je pourrais alors, à l'aide de ma faible raison, prévoir ce qu'il fera ou dira. |
3398 |
Grand Dieu ! il me faut du talent, du sang-froid, où les prendre ? Elle retrouva le calme comme par enchantement en entrant au jardin et voyant de loin son mari. Ses cheveux et ses habits en désordre annonçaient qu'il n'avait pas dormi. Elle lui remit une lettre décachetée, mais repliée. |
3399 |
J'exige une chose de vous, c'est que vous renvoyiez à ses parents, et sans délai, ce M. Julien. Mme de Rênal se hâta de dire ce mot, peut-être un peu avant le moment, pour se débarrasser de l'affreuse perspective d'avoir à le dire. Elle fut saisie de joie en voyant celle qu'elle causait à son mari. |
3400 |
À quoi n'arrivera-t-il pas par la suite ? Hélas ! alors ses succès feront qu'il m'oubliera. Ce petit acte d'admiration pour l'homme qu'elle adorait le remit tout à fait de son trouble. Elle s'applaudit de sa démarche. Je n'ai pas été indigne de Julien, se dit-elle, avec une douce et intime volupté. |
3401 |
On se moque de moi de toutes les façons, se disait M. de Rênal accablé de fatigue. Encore de nouvelles insultes à examiner, et toujours à cause de ma femme ! Il fut sur le point de l'accabler des injures les plus grossières, la perspective de l'héritage de Besançon l'arrêta à grande peine. |
3402 |
Mme de Rênal avait monté en courant les cent vingt marches du colombier ; elle attachait le coin d'un mouchoir blanc à l'un des barreaux de fer de la petite fenêtre. Elle était la plus heureuse des femmes. Les larmes aux yeux, elle regardait vers les grands bois de la montagne. |
3403 |
Sans doute, se disait-elle, de dessous un de ces hêtres touffus, Julien épie ce signal heureux. Longtemps elle prêta l'oreille, ensuite elle maudit le bruit monotone des cigales et le chant des oiseaux. Sans ce bruit importun, un cri de joie, parti des grandes roches, aurait pu arriver jusqu'ici. |
3404 |
Ce mot fut dit avec bonheur. Il y avait une fermeté qui cherche à s'environner de politesse ; il décida M. de Rênal. Mais, suivant l'habitude de la province, il parla encore pendant longtemps, revint sur tous les arguments ; sa femme le laissait dire, il y avait encore de la colère dans son accent. |
3405 |
Il fixa la ligne de conduite qu'il allait suivre envers M. Valenod, Julien et même Élisa. Une ou deux fois, durant cette grande scène, Mme de Rênal fut sur le point d'éprouver quelque sympathie pour le malheur fort réel de cet homme, qui pendant douze ans avait été son ami. |
3406 |
Mais les vraies passions sont égoïstes. D'ailleurs elle attendait à chaque instant l'aveu de la lettre anonyme qu'il avait reçue la veille, et cet aveu ne vint point. Il manquait à la sûreté de Mme de Rênal de connaître les idées qu'on avait pu suggérer à l'homme duquel son sort dépendait. |
3407 |
Une odalisque du sérail peut à toute force aimer le sultan ; il est tout-puissant, elle n'a aucun espoir de lui dérober son autorité par une suite de petites finesses. La vengeance du maître est terrible, sanglante, mais militaire, généreuse, un coup de poignard finit tout. |
3408 |
Gâter ainsi ce parquet en bois de couleur, qu'il aime tant ; quand un de ses enfants y entre avec des souliers humides, il devient rouge de colère. Le voilà gâté à jamais ! La vue de cette violence éloigna rapidement les derniers reproches qu'elle se faisait pour sa trop rapide victoire. |
3409 |
Elle s'en tire comme un diplomate, et je sympathise avec le vaincu qui est mon ennemi. Il y a dans mon fait petitesse bourgeoise ; ma vanité est choquée, parce que M. de Rênal est un homme ! illustre et vaste corporation à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir ; je ne suis qu'un sot. |
3410 |
Ce ne fut qu'après deux grandes heures de bavardage insipide et de grandes jérémiades sur la méchanceté des hommes, sur le peu de probité des gens chargés de l'administration des deniers publics, sur les dangers de cette pauvre France, etc., etc., que Julien vit poindre enfin le sujet de la visite. |
3411 |
On était déjà sur le palier de l'escalier, et le pauvre précepteur à demi disgracié reconduisait avec le respect convenable le futur préfet de quelque heureux département, quand il plut à celui-ci de s'occuper de la fortune de Julien, de louer sa modération en affaires d'intérêt, etc. |
3412 |
Leur précepteur jouirait de huit cents francs d'appointements payables non pas de mois en mois, ce qui n'est pas noble, dit M. de Maugiron, mais par quartier et toujours d'avance. C'était le tour de Julien, qui, depuis une heure et demie, attendait la parole avec ennui. |
3413 |
Sa réponse fut parfaite, et surtout longue comme un mandement ; elle laissait tout entendre, et cependant ne disait rien nettement. On y eût trouvé à la fois du respect pour M. de Rênal, de la vénération pour le public de Verrières et de la reconnaissance pour l'illustre sous-préfet. |
3414 |
Julien, enchanté, saisit l'occasion de s'exercer, et recommença sa réponse en d'autres termes. Jamais ministre éloquent, qui veut user la fin d'une séance où la Chambre a l'air de vouloir se réveiller, n'a moins dit en plus de paroles. À peine M. de Maugiron sorti, Julien se mit à rire comme un fou. |
3415 |
Ce sera M. Valenod qui voit dans mon exil à Verrières l'effet de sa lettre anonyme. Sa dépêche expédiée, Julien, content comme un chasseur qui, à six heures du matin, par un beau jour d'automne, débouche dans une plaine abondante en gibier, sortit pour aller demander conseil à M. Chélan. |
3416 |
Il demanda l'honneur d'être présenté à Mme Valenod ; elle était à sa toilette et ne pouvait recevoir. Par compensation, il eut l'avantage d'assister à celle de M. le directeur du dépôt. On passa ensuite chez Mme Valenod, qui lui présenta ses enfants les larmes aux yeux. |
3417 |
Julien pensait à Mme de Rênal. Sa méfiance ne le laissait guère susceptible que de ce genre de souvenirs qui sont appelés par les contrastes, mais alors il en était saisi jusqu'à l'attendrissement. Cette disposition fut augmentée par l'aspect de la maison du directeur du dépôt. |
3418 |
On annonça le dîner. Julien, déjà fort mal disposé, vint à penser que, de l'autre côté du mur de la salle à manger, se trouvaient de pauvres détenus, sur la portion de viande desquels on avait peut-être grivelé pour acheter tout ce luxe de mauvais goût dont on voulait l'étourdir. |
3419 |
Ce fut bien pis un quart d'heure après ; on entendait de loin en loin quelques accents d'une chanson populaire, et, il faut l'avouer, un peu ignoble, que chantait l'un des reclus. M. Valenod regarda un de ses gens en grande livrée, qui disparut, et bientôt on n'entendit plus chanter. |
3420 |
Un fabricant de toiles peintes retiré, membre correspondant de l'académie de Besançon et de celle d'Uzès, lui adressa la parole, d'un bout de la table à l'autre, pour lui demander si ce que l'on disait généralement de ses progrès étonnants dans l'étude du Nouveau Testament était vrai. |
3421 |
Mais au contraire ce style les amusait par son étrangeté ; ils en riaient. Mais Julien se lassa. Il se leva gravement comme six heures sonnaient et parla d'un chapitre de la nouvelle théologie de Ligorio, qu'il avait à apprendre pour le réciter le lendemain à M. Chélan. |
3422 |
Julien était déjà debout, tout le monde se leva malgré le décorum ; tel est l'empire du génie. Mme Valenod le retint encore un quart d'heure ; il fallait bien qu'il entendît les enfants réciter leur catéchisme ; ils firent les plus drôles de confusions, dont lui seul s'aperçut. |
3423 |
Julien reçut avant de sortir quatre ou cinq invitations à dîner. Ce jeune homme fait honneur au département, s'écriaient tous à la fois les convives fort égayés. Ils allèrent jusqu'à parler d'une pension votée sur les fonds communaux, pour le mettre à même de continuer ses études à Paris. |
3424 |
Il se trouvait tout aristocrate en ce moment, lui qui pendant longtemps avait été tellement choqué du sourire dédaigneux et de la supériorité hautaine qu'il découvrait au fond de toutes les politesses qu'on lui adressait chez M. de Rênal. Il ne put s'empêcher de sentir l'extrême différence. |
3425 |
Bientôt, il ne fut plus question dans Verrières que de voir qui l'emporterait dans la lutte pour obtenir le savant jeune homme, de M. de Rênal, ou du directeur du dépôt. Ces messieurs formaient avec M. Maslon un triumvirat qui, depuis nombre d'années, tyrannisait la ville. |
3426 |
Dans le flot de ce monde nouveau pour Julien, il crut découvrir un honnête homme ; il était géomètre, s'appelait Gros et passait pour jacobin. Julien, s'étant voué à ne jamais dire que des choses qui lui semblaient fausses à lui-même, fut obligé de s'en tenir au soupçon à l'égard de M. Gros. |
3427 |
Il recevait de Vergy de gros paquets de thèmes. On lui conseillait de voir souvent son père, il se conformait à cette triste nécessité. En un mot, il raccommodait assez bien sa réputation, lorsqu'un matin il fut bien surpris de se sentir réveiller par deux mains qui lui fermaient les yeux. |
3428 |
Mme de Rênal, folle de joie, couvrait ses enfants de baisers, ce qui ne pouvait guère se faire sans s'appuyer un peu sur Julien. Tout à coup la porte s'ouvrit ; c'était M. de Rênal. Sa figure sévère et mécontente fit un étrange contraste avec la douce joie que sa présence chassait. |
3429 |
Julien saisit la parole, et, parlant très haut, se mit à raconter à M. le maire le trait du gobelet d'argent que Stanislas voulait vendre. Il était sûr que cette histoire serait mal accueillie. D'abord M. de Rênal fronçait le sourcil par bonne habitude au seul nom d'argent. |
3430 |
Elle avait une foule d'emplettes à faire à la ville, et déclara qu'elle voulait absolument aller dîner au cabaret ; quoi que pût dire ou faire son mari, elle tint à son idée. Les enfants étaient ravis de ce seul mot cabaret, que prononce avec tant de plaisir la pruderie moderne. |
3431 |
Ceux qu'on avait redits à M. le maire avaient trait uniquement à savoir si Julien resterait chez lui avec six cents francs, ou accepterait les huit cents francs offerts par M. le directeur du dépôt. Ce directeur qui rencontra M. de Rênal dans le monde, lui battit froid. |
3432 |
Quand il avait eu rassemblé les plus effrontés de chaque métier, il leur avait dit : régnons ensemble. Les façons de ces gens-là blessaient M. de Rênal. La grossièreté du Valenod n'était offensée de rien, pas même des démentis que le petit abbé Maslon ne lui épargnait pas en public. |
3433 |
Son activité avait redoublé depuis les craintes que lui avait laissées la visite de M. Appert, il avait fait trois voyages à Besançon ; il écrivait plusieurs lettres chaque courrier ; il en envoyait d'autres par des inconnus qui passaient chez lui à la tombée de la nuit. |
3434 |
Un cousin de quelque ministre pouvait tomber tout à coup à Verrières, et prendre le dépôt de mendicité. M. Valenod pensa à se rapprocher des libéraux : c'est pour cela que plusieurs étaient invités au dîner où Julien récita. Il aurait été puissamment soutenu contre le maire. |
3435 |
Ce jour-là, ce système réussit, mais augmenta l'humeur du maire. Jamais la vanité aux prises avec tout ce que le petit amour de l'argent peut avoir de plus âpre et de plus mesquin n'ont mis un homme dans un plus piètre état que celui où se trouvait M. de Rênal, en entrant au cabaret. |
3436 |
M. Valenod était généreux comme un voleur, et lui, il s'était conduit d'une manière plus prudente que brillante dans les cinq ou six dernières quêtes pour la confrérie de Saint-Joseph, pour la congrégation de la Vierge, pour la congrégation du Saint-Sacrement, etc., etc. |
3437 |
Malheur à qui se distingue ! Aussitôt après le dîner, on repartit pour Vergy ; mais, dès le surlendemain, Julien vit revenir toute la famille à Verrières. Une heure ne s'était pas écoulée, qu'à son grand étonnement, il découvrit que Mme de Rênal lui faisait mystère de quelque chose. |
3438 |
Julien ne se fit pas donner deux fois cet avis. Il devint froid et réservé ; Mme de Rênal s'en aperçut et ne chercha pas d'explications. Va-t-elle me donner un successeur ? pensa Julien. Avant-hier encore, si intime avec moi ! Mais on dit que c'est ainsi que ces grandes dames en agissent. |
3439 |
Julien remarqua que dans ces conversations, qui cessaient brusquement à son approche, il était souvent question d'une grande maison appartenant à la commune de Verrières, vieille, mais vaste et commode, et située vis-à-vis l'église, dans l'endroit le plus marchand de la ville. |
3440 |
Julien fut fort désappointé ; il trouvait bien le délai un peu court : comment tous les concurrents auraient-ils le temps d'être avertis ? Mais du reste, cette affiche, qui était datée de quinze jours auparavant et qu'il relut tout entière en trois endroits différents, ne lui apprenait rien. |
3441 |
M. Maslon lui a promis qu'il l'aura pour trois cents francs ; et comme le maire regimbait, il a été mandé à l'évêché, par M. le grand vicaire de Frilair. L'arrivée de Julien eut l'air de déranger beaucoup les deux amis, qui n'ajoutèrent plus un mot. Julien ne manqua pas l'adjudication du bail. |
3442 |
C'est au Valenod qu'il en aura l'obligation, et c'est moi qui suis compromis. Que dire, si ces maudits journaux jacobins vont s'emparer de cette anecdote, et faire de moi un M. Nonante-cinq ? Un fort bel homme, aux gros favoris noirs, entrait en ce moment à la suite du domestique. |
3443 |
Je sortais le plus souvent que je pouvais ; j'allais au petit théâtre de San-Carlino, où j'entendais une musique des dieux : mais, ô ciel ! comment faire pour réunir les huit sous que coûte l'entrée du parterre ? Somme énorme, dit-il en regardant les enfants, et les enfants de rire. |
3444 |
Le signor Giovannone il me dit : Caro, d'abord un petit bout d'engagement. Je signe : il me donne trois ducats. Jamais je n'avais vu tant d'argent. Ensuite il me dit ce que je dois faire. Le lendemain, je demande une audience au terrible signor Zingarelli. Son vieux valet de chambre me fait entrer. |
3445 |
Il signor Geronimo n'alla se coucher qu'à deux heures du matin, laissant cette famille enchantée de ses bonnes manières, de sa complaisance et de sa gaieté. Le lendemain, M. et Mme de Rênal lui remirent les lettres dont il avait besoin à la cour de France. Ainsi, partout de la fausseté, dit Julien. |
3446 |
Il n'est pas si honoré dans la société, mais il n'a pas le chagrin de faire des adjudications comme celle d'aujourd'hui, et sa vie est gaie. Une chose étonnait Julien : les semaines solitaires passées à Verrières, dans la maison de M. de Rênal, avaient été pour lui une époque de bonheur. |
3447 |
L'esprit de Mme de Rênal était arrivé à des pensées fatales. Malgré ses résolutions, elle avait avoué à Julien toute l'affaire de l'adjudication. Il me fera donc oublier tous mes serments, pensait-elle ! Elle eût sacrifié sa vie sans hésiter pour sauver celle de son mari, si elle l'eût vu en péril. |
3448 |
Toutefois, il y avait des jours funestes où elle ne pouvait chasser l'image de l'excès de bonheur qu'elle goûterait si, devenant veuve tout à coup, elle pouvait épouser Julien. Il aimait ses fils beaucoup plus que leur père ; malgré sa justice sévère, il en était adoré. |
3449 |
Elle sentait bien qu'épousant Julien, il fallait quitter ce Vergy dont les ombrages lui étaient si chers. Elle se voyait vivant à Paris, continuant à donner à ses fils cette éducation qui faisait l'admiration de tout le monde. Ses enfants, elle, Julien, tous étaient parfaitement heureux. |
3450 |
Et ce n'est que les âmes sèches, parmi les femmes, qu'il ne prédispose pas à l'amour. La réflexion du philosophe me fait excuser Mme de Rênal, mais on ne l'excusait pas à Verrières, et toute la ville, sans qu'elle s'en doutât, n'était occupée que du scandale de ses amours. |
3451 |
M. Valenod, qui jouait serré, avait placé Élisa dans une famille noble et fort considérée, où il y avait cinq femmes. Élisa craignant, disait-elle, de ne pas trouver de place pendant l'hiver, n'avait demandé à cette famille que les deux tiers à peu près de ce qu'elle recevait chez M. le maire. |
3452 |
Il sortit enfin, et courut prévenir Mme de Rênal, qu'il trouva au désespoir. Son mari venait de lui parler avec une certaine franchise. La faiblesse naturelle de son caractère, s'appuyant sur la perspective de l'héritage de Besançon, l'avait décidé à la considérer comme parfaitement innocente. |
3453 |
Il venait de lui avouer l'étrange état dans lequel il trouvait l'opinion publique de Verrières. Le public avait tort, il était égaré par des envieux, mais enfin que faire ? Mme de Rênal eut un instant l'illusion que Julien pourrait accepter les offres de M. Valenod et rester à Verrières. |
3454 |
Mais ce n'était plus cette femme simple et timide de l'année précédente ; sa fatale passion, ses remords l'avaient éclairée. Elle eut bientôt la douleur de se prouver à elle-même, tout en écoutant son mari, qu'une séparation au moins momentanée était devenue indispensable. |
3455 |
Et moi, grand Dieu ! je suis si riche ! et si inutilement pour mon bonheur ! Il m'oubliera. Aimable comme il est, il sera aimé, il aimera. Ah ! malheureuse... De quoi puis-je me plaindre ? Le ciel est juste, je n'ai pas eu le mérite de faire cesser le crime, il m'ôte le jugement. |
3456 |
De loin ou de près, tâche d'en faire d'honnêtes gens. S'il y a une nouvelle révolution, tous les nobles seront égorgés, leur père s'émigrera peut-être à cause de ce paysan tué sur un toit. Veille sur la famille... Donne-moi ta main. Adieu, mon ami ! Ce sont ici les derniers moments. |
3457 |
Mais, trois jours après mon départ, je reviendrai vous voir de nuit. L'existence de Mme de Rênal fut changée. Julien l'aimait donc bien, puisque de lui-même il avait trouvé l'idée de la revoir ! Son affreuse douleur se changea en un des plus vifs mouvements de joie qu'elle eût éprouvés de sa vie. |
3458 |
Tout lui devint facile. La certitude de revoir son ami ôtait à ces derniers moments tout ce qu'ils avaient de déchirant. Dès cet instant, la conduite, comme la physionomie de Mme de Rênal, fut noble, ferme et parfaitement convenable. M. de Rênal rentra bientôt ; il était hors de lui. |
3459 |
Je lui en ferai honte publiquement, et puis me battrai avec lui. Ceci est trop fort. Je pourrais être veuve, grand Dieu ! pensa Mme de Rênal. Mais presque au même instant, elle se dit : Si je n'empêche pas ce duel, comme certainement je le puis, je serai la meurtrière de mon mari. |
3460 |
En moins de deux heures, elle lui fit voir, et toujours par des raisons trouvées par lui, qu'il fallait marquer plus d'amitié que jamais à M. Valenod, et même reprendre Élisa dans la maison. Mme de Rênal eut besoin de courage pour se décider à revoir cette fille, cause de tous ses malheurs. |
3461 |
Il importait au contraire à la gloire de M. de Rênal que Julien quittât Verrières pour entrer au séminaire de Besançon ou à celui de Dijon. Mais comment l'y décider, et ensuite comment y vivrait-il ? M. de Rênal, voyant l'imminence du sacrifice d'argent, était plus au désespoir que sa femme. |
3462 |
Bientôt son courage alla jusqu'aux idées d'exécution immédiate. Il sortit seul, et alla chez l'armurier prendre des pistolets qu'il fit charger. Au fait, se disait-il, l'administration sévère de l'empereur Napoléon reviendrait au monde, que moi je n'ai pas un sou de friponneries à me reprocher. |
3463 |
Elle s'enferma avec lui. Pendant plusieurs heures elle lui parla en vain, la nouvelle lettre anonyme le décidait. Enfin elle parvint à transformer le courage de donner un soufflet à M. Valenod en celui d'offrir six cents francs à Julien pour une année de sa pension dans un séminaire. |
3464 |
Son orgueil lui offrait l'illusion de n'accepter que comme un prêt la somme offerte par le maire de Verrières, et de lui en faire un billet portant remboursement dans cinq ans avec intérêts. Mme de Rênal avait toujours quelques milliers de francs cachés dans la petite grotte de la montagne. |
3465 |
M. de Rênal lui sauta au cou les larmes aux yeux. Julien lui ayant demandé un certificat de bonne conduite, il ne trouva pas dans son enthousiasme de termes assez magnifiques pour exalter sa conduite. Notre héros avait cinq louis d'économies et comptait demander une pareille somme à Fouqué. |
3466 |
Il était fort ému. Mais à une lieue de Verrières, où il laissait tant d'amour, il ne songea plus qu'au bonheur de voir une capitale, une grande ville de guerre comme Besançon. Pendant cette courte absence de trois jours, Mme de Rênal fut trompée par une des plus cruelles déceptions de l'amour. |
3467 |
Elle comptait les heures, les minutes qui l'en séparaient. Enfin, pendant la nuit du troisième jour, elle entendit de loin le signal convenu. Après avoir traversé mille dangers, Julien parut devant elle. De ce moment, elle n'eut plus qu'une pensée, c'est pour la dernière fois que je le vois. |
3468 |
Julien finit par être profondément frappé des embrassements sans chaleur de ce cadavre vivant ; il ne put penser à autre chose pendant plusieurs lieues. Son âme était navrée, et avant de passer la montagne, tant qu'il put voir le clocher de l'église de Verrières, souvent il se retourna. |
3469 |
Ce jour-là, tout était enchantement pour lui. Deux parties de billard étaient en train. Les garçons criaient les points ; les joueurs couraient autour des billards encombrés de spectateurs. Des flots de fumée de tabac, s'élançant de la bouche de tous, les enveloppaient d'un nuage bleu. |
3470 |
Dans ce grand mouvement, son paquet tomba. Quelle pitié notre provincial ne va-t-il pas inspirer aux jeunes lycéens de Paris qui, à quinze ans, savent déjà entrer dans un café d'un air si distingué ? Mais ces enfants, si bien stylés à quinze ans, à dix-huit tournent au commun. |
3471 |
La timidité passionnée que l'on rencontre en province se surmonte quelquefois et alors elle enseigne à vouloir. En s'approchant de cette jeune fille si belle, qui daignait lui adresser la parole, il faut que je lui dise la vérité, pensa Julien, qui devenait courageux à force de timidité vaincue. |
3472 |
Julien la remarqua ; toutes ses idées changèrent. La belle demoiselle venait de placer devant lui une tasse, du sucre et un petit pain. Elle hésitait à appeler un garçon pour avoir du café, comprenant bien qu'à l'arrivée de ce garçon, son tête-à-tête avec Julien allait finir. |
3473 |
Le découragement le plus complet éteignit les traits d'Amanda ; elle appela un garçon : elle avait du courage maintenant. Le garçon versa du café à Julien, sans le regarder. Amanda recevait de l'argent au comptoir ; Julien était fier d'avoir osé parler : on se disputa à l'un des billards. |
3474 |
Il s'approcha du comptoir, en sifflant et marchant des épaules ; il regarda Julien. À l'instant, l'imagination de celui-ci, toujours dans les extrêmes, ne fut remplie que d'idées de duel. Il pâlit beaucoup, éloigna sa tasse, prit une mine assurée, et regarda son rival fort attentivement. |
3475 |
Sans doute, il vous a regardé, peut-être même il va venir vous parler. Je lui ai dit que vous êtes un parent de ma mère, et que vous arrivez de Genlis. Lui est Franc-Comtois et n'a jamais dépassé Dôle, sur la route de la Bourgogne ; ainsi dites ce que vous voudrez, ne craignez rien. |
3476 |
Julien sortit en effet, mais lentement. N'est-il pas de mon devoir, se répétait-il, d'aller regarder à mon tour en soufflant ce grossier personnage ? Cette incertitude le retint une heure sur le boulevard devant le café ; il regardait si son homme sortait. Il ne parut pas, et Julien s'éloigna. |
3477 |
Ce raisonnement était beau ; mais Julien, passant devant toutes les auberges, n'osait entrer dans aucune. Enfin, comme il repassait devant l'hôtel des Ambassadeurs, ses yeux inquiets rencontrèrent ceux d'une grosse femme, encore assez jeune, haute en couleur, à l'air heureux et gai. |
3478 |
Il vit de loin la croix de fer doré sur la porte ; il approcha lentement ; ses jambes semblaient se dérober sous lui. Voilà donc cet enfer sur la terre, dont je ne pourrai sortir ! Enfin il se décida à sonner. Le bruit de la cloche retentit comme dans un lieu solitaire. |
3479 |
Ce portier avait une physionomie singulière. La pupille saillante et verte de ses yeux s'arrondissait comme celle d'un chat ; les contours immobiles de ses paupières annonçaient l'impossibilité de toute sympathie ; ses lèvres minces se développaient en demi-cercle sur des dents qui avançaient. |
3480 |
Une petite porte, surmontée d'une grande croix de cimetière en bois blanc peint en noir, fut ouverte avec difficulté, et le portier le fit entrer dans une chambre sombre et basse, dont les murs blanchis à la chaux étaient garnis de deux grands tableaux noircis par le temps. |
3481 |
Au bout d'un quart d'heure, qui lui parut une journée, le portier à figure sinistre reparut sur le pas d'une porte à l'autre extrémité de la chambre, et, sans daigner parler, lui fit signe d'avancer. Il entra dans une pièce encore plus grande que la première et fort mal éclairée. |
3482 |
Celui-ci était immobile debout vers le milieu de la chambre, là où l'avait laissé le portier, qui était ressorti en fermant la porte. Dix minutes se passèrent ainsi ; l'homme mal vêtu écrivait toujours. L'émotion et la terreur de Julien étaient telles qu'il lui semblait être sur le point de tomber. |
3483 |
Les yeux troublés de Julien distinguaient à peine une figure longue et toute couverte de taches rouges, excepté sur le front, qui laissait voir une pâleur mortelle. Entre ces joues rouges et ce front blanc, brillaient deux petits yeux noirs faits pour effrayer le plus brave. |
3484 |
Je lui ai montré un peu de théologie, de cette ancienne et bonne théologie des Bossuet, des Arnault, des Fleury. Si ce sujet ne vous convient pas, renvoyez-le-moi ; le directeur du dépôt de mendicité, que vous connaissez bien, lui offre huit cents francs pour être précepteur de ses enfants. |
3485 |
Mais ma protection n'est ni faveur, ni faiblesse, elle est redoublement de soins et de sévérité contre les vices. Allez fermer cette porte à clef. Julien fit un effort pour marcher et réussit à ne pas tomber. Il remarqua qu'une petite fenêtre, voisine de la porte d'entrée, donnait sur la campagne. |
3486 |
Son étonnement augmenta quand il l'interrogea en particulier sur les saintes écritures. Mais quand il arriva aux questions sur la doctrine des Pères, il s'aperçut que Julien ignorait presque jusqu'aux noms de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint Bonaventure, de saint Basile, etc. |
3487 |
Singulier homme que ce Chélan, pensa l'abbé Pirard ; lui a-t-il montré ce livre pour lui apprendre à s'en moquer ? Ce fut en vain qu'il interrogea Julien pour tâcher de deviner s'il croyait sérieusement à la doctrine de M. de Maistre. Le jeune homme ne répondait qu'avec sa mémoire. |
3488 |
Ce début eut un grand succès. Les gens adroits parmi les séminaristes virent qu'ils avaient affaire à un homme qui n'en était pas aux éléments du métier. L'heure de la récréation arriva, Julien se vit l'objet de la curiosité générale. Mais on ne trouva chez lui que réserve et silence. |
3489 |
Peu de jours après, Julien eut à choisir un confesseur, on lui présenta une liste. Eh ! bon Dieu ! pour qui me prend-on, se dit-il, croit-on que je ne comprenne pas ce que parler veut dire, et il choisit l'abbé Pirard. Sans qu'il s'en doutât, cette démarche était décisive. |
3490 |
Mais c'était un grand secret, leurs amis le cachaient. Ces pauvres jeunes gens à visions étaient presque toujours à l'infirmerie. Une centaine d'autres réunissaient à une foi robuste une infatigable application. Ils travaillaient au point de se rendre malades, mais sans apprendre grand'chose. |
3491 |
C'est d'après cette observation que, dès les premiers jours, Julien se promit de rapides succès. Dans tout service, il faut des gens intelligents, car enfin il y a un travail à faire, se disait-il. Sous Napoléon, j'eusse été sergent ; parmi ces futurs curés, je serai grand vicaire. |
3492 |
Il croyait n'avoir rien autre chose à faire. Suis-je donc oublié de toute la terre ? pensait-il. Il ne savait pas que M. Pirard avait reçu et jeté au feu quelques lettres timbrées de Dijon, et où, malgré les formes du style le plus convenable, perçait la passion la plus vive. |
3493 |
Un jour, l'abbé Pirard ouvrit une lettre qui semblait à demi effacée par les larmes, c'était un éternel adieu. Enfin, disait-on à Julien, le ciel m'a fait la grâce de haïr, non l'auteur de ma faute, il sera toujours ce que j'aurai de plus cher au monde, mais ma faute en elle-même. |
3494 |
Le sacrifice est fait, mon ami. Ce n'est pas sans larmes, comme vous voyez. Le salut des êtres auxquels je me dois, et que vous avez tant aimés, l'emporte. Un Dieu juste, mais terrible, ne pourra plus se venger sur eux des crimes de leur mère. Adieu, Julien, soyez juste envers les hommes. |
3495 |
Il se moqua de lui-même avec amertume. À la vérité, les actions importantes de sa vie étaient savamment conduites ; mais il ne soignait pas les détails, et les habiles au séminaire ne regardent qu'aux détails. Aussi passait-il déjà parmi ses camarades pour un esprit fort. |
3496 |
Il en eût été bien autrement s'il eût choisi l'abbé Castanède. Du moment que Julien se fut aperçu de sa folie, il ne s'ennuya plus. Il voulut connaître toute l'étendue du mal, et, à cet effet, sortit un peu de ce silence hautain et obstiné avec lequel il repoussait ses camarades. |
3497 |
Ce n'est pas sans raison qu'en ces lieux-là on les porte baissés. Quelle n'était pas ma présomption à Verrières ! se disait Julien, je croyais vivre ; je me préparais seulement à la vie ; me voici enfin dans le monde, tel que je le trouverai jusqu'à la fin de mon rôle, entouré de vrais ennemis. |
3498 |
Quelle immense difficulté, ajoutait-il, que cette hypocrisie de chaque minute ; c'est à faire pâlir les travaux d'Hercule. L'Hercule des temps modernes, c'est Sixte Quint trompant quinze années de suite, par sa modestie, quarante cardinaux qui l'avaient vu vif et hautain pendant toute sa jeunesse. |
3499 |
Ces premières places que j'obtiens toujours n'ont servi qu'à me donner des ennemis acharnés. Chazel, qui a plus de science que moi, jette toujours dans ses compositions quelque balourdise qui le fait reléguer à la cinquantième place ; s'il obtient la première, c'est par distraction. |
3500 |
En réfléchissant sévèrement sur lui-même, et cherchant surtout à ne pas s'exagérer ses moyens, Julien n'aspira pas d'emblée, comme les séminaristes qui servaient de modèle aux autres, à faire à chaque instant des actions significatives, c'est-à-dire prouvant un genre de perfection chrétienne. |
3501 |
Il ne les méprisa plus ; il comprit qu'il fallait les avoir sans cesse devant les yeux. Que ferai-je toute ma vie ? se disait-il ; je vendrai aux fidèles une place dans le ciel. Comment cette place leur sera-t-elle rendue visible ? par la différence de mon extérieur et de celui d'un laïc. |
3502 |
Que de peine ne se donnait-il pas pour arriver à cette physionomie de foi fervente et aveugle, prête à tout croire et à tout souffrir, que l'on trouve si fréquemment dans les couvents d'Italie, et dont, à nous autres laïcs, le Guerchin a laissé de si parfaits modèles dans ses tableaux d'église. |
3503 |
À leur arrivée au séminaire, le professeur n'a point à les délivrer de ce nombre effroyable d'idées mondaines que j'y apporte, et qu'ils lisent sur ma figure, quoi que je fasse. Julien étudiait, avec une attention voisine de l'envie, les plus grossiers des petits paysans qui arrivaient au séminaire. |
3504 |
C'est la manière sacramentelle et héroïque d'exprimer l'idée sublime d'argent comptant. Le bonheur, pour ces séminaristes comme pour les héros des romans de Voltaire, consiste surtout à bien dîner. Julien découvrait chez presque tous un respect inné pour l'homme qui porte un habit de drap fin. |
3505 |
Ce sentiment apprécie la justice distributive, telle que nous la donnent nos tribunaux, à sa valeur et même au-dessous de sa valeur. Que peut-on gagner, répétaient-ils souvent entre eux, à plaider contre un gros ? C'est le mot des vallées du Jura, pour exprimer un homme riche. |
3506 |
Qu'on juge de leur respect pour l'être le plus riche de tous : le gouvernement ! Ne pas sourire avec respect au seul nom de M. le préfet passe, aux yeux des paysans de la Franche-Comté, pour une imprudence : or, l'imprudence, chez le pauvre est rapidement punie par le manque de pain. |
3507 |
Après avoir été comme suffoqué dans les premiers temps par le sentiment du mépris, Julien finit par éprouver de la pitié : il était arrivé souvent aux pères de la plupart de ses camarades de rentrer le soir dans l'hiver à leur chaumière, et de n'y trouver ni pain, ni châtaignes, ni pommes de terre. |
3508 |
Un jour, au milieu d'une leçon de dogme, l'abbé Pirard fit appeler Julien. Le pauvre jeune homme fut ravi de sortir de l'atmosphère physique et morale au milieu de laquelle il était plongé. Julien trouva chez M. le directeur l'accueil qui l'avait tant effrayé le jour de son entrée au séminaire. |
3509 |
Besançon est rempli de mauvais sujets, me dit-elle, je crains pour vous, Monsieur. S'il vous arrivait quelque mauvaise affaire, ayez recours à moi, envoyez chez moi avant huit heures. Si les portiers du séminaire refusent de faire votre commission, dites que vous êtes mon cousin, et natif de Genlis. |
3510 |
Qu'on se rende dans sa cellule ! L'abbé suivit Julien et l'enferma à clef. Celui-ci se mit aussitôt à visiter sa malle, au fond de laquelle la fatale carte était précieusement cachée. Rien ne manquait dans la malle, mais il y avait plusieurs dérangements ; cependant la clef ne le quittait jamais. |
3511 |
Peut-être j'aurais eu la faiblesse de changer d'habits et d'aller voir la belle Amanda, je me serais perdu. Quand on a désespéré de tirer parti du renseignement de cette manière, pour ne pas le perdre, on en fait une dénonciation. Deux heures après, le directeur le fit appeler. |
3512 |
Les contemporains qui souffrent de certaines choses ne peuvent s'en souvenir qu'avec une horreur qui paralyse tout autre plaisir, même celui de lire un conte. Julien réussissait peu dans ses essais d'hypocrisie de gestes ; il tomba dans des moments de dégoût et même de découragement complet. |
3513 |
Ce moment fut le plus éprouvant de sa vie. Il lui était si facile de s'engager dans un des beaux régiments en garnison à Besançon ! Il pouvait se faire maître de latin ; il lui fallait si peu pour sa subsistance ! mais alors plus de carrière, plus d'avenir pour son imagination : c'était mourir. |
3514 |
Ma présomption s'est si souvent applaudie de ce que j'étais différent des autres jeunes paysans ! Eh bien, j'ai assez vécu pour voir que différence engendre haine, se disait-il un matin. Cette grande vérité venait de lui être montrée par une de ses plus piquantes irréussites. |
3515 |
À ces jeunes paysans si effrayés du travail pénible et de la pauvreté de leurs pères, l'abbé Castanède enseignait ce jour-là que cet être si terrible à leurs yeux, le gouvernement, n'avait de pouvoir réel et légitime qu'en vertu de la délégation du vicaire de Dieu sur la terre. |
3516 |
Julien n'était d'aucun ; on le laissait comme une brebis galeuse. Dans tous les groupes, il voyait un élève jeter un sol en l'air, et s'il devinait juste au jeu de croix ou pile, ses camarades en concluaient qu'il aurait bientôt une de ces cures à riche casuel. Vinrent ensuite les anecdotes. |
3517 |
On se disait, mais en baissant la voix, et quand on était bien sûr de n'être pas entendu par M. Pirard, que si le pape ne se donne pas la peine de nommer tous les préfets et tous les maires de France, c'est qu'il a commis à ce soin le roi de France, en le nommant fils aîné de l'Église. |
3518 |
M. Chélan avait été imprudent pour Julien comme il l'était pour lui-même. Après lui avoir donné l'habitude de raisonner juste et de ne pas se laisser payer de vaines paroles, il avait négligé de lui dire que, chez l'être peu considéré, cette habitude est un crime ; car tout bon raisonnement offense. |
3519 |
Le bien dire de Julien lui fut donc un nouveau crime. Ses camarades, à force de songer à lui, parvinrent à exprimer d'un seul mot toute l'horreur qu'il leur inspirait : ils le surnommèrent Martin Luther ; surtout, disaient-ils, à cause de cette infernale logique qui le rend si fier. |
3520 |
Plusieurs jeunes séminaristes avaient des couleurs plus fraîches et pouvaient passer pour plus jolis garçons que Julien, mais il avait les mains blanches et ne pouvait cacher certaines habitudes de propreté délicate. Cet avantage n'en était pas un dans la triste maison où le sort l'avait jeté. |
3521 |
Nous craignons de fatiguer le lecteur du récit des mille infortunes de notre héros. Par exemple, les plus vigoureux de ses camarades voulurent prendre l'habitude de le battre ; il fut obligé de s'armer d'un compas de fer et d'annoncer, mais par signes, qu'il en ferait usage. |
3522 |
Un seul lui semblait abuser de sa complaisance à tout croire et à sembler dupe de tout. C'était l'abbé Chas-Bernard, directeur des cérémonies de la cathédrale, où, depuis quinze ans, on lui faisait espérer une place de chanoine ; en attendant, il enseignait l'éloquence sacrée au séminaire. |
3523 |
Dans le temps de son aveuglement, ce cours était un de ceux où Julien se trouvait le plus habituellement le premier. L'abbé Chas était parti de là pour lui témoigner de l'amitié, et, à la sortie de son cours, il le prenait volontiers sous le bras pour faire quelques tours de jardin. |
3524 |
Elle avait dix-sept chasubles galonnées, outre les ornements de deuil. On espérait beaucoup de la vieille présidente de Rubempré ; cette dame, âgée de quatre-vingt-dix ans, conservait, depuis soixante-dix au moins, ses robes de noce en superbes étoffes de Lyon, brochées d'or. |
3525 |
Mais où cet homme veut-il en venir avec toute cette friperie ? pensait Julien. Cette préparation adroite dure depuis un siècle, et rien ne paraît. Il faut qu'il se méfie bien de moi ! Il est plus adroit que tous les autres, dont en quinze jours on devine si bien le but secret. |
3526 |
Ce jour-là, il était triomphant : Je vous attendais, mon cher fils, s'écria-t-il, du plus loin qu'il vit Julien, soyez le bienvenu. La besogne de cette journée sera longue et rude, fortifions-nous par un premier déjeuner ; le second viendra à dix heures pendant la grand'messe. |
3527 |
Il y avait eu la veille une grande cérémonie funèbre à la cathédrale ; l'on n'avait pu rien préparer ; il fallait donc, en une seule matinée, revêtir tous les piliers gothiques qui forment les trois nefs d'une sorte d'habit de damas rouge qui monte à trente pieds de hauteur. |
3528 |
Il se chargea de diriger les tapissiers de la ville. L'abbé Chas enchanté le regardait voltiger d'échelle en échelle. Quand tous les piliers furent revêtus de damas, il fut question d'aller placer cinq énormes bouquets de plumes sur le grand baldaquin, au-dessus du maître-autel. |
3529 |
Un riche couronnement de bois doré est soutenu par huit grandes colonnes torses en marbre d'Italie. Mais, pour arriver au centre du baldaquin, au-dessus du tabernacle, il fallait marcher sur une vieille corniche en bois, peut-être vermoulue et à quarante pieds d'élévation. |
3530 |
Personne ne savait plier une chasuble mieux que moi, jamais les galons n'étaient coupés. Depuis le rétablissement du culte par Napoléon, j'ai le bonheur de tout diriger dans cette vénérable métropole. Cinq fois par an, mes yeux la voient parée de ces ornements si beaux. |
3531 |
C'est encore un don de Mme de Rubempré ; il provient du fameux comte son bisaïeul ; c'est de l'or pur, mon cher ami, ajouta l'abbé en lui parlant à l'oreille et d'un air évidemment exalté, rien de faux ! Je vous charge de l'inspection de l'aile du nord, n'en sortez pas. |
3532 |
Je garde pour moi l'aile du midi et la grand'nef. Attention aux confessionnaux ; c'est de là que les espionnes des voleurs épient le moment où nous avons le dos tourné. Comme il achevait de parler, onze heures trois quarts sonnèrent, aussitôt la grosse cloche se fit entendre. |
3533 |
Au lieu de ces sages réflexions, l'âme de Julien, exaltée par ces sons si mâles et si pleins, errait dans les espaces imaginaires. Jamais il ne fera ni un bon prêtre, ni un grand administrateur. Les âmes qui s'émeuvent ainsi sont bonnes tout au plus à produire un artiste. |
3534 |
Cinquante, peut-être, des séminaristes ses camarades, rendus attentifs au réel de la vie par la haine publique et le jacobinisme qu'on leur montre en embuscade derrière chaque haie, en entendant la grosse cloche de la cathédrale, n'auraient songé qu'au salaire des sonneurs. |
3535 |
Comme cette robe est bien prise ! quelle grâce ! Il ralentit le pas pour chercher à les voir. Celle qui était à genoux dans le confessionnal détourna un peu la tête en entendant le bruit des pas de Julien au milieu de ce grand silence. Tout à coup elle jeta un petit cri, et se trouva mal. |
3536 |
En perdant ses forces, cette dame à genoux tomba en arrière ; son amie, qui était près d'elle, s'élança pour la secourir. En même temps, Julien vit les épaules de la dame qui tombait en arrière. Un collier de grosses perles fines en torsade, de lui bien connu, frappa ses regards. |
3537 |
Que devint-il en reconnaissant la chevelure de Mme de Rênal ! c'était elle. La dame qui cherchait à lui soutenir la tête et à l'empêcher de tomber tout à fait était Mme Derville. Julien, hors de lui, s'élança ; la chute de Mme de Rênal eût peut-être entraîné son amie, si Julien ne les eût soutenues. |
3538 |
Que surtout elle ne vous revoie pas. Votre vue doit en effet lui faire horreur, elle était si heureuse avant vous ! Votre procédé est atroce. Fuyez ; éloignez-vous, s'il vous reste quelque pudeur. Ce mot fut dit avec tant d'autorité, et Julien était si faible dans ce moment, qu'il s'éloigna. |
3539 |
Au même instant, le chant nasillard des premiers prêtres de la procession retentit dans l'église ; elle rentrait. L'abbé Chas-Bernard appela plusieurs fois Julien, qui d'abord ne l'entendit pas : il vint enfin le prendre par le bras derrière un pilier où Julien s'était réfugié à demi mort. |
3540 |
Le soir, il fit porter à la chapelle du séminaire dix livres de cierges économisés, dit-il, par les soins de Julien, et la rapidité avec laquelle il avait fait éteindre. Rien de moins vrai. Le pauvre garçon était éteint lui-même ; il n'avait pas eu une idée depuis la vue de Mme de Rênal. |
3541 |
Je vous fais répétiteur pour le Nouveau et l'Ancien Testament. Julien, transporté de reconnaissance, eut bien l'idée de se jeter à genoux et de remercier Dieu ; mais il céda à un mouvement plus vrai. Il s'approcha de l'abbé Pirard et lui prit la main, qu'il porta à ses lèvres. |
3542 |
Ta carrière sera pénible. Je vois en toi quelque chose qui offense le vulgaire. La jalousie et la calomnie te poursuivront. En quelque lieu que la Providence te place, tes compagnons ne te verront jamais sans te haïr ; et s'ils feignent de t'aimer, ce sera pour te trahir plus sûrement. |
3543 |
À cela il n'y a qu'un remède : n'aie recours qu'à Dieu, qui t'a donné, pour te punir de ta présomption, cette nécessité d'être haï ; que ta conduite soit pure ; c'est la seule ressource que je te voie. Si tu tiens à la vérité d'une étreinte invincible, tôt ou tard tes ennemis seront confondus. |
3544 |
Pour les concevoir, il faut avoir été condamné à passer des mois entiers sans un instant de solitude, et dans un contact immédiat avec des camarades pour le moins importuns, et la plupart intolérables. Leurs cris seuls eussent suffi pour porter le désordre dans une organisation délicate. |
3545 |
Maintenant, Julien dînait seul, ou à peu près, une heure plus tard que les autres séminaristes. Il avait une clef du jardin et pouvait s'y promener aux heures où il est désert. À son grand étonnement, Julien s'aperçut qu'on le haïssait moins ; il s'attendait au contraire à un redoublement de haine. |
3546 |
Le journal pourra-t-il jamais remplacer le curé ? Depuis la nouvelle dignité de Julien, le directeur du séminaire affecta de ne lui parler jamais sans témoins. Il y avait dans cette conduite prudence pour le maître comme pour le disciple ; mais il y avait surtout épreuve. |
3547 |
Si le mérite est réel, il saura bien renverser ou tourner les obstacles. C'était le temps de la chasse. Fouqué eut l'idée d'envoyer au séminaire un cerf et un sanglier de la part des parents de Julien. Les animaux morts furent déposés dans le passage, entre la cuisine et le réfectoire. |
3548 |
Il fut une supériorité consacrée par la fortune. Chazel et les plus distingués des séminaristes lui firent des avances, et se seraient presque plaints à lui de ce qu'il ne les avait pas avertis de la fortune de ses parents, et les avait ainsi exposés à manquer de respect à l'argent. |
3549 |
Faut-y être traître ! Cette conversation consola un peu Julien. En s'éloignant, il répétait avec un soupir : Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire ! Le temps des examens arriva. Julien répondit d'une façon brillante ; il vit que Chazel lui-même cherchait à montrer tout son savoir. |
3550 |
Il avait de la joie à mortifier ainsi son ennemi, le janséniste Pirard. Depuis dix ans, sa grande affaire était de lui enlever la direction du séminaire. Cet abbé, suivant pour lui-même le plan de conduite qu'il avait indiqué à Julien, était sincère, pieux, sans intrigues, attaché à ses devoirs. |
3551 |
Quelques semaines après, Julien tressaillit en recevant une lettre ; elle portait le timbre de Paris. Enfin, pensa-t-il, Mme de Rênal se souvient de ses promesses. Un monsieur qui signait Paul Sorel, et qui se disait son parent, lui envoyait une lettre de change de cinq cents francs. |
3552 |
M. de La Mole n'a pas seulement envoyé une misérable croix à son agent à Besançon, et va le laisser platement destituer. Cependant, m'écrit-on, ce noble pair ne laisse pas passer de semaine sans aller étaler son cordon bleu dans le salon du garde des sceaux, quel qu'il soit. |
3553 |
Sans cesse en correspondance avec l'abbé Pirard, pour une affaire qu'ils suivaient tous les deux avec passion, le marquis finit par goûter le genre d'esprit de l'abbé. Peu à peu, malgré l'immense distance des positions sociales, leur correspondance prit le ton de l'amitié. |
3554 |
L'abbé Pirard disait au marquis qu'on voulait l'obliger, à force d'avanies, à donner sa démission. Dans la colère que lui inspira le stratagème infâme, suivant lui, employé contre Julien, il conta son histoire au marquis. Quoique fort riche, ce grand seigneur n'était point avare. |
3555 |
De la vie, il n'avait pu faire accepter à l'abbé Pirard, même le remboursement des frais de poste occasionnés par le procès. Il saisit l'idée d'envoyer cinq cents francs à son élève favori. M. de La Mole se donna la peine d'écrire lui-même la lettre d'envoi. Cela le fit penser à l'abbé. |
3556 |
Il espère qu'après avoir lu cette lettre, il vous conviendra de partir pour Paris, dans quatre ou cinq jours. Je vais employer le temps que vous voudrez bien m'indiquer à parcourir les terres de M. le marquis, en Franche-Comté. Après quoi, le jour qui vous conviendra, nous partirons pour Paris. |
3557 |
Je vous envoie ma voiture, qui a l'ordre d'attendre votre détermination pendant quatre jours. Je vous attendrai moi-même à Paris jusqu'à mardi. Il ne me faut qu'un oui, de votre part, monsieur, pour accepter, en votre nom, une des meilleures cures des environs de Paris. |
3558 |
La lettre de M. de La Mole fut pour lui comme l'apparition du chirurgien chargé de faire une opération cruelle et nécessaire. Sa destitution était certaine. Il donna rendez-vous à l'intendant à trois jours de là. Pendant quarante-huit heures, il eut la fièvre d'incertitude. |
3559 |
Point de mensonge dans vos réponses ; mais songez que qui vous interroge éprouverait peut-être une joie véritable à pouvoir vous nuire. Je suis bien aise, mon enfant, de vous donner cette expérience avant de vous quitter, car je ne vous le cache point, la lettre que vous portez est ma démission. |
3560 |
Ce fut donc à M. de Frilair lui-même que Julien remit la lettre, mais il ne le connaissait pas. Julien vit avec étonnement cet abbé ouvrir hardiment la lettre adressée à l'évêque. La belle figure du grand vicaire exprima bientôt une surprise mêlée de vif plaisir, et redoubla de gravité. |
3561 |
Pendant qu'il lisait, Julien, frappé de sa bonne mine, eut le temps de l'examiner. Cette figure eût eu plus de gravité sans la finesse extrême qui apparaissait dans certains traits, et qui fût allée jusqu'à dénoter la fausseté, si le possesseur de ce beau visage eût cessé un instant de s'en occuper. |
3562 |
Julien ne sut que plus tard quel était le talent spécial de l'abbé de Frilair. Il savait amuser son évêque, vieillard aimable, fait pour le séjour de Paris, et qui regardait Besançon comme un exil. Cet évêque avait une fort mauvaise vue et aimait passionnément le poisson. |
3563 |
Julien regardait en silence l'abbé qui relisait la démission, lorsque tout à coup la porte s'ouvrit avec fracas. Un laquais, richement vêtu, passa rapidement. Julien n'eut que le temps de se retourner vers la porte ; il aperçut un petit vieillard, portant une croix pectorale. |
3564 |
Jamais il ne s'était senti plus de courage. Au moment où il entra, deux grands valets de chambre, mieux mis que M. Valenod lui-même, déshabillaient Monseigneur. Ce prélat, avant d'en venir à M. Pirard, crut devoir interroger Julien sur ses études. Il parla un peu de dogme, et fut étonné. |
3565 |
Au dîner de la préfecture, une jeune fille, justement célèbre, avait récité le poème de la Madeleine. Il était en train de parler littérature, et oublia bien vite l'abbé Pirard et toutes les affaires, pour discuter, avec le séminariste, la question de savoir si Horace était riche ou pauvre. |
3566 |
Il y avait au contraire absence de haine dans les yeux de tous ceux qu'il rencontrait le long des dortoirs : Que veut dire ceci ? c'est un piège sans doute, jouons serré. Enfin le petit séminariste de Verrières lui dit en riant : Cornelii Taciti opera omnia (Oeuvres complètes de Tacite). |
3567 |
Personne au séminaire ne prit au sérieux l'allocution de l'ex-directeur. Il a beaucoup d'humeur de sa destitution, disait-on de toutes parts ; pas un seul séminariste n'eut la simplicité de croire à la démission volontaire d'une place qui donnait tant de relations avec de gros fournisseurs. |
3568 |
Le bon prélat l'en félicita sincèrement. Il vit dans toute cette affaire un bien joué qui le mit de bonne humeur et lui donna la plus haute opinion des talents de l'abbé. Il lui donna un certificat latin magnifique, et imposa silence à l'abbé de Frilair, qui se permettait des remontrances. |
3569 |
Depuis six mois, il intriguait pour faire accepter à la fois au roi et à la nation un certain ministère, qui, par reconnaissance, le ferait duc. Le marquis demandait en vain, depuis longues années, à son avocat de Besançon, un travail clair et précis sur ses procès de Franche-Comté. |
3570 |
Le travail existe sans doute à Paris, continua le grand seigneur, mais perché au cinquième étage, et dès que je me rapproche d'un homme, il prend un appartement au second, et sa femme prend un jour ; par conséquent plus de travail, plus d'efforts que pour être ou paraître un homme du monde. |
3571 |
Moins d'une heure après, Julien fut appelé à l'évêché où il se vit accueillir avec une bonté toute paternelle. Tout en citant Horace, Monseigneur lui fit, sur les hautes destinées qui l'attendaient à Paris, des compliments fort adroits et qui, pour remerciements, attendaient des explications. |
3572 |
Julien ne put rien dire, d'abord parce qu'il ne savait rien, et Monseigneur prit beaucoup de considération pour lui. Un des petits prêtres de l'évêché écrivit au maire qui se hâta d'apporter lui-même un passe-port signé, mais où l'on avait laissé en blanc le nom du voyageur. |
3573 |
Rappelle-toi que, même financièrement parlant, il vaut mieux gagner cent louis dans un bon commerce de bois, dont on est le maître, que de recevoir quatre mille francs d'un gouvernement, fût-il celui du roi Salomon. Julien ne vit dans tout cela que la petitesse d'esprit d'un bourgeois de campagne. |
3574 |
Le bonheur d'aller à Paris, qu'il se figurait peuplé de gens d'esprit fort intrigants, fort hypocrites, mais aussi polis que l'évêque de Besançon et que l'évêque d'Agde, éclipsait tout à ses yeux. Il se représenta à son ami comme privé de son libre arbitre par la lettre de l'abbé Pirard. |
3575 |
La nuit était fort noire. Vers une heure du matin, Julien, chargé de son échelle, entra dans Verrières. Il descendit le plus tôt qu'il put dans le lit du torrent, qui traverse les magnifiques jardins de M. de Rênal à une profondeur de dix pieds, et contenu entre deux murs. |
3576 |
Où sera-t-elle couchée ? La famille est à Verrières, puisque j'ai trouvé les chiens ; mais je puis rencontrer dans cette chambre, sans veilleuse, M. de Rênal lui-même ou un étranger, et alors quel esclandre ! Le plus prudent était de se retirer ; mais ce parti fit horreur à Julien. |
3577 |
Si c'est un étranger, je me sauverai à toutes jambes, abandonnant mon échelle ; mais si c'est elle, quelle réception m'attend ? Elle est tombée dans le repentir et dans la plus haute piété, je n'en puis douter ; mais enfin, elle a encore quelque souvenir de moi, puisqu'elle vient de m'écrire. |
3578 |
Quelque obscurité qu'il fasse, on peut me tirer un coup de fusil, pensa Julien. Cette idée réduisit l'entreprise folle à une question de bravoure. Cette chambre est inhabitée cette nuit, pensa-t-il, ou quelle que soit la personne qui y couche, elle est éveillée maintenant. |
3579 |
Il tira ce fil de fer ; ce fut avec une joie inexprimable qu'il sentit que ce volet n'était plus retenu et cédait à son effort. Il faut l'ouvrir petit à petit, et faire reconnaître ma voix. Il ouvrit le volet assez pour passer la tête, et en répétant à voix basse : C'est un ami. |
3580 |
Il réfléchit un peu ; puis, avec le doigt, il osa frapper contre la vitre : pas de réponse ; il frappa plus fort. Quand je devrais casser la vitre, il faut en finir. Comme il frappait très fort, il crut entrevoir, au milieu de l'extrême obscurité, comme une ombre blanche qui traversait la chambre. |
3581 |
Pas de réponse ; le fantôme blanc avait disparu. Daignez m'ouvrir, il faut que je vous parle, je suis trop malheureux ! et il frappait de façon à briser la vitre. Un petit bruit sec se fit entendre ; l'espagnolette de la fenêtre cédait ; il poussa la croisée et sauta légèrement dans la chambre. |
3582 |
Que m'importent les hommes ? C'est Dieu qui voit l'affreuse scène que vous me faites et qui m'en punira. Vous abusez lâchement des sentiments que j'eus pour vous, mais que je n'ai plus. Entendez-vous, M. Julien ? Il retirait l'échelle fort lentement pour ne pas faire de bruit. |
3583 |
Quelque temps après, alors j'étais au désespoir, le respectable M. Chélan vint me voir. Ce fut en vain que, pendant longtemps, il voulut obtenir un aveu. Un jour, il eut l'idée de me conduire dans cette église de Dijon où j'ai fait ma première communion. Là, il osa parler le premier. |
3584 |
Depuis le grand sacrifice de ces lettres, qui m'étaient si chères, ma vie s'est écoulée sinon heureusement, du moins avec assez de tranquillité. Ne la troublez point ; soyez un ami pour moi... le meilleur de mes amis. Julien couvrit ses mains de baisers ; elle sentit qu'il pleurait encore. |
3585 |
Je veux savoir votre genre de vie au séminaire, répéta-t-elle, puis vous vous en irez. Sans penser à ce qu'il racontait, Julien parla des intrigues et des jalousies sans nombre qu'il avait d'abord rencontrées, puis de sa vie plus tranquille depuis qu'il avait été nommé répétiteur. |
3586 |
Son attention se fixa tout entière sur la manière dont allait finir sa visite. Vous allez sortir, lui disait-on toujours, de temps en temps, et avec un accent bref. Quelle honte pour moi si je suis éconduit ! ce sera un remords à empoisonner toute ma vie, se disait-il, jamais elle ne m'écrira. |
3587 |
L'amour qui est sans doute dans ces yeux charmants sera donc perdu pour moi ? La blancheur de cette jolie main me sera donc invisible ? Songe que je te quitte pour bien longtemps peut-être ! Mme de Rênal n'avait rien à refuser à cette idée qui la faisait fondre en larmes. |
3588 |
Mme de Rênal prit l'échelle ; elle était évidemment trop pesante pour elle. Julien allait à son secours ; il admirait cette taille élégante et qui était si loin d'annoncer de la force, lorsque tout à coup, sans aide, elle saisit l'échelle, et l'enleva comme elle eût fait une chaise. |
3589 |
Cinq minutes après, à son retour dans le corridor, elle ne trouva plus l'échelle. Qu'était-elle devenue ? Si Julien eût été hors de la maison, ce danger ne l'eût guère touchée. Mais, dans ce moment, si son mari voyait cette échelle ! cet incident pouvait être abominable. |
3590 |
Mais huit heures avaient sonné, on faisait beaucoup de bruit dans la maison. Si l'on n'eût pas vu Mme de Rênal, on l'eût cherchée partout ; elle fut obligée de le quitter. Bientôt elle revint, contre toute prudence, lui apportant une tasse de café ; elle tremblait qu'il ne mourût de faim. |
3591 |
Le dîner sonné et servi, elle eut l'idée de voler pour lui une assiette de soupe chaude. Comme elle approchait sans bruit de la porte de la chambre qu'il occupait, portant cette assiette avec précaution, elle se trouva face à face avec le domestique qui avait caché l'échelle le matin. |
3592 |
Enfin le soir vint. M. de Rênal alla au Casino. Sa femme avait annoncé une migraine affreuse, elle se retira chez elle, se hâta de renvoyer Élisa, et se releva bien vite pour aller ouvrir à Julien. Il se trouva que réellement il mourait de faim. Mme de Rênal alla à l'office chercher du pain. |
3593 |
Même à Paris, se disait-il confusément, je ne pourrai rencontrer un plus grand caractère. Elle avait toute la gaucherie d'une femme peu accoutumée à ces sortes de soins, et en même temps le vrai courage d'un être qui ne craint que des dangers d'un autre ordre et bien autrement terribles. |
3594 |
Les jours ordinaires, cette question, faite avec toute la sécheresse conjugale, eût troublé Mme de Rênal, mais elle sentait que son mari n'avait qu'à se baisser un peu pour apercevoir Julien ; car M. de Rênal s'était jeté sur la chaise que Julien occupait un moment auparavant vis-à-vis le canapé. |
3595 |
La migraine servit d'excuse à tout. Pendant qu'à son tour son mari lui contait longuement les incidents de la poule qu'il avait gagnée au billard du Casino, une poule de dix-neuf francs, ma foi ! ajoutait-il, elle aperçut sur une chaise, à trois pas devant eux, le chapeau de Julien. |
3596 |
Il regarda dans la chambre, dans le cabinet, sans mot dire, et disparut. Les habits de Julien lui furent jetés, il les saisit, et courut rapidement vers le bas du jardin du côté du Doubs. Comme il courait, il entendit siffler une balle, et aussitôt le bruit d'un coup de fusil. |
3597 |
Toujours il se trouvera un roi qui voudra augmenter sa prérogative ; toujours l'ambition de devenir député, la gloire et les centaines de mille francs gagnés par Mirabeau empêcheront de dormir les gens riches de la province : ils appelleront cela être libéral et aimer le peuple. |
3598 |
J'achète une terre dans les montagnes près du Rhône, rien d'aussi beau sous le ciel. Le vicaire du village et les hobereaux du voisinage me font la cour pendant six mois ; je leur donne à dîner ; j'ai quitté Paris, leur dis-je, pour de ma vie ne parler ni n'entendre parler politique. |
3599 |
Ce n'était pas le compte du vicaire ; bientôt je suis en butte à mille demandes indiscrètes, tracasseries, etc. Je voulais donner deux ou trois cents francs par an aux pauvres, on me les demande pour des associations pieuses : celle de Saint-Joseph, celle de la Vierge, etc. |
3600 |
La vache d'une vieille paysanne dévote meurt, elle dit que c'est à cause du voisinage d'un étang qui appartient à moi impie, philosophe venant de Paris, et huit jours après je trouve tous mes poissons le ventre en l'air empoisonnés avec de la chaux. La tracasserie m'environne sous toutes les formes. |
3601 |
Monfleury est en vente, je perds cinquante mille francs s'il le faut, mais je suis tout joyeux, je quitte cet enfer d'hypocrisie et de tracasseries. Je vais chercher la solitude et la paix champêtre au seul lieu où elles existent en France, dans un quatrième étage, donnant sur les Champs-Élysées. |
3602 |
Il avait compris du premier mot que le bonapartiste Falcoz était l'ancien ami d'enfance de M. de Rênal par lui répudié en 1816, et le philosophe Saint-Giraud devait être frère de ce chef de bureau à la préfecture de... qui savait se faire adjuger à bon compte les maisons des communes. |
3603 |
Eh bien ! Bonaparte, que le ciel confonde, lui et ses friperies monarchiques, a rendu possible le règne des Rênal et des Chélan, qui a amené le règne des Valenod et des Maslon. Cette conversation d'une sombre politique étonnait Julien, et le distrayait de ses rêveries voluptueuses. |
3604 |
Une âme comme celle de Julien est suivie par de tels souvenirs durant toute une vie. Le reste de l'entrevue se confondait déjà avec les premières époques de leurs amours, quatorze mois auparavant. Julien fut réveillé de sa rêverie profonde, parce que la voiture s'arrêta. |
3605 |
Je me garderai de raconter les transports de Julien à la Malmaison. Il pleura. Quoi ! malgré les vilains murs blancs construits cette année, et qui coupent ce parc en morceaux ? – Oui, monsieur ; pour Julien comme pour la postérité, il n'y avait rien entre Arcole, Sainte-Hélène et la Malmaison. |
3606 |
Cet abbé lui expliqua, d'un ton froid, le genre de vie qui l'attendait chez M. de La Mole. Si au bout de quelques mois vous n'êtes pas utile, vous rentrerez au séminaire, mais par la bonne porte. Vous allez loger chez le marquis, l'un des plus grands seigneurs de France. |
3607 |
J'exige que, trois fois la semaine, vous suivez vos études en théologie dans un séminaire où je vous ferai présenter. Chaque jour à midi vous vous établirez dans la bibliothèque du marquis, qui compte vous employer à faire des lettres pour des procès et d'autres affaires. |
3608 |
Le marquis écrit, en deux mots, en marge de chaque lettre qu'il reçoit, le genre de réponse qu'il faut y faire. J'ai prétendu qu'au bout de trois mois, vous seriez en état de faire ces réponses, de façon que, sur douze que vous présenterez à la signature du marquis, il puisse en signer huit ou neuf. |
3609 |
Ce qu'il y a de singulier, ajouta-t-il en regardant Julien, c'est que le marquis vous connaît... Je ne sais comment. Il vous donne pour commencer cent louis d'appointements. C'est un homme qui n'agit que par caprice, c'est là son défaut ; il luttera d'enfantillages avec vous. |
3610 |
Vous, vous êtes le fils d'un charpentier de Verrières, et de plus, aux gages de son père. Pesez bien ces différences, et étudiez l'histoire de cette famille dans Moreri ; tous les flatteurs qui dînent chez eux y font de temps en temps ce qu'ils appellent des allusions délicates. |
3611 |
C'est une grande femme blonde, dévote, hautaine, parfaitement polie, et encore plus insignifiante. Elle est fille du vieux duc de Chaulnes, si connu par ses préjugés nobiliaires. Cette grande dame est une sorte d'abrégé, en haut relief, de ce qui fait au fond le caractère des femmes de son rang. |
3612 |
Nous ne sommes plus en province, mon ami. Vous verrez dans son salon plusieurs grands seigneurs parler de nos princes avec un ton de légèreté singulier. Pour Mme de La Mole, elle baisse la voix par respect toutes les fois qu'elle nomme un prince et surtout une princesse. |
3613 |
Que de pauvres abbés, plus savants que vous, ont vécu des années à Paris, avec les quinze sous de leur messe et les dix sous de leurs arguments en Sorbonne !... Rappelez-vous ce que je vous contais, l'hiver dernier, des premières années de ce mauvais sujet de cardinal Dubois. |
3614 |
M. de La Mole, que je n'avais jamais vu, m'a tiré de ce mauvais pas ; il n'a eu qu'un mot à dire, et l'on m'a donné une cure dont tous les paroissiens sont des gens aisés, au-dessus des vices grossiers, et le revenu me fait honte, tant il est peu proportionné à mon travail. |
3615 |
Je vous dois cela et plus encore, ajouta-t-il en interrompant les remerciements de Julien, pour l'offre singulière que vous m'avez faite à Besançon. Si au lieu de cinq cent vingt francs, je n'avais rien eu, vous m'eussiez sauvé. L'abbé avait perdu son ton de voix cruel. |
3616 |
Cette affectation déplut à Julien. Ils ont tant de peur des jacobins ! Ils voient un Robespierre et sa charrette derrière chaque haie ; ils en sont souvent à mourir de rire, et ils affichent ainsi leur maison pour que la canaille la reconnaisse en cas d'émeute, et la pille. |
3617 |
Jamais la mode et le beau n'ont été si loin l'un de l'autre. Chapitre II. Entrée dans le monde Souvenir ridicule et touchant : le premier salon où à dix-huit ans l'on a paru seul et sans appui ! le regard d'une femme suffisait pour m'intimider. Plus je voulais plaire, plus je devenais gauche. |
3618 |
Les salons que ces messieurs traversèrent au premier étage, avant d'arriver au cabinet du marquis, vous eussent semblé, ô mon lecteur, aussi tristes que magnifiques. On vous les donnerait tels qu'ils sont, que vous refuseriez de les habiter ; c'est la patrie du bâillement et du raisonnement triste. |
3619 |
L'abbé se retourna vers Julien et le présenta. C'était le marquis. Julien eut beaucoup de peine à le reconnaître, tant il lui trouva l'air poli. Ce n'était plus le grand seigneur, à mine si altière, de l'abbaye de Bray-le-Haut. Il sembla à Julien que sa perruque avait beaucoup trop de cheveux. |
3620 |
Julien remarqua qu'il n'y avait pas de meubles. Il regardait une magnifique pendule dorée, représentant un sujet très indécent selon lui, lorsqu'un monsieur fort élégant s'approcha d'un air riant. Julien fit un demi-salut. Le monsieur sourit et lui mit la main sur l'épaule. |
3621 |
Julien tressaillit et fit un saut en arrière. Il rougit de colère. L'abbé Pirard, malgré sa gravité, rit aux larmes. Le monsieur était un tailleur. Je vous rends votre liberté pour deux jours, lui dit l'abbé en sortant ; c'est alors seulement que vous pourrez être présenté à Mme de La Mole. |
3622 |
Après-demain matin, ce tailleur vous portera deux habits ; vous donnerez cinq francs au garçon qui vous les essaiera. Du reste, ne faites pas connaître le son de votre voix à ces Parisiens-là. Si vous dites un mot, ils trouveront le secret de se moquer de vous. C'est leur talent. |
3623 |
Prenez encore vingt-deux chemises. Voici le premier quartier de vos appointements. En descendant de la mansarde, le marquis appela un homme âgé : Arsène, lui dit-il, vous servirez M. Sorel. Peu de minutes après, Julien se trouva seul dans une bibliothèque magnifique ; ce moment fut délicieux. |
3624 |
M. de Rênal se serait cru déshonoré à jamais de la centième partie de ce que le marquis de La Mole vient de faire pour moi. Mais voyons les copies à faire. Cet ouvrage terminé, Julien osa s'approcher des livres ; il faillit devenir fou de joie en trouvant une édition de Voltaire. |
3625 |
Arsène vous en fera souvenir ; aujourd'hui je ferai vos excuses. En achevant ces mots, M. de La Mole faisait passer Julien dans un salon resplendissant de dorures. Dans les occasions semblables, M. de Rênal ne manquait jamais de doubler le pas pour avoir l'avantage de passer le premier à la porte. |
3626 |
La petite vanité de son ancien patron fit que Julien marcha sur les pieds du marquis, et lui fit beaucoup de mal à cause de sa goutte. – Ah ! il est balourd par-dessus le marché, se dit celui-ci. Il le présenta à une femme de haute taille et d'un aspect imposant. C'était la marquise. |
3627 |
Les hommes réunis dans ce salon semblèrent à Julien avoir quelque chose de triste et de contraint ; on parle bas à Paris, et l'on n'exagère pas les petites choses. Un joli jeune homme, avec des moustaches, très pâle et très élancé, entra vers les six heures et demie ; il avait une tête fort petite. |
3628 |
Est-il possible, se dit-il, que ce soit là l'homme dont les plaisanteries offensantes doivent me chasser de cette maison ! À force d'examiner le comte Norbert, Julien remarqua qu'il était en bottes et en éperons ; et moi je dois être en souliers, apparemment comme inférieur. |
3629 |
Presque en même temps il aperçut une jeune personne, extrêmement blonde et fort bien faite, qui vint s'asseoir vis-à-vis de lui. Elle ne lui plut point ; cependant, en la regardant attentivement, il pensa qu'il n'avait jamais vu des yeux aussi beaux ; mais ils annonçaient une grande froideur d'âme. |
3630 |
Par la suite, Julien trouva qu'ils avaient l'expression de l'ennui qui examine, mais qui se souvient de l'obligation d'être imposant. Mme de Rênal avait cependant de bien beaux yeux, se disait-il, le monde lui en faisait compliment ; mais ils n'avaient rien de commun avec ceux-ci. |
3631 |
Quand les yeux de Mme de Rênal s'animaient, c'était du feu des passions, ou par l'effet d'une indignation généreuse au récit de quelque action méchante. Vers la fin du repas, Julien trouva un mot pour exprimer le genre de beauté des yeux de Mlle de La Mole : ils sont scintillants, se dit-il. |
3632 |
Il fallait que le marquis eût parlé du genre d'éducation que Julien avait reçue, car un des convives l'attaqua sur Horace : c'est précisément en parlant d'Horace que j'ai réussi auprès de l'évêque de Besançon, se dit Julien, apparemment qu'ils ne connaissent que cet auteur. |
3633 |
Il eût joui de tout son sang-froid, si la salle à manger eût été meublée avec moins de magnificence. C'était, dans le fait, deux glaces de huit pieds de haut chacune, et dans lesquelles il regardait quelquefois son interlocuteur en parlant d'Horace, qui lui imposait encore. |
3634 |
Il avait de beaux yeux, dont la timidité tremblante ou heureuse, quand il avait bien répondu, redoublait l'éclat. Il fut trouvé agréable. Cette sorte d'examen jetait un peu d'intérêt dans un dîner grave. Le marquis engagea par un signe l'interlocuteur de Julien à le pousser vivement. |
3635 |
Julien répondit en inventant ses idées, et perdit assez de sa timidité pour montrer, non pas de l'esprit, chose impossible à qui ne sait pas la langue dont on se sert à Paris, mais il eut des idées nouvelles quoique présentées sans grâce ni à propos et l'on vit qu'il savait parfaitement le latin. |
3636 |
Le lendemain, Julien assista à deux cours de théologie, et revint ensuite transcrire une vingtaine de lettres. Il trouva établi près de lui, dans la bibliothèque, un jeune homme mis avec beaucoup de soin, mais la tournure était mesquine et la physionomie celle de l'envie. |
3637 |
Tanbeau, qui travaillait dans une chambre écartée, ayant su la faveur dont Julien était l'objet, voulut la partager, et le matin il était venu établir son écritoire dans la bibliothèque. À quatre heures, Julien osa, après un peu d'hésitation, paraître chez le comte Norbert. |
3638 |
On ne s'appuie que sur ce qui résiste, etc. Celui-ci n'est inconvenant que par sa figure inconnue, c'est du reste un sourd-muet. Pour que je puisse m'y reconnaître, il faut, se dit Julien, que j'écrive les noms et un mot sur le caractère des personnages que je vois arriver dans ce salon. |
3639 |
Si les cinq ou six complaisants qui témoignaient une amitié si paternelle à Julien eussent déserté l'hôtel de La Mole, la marquise eût été exposée à de grands moments de solitude ; et, aux yeux des femmes de ce rang, la solitude est affreuse : c'est l'emblème de la disgrâce. |
3640 |
Julien observa que la conversation était ordinairement maintenue vivante par deux vicomtes et cinq barons que M. de La Mole avait connus dans l'émigration. Ces messieurs jouissaient de six à huit mille livres de rente ; quatre tenaient pour La Quotidienne, et trois pour La Gazette de France. |
3641 |
Julien remarqua qu'il avait cinq croix, les autres n'en avaient en général que trois. En revanche, on voyait dans l'antichambre dix laquais en livrée, et toute la soirée on avait des glaces ou du thé tous les quarts d'heure ; et, sur le minuit, une espèce de souper avec du vin de Champagne. |
3642 |
Le respect ordinaire avait toujours une nuance de complaisance. Au milieu de cette magnificence et de cet ennui, Julien ne s'intéressait à rien qu'à M. de La Mole ; il l'entendit avec plaisir protester un jour qu'il n'était pour rien dans l'avancement de ce pauvre Le Bourguignon. |
3643 |
Je m'ennuyais moins au séminaire. Je vois bâiller quelquefois jusqu'à Mlle de La Mole, qui pourtant doit être accoutumée à l'amabilité des amis de la maison. J'ai peur de m'endormir. De grâce, obtenez-moi la permission d'aller dîner à quarante sous dans quelque auberge obscure. |
3644 |
Elle était venue chercher un livre et avait tout entendu ; elle prit quelque considération pour Julien. Celui-là n'est pas né à genoux, pensa-t-elle, comme ce vieil abbé. Dieu ! qu'il est laid. À dîner, Julien n'osait pas regarder Mlle de La Mole, mais elle eut la bonté de lui adresser la parole. |
3645 |
C'était comme une langue étrangère qu'il eût comprise, mais qu'il n'eût pu parler. Les amis de Mathilde étaient ce jour-là en hostilité continue avec les gens qui arrivaient dans ce vaste salon. Les amis de la maison eurent d'abord la préférence, comme étant mieux connus. |
3646 |
Il est capable de cultiver un mensonge auprès de chacun de ses amis, pendant des années de suite, et il a deux ou trois cents amis. Il sait alimenter l'amitié, c'est son talent. Tel que vous le voyez, il est déjà crotté, à la porte d'un de ses amis, dès les sept heures du matin en hiver. |
3647 |
Julien quitta le voisinage du canapé. Peu sensible encore aux charmantes finesses d'une moquerie légère, pour rire d'une plaisanterie, il prétendait qu'elle fût fondée en raison. Il ne voyait, dans les propos de ces jeunes gens, que le ton de dénigrement général, et en était choqué. |
3648 |
Le comte Chalvet était bref dans sa parole ; ses traits étaient des éclairs justes, vifs, profonds. S'il parlait d'une affaire, sur-le-champ on voyait la discussion faire un pas. Il y portait des faits, c'était plaisir de l'entendre. Du reste, en politique, il était cynique effronté. |
3649 |
Pourquoi veut-on que je sois aujourd'hui de la même opinion qu'il y a six semaines ? En ce cas, mon opinion serait mon tyran. Quatre jeunes gens graves, qui l'entouraient, firent la mine ; ces messieurs n'aiment pas le genre plaisant. Le comte vit qu'il était allé trop loin. |
3650 |
Il jouit en toute humilité de soixante mille livres de rente, et a lui-même des flatteurs. Le comte Chalvet lui parla de tout cela et sans pitié. Il y eut bientôt autour d'eux un cercle de trente personnes. Tout le monde souriait, même les jeunes gens graves, l'espoir du siècle. |
3651 |
C'est que le sévère abbé ne connaissait pas ce qui tient à la haute société. Mais, par ses amis les jansénistes, il avait des notions fort exactes sur ces hommes qui n'arrivent dans les salons que par leur extrême finesse au service de tous les partis, ou leur fortune scandaleuse. |
3652 |
Julien remarqua quelque chose de singulier dans le salon : c'était un mouvement de tous les yeux vers la porte, et un demi-silence subit. Le laquais annonçait le fameux baron de Tolly, sur lequel les élections venaient de fixer tous les regards. Julien s'avança et le vit fort bien. |
3653 |
Le baron présidait un collège : il eut l'idée lumineuse d'escamoter les petits carrés de papier portant les votes d'un des partis. Mais, pour qu'il y eût compensation, il les remplaçait à mesure par d'autres petits morceaux de papier portant un nom qui lui était agréable. |
3654 |
Il fallait cinq cents francs d'amende et dix ans de basse-fosse. Eh bon Dieu ! quel est donc le monstre dont on parle ? pensa Julien, qui admirait le ton véhément et les gestes saccadés de son collègue. La petite figure maigre et tirée du neveu favori de l'académicien était hideuse en ce moment. |
3655 |
L'abbé Pirard fit signe de loin à Julien ; M. de La Mole venait de lui dire un mot. Mais quand Julien, qui dans ce moment écoutait les yeux baissés les gémissements d'un évêque, fut libre enfin, et put approcher de son ami, il le trouva accaparé par cet abominable petit Tanbeau. |
3656 |
Ce petit monstre l'exécrait comme la source de la faveur de Julien, et venait lui faire la cour. Quand la mort nous délivrera-t-elle de cette vieille pourriture ? C'était dans ces termes, d'une énergie biblique, que le petit homme de lettres parlait en ce moment du respectable lord Holland. |
3657 |
Il avait écrit huit ou dix pages assez emphatiques : c'était une sorte d'éloge historique du vieux chirurgien-major qui, disait-il, l'avait fait homme. Et ce petit cahier, se dit Julien, a toujours été fermé à clef ! Il monta chez lui, brûla son manuscrit et revint au salon. |
3658 |
La brillante maréchale de Fervaques entra en faisant des excuses sur l'heure tardive. Il était plus de minuit ; elle alla prendre place auprès de la marquise. Julien fut profondément ému ; elle avait les yeux et le regard de Mme de Rênal. Le groupe de Mlle de La Mole était encore peuplé. |
3659 |
C'était un mélange singulier d'inquiétude et de désappointement ; mais de temps à autre on y distinguait fort bien des bouffées d'importance et de ce ton tranchant que doit avoir l'homme le plus riche de France, quand surtout il est assez bien fait de sa personne et n'a pas encore trente-six ans. |
3660 |
Ainsi, pensait Julien en les entendant rire dans l'escalier, il m'a été donné de voir l'autre extrême de ma situation ! Je n'ai pas vingt louis de rente, et je me suis trouvé côte à côte avec un homme qui a vingt louis de rente par heure, et l'on se moquait de lui... Une telle vue guérit de l'envie. |
3661 |
Il était chargé, en chef, de la correspondance relative au fameux procès avec l'abbé de Frilair. M. Pirard l'avait instruit. Sur les courtes notes que le marquis griffonnait en marge des papiers de tout genre qui lui étaient adressés, Julien composait des lettres qui presque toutes étaient signées. |
3662 |
L'abbé Pirard l'avait mené dans plusieurs sociétés de jansénistes. Julien fut étonné ; l'idée de la religion était invinciblement liée dans son esprit à celle d'hypocrisie et d'espoir de gagner de l'argent. Il admira ces hommes pieux et sévères qui ne songent pas au budget. |
3663 |
Un monde nouveau s'ouvrait devant lui. Il connut chez les jansénistes un comte Altamira qui avait près de six pieds de haut, libéral condamné à mort dans son pays, et dévot. Cet étrange contraste, la dévotion et l'amour de la liberté, le frappa. Julien était en froid avec le jeune comte. |
3664 |
Tous ses plaisirs étaient de précaution : il tirait le pistolet tous les jours, il était un des bons élèves des plus fameux maîtres d'armes. Dès qu'il pouvait disposer d'un instant, au lieu de l'employer à lire comme autrefois, il courait au manège et demandait les chevaux les plus vicieux. |
3665 |
Dans les promenades avec le maître du manège, il était presque régulièrement jeté par terre. Le marquis le trouvait commode à cause de son travail obstiné, de son silence, de son intelligence et peu à peu, lui confia la suite de toutes les affaires un peu difficiles à débrouiller. |
3666 |
Mme de La Mole, quoique d'un caractère si mesuré, se moquait quelquefois de Julien. L'imprévu produit par la sensibilité est l'horreur des grandes dames ; c'est l'antipode des convenances. Deux ou trois fois le marquis prit son parti : s'il est ridicule dans votre salon, il triomphe dans son bureau. |
3667 |
Julien, de son côté, crut saisir le secret de la marquise. Elle daignait s'intéresser à tout dès qu'on annonçait le baron de La Joumate. C'était un être froid, à physionomie impassible. Il était petit, mince, laid, fort bien mis, passait sa vie au Château, et, en général, ne disait rien sur rien. |
3668 |
Telle était sa façon de penser. Mme de La Mole eût été passionnément heureuse, pour la première fois de sa vie, si elle eût pu en faire le mari de sa fille. Chapitre VI Manière de prononcer Leur haute mission est de juger avec calme les petits événements de la vie journalière des peuples. |
3669 |
Julien s'était reproché trop souvent d'avoir laissé passer cette première insulte, pour souffrir ce regard. Il en demanda l'explication. L'homme en redingote lui adressa aussitôt les plus sales injures : tout ce qui était dans le café les entoura ; les passants s'arrêtaient devant la porte. |
3670 |
Cependant il fut sage, et se borna à répéter à son homme de minute en minute : Monsieur, votre adresse ? je vous méprise. La constance avec laquelle il s'attachait à ces six mots finit par frapper la foule. Dame ! il faut que l'autre qui parle tout seul lui donne son adresse. |
3671 |
Aucune heureusement ne l'atteignit au visage, il s'était promis de ne faire usage de ses pistolets que dans le cas où il serait touché. L'homme s'en alla, non sans se retourner de temps en temps pour le menacer du poing et lui adresser des injures. Julien se trouva baigné de sueur. |
3672 |
Comment tuer cette sensibilité si humiliante ? Où prendre un témoin ? il n'avait pas un ami. Il avait eu plusieurs connaissances ; mais toutes, régulièrement, au bout de six semaines de relations, s'éloignaient de lui. Je suis insociable, et m'en voilà cruellement puni, pensa-t-il. |
3673 |
On le fit attendre, lui et son témoin, trois grands quarts d'heure ; enfin ils furent introduits dans un appartement admirable d'élégance. Ils trouvèrent un grand jeune homme, mis comme une poupée ; ses traits offraient la perfection et l'insignifiance de la beauté grecque. |
3674 |
La robe de chambre bariolée, le pantalon du matin, tout, jusqu'aux pantoufles brodées, était correct et merveilleusement soigné. Sa physionomie, noble et vide, annonçait des idées convenables et rares : l'idéal de l'homme aimable, l'horreur de l'imprévu et de la plaisanterie, beaucoup de gravité. |
3675 |
M. Charles de Beauvoisis, après y avoir mûrement pensé, était assez content de la coupe de l'habit noir de Julien. Il est de Staub, c'est clair, se disait-il en l'écoutant parler ; ce gilet est de bon goût, ces bottes sont bien ; mais, d'un autre côté, cet habit noir dès le grand matin !. |
3676 |
Ce sera pour mieux échapper à la balle, se dit le chevalier de Beauvoisis. Dès qu'il se fut donné cette explication, il revint à une politesse parfaite, et presque d'égal à égal envers Julien. Le colloque fut assez long, l'affaire était délicate ; mais enfin Julien ne put se refuser à l'évidence. |
3677 |
Il observait la suffisance du chevalier de Beauvoisis, c'est ainsi qu'il s'était nommé en parlant de lui, choqué de ce que Julien l'appelait tout simplement monsieur. Il admirait sa gravité, mêlée d'une certaine fatuité modeste, mais qui ne l'abandonnait pas un seul instant. |
3678 |
Le chevalier de Beauvoisis descendait l'escalier avec la gravité la plus plaisante, répétant avec sa prononciation de grand seigneur : Qu'est ça ? qu'est ça ? Il était évidemment fort curieux, mais l'importance diplomatique ne lui permettait pas de marquer plus d'intérêt. |
3679 |
Il n'y avait de singulier que le diplomate en robe de chambre. Ces messieurs, quoique très nobles, pensa Julien, ne sont point ennuyeux comme les personnes qui viennent dîner chez M. de La Mole ; et je vois pourquoi, ajouta-t-il un instant après, ils se permettent d'être indécents. |
3680 |
Cette franchise plut à l'ami du chevalier ; il lui raconta ces anecdotes dans les plus grands détails, et fort bien. Une chose étonna infiniment Julien. Un reposoir que l'on construisait au milieu de la rue, pour la procession de la Fête-Dieu, arrêta un instant la voiture. |
3681 |
Le duel fut fini en un instant : Julien eut une balle dans le bras ; on le lui serra avec des mouchoirs ; on les mouilla avec de l'eau-de-vie, et le chevalier de Beauvoisis pria Julien très poliment de lui permettre de le reconduire chez lui, dans la même voiture qui l'avait amené. |
3682 |
Quand Julien indiqua l'hôtel de La Mole, il y eut échange de regards entre le jeune diplomate et son ami. Le fiacre de Julien était là, mais il trouvait la conversation de ces messieurs infiniment plus amusante que celle du bon lieutenant du 96e. Mon Dieu ! un duel, n'est-ce que ça ! pensait Julien. |
3683 |
Que je suis heureux d'avoir retrouvé ce cocher ! Quel serait mon malheur, si j'avais dû supporter encore cette injure dans un café ! La conversation amusante n'avait presque pas été interrompue. Julien comprit alors que l'affectation diplomatique est bonne à quelque chose. |
3684 |
À peine se fut-on quitté, que le chevalier de Beauvoisis courut aux informations : elles ne furent pas brillantes. Il était fort curieux de connaître son homme ; pouvait-il décemment lui faire une visite ? Le peu de renseignements qu'il put obtenir n'étaient pas d'une nature encourageante. |
3685 |
Julien faisait presque la cour au chevalier ; ce mélange de respect pour soi-même, d'importance mystérieuse et de fatuité de jeune homme l'enchantait. Par exemple le chevalier bégayait un peu, parce qu'il avait l'honneur de voir souvent un grand seigneur qui avait ce défaut. |
3686 |
Mlle de La Mole et sa mère étaient à Hyères, auprès de la mère de la marquise. Le comte Norbert ne voyait son père que des instants ; ils étaient fort bien l'un pour l'autre, mais n'avaient rien à se dire. M. de La Mole, réduit à Julien, fut étonné de lui trouver des idées. |
3687 |
Il alla demander conseil à l'abbé Pirard, qui, moins poli que le marquis, ne lui répondit qu'en sifflant et parlant d'autre chose. Le lendemain matin, Julien se présenta au marquis, en habit noir, avec son portefeuille et ses lettres à signer. Il en fut reçu à l'ancienne manière. |
3688 |
Un homme ne peut pas me sauver la vie à la guerre tous les jours, ou me faire tous les jours cadeau d'un million ; mais si j'avais Rivarol, ici, auprès de ma chaise longue, tous les jours il m'ôterait une heure de souffrances et d'ennui. Je l'ai beaucoup connu à Hambourg pendant l'émigration. |
3689 |
Il piqua d'honneur l'orgueil de Julien. Puisqu'on lui demandait la vérité, Julien résolut de tout dire ; mais en taisant deux choses : son admiration fanatique pour un nom qui donnait de l'humeur au marquis, et la parfaite incrédulité qui n'allait pas trop bien à un futur curé. |
3690 |
Sa petite affaire avec le chevalier de Beauvoisis arriva fort à propos. Le marquis rit aux larmes de la scène dans le café de la rue Saint-Honoré, avec le cocher qui l'accablait d'injures sales. Ce fut l'époque d'une franchise parfaite dans les relations entre le maître et le protégé. |
3691 |
Dans les commencements, il caressait les ridicules de Julien, afin d'en jouir ; bientôt il trouva plus d'intérêt à corriger tout doucement les fausses manières de voir de ce jeune homme. Les autres provinciaux qui arrivent à Paris admirent tout, pensait le marquis ; celui-ci hait tout. |
3692 |
On s'attache bien à un bel épagneul, se disait le marquis, pourquoi ai-je tant de honte de m'attacher à ce petit abbé ? il est original. Je le traite comme un fils ; eh bien ! où est l'inconvénient ? Cette fantaisie, si elle dure, me coûtera un diamant de cinq cents louis dans mon testament. |
3693 |
Une fois que le marquis eut compris le caractère ferme de son protégé, chaque jour il le chargeait de quelque nouvelle affaire. Julien remarqua avec effroi qu'il arrivait à ce grand seigneur de lui donner des décisions contradictoires sur le même objet. Ceci pouvait le compromettre gravement. |
3694 |
Julien ne travailla plus avec lui sans apporter un registre sur lequel il écrivait les décisions, et le marquis les paraphait. Julien avait pris un commis qui transcrivait les décisions relatives à chaque affaire sur un registre particulier. Ce registre recevait aussi la copie de toutes les lettres. |
3695 |
Mais, en moins de deux mois, le marquis en sentit les avantages. Julien lui proposa de prendre un commis sortant de chez un banquier, et qui tiendrait en partie double le compte de toutes les recettes et de toutes les dépenses des terres que Julien était chargé d'administrer. |
3696 |
Au reste, c'est M. l'abbé Pirard qui a eu l'idée de toute cette comptabilité. Le marquis, avec la mine ennuyée du marquis de Moncade écoutant les comptes de M. Poisson, son intendant, écrivit la décision. Le soir, lorsque Julien paraissait en habit bleu, il n'était jamais question d'affaires. |
3697 |
Il remarquait avec étonnement que le marquis avait pour son amour-propre des ménagements de politesse qu'il n'avait jamais trouvés chez le vieux chirurgien. Il comprit enfin que le chirurgien était plus fier de sa croix que le marquis de son cordon bleu. Le père du marquis était un grand seigneur. |
3698 |
Ce n'est pas à l'homme en habit noir qu'il est adressé, et il gâterait tout à fait les façons que l'on a la bonté de tolérer chez l'homme en habit bleu. Il salua avec beaucoup de respect, et sortit sans regarder. Ce trait amusa le marquis. Il le conta le soir à l'abbé Pirard. |
3699 |
Vous ferez les réponses et me les renverrez en mettant chaque lettre dans sa réponse. J'ai calculé que le retard ne sera que de cinq jours. En courant la poste sur la route de Calais, Julien s'étonnait de la futilité des prétendues affaires pour lesquelles on l'envoyait. |
3700 |
On connaît sa folle passion pour Bonaparte. Il voyait dans chaque officier un sir Hudson Lowe, dans chaque grand seigneur un lord Bathurst, ordonnant les infamies de Sainte-Hélène et en recevant la récompense par dix années de ministère. À Londres, il connut enfin la haute fatuité. |
3701 |
Ne soyez ni fou, ni affecté, car alors on attendrait de vous des folies et des affectations, et le précepte ne serait plus accompli. Julien se couvrit de gloire un jour dans le salon du duc de Fitz-Folke, qui l'avait engagé à dîner ainsi que le prince Korasoff. On attendit pendant une heure. |
3702 |
La façon dont Julien se conduisit au milieu des vingt personnes qui attendaient est encore citée parmi les jeunes secrétaires d'ambassade à Londres. Sa mine fut impayable. Il voulut voir, malgré les dandys ses amis, le célèbre Philippe Vane, le seul philosophe que l'Angleterre ait eu depuis Locke. |
3703 |
Julien le trouva gaillard ; la rage de l'aristocratie le désennuyait. Voilà, se dit Julien en sortant de prison, le seul homme gai que j'aie vu en Angleterre. L'idée la plus utile aux tyrans est celle de Dieu, lui avait dit Vane... Nous supprimons le reste du système comme cynique. |
3704 |
Si l'on s'en tient aux lieux communs des journaux, on passe pour un sot. Si l'on se permet quelque chose de vrai et de neuf, ils sont étonnés, ne savent que répondre, et le lendemain à sept heures, ils vous font dire par le premier secrétaire d'ambassade qu'on a été inconvenant. |
3705 |
C'est toujours une faute et un malheur pour le protecteur comme pour le protégé. Quand mes procès vous ennuieront, ou que vous ne me conviendrez plus, je demanderai pour vous une bonne cure, comme celle de notre ami l'abbé Pirard, et rien de plus, ajouta le marquis d'un ton fort sec. |
3706 |
Vous vous formez. M. de Valenod apprit à Julien que le titulaire du bureau de loterie de Verrières venait de mourir : Julien trouva plaisant de donner cette place à M. de Cholin, ce vieil imbécile dont jadis il avait ramassé la pétition dans la chambre de M. de La Mole. |
3707 |
Ce n'est rien, se dit-il, il faudra en venir à bien d'autres injustices, si je veux parvenir, et encore savoir les cacher sous de belles paroles sentimentales : pauvre M. Gros ! C'est lui qui méritait la croix, c'est moi qui l'ai, et je dois agir dans le sens du gouvernement qui me la donne. |
3708 |
Julien était un dandy maintenant, et comprenait l'art de vivre à Paris. Il fut d'une froideur parfaite envers Mlle de La Mole. Il parut n'avoir gardé aucun souvenir des temps où elle lui demandait si gaiement des détails sur sa manière de tomber de cheval. Mlle de La Mole le trouva grandi et pâli. |
3709 |
Mathilde se sentit saisie d'un bâillement irrésistible ; elle reconnaissait les antiques dorures et les anciens habitués du salon paternel. Elle se faisait une image parfaitement ennuyeuse de la vie qu'elle allait reprendre à Paris. Et cependant à Hyères elle regrettait Paris. |
3710 |
Elle se figurait tout ce qu'ils allaient lui dire sur le beau ciel de la Provence, la poésie, le midi, etc., etc. Ces yeux si beaux, où respirait l'ennui le plus profond, et, pis encore, le désespoir de trouver le plaisir, s'arrêtèrent sur Julien. Du moins, il n'était pas exactement comme un autre. |
3711 |
Sa mauvaise humeur ajouta : Dieu sait encore si ce que je dirai à la fille ne contrariera pas les projets du père, du frère, de la mère ! C'est une véritable cour de prince souverain. Il faudrait y être d'une nullité parfaite, et cependant ne donner à personne le droit de se plaindre. |
3712 |
Que cette grande fille me déplaît ! pensa-t-il en regardant marcher Mlle de La Mole, que sa mère avait appelée pour la présenter à plusieurs femmes de ses amies. Elle outre toutes les modes, sa robe lui tombe des épaules... elle est encore plus pâle qu'avant son voyage. |
3713 |
Au-dessous de cette tente, la cour était transformée en un bois d'orangers et de lauriers-roses en fleurs. Comme on avait eu soin d'enterrer suffisamment les vases, les lauriers et les oranges avaient l'air de sortir de terre. Le chemin que parcouraient les voitures était sablé. |
3714 |
Norbert n'était sensible qu'à quelques détails, qui, au milieu de tant de magnificence, n'avaient pu être soignés. Il évaluait la dépense de chaque chose, et, à mesure qu'il arrivait à un total élevé, Julien remarqua qu'il s'en montrait presque jaloux et prenait de l'humeur. |
3715 |
Pour lui, il arriva séduit, admirant, et presque timide à force d'émotion, dans le premier, des salons où l'on dansait. On se pressait à la porte du second, et la foule était si grande, qu'il lui fut impossible d'avancer. La décoration de ce second salon représentait l'Alhambra de Grenade. |
3716 |
Mon devoir m'appelle, se dit Julien ; mais il n'y avait plus d'humeur que dans son expression. La curiosité le faisait avancer avec un plaisir que la robe fort basse des épaules de Mathilde augmenta bien vite, à la vérité d'une manière peu flatteuse pour son amour-propre. |
3717 |
Mathilde avait eu un moment d'enthousiasme ; la froideur de son partner la déconcerta profondément. Elle fut d'autant plus étonnée, que c'était elle qui avait coutume de produire cet effet-là sur les autres. Dans ce moment, le marquis de Croisenois s'avançait avec empressement vers Mlle de La Mole. |
3718 |
Il fut un instant à trois pas d'elle, sans pouvoir pénétrer à cause de la foule. Il la regardait en souriant de l'obstacle. La jeune marquise de Rouvray était près de lui, c'était une cousine de Mathilde. Elle donnait le bras à son mari, qui ne l'était que depuis quinze jours. |
3719 |
Quoi de plus plat, se dit-elle, que tout ce groupe ! Voilà Croisenois qui prétend m'épouser ; il est doux, poli, il a des manières parfaites comme M. de Rouvray. Sans l'ennui qu'ils donnent, ces messieurs seraient fort aimables. Lui aussi me suivra au bal avec cet air borné et content. |
3720 |
Un an après le mariage, ma voiture, mes chevaux, mes robes, mon château à vingt lieues de Paris, tout cela sera aussi bien que possible, tout à fait ce qu'il faut pour faire périr d'envie une parvenue, une comtesse de Roiville par exemple ; et après ?... Mathilde s'ennuyait en espoir. |
3721 |
Ah ! c'est un bon mot que je viens de me dire ! Quel dommage qu'il ne soit pas venu de façon à m'en faire honneur ! Mathilde avait trop de goût pour amener dans la conversation un bon mot fait d'avance ; mais elle avait aussi trop de vanité pour ne pas être enchantée d'elle-même. |
3722 |
Je répondrais au critique : un titre de baron, de vicomte, cela s'achète ; une croix, cela se donne ; mon frère vient de l'avoir, qu'a-t-il fait ? Un grade, cela s'obtient. Dix ans de garnison, ou un parent ministre de la guerre, et l'on est chef d'escadron comme Norbert. |
3723 |
Voilà qui est drôle ! c'est le contraire de tout ce que disent les livres... Eh bien ! pour la fortune, on épouse la fille de M. Rothschild. Réellement mon mot a de la profondeur. La condamnation à mort est encore la seule chose que l'on ne se soit pas avisé de solliciter. |
3724 |
Désespérant de l'Europe, le pauvre Altamira en était réduit à penser que, quand les États de l'Amérique méridionale seront forts et puissants, ils pourront rendre à l'Europe la liberté que Mirabeau leur a envoyée. Un tourbillon de jeunes gens à moustaches s'était approché de Mathilde. |
3725 |
Lequel d'entre eux, pensait-elle, pourrait se faire condamner à mort, en lui supposant même toutes les chances favorables ? Ce regard singulier flattait ceux qui avaient peu d'esprit, mais inquiétait les autres. Ils redoutaient l'explosion de quelque mot piquant et de réponse difficile. |
3726 |
Voilà, se dit Mathilde, qui prouve joliment ma maxime : La haute naissance ôte la force de caractère sans laquelle on ne se fait point condamner à mort ! Je suis donc prédestinée à déraisonner ce soir. Puisque je ne suis qu'une femme comme une autre, eh bien ! il faut danser. |
3727 |
Pour se distraire de son malheur en philosophie, Mathilde voulut être parfaitement séduisante, M. de Croisenois fut ravi. Mais ni la danse, ni le désir de plaire à l'un des plus jolis hommes de la cour, rien ne put distraire Mathilde. Il était impossible d'avoir plus de succès. |
3728 |
Où est le plaisir pour moi, ajouta-t-elle tristement, si, après six mois d'absence, je ne le trouve pas au milieu d'un bal qui fait l'envie de toutes les femmes de Paris ? Et encore, j'y suis environnée des hommages d'une société que je ne puis pas imaginer mieux composée. |
3729 |
Mathilde ne s'en occupa point. C'était un parti pris, chez elle, de ne regarder jamais les vieillards et tous les êtres reconnus pour dire des choses tristes. Elle dansa pour échapper à la conversation sur l'apoplexie, qui n'en était pas une, car le surlendemain le baron reparut. |
3730 |
Mais M. Sorel ne vient point, se dit-elle encore après qu'elle eut dansé. Elle le cherchait presque des yeux, lorsqu'elle l'aperçut dans un autre salon. Chose étonnante, il semblait avoir perdu ce ton de froideur impassible qui lui était si naturel ; il n'avait plus l'air anglais. |
3731 |
Il est vrai que Danton avait un désavantage énorme aux yeux de la beauté, il était fort laid. Ces derniers mots furent dits rapidement, d'un air extraordinaire et assurément fort peu poli. Julien attendit un instant, le haut du corps légèrement penché et avec un air orgueilleusement humble. |
3732 |
Lui, qui est réellement si beau, se dit enfin Mathilde sortant de sa rêverie, faire un tel éloge de la laideur ! Jamais de retour sur lui-même ! Il n'est pas comme Caylus ou Croisenois. Ce Sorel a quelque chose de l'air que mon père prend quand il fait si bien Napoléon au bal. |
3733 |
L'idée lui vint de suivre la conversation du condamné à mort avec Julien. La foule était énorme. Elle parvint cependant à les rejoindre au moment où, à deux pas devant elle, Altamira s'approchait d'un plateau pour prendre une glace. Il parlait à Julien, le corps à demi tourné. |
3734 |
Il vit un bras d'habit brodé qui prenait une glace à côté de la sienne. La broderie sembla exciter son attention ; il se retourna tout à fait pour voir le personnage à qui appartenait ce bras. À l'instant, ces yeux si nobles et si naïfs prirent une légère expression de dédain. |
3735 |
Tenez, le voilà là-bas, qui joue au whist. M. de Nerval est assez disposé à me livrer, car nous vous avons donné deux ou trois conspirateurs en 1816. Si l'on me rend à mon roi, je suis pendu dans les vingt-quatre heures. Et ce sera quelqu'un de ces jolis messieurs à moustaches qui m'empoignera. |
3736 |
Je vous ai parlé de moi pour vous frapper d'une image vive. Regardez le prince d'Araceli ; toutes les cinq minutes, il jette les yeux sur sa Toison d'Or ; il ne revient pas du plaisir de voir ce colifichet sur sa poitrine. Ce pauvre homme n'est au fond qu'un anachronisme. |
3737 |
Mlle de La Mole, oubliant tout à fait ce qu'elle se devait à elle-même, s'était placée presque entièrement entre Altamira et Julien. Son frère, qui lui donnait le bras, accoutumé à lui obéir, regardait ailleurs dans la salle, et, pour se donner une contenance avait l'air d'être arrêté par la foule. |
3738 |
Mon roi qui, aujourd'hui, brûle de me faire pendre, et qui, avant la révolte, me tutoyait, m'eût donné le grand cordon de son ordre si j'avais fait tomber ces trois têtes et distribuer l'argent de ces caisses, car j'aurais obtenu au moins un demi-succès, et mon pays eût eu une charte telle quelle. |
3739 |
Elle en fut profondément choquée ; mais il ne fut plus en son pouvoir d'oublier Julien ; elle s'éloigna avec dépit, entraînant son frère. Il faut que je prenne du punch, et que je danse beaucoup, se dit-elle ; je veux choisir ce qu'il y a de mieux et faire effet à tout prix. |
3740 |
Il s'agit de voir, pensa-t-elle, qui des deux sera le plus impertinent, mais, pour me moquer pleinement de lui, il faut que je le fasse parler. Bientôt tout le reste de la contredanse ne dansa que par contenance. On ne voulait pas perdre une des reparties piquantes de Mathilde. |
3741 |
Elle dansa jusqu'au jour et enfin se retira horriblement fatiguée. Mais, en voiture, le peu de force qui lui restait était encore employé à la rendre triste et malheureuse. Elle avait été méprisée par Julien, et ne pouvait le mépriser. Julien était au comble du bonheur. |
3742 |
Vous ne vous élèverez jamais au-dessus de la bravoure militaire ; vous aurez des Murat et jamais de Washington. Je ne vois en France que de la vanité. Un homme qui invente en parlant arrive facilement à une saillie imprudente, et le maître de la maison se croit déshonoré. |
3743 |
Altamira lui avait fait ce beau compliment, évidemment échappé à une profonde conviction : Vous n'avez pas la légèreté française, et comprenez le principe de l'utilité. Il se trouvait que, justement l'avant-veille, Julien avait vu Marino Faliero, tragédie de M. Casimir Delavigne. |
3744 |
Eh bien ! au milieu de ces nobles de Venise, si grands par la naissance, c'est d'Israël Bertuccio qu'on se souvient. Une conspiration anéantit tous les titres donnés par les caprices sociaux. Là, un homme prend d'emblée le rang que lui assigne sa manière d'envisager la mort. |
3745 |
Que dis-je ? il se serait vendu à la congrégation ; il serait ministre, car enfin ce grand Danton a volé. Mirabeau aussi s'est vendu. Napoléon avait volé des millions en Italie, sans quoi il eût été arrêté tout court par la pauvreté, comme Pichegru. La Fayette seul n'a jamais volé. |
3746 |
Faut-il voler, faut-il se vendre ? pensa Julien. Cette question l'arrêta tout court. Il passa le reste de la nuit à lire l'histoire de la Révolution. Le lendemain, en faisant ses lettres dans la bibliothèque, il ne songeait encore qu'à la conversation du comte Altamira. |
3747 |
Dans le fait, se disait-il après une longue rêverie, si ces Espagnols libéraux avaient compromis le peuple par des crimes, on ne les eût pas balayés avec cette facilité. Ce furent des enfants orgueilleux et bavards... comme moi ! s'écria tout à coup Julien comme se réveillant en sursaut. |
3748 |
En vain elle lui demanda un volume de l'Histoire de France de Vély, placé au rayon le plus élevé, ce qui obligeait Julien à aller chercher la plus grande des deux échelles. Julien avait approché l'échelle ; il avait cherché le volume, il le lui avait remis, sans encore pouvoir songer à elle. |
3749 |
En remportant l'échelle, dans sa préoccupation il donna un coup de coude dans une des glaces de la bibliothèque ; les éclats, en tombant sur le parquet, le réveillèrent enfin. Il se hâta de faire des excuses à Mlle de La Mole ; il voulut être poli, mais il ne fut que poli. |
3750 |
Après l'avoir beaucoup regardé, elle s'en alla lentement. Julien la regardait marcher. Il jouissait du contraste de la simplicité de sa toilette actuelle avec l'élégance magnifique de celle de la veille. La différence entre les deux physionomies était presque aussi frappante. |
3751 |
Si je demande à quelqu'un la cause de ce deuil, il se trouvera que je commets encore une gaucherie. Julien était tout à fait sorti des profondeurs de son enthousiasme. Il faut que je relise toutes les lettres que j'ai faites ce matin ; Dieu sait les mots sautés et les balourdises que j'y trouverai. |
3752 |
Comme il lisait avec une attention forcée la première de ces lettres, il entendit tout près de lui le bruissement d'une robe de soie ; il se retourna rapidement ; Mlle de La Mole était à deux pas de sa table, elle riait. Cette seconde interruption donna de l'humeur à Julien. |
3753 |
Quand la cloche du dîner se fit entendre : Combien je dois avoir été ridicule aux yeux de cette poupée parisienne ! se dit-il ; quelle folie de lui dire réellement ce à quoi je pensais ! Mais peut-être folie pas si grande. La vérité dans cette occasion était digne de moi. |
3754 |
Elle a manqué d'usage. Mes pensées sur Danton ne font point partie du service pour lequel son père me paye. En arrivant dans la salle à manger, Julien fut distrait de son humeur par le grand deuil de Mlle de La Mole, qui le frappa d'autant plus qu'aucune autre personne de la famille n'était en noir. |
3755 |
Mathilde le regardait avec une expression singulière. Voilà bien la coquetterie des femmes de ce pays telle que Mme de Rênal me l'avait peinte, se dit Julien. Je n'ai pas été aimable pour elle ce matin, je n'ai pas cédé à la fantaisie qu'elle avait de causer. J'en augmente de prix à ses yeux. |
3756 |
J'ai été un sot. Les idées que je me faisais de Paris m'ont empêché d'apprécier cette femme sublime. Quelle différence, grand Dieu ! Et qu'est-ce que je trouve ici ? De la vanité sèche et hautaine, toutes les nuances de l'amour-propre et rien de plus. On se levait de table. |
3757 |
Et l'académicien s'arrêta en regardant Julien d'un air fin. Julien sourit de l'air le plus spirituel qu'il put. Quel rapport peut-il y avoir entre mener toute une maison, porter une robe noire et le 30 avril ? se disait-il. Il faut que je sois encore plus gauche que je ne le pensais. |
3758 |
Il fit avancer deux cents chevaux sous les murs de Saint-Germain, le duc d'Alençon eut peur, et La Mole fut jeté au bourreau. Mais ce qui touche Mlle Mathilde, ce qu'elle m'a avoué elle-même, il y a sept à huit ans, quand elle en avait douze, car c'est une tête, une tête !. |
3759 |
Ce mot fut suivi de cinq ou six phrases satiriques. La joie et l'intimité qui brillaient dans les yeux de l'académicien choquèrent Julien. Nous voici deux domestiques occupés à médire de leurs maîtres, pensa-t-il. Mais rien ne doit m'étonner de la part de cet homme d'académie. |
3760 |
Et quels amis ! Le premier prince du sang et Henri IV. Accoutumé au naturel parfait qui brillait dans toute la conduite de Mme de Rênal, Julien ne voyait qu'affectation dans toutes les femmes de Paris ; et pour peu qu'il fût disposé à la tristesse, ne trouvait rien à leur dire. |
3761 |
Je veux sortir de ce rôle de confident passif. Peu à peu ses conversations avec cette jeune fille, d'un maintien si imposant et en même temps si aisé, devinrent plus intéressantes. Il oubliait son triste rôle de plébéien révolté. Il la trouvait savante, et même raisonnable. |
3762 |
Quelquefois elle avait avec lui un enthousiasme et une franchise qui formaient un contraste parfait avec sa manière d'être ordinaire, si altière et si froide. Les guerres de la Ligue sont les temps héroïques de la France, lui disait-elle un jour, avec des yeux étincelants de génie et d'enthousiasme. |
3763 |
Quelle femme actuellement vivante n'aurait horreur de toucher à la tête de son amant décapité ? Mme de La Mole appela sa fille. L'hypocrisie, pour être utile, doit se cacher ; et Julien, comme on voit, avait fait à Mlle de La Mole une demi-confidence sur son admiration pour Napoléon. |
3764 |
Il rougit beaucoup en parlant de sa pauvreté à une personne aussi riche. Il chercha à bien exprimer par son ton fier qu'il ne demandait rien. Jamais il n'avait semblé aussi joli à Mathilde ; elle lui trouva une expression de sensibilité et de franchise qui souvent lui manquait. |
3765 |
Suis-je un fat, ou serait-il vrai qu'elle a du goût pour moi ? Elle m'écoute d'un air si doux, même quand je lui avoue toutes les souffrances de mon orgueil ! Elle qui a tant de fierté avec tout le monde ! On serait bien étonné au salon si on lui voyait cette physionomie. |
3766 |
Chaque jour en se retrouvant, avant de reprendre le ton presque intime de la veille, on se demandait presque : Serons-nous aujourd'hui amis ou ennemis ? Julien avait compris que se laisser offenser impunément une seule fois par cette fille si hautaine, c'était tout perdre. |
3767 |
Un jour il l'interrompit brusquement : Mademoiselle de La Mole a-t-elle quelque ordre à donner au secrétaire de son père ? lui dit-il ; il doit écouter ses ordres et les exécuter avec respect ; mais du reste, il n'a pas un mot à lui adresser. Il n'est point payé pour lui communiquer ses pensées. |
3768 |
Que de lettres M. de La Mole m'a fait écrire aux deux notaires pour arranger le contrat ! Et moi qui me vois si subalterne la plume à la main, deux heures après, ici dans le jardin, je triomphe de ce jeune homme si aimable : car enfin les préférences sont frappantes, directes. |
3769 |
Peut-être aussi elle hait en lui un mari futur. Elle a assez de hauteur pour cela. Et les bontés qu'elle a pour moi, je les obtiens à titre de confident subalterne. Mais non, ou je suis fou, ou elle me fait la cour ; plus je me montre froid et respectueux avec elle, plus elle me recherche. |
3770 |
J'étais presque aussi méchant qu'eux. Dans les jours de méfiance : Cette jeune fille se moque de moi, pensait Julien. Elle est d'accord avec son frère pour me mystifier. Mais elle a l'air de tellement mépriser le manque d'énergie de ce frère ! Il est brave, et puis c'est tout, me dit-elle. |
3771 |
Une jeune fille de dix-neuf ans ! À cet âge, peut-on être fidèle à chaque instant de la journée à l'hypocrisie qu'on s'est prescrite ? D'un autre côté, quand Mlle de La Mole fixe sur moi ses grands yeux bleus avec une certaine expression singulière, toujours le comte Norbert s'éloigne. |
3772 |
Est-ce amour du vieux langage chez ce duc maniaque ? Eh bien, elle est jolie ! continuait Julien avec des regards de tigre. Je l'aurai, je m'en irai ensuite, et malheur à qui me troublera dans ma fuite ! Cette idée devint l'unique affaire de Julien ; il ne pouvait plus penser à rien autre chose. |
3773 |
Dès qu'on déplaisait à Mlle de La Mole, elle savait punir par une plaisanterie si mesurée, si bien choisie, si convenable en apparence, lancée si à propos, que la blessure croissait à chaque instant, plus on y réfléchissait. Peu à peu elle devenait atroce pour l'amour-propre offensé. |
3774 |
Connaissez-vous quelque chose de plus insipide ? Voilà donc les lettres que je vais recevoir toute la vie ! Ces lettres-là ne doivent changer que tous les vingt ans, suivant le genre d'occupation qui est à la mode. Elles devaient être moins décolorées du temps de l'Empire. |
3775 |
Elle voyait l'avenir non pas avec terreur, c'eût été un sentiment vif, mais avec un dégoût bien rare à son âge. Que pouvait-elle désirer ? La fortune, la haute naissance, l'esprit, la beauté à ce qu'on disait, et à ce qu'elle croyait, tout avait été accumulé sur elle par les mains du hasard. |
3776 |
Voilà quelles étaient les pensées de l'héritière la plus enviée du faubourg Saint-Germain, quand elle commença à trouver du plaisir à se promener avec Julien. Elle fut étonnée de son orgueil ; elle admira l'adresse de ce petit bourgeois. Il saura se faire évêque comme l'abbé Maury, se dit-elle. |
3777 |
Bientôt cette résistance sincère et non jouée, avec laquelle notre héros accueillait plusieurs de ses idées, l'occupa ; elle y pensait ; elle racontait à son amie les moindres détails des conversations, et trouvait que jamais elle ne parvenait à en bien rendre toute la physionomie. |
3778 |
J'aime, j'aime, c'est clair ! À mon âge, une fille jeune, belle, spirituelle, où peut-elle trouver des sensations, si ce n'est dans l'amour ? J'ai beau faire, je n'aurai jamais d'amour pour Croisenois, Caylus, et tutti quanti. Ils sont parfaits, trop parfaits peut-être ; enfin, ils m'ennuient. |
3779 |
Que lui manque-t-il ? un nom et de la fortune. Il se ferait un nom il acquerrait de la fortune. Rien ne manque à Croisenois, et il ne sera toute sa vie qu'un duc à demi-ultra, à demi-libéral, un être indécis toujours éloigné des extrêmes, et par conséquent se trouvant le second partout. |
3780 |
Il n'aura pas en vain accumulé sur un seul être tous les avantages. Mon bonheur sera digne de moi. Chacune de mes journées ne ressemblera pas froidement à celle de la veille. Il y a déjà de la grandeur et de l'audace à oser aimer un homme placé si loin de moi par sa position sociale. |
3781 |
Est-ce ma faute à moi si les jeunes gens de la cour sont de si grands partisans du convenable, et pâlissent à la seule idée de la moindre aventure un peu singulière ? Un petit voyage en Grèce ou en Afrique est pour eux le comble de l'audace, et encore ne savent-ils marcher qu'en troupe. |
3782 |
Si, avec sa pauvreté, Julien était noble, mon amour ne serait qu'une sottise vulgaire, une mésalliance plate ; je n'en voudrais pas ; il n'aurait point ce qui caractérise les grandes passions : l'immensité de la difficulté à vaincre et la noire incertitude de l'événement. |
3783 |
Le mot de son frère lui faisait horreur ; il l'inquiéta beaucoup ; mais, dès le lendemain, elle y voyait la plus belle des louanges. Dans ce siècle, où toute énergie est morte, son énergie leur fait peur. Je lui dirai le mot de mon frère ; je veux voir la réponse qu'il y fera. |
3784 |
Eh bien ! la révolution aurait recommencé. Quels rôles joueraient alors Croisenois et mon frère ? Il est écrit d'avance : la résignation sublime. Ce seraient des moutons héroïques, se laissant égorger sans mot dire. Leur seule peur en mourant serait encore d'être de mauvais goût. |
3785 |
Ce dernier mot la rendit pensive ; il réveillait de pénibles souvenirs, et lui ôta toute sa hardiesse. Ce mot lui rappelait les plaisanteries de MM. de Caylus, de Croisenois, de Luz et de son frère. Ces Messieurs reprochaient unanimement à Julien l'air prêtre : humble et hypocrite. |
3786 |
Qu'importent ses défauts, ses ridicules ? Il a de la grandeur, et ils en sont choqués, eux d'ailleurs si bons et si indulgents. Il est sûr qu'il est pauvre, et qu'il a étudié pour être prêtre ; eux sont chefs d'escadron, et n'ont pas eu besoin d'étude ; c'est plus commode. |
3787 |
Et quand ces messieurs disent un mot qu'ils croient fin et imprévu, leur premier regard n'est-il pas pour Julien ? Je l'ai fort bien remarqué. Et pourtant ils savent bien que jamais il ne leur parle, à moins d'être interrogé. Ce n'est qu'à moi qu'il adresse la parole, il me croit l'âme haute. |
3788 |
Le comte de Caylus avait ou feignait une grande passion pour les chevaux ; il passait sa vie dans son écurie, et souvent y déjeunait. Cette grande passion, jointe à l'habitude de ne jamais rire, lui donnait beaucoup de considération parmi ses amis : c'était l'aigle de ce petit cercle. |
3789 |
Il faut que vous soyez bien mal pour répondre à des plaisanteries par de la morale. De la morale, vous ! est-ce que vous sollicitez une place de préfet ? Mathilde oublia bien vite l'air piqué du comte de Caylus, l'humeur de Norbert et le désespoir silencieux de M. de Croisenois. |
3790 |
Julien est assez sincère avec moi, se dit-elle ; à son âge, dans une fortune inférieure, malheureux comme il l'est par une ambition étonnante, on a besoin d'une amie. Je suis peut-être cette amie ; mais je ne lui vois point d'amour. Avec l'audace de son caractère, il m'eût parlé de cet amour. |
3791 |
Cette incertitude, cette discussion avec soi-même, qui dès cet instant occupa chacun des instants de Mathilde, et pour laquelle, à chaque fois que Julien lui parlait, elle se trouvait de nouveaux arguments, chassa tout à fait ces moments d'ennui auxquels elle était tellement sujette. |
3792 |
Ce malheur jamais ne se compense. On lui avait persuadé qu'à cause de tous ses avantages de naissance, de fortune, etc., elle devait être plus heureuse qu'une autre. C'est la source de l'ennui des princes et de toutes leurs folies. Mathilde n'avait point échappé à la funeste influence de cette idée. |
3793 |
Tous les jours elle se félicitait du parti qu'elle avait pris de se donner une grande passion. Cet amusement a bien des dangers, pensait-elle. Tant mieux ! mille fois tant mieux ! Sans grande passion, j'étais languissante d'ennui au plus beau moment de la vie, de seize ans jusqu'à vingt. |
3794 |
Oui, il est impossible que je me le dissimule, se disait Julien, Mlle de La Mole me regarde d'une façon singulière. Mais, même quand ses beaux yeux bleus fixés sur moi sont ouverts avec le plus d'abandon, j'y lis toujours un fond d'examen, de sang-froid et de méchanceté. |
3795 |
Quelle différence avec les regards de Mme de Rênal ! Une après-dînée, Julien, qui avait suivi M. de La Mole dans son cabinet, revenait rapidement au jardin. Comme il approchait sans précaution du groupe de Mathilde, il surprit quelques mots prononcés très haut. Elle tourmentait son frère. |
3796 |
Il parut ; un silence profond s'établit tout à coup, et l'on fit vains efforts pour le faire cesser. Mlle de La Mole et son frère étaient trop animés pour trouver un autre sujet de conversation. MM. de Caylus, de Croisenois, de Luz et un de leurs amis parurent à Julien d'un froid de glace. |
3797 |
Ces aimables jeunes gens auraient-ils entrepris de se moquer de moi ? Il faut avouer que cela est beaucoup plus probable, beaucoup plus naturel qu'une prétendue passion de Mlle de La Mole pour un pauvre diable de secrétaire. D'abord ces gens-là ont-ils des passions ? Mystifier est leur fort. |
3798 |
En cela Julien était encore un parvenu. Une jolie femme du grand monde est, à ce qu'on assure, ce qui étonne le plus un paysan homme d'esprit, quand il arrive aux premières classes de la société. Ce n'était point le caractère de Mathilde qui faisait rêver Julien les jours précédents. |
3799 |
Il avait assez de sens pour comprendre qu'il ne connaissait point ce caractère. Tout ce qu'il en voyait pouvait n'être qu'une apparence. Par exemple, pour tout le monde, Mathilde n'aurait pas manqué la messe un dimanche ; presque tous les jours elle y accompagnait sa mère. |
3800 |
Il eut bientôt la certitude que pour peu que ces livres nouveaux fussent hostiles aux intérêts du trône et de l'autel, ils ne tardaient pas à disparaître. Certes ce n'était pas Norbert qui lisait. Julien, s'exagérant cette expérience, croyait à Mlle de La Mole la duplicité de Machiavel. |
3801 |
Alors, pour achever le charme, il la croyait une Catherine de Médicis. Rien n'était trop profond ou trop scélérat pour le caractère qu'il lui prêtait. C'était l'idéal des Maslon, des Frilair et des Castanède par lui admirés dans sa jeunesse. C'était en un mot pour lui l'idéal de Paris. |
3802 |
Il crut distinguer qu'elle avait perdu un peu de la mesure parfaite qui brillait dans toutes ses actions. Elle répondait quelquefois à ses amis par des plaisanteries outrageantes à force de piquante énergie. Il lui sembla qu'elle prenait en guignon le marquis de Croisenois. |
3803 |
Il faut que ce jeune homme aime furieusement l'argent, pour ne pas planter là cette fille, si riche qu'elle soit ! pensait Julien. Et pour lui, indigné des outrages faits à la dignité masculine, il redoublait de froideur envers elle. Souvent il alla jusqu'aux réponses peu polies. |
3804 |
Le marquis venait de lui confier l'administration d'une quantité de petites terres et de maisons qu'il possédait dans le bas Languedoc. Un voyage était nécessaire : M. de La Mole y consentit avec peine. Excepté pour les matières de haute ambition, Julien était devenu un autre lui-même. |
3805 |
Hier, par exemple, son humeur était bien réelle, et j'ai eu le plaisir de faire bouquer par ma faveur un jeune homme aussi noble et aussi riche que je suis gueux et plébéien. Voilà le plus beau de mes triomphes ; il m'égaiera dans ma chaise de poste, en courant les plaines du Languedoc. |
3806 |
Elle se promena beaucoup dans le jardin, et poursuivit tellement de ses plaisanteries mordantes Norbert, le marquis de Croisenois, Caylus, de Luz et quelques autres jeunes gens qui avaient dîné à l'hôtel de La Mole, qu'elle les força de partir. Elle regardait Julien d'une façon étrange. |
3807 |
Bah ! se dit-il, qui suis-je pour juger de toutes ces choses ? Il s'agit ici de ce qu'il y a de plus sublime et de plus fin parmi les femmes de Paris. Cette respiration pressée qui a été sur le point de me toucher, elle l'aura étudiée chez Léontine Fay qu'elle aime tant. |
3808 |
Sa taille était charmante. Il était impossible d'avoir un plus joli pied, elle courait avec une grâce qui ravit Julien ; mais devinerait-on à quoi fut sa seconde pensée après qu'elle eut tout à fait disparu ? Il fut offensé du ton impératif avec lequel elle avait dit ce mot il faut. |
3809 |
Une heure après, un laquais remit une lettre à Julien ; c'était tout simplement une déclaration d'amour. Il n'y a pas trop d'affectation dans le style, se dit Julien, cherchant par ses remarques littéraires à contenir la joie qui contractait ses joues et le forçait à rire malgré lui. |
3810 |
Enfin moi, s'écria-t-il tout à coup, la passion étant trop forte pour être contenue, moi, pauvre paysan, j'ai donc une déclaration d'amour d'une grande dame ! Quant à moi, ce n'est pas mal, ajouta-t-il en comprimant sa joie le plus possible. J'ai su conserver la dignité de mon caractère. |
3811 |
Plus tard, il monta à son bureau et se fit annoncer chez le marquis de La Mole, qui heureusement n'était pas sorti. Il lui prouva facilement, en lui montrant quelques papiers marqués arrivés de Normandie, que le soin des procès normands l'obligeait à différer son départ pour le Languedoc. |
3812 |
Que je suis bon, se dit-il ; moi, plébéien, avoir pitié d'une famille de ce rang ! Moi, que le duc de Chaulnes appelle un domestique ! Comment le marquis augmente-t-il son immense fortune ? En vendant de la rente, quand il apprend au château qu'il y aura le lendemain apparence de coup d'État. |
3813 |
Oui, se disait-il avec une volupté infinie et en parlant lentement, nos mérites, au marquis et à moi, ont été pesés, et le pauvre charpentier du Jura l'emporte. Bon ! s'écria-t-il, voilà la signature de ma réponse trouvée. N'allez pas vous figurer, Mlle de La Mole, que j'oublie mon état. |
3814 |
Maintenant, il est vrai, avec cet habit noir, à quarante ans, on a cent mille francs d'appointements et le cordon bleu, comme M. l'évêque de Beauvais. Eh bien ! se dit-il en riant comme Méphistophélès, j'ai plus d'esprit qu'eux ; je sais choisir l'uniforme de mon siècle. |
3815 |
Je ne me fierai point à des propos si doux, Qu'un peu de ses faveurs, après quoi je soupire, Ne vienne m'assurer tout ce qu'ils m'ont pu dire. Tartufe, acte IV, scène V. Tartufe aussi fut perdu par une femme, et il en valait bien un autre... Ma réponse peut être montrée. |
3816 |
Oui, mais quatre laquais de M. de Croisenois se précipitent sur moi et m'arrachent l'original. Non, car je suis bien armé, et j'ai l'habitude, comme on sait, de faire feu sur les laquais. Eh bien ! l'un d'eux a du courage ; il se précipite sur moi. On lui a promis cent napoléons. |
3817 |
Un instant, messieurs, je vais envoyer la lettre fatale en dépôt dans un paquet bien cacheté à M. l'abbé Pirard. Celui-là est honnête homme, janséniste, et en cette qualité à l'abri des séductions du budget. Oui, mais il ouvre les lettres... c'est à Fouqué que j'enverrai celle-ci. |
3818 |
C'était l'homme malheureux en guerre avec toute la société. Aux armes ! s'écria Julien. Et il franchit d'un saut les marches du perron de l'hôtel. Il entra dans l'échoppe de l'écrivain du coin de la rue, il lui fit peur. Copiez, lui dit-il en lui donnant la lettre de Mlle de La Mole. |
3819 |
La sienne eût fait honneur à la prudence diplomatique de M. le chevalier de Beauvoisis. Il n'était encore que dix heures ; Julien, ivre de bonheur et du sentiment de sa puissance, si nouveau pour un pauvre diable, entra à l'Opéra italien. Il entendit chanter son ami Geronimo. |
3820 |
Cette âme haute et froide était emportée pour la première fois par un sentiment passionné. Mais s'il dominait l'orgueil, il était encore fidèle aux habitudes de l'orgueil. Deux mois de combats et de sensations nouvelles renouvelèrent pour ainsi dire tout son être moral. |
3821 |
Cette vue toute-puissante sur les âmes courageuses, liées à un esprit supérieur, eut à lutter longuement contre la dignité et tous les sentiments de devoirs vulgaires. Un jour, elle entra chez sa mère, dès sept heures du matin, la priant de lui permettre de se réfugier à Villequier. |
3822 |
La crainte de mal faire et de heurter les idées tenues pour sacrées par les Caylus, les de Luz, les Croisenois, avait assez peu d'empire sur son âme ; de tels êtres ne lui semblaient pas faits pour la comprendre ; elle les eût consultés s'il eût été question d'acheter une calèche ou une terre. |
3823 |
Elle abhorrait le manque de caractère, c'était sa seule objection contre les beaux jeunes gens qui l'entouraient. Plus ils plaisantaient avec grâce tout ce qui s'écarte de la mode, ou la suit mal croyant la suivre, plus ils se perdaient à ses yeux. Ils étaient braves, et voilà tout. |
3824 |
Maintenant la civilisation a chassé le hasard, plus d'imprévu. S'il paraît dans les idées, il n'est pas assez d'épigrammes pour lui ; s'il paraît dans les événements, aucune lâcheté n'est au-dessus de notre peur. Quelque folie que nous fasse faire la peur, elle est excusée. |
3825 |
En ce temps-là, les jours où elle avait écrit une de ses lettres, Mathilde ne pouvait dormir. Mais ces lettres n'étaient que des réponses. Ici elle osait dire qu'elle aimait. Elle écrivait la première (quel mot terrible !) à un homme placé dans les derniers rangs de la société. |
3826 |
À peine était-il dans la bibliothèque, que Mlle de La Mole parut sur la porte. Il lui remit sa réponse. Il pensait qu'il était de son devoir de lui parler ; rien n'était plus commode, du moins, mais Mlle de La Mole ne voulut pas l'écouter et disparut. Julien en fut charmé, il ne savait que lui dire. |
3827 |
La lettre de Mlle de La Mole avait donné à Julien une jouissance de vanité si vive, que, tout en riant de ce qui lui arrivait, il avait oublié de songer sérieusement à la convenance du départ. C'était une fatalité de son caractère d'être extrêmement sensible à ses fautes. |
3828 |
Mlle de La Mole parut derrière sa vitre ; il montra sa lettre à demi ; elle baissa la tête. Aussitôt Julien remonta chez lui en courant, et rencontra par hasard, dans le grand escalier, la belle Mathilde, qui saisit sa lettre avec une aisance parfaite et des yeux riants. |
3829 |
Mais aussi quelle différence, ajoutait sa pensée, dans l'élégance de la robe du matin, dans l'élégance de la tournure ! En apercevant Mlle de La Mole à trente pas de distance, un homme de goût devinerait le rang qu'elle occupe dans la société. Voilà ce qu'on peut appeler un mérite explicite. |
3830 |
Tout en plaisantant, Julien ne s'avouait pas encore toute sa pensée ; Mme de Rênal n'avait pas de marquis de Croisenois à lui sacrifier. Il n'avait pour rival que cet ignoble sous-préfet M. Charcot, qui se faisait appeler de Maugiron, parce qu'il n'y a plus de Maugirons. |
3831 |
Mlle de La Mole s'enfuit encore. Quelle manie d'écrire ! se dit-il en riant, quand on peut se parler si commodément ! L'ennemi veut avoir de mes lettres, c'est clair, et plusieurs ! Il ne se hâtait point d'ouvrir celle-ci. Encore des phrases élégantes, pensait-il ; mais il pâlit en lisant. |
3832 |
C'est clair, on veut me perdre ou se moquer de moi, tout au moins. D'abord, on a voulu me perdre avec mes lettres ; elles se trouvent prudentes ; eh bien ! il leur faut une action plus claire que le jour. Ces jolis petits messieurs me croient aussi trop bête ou trop fat. |
3833 |
Diable ! par le plus beau clair de lune du monde, monter ainsi par une échelle à un premier étage de vingt-cinq pieds d'élévation ! on aura le temps de me voir, même des hôtels voisins. Je serai beau sur mon échelle ! Julien monta chez lui et se mit à faire sa malle en sifflant. |
3834 |
Si par hasard, se dit-il tout à coup, sa malle fermée, Mathilde était de bonne foi ! alors moi je joue, à ses yeux, le rôle d'un lâche parfait. Je n'ai point de naissance, moi, il me faut de grandes qualités, argent comptant, sans suppositions complaisantes, bien prouvées par des actions parlantes. |
3835 |
On avait déposé dans sa chambre un magnifique buste en marbre du cardinal Richelieu, qui malgré lui attirait ses regards. Ce buste avait l'air de le regarder d'une façon sévère, et comme lui reprochant le manque de cette audace qui doit être si naturelle au caractère français. |
3836 |
Au pire, se dit enfin Julien ; supposons que tout ceci soit un piège, il est bien noir et bien compromettant pour une jeune fille. On sait que je ne suis pas homme à me taire. Il faudra donc me tuer. Cela était bon en 1574, du temps de Boniface de La Mole, mais jamais celui d'aujourd'hui n'oserait. |
3837 |
Ces gens-là ne sont plus les mêmes. Mlle de La Mole est si enviée ! Quatre cents salons retentiraient demain de sa honte, et avec quel plaisir ! Les domestiques jasent, entre eux, des préférences marquées dont je suis l'objet, je le sais, je les ai entendus... D'un autre côté, ses lettres !. |
3838 |
Surpris dans sa chambre, on me les enlève. J'aurai affaire à deux, trois, quatre hommes, que sais-je ? Mais ces hommes, où les prendront-ils ? où trouver des subalternes discrets à Paris ? La justice leur fait peur... Parbleu ! les Caylus, les Croisenois, les de Luz eux-mêmes. |
3839 |
Quant aux lettres, je puis les mettre en lieu sûr. Julien fit des copies des deux dernières, les cacha dans un volume du beau Voltaire de la bibliothèque, et porta lui-même les originaux à la poste. Quand il fut de retour : Dans quelle folie je vais me jeter ! se dit-il avec surprise et terreur. |
3840 |
Toute la vie cette action sera un grand sujet de doute, et, pour moi, un tel doute est le plus cuisant des malheurs. Ne l'ai-je pas éprouvé pour l'amant d'Amanda ! Je crois que je me pardonnerais plus aisément un crime bien clair ; une fois avoué, je cesserais d'y penser. |
3841 |
Mais s'ils m'attachent les bras au moment de l'entrée dans la chambre ; ils peuvent avoir placé quelque machine ingénieuse ! C'est comme un duel, se dit-il en riant, il y a parade à tout, dit mon maître d'armes, mais le bon Dieu, qui veut qu'on en finisse, fait que l'un des deux oublie de parer. |
3842 |
Là, un domestique le gardait à vue, et si l'honneur de la noble famille exigeait que l'aventure eût une fin tragique, il était facile de tout finir avec ces poisons qui ne laissent point de traces ; alors, on disait qu'il était mort de maladie, et on le transportait mort dans sa chambre. |
3843 |
Ému de son propre conte comme un auteur dramatique, Julien avait réellement peur lorsqu'il entra dans la salle à manger. Il regardait tous ces domestiques en grande livrée. Il étudiait leur physionomie. Quels sont ceux qu'on a choisis pour l'expédition de cette nuit ? se disait-il. |
3844 |
Jamais il ne lui avait trouvé l'air si grand, elle était vraiment belle et imposante. Il en devint presque amoureux. Pallida morte futura, se dit-il (Sa pâleur annonce ses grands desseins). En vain, après dîner, il affecta de se promener longtemps dans le jardin, Mlle de La Mole n'y parut pas. |
3845 |
Pourvu qu'au moment d'agir, je me trouve le courage qu'il faut, se disait-il, qu'importe ce que je puis sentir en ce moment ? Il alla reconnaître la situation et le poids de l'échelle. C'est un instrument, se dit-il riant, dont il est dans mon destin de me servir ! ici comme à Verrières. |
3846 |
Alors, ajouta-t-il avec un soupir, je n'étais pas obligé de me méfier de la personne pour laquelle je m'exposais. Quelle différence aussi dans le danger ! J'eusse été tué dans les jardins de M. de Rênal qu'il n'y avait point de déshonneur pour moi. Facilement on eût rendu ma mort inexplicable. |
3847 |
Ici, quels récits abominables ne va-t-on pas faire dans les salons de l'hôtel de Chaulnes, de l'hôte de Caylus, de l'hôtel de Retz, etc., partout enfin. Je serai un monstre dans la postérité. Pendant deux ou trois ans, reprit-il en riant, et se moquant de soi. Mais cette idée l'anéantissait. |
3848 |
Il alla observer à pas de loup ce qui se passait dans toute la maison, surtout au quatrième étage habité par les domestiques. Il n'y avait rien d'extraordinaire. Une des femmes de chambre de Mme de La Mole donnait soirée, les domestiques prenaient du punch fort gaiement. |
3849 |
Le temps était d'une sérénité désespérante. Vers les onze heures la lune se leva, à minuit et demi elle éclairait en plein la façade de l'hôtel donnant sur le jardin. Elle est folle, se disait Julien ; comme une heure sonna, il y avait encore de la lumière aux fenêtres du comte Norbert. |
3850 |
De sa vie Julien n'avait eu autant de peur, il ne voyait que les dangers de l'entreprise, et n'avait aucun enthousiasme. Il alla prendre l'immense échelle, attendit cinq minutes pour laisser le temps à un contre-ordre, et à une heure cinq minutes posa l'échelle contre la fenêtre de Mathilde. |
3851 |
Ah ! que cet homme est digne de tout mon amour ! pensa-t-elle. Julien venait de laisser tomber la corde dans le jardin ; Mathilde lui serra le bras. Il crut être saisi par un ennemi, et se retourna vivement en tirant un poignard. Elle avait cru entendre ouvrir une fenêtre. |
3852 |
Le bruit ne se renouvelant pas, il n'y eut plus d'inquiétude. Alors l'embarras recommença, il était grand des deux parts. Julien s'assura que la porte était fermée avec tous ses verrous ; il pensait bien à regarder sous le lit, mais n'osait pas ; on avait pu y placer un ou deux laquais. |
3853 |
Il se voyait estimé par cette jeune fille si fière, et qui n'accordait jamais de louanges sans restriction ; avec ce raisonnement il parvint à un bonheur d'amour-propre. Ce n'était pas, il est vrai, cette volupté de l'âme qu'il avait trouvée quelquefois auprès de Mme de Rênal. |
3854 |
Il n'y avait rien de tendre dans ses sentiments de ce premier moment. C'était le plus vif bonheur d'ambition, et Julien était surtout ambitieux. Il parla de nouveau des gens par lui soupçonnés, et des précautions qu'il avait inventées. En parlant il songeait aux moyens de profiter de sa victoire. |
3855 |
Mathilde encore fort embarrassée, et qui avait l'air atterrée de sa démarche, parut enchantée de trouver un sujet de conversation. On parla des moyens de se revoir. Julien jouit délicieusement de l'esprit et de la bravoure dont il fit preuve de nouveau pendant cette discussion. |
3856 |
Sa raison avait horreur de l'insigne folie qu'elle venait de commettre. Si elle l'eût pu, elle eût anéanti elle et Julien. Quand par instants la force de sa volonté faisait taire les remords, des sentiments de timidité et de pudeur souffrante la rendaient fort malheureuse. |
3857 |
Elle avait décidé que s'il osait arriver chez elle avec le secours de l'échelle du jardinier, ainsi qu'il lui était prescrit, elle serait toute à lui. Mais jamais l'on ne dit d'un ton plus froid et plus poli des choses aussi tendres. Jusque-là ce rendez-vous était glacé. |
3858 |
Après de longues incertitudes, qui eussent pu paraître à un observateur superficiel l'effet de la haine la plus décidée, tant les sentiments qu'une femme se doit à elle-même avaient de peine à céder même à une volonté aussi ferme, Mathilde finit par être pour lui une maîtresse aimable. |
3859 |
L'amour passionné était encore plutôt un modèle qu'on imitait qu'une réalité. Mlle de La Mole croyait remplir un devoir envers elle-même et envers son amant. Le pauvre garçon, se disait-elle, a été d'une bravoure achevée, il doit être heureux, ou bien c'est moi qui manque de caractère. |
3860 |
Mathilde suivit sa mère à la messe, les femmes quittèrent bientôt l'appartement, et Julien s'échappa facilement avant qu'elles ne revinssent terminer leurs travaux. Il monta à cheval et chercha les endroits les plus solitaires d'une des forêts voisines de Paris. Il était bien plus étonné qu'heureux. |
3861 |
Cette conduite lui parut étrange ; mais, pensa-t-il, je ne connais pas leurs usages, elle me donnera quelque bonne raison pour tout ceci. Toutefois, agité par la plus extrême curiosité, il étudiait l'expression des traits de Mathilde ; il ne put pas se dissimuler qu'elle avait l'air sec et méchant. |
3862 |
Dans les positions ordinaires de la vie elle ne croit guère à la religion, pensait Julien, elle l'aime comme très utile aux intérêts de sa caste. Mais par simple délicatesse ne peut-elle pas se reprocher vivement la faute qu'elle a commise ? Julien croyait être son premier amant. |
3863 |
Pendant que Julien, rempli de ses préjugés puisés dans les livres et dans les souvenirs de Verrières, poursuivait la chimère d'une maîtresse tendre et qui ne songe plus à sa propre existence du moment qu'elle a fait le bonheur de son amant, la vanité de Mathilde était furieuse contre lui. |
3864 |
Cette seule idée suffisait pour porter Mlle de La Mole à l'outrager. Le courage était la première qualité de son caractère. Rien ne pouvait lui donner quelque agitation et la guérir d'un fond d'ennui sans cesse renaissant que l'idée qu'elle jouait à croix ou pile son existence entière. |
3865 |
Il salua avec respect et partit. Il accomplissait sans trop de peine ce qu'il croyait un devoir ; il était bien loin de se croire fort amoureux de Mlle de La Mole. Sans doute il ne l'aimait pas trois jours auparavant, quand on l'avait caché dans la grande armoire d'acajou. |
3866 |
Sa mémoire cruelle se mit à lui retracer les moindres circonstances de cette nuit qui dans la réalité l'avait laissé si froid. Dans la nuit même qui suivit la déclaration de brouille éternelle, Julien faillit devenir fou en étant obligé de s'avouer qu'il aimait Mlle de La Mole. |
3867 |
L'habitude du malheur lui donna une lueur de bon sens, il se décida à partir pour le Languedoc, fit sa malle et alla à la poste. Il se sentit défaillir quand, arrivé au bureau des malles-poste, on lui apprit que, par un hasard singulier, il y avait une place le lendemain dans la malle de Toulouse. |
3868 |
Après tout, je n'ai pas été si folle de l'aimer. Dans cet instant, s'il se fût présenté quelque moyen honnête de renouer, elle l'eût saisi avec plaisir. Julien, enfermé à double tour dans sa chambre, était en proie au plus violent désespoir. Dans ses idées folles, il pensait à se jeter à ses pieds. |
3869 |
Elle trouvait un plaisir extrême à se promener à ses côtés, c'était avec curiosité qu'elle regardait ces mains qui le matin avaient saisi l'épée pour la tuer. Après une telle action, après tout ce qui s'était passé, il ne pouvait plus être question de leur ancienne conversation. |
3870 |
Les jours précédents, dans la naïveté de son malheur, Julien lui faisait souvent un éloge sincère des brillantes qualités de ces messieurs ; il allait jusqu'à les exagérer. Cette nuance n'avait point échappé à Mlle de La Mole, elle en était étonnée, mais n'en devinait point la cause. |
3871 |
Julien n'avait pas l'idée d'une telle intensité de malheur ; il était sur le point de jeter des cris ; cette âme si ferme était enfin bouleversée de fond en comble. Toute pensée étrangère à Mlle de La Mole lui était devenue odieuse ; il était incapable d'écrire les lettres les plus simples. |
3872 |
Certainement on ne me reprochera pas une seconde faiblesse ; j'en mourrais de honte. Les rêveries de Mathilde n'étaient pas toutes aussi graves, il faut l'avouer, que les pensées que nous venons de transcrire. Elle regardait Julien, elle trouvait une grâce charmante à ses moindres actions. |
3873 |
Julien m'aimait encore après des conversations éternelles, dans lesquelles je ne lui avais parlé, et avec bien de la cruauté, j'en conviens, que des velléités d'amour que l'ennui de la vie que je mène m'avait inspirée pour ces jeunes gens de la société desquels il est si jaloux. |
3874 |
Combien auprès de lui ils me semblent étiolés et tous copies les uns des autres. En faisant ces réflexions, Mathilde traçait au hasard des traits de crayon sur une feuille de son album. Un des profils qu'elle venait d'achever l'étonna, la ravit : il ressemblait à Julien d'une manière frappante. |
3875 |
Elle s'enfuit dans sa chambre, s'y enferma, s'appliqua beaucoup, chercha sérieusement à faire le portrait de Julien, mais elle ne put réussir ; le profil tracé au hasard se trouva toujours le plus ressemblant ; Mathilde en fut enchantée, elle y vit une preuve évidente de grande passion. |
3876 |
Elle ne quitta son album que fort tard, quand la marquise la fit appeler pour aller à l'Opéra italien. Elle n'eut qu'une idée, chercher Julien des yeux pour le faire engager par sa mère à les accompagner. Il ne parut point ; ces dames n'eurent que des êtres vulgaires dans leur loge. |
3877 |
On lui parlait ; elle ne répondait pas ; sa mère la grondait, à peine pouvait-elle prendre sur elle de la regarder. Son extase arriva à un état d'exaltation et de passion comparable aux mouvements les plus violents que depuis quelques jours Julien avait éprouvés pour elle. |
3878 |
De retour à la maison, quoi que pût dire Mme de La Mole, Mathilde prétendit avoir la fièvre, et passa une partie de la nuit à répéter cette cantilène sur son piano. Elle chantait les paroles de l'air célèbre qui l'avait charmée : Devo punirmi, devo punirmi, Se troppo amai, etc. |
3879 |
Ce n'est point la prudence qui manque aux jeunes filles qui ont fait l'ornement des bals de cet hiver. Je ne pense pas non plus que l'on puisse les accuser de trop mépriser une brillante fortune, des chevaux, de belles terres et tout ce qui assure une position agréable dans le monde. |
3880 |
Et l'homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d'être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l'inspecteur des routes qui laisse l'eau croupir et le bourbier se former. |
3881 |
Mais quelque exalté qu'il fût, Julien avait de l'honneur. Son premier devoir était la discrétion ; il le comprit. Demander conseil, raconter son supplice au premier venu eût été un bonheur comparable à celui du malheureux qui, traversant un désert enflammé, reçoit du ciel une goutte d'eau glacée. |
3882 |
Il connut le péril, il craignit de répondre par un torrent de larmes à l'indiscret qui l'interrogerait ; il s'enferma chez lui. Il vit Mathilde se promener longtemps au jardin ; quand enfin elle l'eut quitté, il y descendit ; il s'approcha d'un rosier où elle avait pris une fleur. |
3883 |
La nuit était sombre, il put se livrer à tout son malheur sans craindre d'être vu. Il était évident pour lui que Mlle de La Mole aimait un de ces jeunes officiers avec qui elle venait de parler si gaiement. Elle l'avait aimé, lui, mais elle avait connu son peu de mérite. |
3884 |
Plusieurs fois l'idée du suicide s'offrit à lui ; cette image était pleine de charmes, c'était comme un repos délicieux ; c'était le verre d'eau glacée offert au misérable qui, dans le désert, meurt de soif et de chaleur. Ma mort augmentera le mépris qu'elle a pour moi ! s'écria-t-il. |
3885 |
Julien n'eut pas assez de génie pour se dire : il faut oser ; mais comme il regardait la fenêtre de la chambre de Mathilde, il vit à travers les persiennes qu'elle éteignait sa lumière : il se figurait cette chambre charmante qu'il avait vue, hélas ! une fois en sa vie. |
3886 |
Une heure sonna, entendre le son de la cloche et se dire : je vais monter avec l'échelle, ne fut qu'un instant. Ce fut l'éclair du génie, les bonnes raisons arrivèrent en foule. Puis-je être plus malheureux ! se disait-il. Il courut à l'échelle, le jardinier l'avait enchaînée. |
3887 |
Mais l'honneur parle, il suffit. Apprenez que, lors de notre première entrevue, tous les soupçons n'ont pas été dirigés contre les voleurs. M. de La Mole a fait établir une garde dans le jardin. M. de Croisenois est environné d'espions, on sait ce qu'il fait chaque nuit. |
3888 |
Julien, revenu à lui, se trouva tout en sang et presque nu : il s'était blessé en se laissant glisser sans précaution. L'excès du bonheur lui avait rendu toute l'énergie de son caractère : vingt hommes se fussent présentés, que les attaquer seul, en cet instant, n'eût été qu'un plaisir de plus. |
3889 |
Heureusement sa vertu militaire ne fut pas mise à l'épreuve : il coucha l'échelle à sa place ordinaire ; il replaça la chaîne qui la retenait ; il n'oublia point d'effacer l'empreinte que l'échelle avait laissée dans la plate-bande de fleurs exotiques sous la fenêtre de Mathilde. |
3890 |
Comme dans l'obscurité il promenait sa main sur la terre molle pour s'assurer que l'empreinte était entièrement effacée, il sentit tomber quelque chose sur ses mains, c'était tout un côté des cheveux de Mathilde, qu'elle avait coupé et qu'elle lui jetait. Elle était à sa fenêtre. |
3891 |
Il réussit à forcer la porte d'une cave ; parvenu dans la maison, il fut obligé d'enfoncer le plus silencieusement possible la porte de sa chambre. Dans son trouble il avait laissé, dans la petite chambre qu'il venait d'abandonner si rapidement, jusqu'à la clef qui était dans la poche de son habit. |
3892 |
Pourvu, pensa-t-il, qu'elle songe à cacher toute cette dépouille mortelle ! Enfin, la fatigue l'emporta sur le bonheur, et comme le soleil se levait, il tomba dans un profond sommeil. La cloche du déjeuner eut grand'peine à l'éveiller, il parut à la salle à manger. Bientôt après Mathilde y entra. |
3893 |
Si une aussi belle figure avait pu être gâtée par quelque chose, Mathilde y serait parvenue ; tout un côté de ses beaux cheveux, d'un blond cendré, était coupé à un demi-pouce de la tête. À déjeuner, toute la manière d'être de Mathilde répondit à cette première imprudence. |
3894 |
On eût dit qu'elle prenait à tâche de faire savoir à tout le monde la folle passion qu'elle avait pour Julien. Heureusement, ce jour-là, M. de La Mole et la marquise étaient fort occupés d'une promotion de cordons bleus, qui allait avoir lieu, et dans laquelle M. de Chaulnes n'était pas compris. |
3895 |
Cette journée passa comme un éclair. Julien était au comble du bonheur. Dès sept heures du matin, le lendemain, il était installé dans la bibliothèque ; il espérait que Mlle de La Mole daignerait y paraître ; il lui avait écrit une lettre infinie. Il ne la vit que bien des heures après, au déjeuner. |
3896 |
Elle était ce jour-là coiffée avec le plus grand soin ; un art merveilleux s'était chargé de cacher la place des cheveux coupés. Elle regarda une ou deux fois Julien, mais avec des yeux polis et calmes, il n'était plus question de l'appeler mon maître. L'étonnement de Julien l'empêchait de respirer. |
3897 |
Mathilde se reprochait presque tout ce qu'elle avait fait pour lui. En y pensant mûrement, elle avait décidé que c'était un être, si ce n'est tout à fait commun, du moins ne sortant pas assez de la ligne pour mériter toutes les étranges folies qu'elle avait osées pour lui. |
3898 |
On eût dit que Mlle de La Mole avait repris, avec le culte de l'amitié fraternelle, celui des convenances les plus exactes. Quoique le temps fût charmant ce soir-là, elle insista pour ne pas aller au jardin ; elle voulut que l'on ne s'éloignât pas de la bergère où Mme de La Mole était placée. |
3899 |
Ceux des amis de Mlle de La Mole qui étaient placés près de lui à l'extrémité du canapé affectaient en quelque sorte de lui tourner le dos, du moins il en eut l'idée. C'est une disgrâce de cour, pensa-t-il. Il voulut étudier un instant les gens qui prétendaient l'accabler de leur dédain. |
3900 |
Il ne comprenait nullement le caractère de la personne singulière que le hasard venait de rendre maîtresse absolue de tout son bonheur. Il s'en tint la journée suivante à tuer de fatigue lui et son cheval. Il n'essaya plus de s'approcher, le soir, du canapé bleu, auquel Mathilde était fidèle. |
3901 |
Il lui semblait que tant qu'il parlait, tout n'était pas fini. Mathilde n'écoutait pas ses paroles, leur son l'irritait, elle ne concevait pas qu'il eût l'audace de l'interrompre. Les remords de la vertu et ceux de l'orgueil la rendaient ce matin-là également malheureuse. |
3902 |
Elle était en quelque sorte anéantie par l'affreuse idée d'avoir donné des droits sur elle à un petit abbé, fils d'un paysan. C'est à peu près, se disait-elle dans les moments où elle s'exagérait son malheur, comme si j'avais à me reprocher une faiblesse pour un des laquais. |
3903 |
Dans les caractères hardis et fiers il n'y a qu'un pas de la colère contre soi-même à l'emportement contre les autres ; les transports de fureur sont dans ce cas un plaisir vif. En un instant, Mlle de La Mole arriva au point d'accabler Julien des marques de mépris les plus excessives. |
3904 |
Elle avait infiniment d'esprit, et cet esprit triomphait dans l'art de torturer les amours-propres et de leur infliger des blessures cruelles. Pour la première fois de sa vie, Julien se trouvait soumis à l'action d'un esprit supérieur animé contre lui de la haine la plus violente. |
3905 |
Pour elle, elle trouvait un plaisir d'orgueil délicieux à punir ainsi elle et lui de l'adoration qu'elle avait sentie quelques jours auparavant. Elle n'avait pas besoin d'inventer et de penser pour la première fois les choses cruelles qu'elle lui adressait avec tant de complaisance. |
3906 |
Lorsque Julien put sortir de la bibliothèque, il était tellement étonné, qu'il en sentait moins son malheur. Eh bien ! elle ne m'aime plus, se répétait-il en se parlant tout haut comme pour s'apprendre sa position. Il paraît qu'elle m'a aimé huit ou dix jours, et moi je l'aimerai toute la vie. |
3907 |
Triompher si complètement d'un penchant si puissant la rendrait parfaitement heureuse. Ainsi ce petit monsieur comprendra, et une fois pour toutes, qu'il n'a et n'aura jamais aucun empire sur moi. Elle était si heureuse, que réellement elle n'avait plus d'amour en ce moment. |
3908 |
Mme de La Mole se leva en jetant un cri de détresse et vint considérer de près les ruines de son vase chéri. C'était du vieux japon, disait-elle, il me venait de ma grand'tante abbesse de Chelles ; c'était un présent des Hollandais au duc d'Orléans régent qui l'avait donné à sa fille. |
3909 |
Est-il possible d'être plus jolie ? Tout ce que la civilisation la plus élégante peut présenter de vifs plaisirs n'était-il pas réuni comme à l'envi chez Mlle de La Mole ? Ces souvenirs de bonheur passé s'emparaient de Julien, et détruisaient rapidement tout l'ouvrage de la raison. |
3910 |
Vous arriverez auprès d'un grand personnage. Là, il vous faudra plus d'adresse. Il s'agit de tromper tout ce qui l'entoure ; car parmi ses secrétaires, parmi ses domestiques, il y a des gens vendus à nos ennemis, et qui guettent nos agents au passage pour les intercepter. |
3911 |
Alors sa mission est finie et je vois un grand retard ; car, mon cher, comment saurons-nous votre mort ? Votre zèle ne peut pas aller jusqu'à nous en faire part. Courez sur-le-champ acheter un habillement complet, reprit le marquis d'un air sérieux. Mettez-vous à la mode d'il y a deux ans. |
3912 |
Cela vous surprend, votre méfiance devine ? Oui, mon ami, un des vénérables personnages que vous allez entendre opiner est fort capable d'envoyer des renseignements, au moyen desquels on pourra bien vous donner au moins de l'opium, le soir, dans quelque bonne auberge où vous aurez demandé à souper. |
3913 |
Une heure après, Julien était dans l'antichambre du marquis avec une tournure subalterne, des habits antiques, une cravate d'un blanc douteux, et quelque chose de cuistre dans toute l'apparence. En le voyant le marquis éclata de rire, et alors seulement la justification de Julien fut complète. |
3914 |
Julien récita sans se tromper d'un seul mot. Bon, dit le marquis, fort diplomate ce soir-là ; pendant ce temps ce jeune homme ne remarque pas les rues par lesquelles nous passons. Ils arrivèrent dans un grand salon d'assez triste apparence, en partie boisé et en partie tendu de velours vert. |
3915 |
Le maître de la maison était un homme énorme, dont le nom ne fut point prononcé ; Julien lui trouva la physionomie et l'éloquence d'un homme qui digère. Sur un signe du marquis, Julien était resté au bas bout de la table. Pour se donner une contenance, il se mit à tailler des plumes. |
3916 |
Ceci est singulier, pensa Julien, on n'annonce point dans ce salon. Est-ce que cette précaution serait prise en mon honneur ? Tout le monde se leva pour recevoir le nouveau venu. Il portait la même décoration extrêmement distinguée que trois autres des personnes qui étaient déjà dans le salon. |
3917 |
Cet homme appartenait évidemment à l'Église, il n'annonçait pas plus de cinquante à cinquante-cinq ans, on ne pouvait pas avoir l'air plus paterne. Le jeune évêque d'Agde parut, il eut l'air fort étonné quand, faisant la revue des présents, ses yeux arrivèrent à Julien. |
3918 |
Quoi donc ! se disait celui-ci, connaître un homme me tournera-t-il toujours à malheur ? Tous ces grands seigneurs que je n'ai jamais vus ne m'intimident nullement, et le regard de ce jeune évêque me glace ! Il faut convenir que je suis un être bien singulier et bien malheureux. |
3919 |
Ce duc était un homme de cinquante ans, mis comme un dandy, et marchant par ressorts. Il avait la tête étroite, avec un grand nez, et un visage busqué et tout en avant ; il eût été difficile d'avoir l'air plus noble et plus insignifiant. Son arrivée détermina l'ouverture de la séance. |
3920 |
Il prit le journal avec empressement et regardant Julien d'un air plaisant, à force de chercher à être important : Parlez, Monsieur, lui dit-il. Le silence était profond, tous les yeux fixés sur Julien ; il récita si bien, qu'au bout de vingt lignes : Il suffit, dit le duc. |
3921 |
Le petit homme au regard de sanglier s'assit. Il était le président, car à peine en place, il montra à Julien une table de jeu, et lui fit signe de l'apporter auprès de lui. Julien s'y établit avec ce qu'il faut pour écrire. Il compta douze personnes assises autour du tapis vert. |
3922 |
Quand il y aurait du danger, je dois cela et plus encore au marquis. Heureux s'il m'était donné de réparer tout le chagrin que mes folies peuvent lui causer un jour ! Tout en pensant à ses folies et à son malheur, il regardait les lieux de façon à ne jamais les oublier. |
3923 |
Il se souvint alors seulement qu'il n'avait point entendu le marquis dire au laquais le nom de la rue, et le marquis avait fait prendre un fiacre, ce qui ne lui arrivait jamais. Longtemps Julien fut laissé à ses réflexions. Il était dans un salon tendu en velours rouge avec de larges galons d'or. |
3924 |
Monsieur, dit-il en montrant Julien, est un jeune lévite, dévoué à notre sainte cause, et qui redira facilement, à l'aide de sa mémoire étonnante, jusqu'à nos moindres discours. La parole est à monsieur, dit-il en indiquant le personnage à l'air paterne, et qui portait trois ou quatre gilets. |
3925 |
Ce personnage, que l'on faisait parler le premier devant le duc (mais quel duc ? se disait Julien), apparemment pour exposer les opinions et faire les fonctions d'avocat général, parut à Julien tomber dans l'incertitude et l'absence de conclusions décidées que l'on reproche souvent à ces magistrats. |
3926 |
Si cette assemblée me permet d'aborder avec quelque franchise une idée triste, l'Angleterre ne comprit pas assez qu'avec un homme tel que Bonaparte, quand surtout on n'avait à lui opposer qu'une collection de bonnes intentions, il n'y avait de décisif que les moyens personnels. |
3927 |
Pour cette fois, ni le président ni le duc n'osèrent se fâcher, quoique Julien crût lire dans leurs yeux qu'ils en avaient bonne envie. Ils baissèrent les yeux, et le duc se contenta de soupirer de façon à être entendu de tous. Mais le rapporteur avait pris de l'humeur. |
3928 |
Le rapporteur venait d'aborder des probabilités qui faisaient le sujet de ses méditations habituelles. Ils ont peur que je ne me moque d'eux, pensa-t-il. Quand on le rappela, M. de La Mole disait, avec un sérieux qui, pour Julien qui le connaissait, semblait bien plaisant : . |
3929 |
Je ne le crois pas. Ici il y eut interruption, mais étouffée par les chut de tout le monde. Elle partait encore de l'ancien général impérial, qui désirait le cordon bleu, et voulait marquer parmi les rédacteurs de la note secrète. Je ne le crois pas, reprit M. de La Mole après le tumulte. |
3930 |
Il faut enfin qu'il y ait en France deux partis, reprit M. de La Mole, mais deux partis, non pas seulement de nom, deux partis bien nets, bien tranchés. Sachons qui il faut écraser. D'un côté les journalistes, les électeurs, l'opinion, en un mot ; la jeunesse et tout ce qui l'admire. |
3931 |
Jamais le soldat étranger ne pénétrera jusqu'à Dijon seulement, s'il n'est sûr de trouver cinq cents soldats amis dans chaque département. Les rois étrangers ne vous écouteront que quand vous leur annoncerez vingt mille gentilshommes prêts à saisir les armes pour leur ouvrir les portes de la France. |
3932 |
Formez vos bataillons, vous dirais-je avec la chanson des jacobins ; alors il se trouvera quelque noble Gustave-Adolphe, qui, touché du péril imminent du principe monarchique, s'élancera à trois cents lieues de son pays, et fera pour vous ce que Gustave fit pour les princes protestants. |
3933 |
Voulez-vous continuer à parler sans agir ? Dans cinquante ans il n'y aura plus en Europe que des présidents de républiques, et pas un roi. Et avec ces trois lettres R, O, I, s'en vont les prêtres et les gentilshommes. Je ne vois plus que des candidats faisant la cour à des majorités crottées. |
3934 |
Qui a envoyé quatre-vingt mille fusils en Vendée ?... etc., etc. Tant que le clergé n'a pas ses bois, il ne tient rien. À la première guerre, le ministre des finances écrit à ses agents qu'il n'y a plus d'argent que pour les curés. Au fond, la France ne croit pas, et elle aime la guerre. |
3935 |
Qui que ce soit qui la lui donne, il sera doublement populaire, car faire la guerre, c'est affamer les jésuites, pour parler comme le vulgaire ; faire la guerre, c'est délivrer ces monstres d'orgueil, les Français, de la menace de l'intervention étrangère. Le cardinal était écouté avec faveur. |
3936 |
On va me renvoyer encore, pensa Julien ; mais le sage président lui-même avait oublié la présence et l'existence de Julien. Tous les yeux cherchaient un homme que Julien reconnut. C'était M. de Nerval, le premier ministre, qu'il avait aperçu au bal de M. le duc de Retz. |
3937 |
Il se trompait, toujours comme à l'ordinaire, en supposant trop d'esprit aux gens. Animé par les débats d'une soirée aussi vive, et surtout par la sincérité de la discussion, dans ce moment M. de Nerval croyait à sa mission. Avec un grand courage, cet homme n'avait pas de sens. |
3938 |
Il était ému. La discussion reprit bientôt avec une énergie croissante, et surtout une incroyable naïveté. Ces gens-ci me feront empoisonner, pensait Julien dans de certains moments. Comme dit-on de telles choses devant un plébéien ? Deux heures sonnaient que l'on parlait encore. |
3939 |
Le maître de la maison dormait depuis longtemps ; M. de La Mole fut obligé de sonner pour faire renouveler les bougies. M. de Nerval, le ministre, était sorti à une heure trois quarts, non sans avoir souvent étudié la figure de Julien dans une glace que le ministre avait à ses côtés. |
3940 |
Pendant qu'on renouvelait les bougies, – Dieu sait ce que cet homme va dire au roi ! dit tout bas à son voisin l'homme aux gilets. Il peut nous donner bien des ridicules et gâter notre avenir. Il faut convenir qu'il y a chez lui suffisance bien rare, et même effronterie, à se présenter ici. |
3941 |
Il y paraissait avant d'arriver au ministère ; mais le portefeuille change tout, noie tous les intérêts d'un homme, il eût dû le sentir. À peine le ministre sorti, le général de Bonaparte avait fermé les yeux. En ce moment il parla de sa santé, de ses blessures, consulta sa montre et s'en alla. |
3942 |
Songeons à la teneur de la note qui dans quarante-huit heures sera sous les yeux de nos amis du dehors. On a parlé des ministres. Nous pouvons le dire maintenant que M. de Nerval nous a quittés, que nous importent les ministres ? nous les ferons vouloir. Le cardinal approuva par un sourire fin. |
3943 |
Dès que cet homme eut fait des ducs et des chambellans, dès qu'il eut rétabli le trône, la mission que Dieu lui avait confiée était finie ; il n'était plus bon qu'à immoler. Les saintes Écritures nous enseignent en plus d'un endroit la manière d'en finir avec les tyrans. |
3944 |
Toute la France copie Paris. À quoi bon armer vos cinq cents hommes par département ? Entreprise hasardeuse et qui n'en finira pas. À quoi bon mêler la France à la chose qui est personnelle à Paris ? Paris seul avec ses journaux et ses salons a fait le mal, que la nouvelle Babylone périsse. |
3945 |
Le lendemain, le marquis conduisit Julien à un château isolé assez éloigné de Paris. Là se trouvèrent des hôtes singuliers, que Julien jugea être prêtres. On lui remit un passeport qui portait un nom supposé, mais indiquait enfin le véritable but du voyage qu'il avait toujours feint d'ignorer. |
3946 |
Le voyage fut rapide et fort triste. À peine Julien avait-il été hors de la vue du marquis qu'il avait oublié et la note secrète et la mission pour ne songer qu'aux mépris de Mathilde. Dans un village à quelques lieues au-delà de Metz, le maître de poste vint lui dire qu'il n'y avait pas de chevaux. |
3947 |
Attendons le jour, dit enfin le chanteur, on se méfie de nous. C'est peut-être à vous ou à moi qu'on en veut. Demain matin nous commandons un bon déjeuner ; pendant qu'on le prépare nous allons promener, nous nous échappons, nous louons des chevaux et gagnons la poste prochaine. |
3948 |
La lumière était dirigée vers le coffre de la calèche, que Julien avait fait monter dans sa chambre. À côté du maître de poste était un homme qui fouillait tranquillement dans le coffre ouvert. Julien ne distinguait que les manches de son habit, qui étaient noires et fort serrées. |
3949 |
Beaucoup de linge, d'essences, de pommades, de futilités ; c'est un jeune homme du siècle, occupé de ses plaisirs. L'émissaire sera plutôt l'autre, qui affecte de parler avec un accent italien. Ces gens se rapprochèrent de Julien pour fouiller dans les poches de son habit de voyage. |
3950 |
Il voulait un prétexte pour aller au secours de Geronimo. Il le trouva à demi asphyxié par le laudanum contenu dans le vin. Julien, craignant quelque plaisanterie de ce genre, avait soupé avec du chocolat apporté de Paris. Il ne put venir à bout de réveiller assez Geronimo pour le décider à partir. |
3951 |
Julien partit seul et arriva sans autre incident auprès du grand personnage. Il perdit toute une matinée à solliciter en vain une audience. Par bonheur, vers les quatre heures, le duc voulut prendre l'air. Julien le vit sortir à pied, il n'hésita pas à l'approcher et à lui demander l'aumône. |
3952 |
À un quart de lieue de là, le duc entra brusquement dans un petit Café-hauss. Ce fut dans une chambre de cette auberge du dernier ordre que Julien eut l'honneur de réciter au duc ses quatre pages. Quand il eut fini : Recommencez et allez plus lentement, lui dit-on. Le prince prit des notes. |
3953 |
Abandonnez ici vos effets et votre calèche. Allez à Strasbourg comme vous pourrez, et le vingt-deux du mois (on était au dix) trouvez-vous à midi et demi dans ce même Café-hauss. N'en sortez que dans une demi-heure. Silence ! Telles furent les seules paroles que Julien entendit. |
3954 |
Elles suffirent pour le pénétrer de la plus haute admiration. C'est ainsi, pensa-t-il, qu'on traite les affaires ; que dirait ce grand homme d'État, s'il entendait les bavards passionnés d'il y a trois jours ? Julien en mit deux à gagner Strasbourg, il lui semblait qu'il n'avait rien à y faire. |
3955 |
Si ce diable d'abbé Castanède m'a reconnu, il n'est pas homme à perdre facilement ma trace... Et quel plaisir pour lui de se moquer de moi, et de faire échouer ma mission ! L'abbé Castanède, chef de la police de la congrégation sur toute la frontière du nord, ne l'avait heureusement pas reconnu. |
3956 |
Penser à ce qui n'avait pas quelque rapport à Mlle de La Mole était hors de sa puissance. L'ambition, les simples succès de vanité le distrayaient autrefois des sentiments que Mme de Rênal lui avait inspirés. Mathilde avait tout absorbé ; il la trouvait partout dans l'avenir. |
3957 |
Cet être que l'on a vu à Verrières si rempli de présomption, si orgueilleux, était tombé dans un excès de modestie ridicule. Trois jours auparavant il eût tué avec plaisir l'abbé Castanède, et si, à Strasbourg, un enfant se fût pris de querelle avec lui, il eût donné raison à l'enfant. |
3958 |
En repensant aux adversaires, aux ennemis qu'il avait rencontrés dans sa vie, il trouvait toujours que lui, Julien, avait eu tort. C'est qu'il avait maintenant pour implacable ennemie cette imagination puissante, autrefois sans cesse employée à lui peindre dans l'avenir des succès si brillants. |
3959 |
Il se promenait à cheval tristement dans les environs de Kehl ; c'est un bourg sur le bord du Rhin, immortalisé par Desaix et Gouvion Saint-Cyr. Un paysan allemand lui montrait les petits ruisseaux, les chemins, les îlots du Rhin auxquels le courage de ces grands généraux a fait un nom. |
3960 |
Le paysan allemand le regardait étonné ; car il savait assez de français pour distinguer les énormes bévues dans lesquelles tombait le prince. Julien était à mille lieues des idées du paysan, il regardait avec étonnement ce beau jeune homme, il admirait sa grâce à monter à cheval. |
3961 |
Hélas ! si j'eusse été ainsi, peut-être qu'après m'avoir aimé trois jours, elle ne m'eût pas pris en aversion. Quand le prince eut fini son siège de Kehl : – Vous avez la mine d'un trappiste, dit-il à Julien, vous outrez le principe de la gravité que je vous ai donné à Londres. |
3962 |
L'air triste ne peut être de bon ton ; c'est l'air ennuyé qu'il faut. Si vous êtes triste, c'est donc quelque chose qui vous manque, quelque chose qui ne vous a pas réussi. C'est montrer soi inférieur. Êtes-vous ennuyé, au contraire, c'est ce qui a essayé vainement de vous plaire qui est inférieur. |
3963 |
Et il mit son cheval au galop. Julien le suivit, rempli d'une admiration stupide. Ah ! si j'eusse été ainsi, elle ne m'eût pas préféré Croisenois ! Plus sa raison était choquée des ridicules du prince, plus il se méprisait de ne pas les admirer, et s'estimait malheureux de ne pas les avoir. |
3964 |
Quel nom ! dit le prince en éclatant de rire ; mais pardon, il est sublime pour vous. Il s'agit de voir chaque jour Mme de Dubois ; n'allez pas surtout paraître à ses yeux froid et piqué ; rappelez-vous le grand principe de votre siècle : soyez le contraire de ce à quoi l'on s'attend. |
3965 |
Elle se regarde au lieu de vous regarder, donc elle ne vous connaît pas. Pendant les deux ou trois accès d'amour qu'elle s'est donnés en votre faveur, à grand effort d'imagination, elle voyait en vous le héros qu'elle avait rêvé, et non pas ce que vous êtes réellement.. |
3966 |
Elle m'ennuiera bien peut-être un peu, mais je regarderai ces yeux si beaux et qui ressemblent tellement à ceux qui m'ont le plus aimé au monde. Elle est étrangère ; c'est un caractère nouveau à observer. Je suis fou, je me noie, je dois suivre les conseils d'un ami et ne pas m'en croire moi-même. |
3967 |
Il est des jours où je comprends chacun des mots dont elle se sert, mais je ne comprends pas la phrase tout entière. Elle me donne souvent l'idée que je ne sais pas le français aussi bien qu'on le dit. Cette connaissance fera prononcer votre nom ; elle vous donnera du poids dans le monde. |
3968 |
Avez-vous ainsi quelque espoir de réussir ? voilà la question. C'est vous dire que, pour ma part, j'ai échoué. Maintenant que je ne suis plus piqué, je me fais ce raisonnement : souvent elle a de l'humeur, et, comme je vous le raconterai bientôt, elle n'est pas mal vindicative. |
3969 |
C'est au contraire à la façon d'être flegmatique et tranquille des Hollandais qu'elle doit sa rare beauté et ses couleurs si fraîches. Julien s'impatientait de la lenteur et du flegme inébranlable de l'Espagnol ; de temps en temps, malgré lui, quelques monosyllabes lui échappaient. |
3970 |
Et Julien dut essuyer la citation tout entière. L'Espagnol était bien aise de chanter en français. Cette divine chanson ne fut jamais écoutée avec plus d'impatience. Quand elle fut finie : – La maréchale, dit don Diego Bustos, a fait destituer l'auteur de cette chanson : Un jour l'amant au cabaret. |
3971 |
Julien frémit qu'il ne voulût la chanter. Il se contenta de l'analyser. Réellement elle était impie et peu décente. Quand la maréchale se prit de colère contre cette chanson, dit don Diego, je lui fis observer qu'une femme de son rang ne devait point lire toutes les sottises qu'on publie. |
3972 |
Savez-vous, Monsieur, ce que la maréchale me répondit ? – Pour l'intérêt du Seigneur tout Paris me verrait marcher au martyre ; ce serait un spectacle nouveau en France. Le peuple apprendrait à respecter la qualité. Ce serait le plus beau jour de ma vie. Jamais ses yeux ne furent plus beaux. |
3973 |
Cette scène égaya un peu notre héros ; il fut sur le point de sourire. Et voilà le dévot Altamira, se disait-il, qui m'aide dans une entreprise d'adultère ! Pendant toute la grave conversation de don Diego Bustos, Julien avait été attentif aux heures sonnées par l'horloge de l'hôtel d'Aligre. |
3974 |
Celle du dîner approchait, il allait donc revoir Mathilde ! Il rentra, et s'habilla avec beaucoup de soin. Première sottise, se dit-il en descendant l'escalier ; il faut suivre à la lettre l'ordonnance du prince. Il remonta chez lui, et prit un costume de voyage on ne peut pas plus simple. |
3975 |
Il n'était que cinq heures et demie, et l'on dînait à six. Il eut l'idée de descendre au salon, qu'il trouva solitaire. À la vue du canapé bleu, il fut ému jusqu'aux larmes ; bientôt ses joues devinrent brûlantes. Il faut user cette sensibilité sotte, se dit-il avec colère ; elle me trahirait. |
3976 |
Elle était hermétiquement fermée ; il fut sur le point de tomber, et resta longtemps appuyé contre le chêne ; ensuite, d'un pas chancelant, il alla revoir l'échelle du jardinier. Le chaînon, jadis forcé par lui en des circonstances, hélas ! si différentes, n'avait point été raccommodé. |
3977 |
Elle rougit beaucoup en voyant Julien ; on ne lui avait pas dit son arrivée. D'après la recommandation du prince Korasoff, Julien regarda ses mains ; elles tremblaient. Troublé lui-même au-delà de toute expression par cette découverte, il fut assez heureux pour ne paraître que fatigué. |
3978 |
Julien la regarda constamment. Il faut, se dit-il en rentrant à l'hôtel, que je tienne un journal de siège ; autrement j'oublierais mes attaques. Il se força à écrire deux ou trois pages sur ce sujet ennuyeux, et parvint ainsi, chose admirable ! à ne presque pas penser à Mlle de La Mole. |
3979 |
Mathilde l'avait presque oublié pendant son voyage. Ce n'est après tout qu'un être commun, pensait-elle, son nom me rappellera toujours la plus grande faute de ma vie. Il faut revenir de bonne foi aux idées vulgaires de sagesse et d'honneur ; une femme a tout à perdre en les oubliant. |
3980 |
Elle se montra disposée à permettre enfin la conclusion de l'arrangement avec le marquis de Croisenois, préparé depuis si longtemps. Il était fou de joie ; on l'eût bien étonné en lui disant qu'il y avait de la résignation au fond de cette manière de sentir de Mathilde, qui le rendait si fier. |
3981 |
Il calculait qu'après cinq ou six ans de soins il parviendrait à s'en faire aimer de nouveau. Cette tête si froide était, comme on voit, descendue à l'état de déraison complet. De toutes les qualités qui l'avaient distingué autrefois, il ne lui restait qu'un peu de fermeté. |
3982 |
Il s'y trouvait d'avance, mais avait grand soin de tourner sa chaise de façon à ne pas apercevoir Mathilde. Étonnée de cette constance à se cacher d'elle, un jour elle quitta le canapé bleu et vint travailler auprès d'une petite table voisine du fauteuil de la maréchale. |
3983 |
Je suis en retard ! s'écria Julien, car il y a bien longtemps que je vois Mme de Fervaques. Il se mit aussitôt à transcrire cette première lettre d'amour ; c'était une homélie remplie de phrases sur la vertu et ennuyeuse à périr ; Julien eut le bonheur de s'endormir à la seconde page. |
3984 |
Au bas de l'original, il aperçut une note au crayon. On porte ces lettres soi-même : à cheval, cravate noire, redingote bleue. On remet la lettre au portier d'un air contrit ; profonde mélancolie dans le regard. Si l'on aperçoit quelque femme de chambre, essuyer ses yeux furtivement. |
3985 |
Adresser la parole à la femme de chambre. Tout cela fut exécuté fidèlement. Ce que je fais est bien hardi, pensa Julien en sortant de l'hôtel de Fervaques, mais tant pis pour Korasoff. Oser écrire à une vertu si célèbre ! Je vais en être traité avec le dernier mépris, et rien ne m'amusera davantage. |
3986 |
Si je m'en croyais, je commettrais quelque crime pour me distraire. Depuis un moi, le plus beau moment de la vie de Julien était celui où il remettait son cheval à l'écurie. Korasoff lui avait expressément défendu de regarder, sous quelque prétexte que ce fût, la maîtresse qui l'avait quitté. |
3987 |
Mais le pas de ce cheval qu'elle connaissait si bien, la manière avec laquelle Julien frappait de sa cravache à la porte de l'écurie pour appeler un homme, attiraient quelquefois Mathilde derrière le rideau de sa fenêtre. La mousseline était si légère que Julien voyait à travers. |
3988 |
Par conséquent, se disait-il, elle ne peut voir les miens, et ce n'est point là la regarder. Le soir, Mme de Fervaques fut pour lui exactement comme si elle n'eût pas reçu la dissertation philosophique, mystique et religieuse que, le matin, il avait remise à son portier avec tant de mélancolie. |
3989 |
Elle l'était davantage. Ce qu'il copiait lui semblait si absurde, qu'il en vint à transcrire ligne par ligne, sans songer au sens. C'est encore plus emphatique, se disait-il, que les pièces officielles du traité de Munster, que mon professeur de diplomatie me faisait copier à Londres. |
3990 |
Il se souvint seulement alors des lettres de Mme de Fervaques dont il avait oublié de rendre les originaux au grave Espagnol don Diego Bustos. Il les chercha ; elles étaient réellement presque aussi amphigouriques que celles du jeune seigneur russe. Le vague était complet. |
3991 |
Il sentait bien que ce qu'il disait était absurde aux yeux de Mathilde, mais il voulait la frapper par l'élégance de la diction. Plus ce que je dis est faux, plus je dois lui plaire, pensait Julien ; et alors, avec une hardiesse abominable, il exagérait certains aspects de la nature. |
3992 |
Les quarante premières lettres n'étaient destinées qu'à se faire pardonner la hardiesse d'écrire. Il fallait faire contracter à cette douce personne, qui peut-être s'ennuyait infiniment, l'habitude de recevoir des lettres peut-être un peu moins insipides que sa vie de tous les jours. |
3993 |
Un matin, on remit une lettre à Julien ; il reconnut les armes de Mme de Fervaques, et brisa le cachet avec un empressement qui lui eût semblé bien impossible quelques jours auparavant : ce n'était qu'une invitation à dîner. Il courut aux instructions du prince Korasoff. |
3994 |
Le dîner fut médiocre et la conversation impatientante. C'est la table d'un mauvais livre, pensait Julien. Tous les plus grands sujets des pensées des hommes y sont fièrement abordés. Écoute-t-on trois minutes, on se demande ce qui l'emporte de l'emphase du parleur ou de son abominable ignorance. |
3995 |
Ce mot rendit toute son activité à l'âme de Julien. On a voulu me perdre auprès de la maréchale ; on lui a dit mon enthousiasme pour Napoléon. Ce fait l'a assez piquée pour qu'elle cède à la tentation de me le faire sentir. Cette découverte l'amusa toute la soirée et le rendit amusant. |
3996 |
Enfin, en cherchant ses mots, il parvint à cette idée : Exalté par la discussion des plus sublimes, des plus grands intérêts de l'âme humaine, la mienne, en vous écrivant, a pu avoir une distraction. Je produis une impression, se dit-il, dont je puis m'épargner l'ennui du reste de la soirée. |
3997 |
Il sortit en courant de l'hôtel de Fervaques. Le soir, en revoyant l'original de la lettre par lui copiée la veille, il arriva bien vite à l'endroit fatal où le jeune Russe parlait de Londres et de Richmond. Julien fut bien étonné de trouver cette lettre presque tendre. |
3998 |
Elle appelait ce défaut, garder l'empreinte de la légèreté du siècle... Mais de tels salons ne sont bons à voir que quand on sollicite. Tout l'ennui de cette vie sans intérêt que menait Julien est sans doute partagé par le lecteur. Ce sont là les landes de notre voyage. |
3999 |
Ce qui l'étonnait surtout, c'était sa fausseté parfaite ; il ne disait pas un mot à la maréchale qui ne fût un mensonge, ou du moins un déguisement abominable de sa façon de penser, que Mathilde connaissait si parfaitement sur presque tous les sujets. Ce machiavélisme la frappait. |
4000 |
Mais le lendemain, le bras de Mathilde, entrevu entre la manche de sa robe et son gant, suffisait pour plonger notre jeune philosophe dans des souvenirs cruels, et qui cependant l'attachaient à la vie. Eh bien ! se disait-il alors, je suivrai jusqu'au bout cette politique russe. |
4001 |
Comment cela finira-t-il ? À l'égard de la maréchale, certes, après avoir transcrit ces cinquante-trois lettres, je n'en écrirai pas d'autres. À l'égard de Mathilde, ces six semaines de comédie si pénible, ou ne changeront rien à sa colère, ou m'obtiendront un instant de réconciliation. |
4002 |
Son crédit naissant résista à des lettres anonymes fort bien faites. En vain le petit Tanbeau fournit à MM. de Luz, de Croisenois, de Caylus, deux ou trois calomnies fort adroites, et que ces Messieurs prirent plaisir à répandre sans trop se rendre compte de la vérité des accusations. |
4003 |
La maréchale, dont l'esprit n'était pas fait pour résister à ces moyens vulgaires, racontait ses doutes à Mathilde, et toujours était consolée. Un jour, après avoir demandé trois fois s'il y avait des lettres, Mme de Fervaques se décida subitement à répondre à Julien. Ce fut une victoire de l'ennui. |
4004 |
À la seconde lettre, la maréchale fut presque arrêtée par l'inconvenance d'écrire de sa main une adresse aussi vulgaire, À M. Sorel, chez M. le marquis de La Mole. Il faut, dit-elle le soir à Julien d'un air fort sec, que vous m'apportiez des enveloppes sur lesquelles il y aura votre adresse. |
4005 |
À ces mots, son orgueil, étonné de l'effroyable inconvenance de sa démarche, la suffoqua ; elle fondit en larmes, et bientôt parut à Julien hors d'état de respirer. Surpris, confondu, Julien ne distinguait pas bien tout ce que cette scène avait d'admirable et d'heureux pour lui. |
4006 |
Il aida Mathilde à s'asseoir ; elle s'abandonnait presque dans ses bras. Le premier instant où il s'aperçut de ce mouvement, fut de joie extrême. Le second fut une pensée pour Korasoff : je puis tout perdre par un seul mot. Ses bras se raidirent, tant l'effort imposé par la politique était pénible. |
4007 |
Elle ne put se résoudre à le regarder ; elle tremblait de rencontrer l'expression du mépris. Assise sur le divan de la bibliothèque, immobile et la tête tournée du côté opposé à Julien, elle était en proie aux plus vives douleurs que l'orgueil et l'amour puissent faire éprouver à une âme humaine. |
4008 |
Au milieu de tous ces grands mouvements, Julien était plus étonné qu'heureux. Les injures de Mathilde lui montraient combien la politique russe était sage. Peu parler, peu agir, voilà mon unique moyen de salut. Il releva Mathilde, et sans mot dire la replaça sur le divan. |
4009 |
Pour se donner une contenance, elle prit dans ses mains les lettres de Mme de Fervaques ; elle les décachetait lentement. Elle eut un mouvement nerveux bien marqué quand elle reconnut l'écriture de la maréchale. Elle tournait sans les lire les feuilles de ces lettres ; la plupart avaient six pages. |
4010 |
De quel droit, pensait-il, me demande-t-elle une indiscrétion indigne d'un honnête homme ? Mathilde essaya de lire les lettres ; ses yeux remplis de larmes lui en ôtaient la possibilité. Depuis un mois elle était malheureuse, mais cette âme hautaine était bien loin de s'avouer ses sentiments. |
4011 |
Un instant la jalousie et l'amour l'avaient emporté sur l'orgueil. Elle était placée sur le divan et fort près de lui. Il voyait ses cheveux et son cou d'albâtre ; un moment il oublia tout ce qu'il se devait ; il passa le bras autour de sa taille, et la serra presque contre sa poitrine. |
4012 |
Entendre sa voix était un bonheur à l'espérance duquel elle avait presque renoncé. En ce moment, elle ne se souvenait de sa hauteur que pour la maudire, elle eût voulu trouver des démarches insolites, incroyables, pour lui prouver jusqu'à quel point elle l'adorait et se détestait elle-même. |
4013 |
Il s'éloigna rapidement et quitta la bibliothèque ; elle l'entendit refermer successivement toutes les portes. Le monstre n'est point troublé, se dit-elle... Mais que dis-je, monstre ! il est sage, prudent, bon ; c'est moi qui ai plus de torts qu'on n'en pourrait imaginer. |
4014 |
Mathilde fut presque heureuse ce jour-là, car elle fut tout à l'amour ; on eût dit que jamais cette âme n'avait été agitée par l'orgueil, et quel orgueil ! Elle tressaillit d'horreur quand, le soir au salon, un laquais annonça Mme de Fervaques ; la voix de cet homme lui parut sinistre. |
4015 |
Comment ai-je pu lui résister, se disait-il ; si elle allait ne plus m'aimer ! un moment peut changer cette âme altière, et il faut convenir que je l'ai traitée d'une façon affreuse. Le soir, il sentit bien qu'il fallait absolument paraître aux Bouffes dans la loge de Mme de Fervaques. |
4016 |
Elle l'avait expressément invité : Mathilde ne manquerait pas de savoir sa présence ou son absence impolie. Malgré l'évidence de ce raisonnement, il n'eut pas la force, au commencement de la soirée, de se plonger dans la société. En parlant, il allait perdre la moitié de son bonheur. |
4017 |
Par bonheur, il trouva la loge de la maréchale remplie de femmes, et fut relégué près de la porte, et tout à fait caché par les chapeaux. Cette position lui sauva un ridicule ; les accents divins du désespoir de Caroline dans le Matrimonio segreto le firent fondre en larmes. |
4018 |
Presque étouffée par ses larmes, elle ne lui dit que ce seul mot : des garanties ! Au moins, que je ne lui parle pas, se disait Julien fort ému lui-même et se cachant tant bien que mal les yeux avec la main, sous prétexte du lustre qui éblouit le troisième rang de loges. |
4019 |
Ivre d'amour et de volupté, il prit sur lui de ne pas lui parler. C'est, selon moi, l'un des plus beaux traits de son caractère ; un être capable d'un tel effort sur lui-même peut aller loin, si fata sinant. Mlle de La Mole insista pour ramener Julien à l'hôtel. Heureusement il pleuvait beaucoup. |
4020 |
O grand homme ! que ne te dois-je pas ? s'écria-t-il dans sa folie. Peu à peu quelque sang-froid lui revint. Il se compara à un général qui vient de gagner à demi une grande bataille. L'avantage est certain, immense, se dit-il ; mais que se passera-t-il demain ? un instant peut tout perdre. |
4021 |
L'ennemi ne m'obéira qu'autant que je lui ferai peur, alors il n'osera me mépriser. Il se promenait dans sa petite chambre, ivre de joie. À la vérité, ce bonheur était plus d'orgueil que d'amour. Lui faire peur ! se répétait-il fièrement, et il avait raison d'être fier. |
4022 |
Si elle voit combien je l'adore, je la perds. Et, avant de quitter ses bras, il avait repris toute la dignité qui convient à un homme. Ce jour-là et les suivants, il sut cacher l'excès de sa félicité ; il y eut des moments où il se refusait jusqu'au plaisir de la serrer dans ses bras. |
4023 |
Dans d'autres instants, le délire du bonheur l'emportait sur tous les conseils de la prudence. C'était auprès d'un berceau de chèvrefeuilles disposé pour cacher l'échelle, dans le jardin, qu'il avait coutume d'aller se placer pour regarder de loin la persienne de Mathilde et pleurer son inconstance. |
4024 |
Sa faiblesse fut complète. Il lui peignit avec ces couleurs vraies qu'on n'invente point l'excès de son désespoir d'alors. De courtes interjections témoignaient de son bonheur actuel qui avait fait cesser cette peine atroce... Que fais-je, grand Dieu ! se dit Julien revenant à lui tout à coup. |
4025 |
Il s'acquittait avec exactitude du devoir de lui dire de temps à autre quelque mot dur. Quand la douceur de Mathilde, qu'il observait avec étonnement, et l'excès de son dévouement étaient sur le point de lui ôter tout empire sur lui-même, il avait le courage de la quitter brusquement. |
4026 |
Pour la première fois Mathilde aima. La vie, qui toujours pour elle s'était traînée à pas de tortue, volait maintenant. Comme il fallait cependant que l'orgueil se fît jour de quelque façon, elle voulait s'exposer avec témérité à tous les dangers que son amour pouvait lui faire courir. |
4027 |
C'était Julien qui avait de la prudence ; et c'était seulement quand il était question de danger qu'elle ne cédait pas à sa volonté ; mais soumise et presque humble avec lui, elle n'en montrait que plus de hauteur envers tout ce qui dans la maison l'approchait, parents ou valets. |
4028 |
Si votre amitié, que je sais être extrême pour moi, veut m'accorder une petite pension, j'irai m'établir où vous voudrez, en Suisse par exemple, avec mon mari. Son nom est tellement obscur, que personne ne reconnaîtra votre fille dans Mme Sorel, belle-fille d'un charpentier de Verrières. |
4029 |
Je redoute pour Julien votre colère si juste en apparence. Je ne serai pas duchesse, mon père ; mais je le savais en l'aimant ; car c'est moi qui l'ai aimé la première, c'est moi qui l'ai séduit. Je tiens de vous une âme trop élevée pour arrêter mon attention à ce qui est ou me semble vulgaire. |
4030 |
Vous me l'avez dit vous-même à mon retour d'Hyères : ce jeune Sorel est le seul être qui m'amuse ; le pauvre garçon est aussi affligé que moi, s'il est possible, de la peine que vous fait cette lettre. Je ne puis empêcher que vous ne soyez irrité comme père ; mais aimez-moi toujours comme ami. |
4031 |
Après vingt-quatre heures, pourquoi seriez-vous irrité contre lui ? Ma faute est irréparable. Si vous l'exigez, c'est par moi que passeront les assurances de son profond respect et de son désespoir de vous déplaire. Vous ne le verrez point ; mais j'irai le rejoindre où il voudra. |
4032 |
C'est son droit, c'est mon devoir, il est le père de mon enfant. Si votre bonté veut bien nous accorder six mille francs pour vivre, je les recevrai avec reconnaissance : sinon Julien compte s'établir à Besançon où il commencera le métier de maître de latin et de littérature. |
4033 |
Avec lui je ne crains pas l'obscurité. S'il y a révolution, je suis sûre pour lui d'un premier rôle. Pourriez-vous en dire autant d'aucun de ceux qui ont demandé ma main ? Ils ont de belles terres ! Je ne puis trouver dans cette seule circonstance une raison pour admirer. |
4034 |
Cela est plus que s'il m'eût donné un million. Je lui dois cette croix et l'apparence de services diplomatiques qui me tirent du pair. S'il tenait la plume pour prescrire ma conduite, qu'est-ce qu'il écrirait ?... Julien fut brusquement interrompu par le vieux valet de chambre de M. de La Mole. |
4035 |
Mais, parbleu, j'aime la vie... Je me dois à mon fils. Cette idée, qui pour la première fois paraissait aussi nettement à son imagination, l'occupa tout entier après les premières minutes de promenade données au sentiment du danger. Cet intérêt si nouveau en fit un être prudent. |
4036 |
Le génie de Tartufe vint au secours de Julien : Eh bien, j'irai me confesser à lui. Telle fut la dernière résolution qu'il prit au jardin après s'être promené deux grandes heures. Il ne pensait plus qu'il pouvait être surpris par un coup de fusil, le sommeil le gagnait. |
4037 |
Le lendemain de très grand matin, Julien était à plusieurs lieues de Paris, frappant à la porte du sévère janséniste. Il trouva, à son grand étonnement, qu'il n'était point trop surpris de sa confidence. J'ai peut-être des reproches à me faire, se disait l'abbé plus soucieux qu'irrité. |
4038 |
Mais je le jure à ses mânes, d'abord je prendrai le deuil, et serai publiquement Mme veuve Sorel, j'enverrai mes billets de faire part, comptez là-dessus... Vous ne me trouverez pusillanime ni lâche. Son amour allait jusqu'à la folie. À son tour, M. de La Mole fut interdit. |
4039 |
Au déjeuner, Mathilde ne parut point. Le marquis fut délivré d'un poids immense, et surtout flatté, quand il s'aperçut qu'elle n'avait rien dit à sa mère. Julien descendait de cheval. Mathilde le fit appeler, et se jeta dans ses bras presque à la vue de sa femme de chambre. |
4040 |
Julien ne fut pas très reconnaissant de ce transport, il sortait fort diplomate et fort calculateur de sa longue conférence avec l'abbé Pirard. Son imagination était éteinte par le calcul des possibles. Mathilde, les larmes aux yeux, lui apprit qu'elle avait vu sa lettre de suicide. |
4041 |
Écris sous le couvert de ma femme de chambre, que l'adresse soit d'une main étrangère, moi je t'écrirai des volumes. Adieu ! fuis. Ce dernier mot blessa Julien, il obéit cependant. Il est fatal, pensait-il, que, même dans leurs meilleurs moments, ces gens-là trouvent le secret de me choquer. |
4042 |
Pourrait-on compter un instant, avec le caractère fougueux de Mlle de La Mole, sur le secret qu'elle ne se serait pas imposé à elle-même ? Si l'on n'admet pas la marche franche d'un mariage public, la société s'occupera beaucoup plus longtemps de cette mésalliance étrange. |
4043 |
Dans ce système, parler de ce mariage après trois jours devient un rebâchage d'homme qui n'a pas d'idées. Il faudrait profiter de quelque grande mesure antijacobine du gouvernement pour se glisser incognito à la suite. Deux ou trois amis de M. de La Mole pensaient comme l'abbé Pirard. |
4044 |
Céder à la nécessité, avoir peur de la loi lui semblait chose absurde et déshonorante pour un homme de son rang. Il payait cher maintenant ces rêveries enchanteresses qu'il se permettait depuis dix ans sur l'avenir de cette fille chérie. Qui l'eût pu prévoir ? se disait-il. |
4045 |
Une fille d'un caractère si altier, d'un génie si élevé, plus fière que moi du nom qu'elle porte ! dont la main m'était demandée d'avance par tout ce qu'il y a de plus illustre en France ! Il faut renoncer à toute prudence. Ce siècle est fait pour tout confondre ! Nous marchons vers le chaos. |
4046 |
Le marquis ne trouvait pas raisonnable de se fâcher, mais ne pouvait se résoudre à pardonner. Si ce Julien pouvait mourir par accident, se disait-il quelquefois... C'est ainsi que cette imagination attristée trouvait quelque soulagement à poursuivre les chimères les plus absurdes. |
4047 |
Elles paralysaient l'influence des sages raisonnements de l'abbé Pirard. Un mois se passa ainsi sans que la négociation fît un pas. Dans cette affaire de famille, comme dans celles de la politique, le marquis avait des aperçus brillants dont il s'enthousiasmait pendant trois jours. |
4048 |
Nous allons nous fixer au château d'Aiguillon, entre Agen et Marmande. On dit que c'est un pays aussi beau que l'Italie. Cette donation surprit extrêmement Julien. Il n'était plus l'homme sévère et froid que nous avons connu. La destinée de son fils absorbait d'avance toutes ses pensées. |
4049 |
L'absence presque continue, la multiplicité des affaires, le peu de temps que l'on avait pour parler d'amour vinrent compléter le bon effet de la sage politique autrefois inventée par Julien. Mathilde finit par s'impatienter de voir si peu l'homme qu'elle était parvenue à aimer réellement. |
4050 |
Toutes les petites habitudes, tous les amis vulgaires avaient perdu leur influence. Dans cette étrange circonstance, les grands traits du caractère, imprimés par les événements de la jeunesse, reprirent tout leur empire. Les malheurs de l'émigration en avaient fait un homme à imagination. |
4051 |
M. de La Mole supposait cette lettre écrite, il suivait son effet sur le caractère de sa fille... Le jour où il fut tiré de ces songes si jeunes par la lettre réelle de Mathilde, après avoir pensé longtemps à tuer Julien ou à le faire disparaître, il rêvait à lui bâtir une brillante fortune. |
4052 |
Il lui faisait prendre le nom d'une de ses terres ; et pourquoi ne lui ferait-il pas passer sa pairie ? M. le duc de Chaulnes, son beau-père, lui avait parlé plusieurs fois, depuis que son fils unique avait été tué en Espagne, du désir de transmettre son titre à Norbert. |
4053 |
Ma fille me le disait fort adroitement l'autre jour (dans une lettre supprimée) : « Julien ne s'est affilié à aucun salon, à aucune coterie. » Il ne s'est ménagé aucun appui contre moi, pas la plus petite ressource si je l'abandonne... Mais est-ce là ignorance de l'état actuel de la société ?. |
4054 |
Du reste, une chose surnage : il est impatient du mépris, je le tiens par là. Il n'a pas la religion de la haute naissance, il est vrai, il ne nous respecte pas d'instinct... C'est un tort ; mais enfin, l'âme d'un séminariste devrait n'être impatiente que du manque de jouissance et d'argent. |
4055 |
Lui serrer le bras au jardin, un soir, quelle horreur ! Comme si elle n'avait pas eu cent moyens moins indécents de lui faire connaître qu'elle le distinguait. Qui s'excuse, s'accuse ; je me défie de Mathilde... Ce jour-là, les raisonnements du marquis étaient plus concluants qu'à l'ordinaire. |
4056 |
Par lui Julien ne pouvait-il pas avoir pénétré quelque chose des intentions de son père ? Le marquis lui-même, dans un moment de caprice, ne pouvait-il pas lui avoir écrit ? Après un aussi grand bonheur, comment expliquer l'air sévère de Julien ? Elle n'osa l'interroger. |
4057 |
Elle n'osa ! elle, Mathilde ! Il y eut dès ce moment, dans son sentiment pour Julien, du vague, de l'imprévu, presque de la terreur. Cette âme sèche sentit de la passion tout ce qui en est possible dans un être élevé au milieu de cet excès de civilisation que Paris admire. |
4058 |
M. de La Vernaye jugera peut-être convenable de faire un cadeau à M. Sorel, charpentier à Verrières, qui soigna son enfance... Je pourrai me charger de cette partie de la commission, ajouta l'abbé ; j'ai enfin déterminé M. de La Mole à transiger avec cet abbé de Frilair, si jésuite. |
4059 |
Son crédit est décidément trop fort pour le nôtre. La reconnaissance implicite de votre haute naissance par cet homme qui gouverne Besançon sera une des conditions tacites de l'arrangement. Julien ne fut plus maître de son transport, il embrassa l'abbé, il se voyait reconnu. |
4060 |
Je ne serais plus un monstre ! Peu de jours après ce monologue, le quinzième régiment de hussards, l'un des plus brillants de l'armée, était en bataille sur la place d'armes de Strasbourg. M. le chevalier de La Vernaye montait le plus beau cheval de l'Alsace, qui lui avait coûté six mille francs. |
4061 |
Il était reçu lieutenant, sans avoir jamais été sous-lieutenant que sur les contrôles d'un régiment dont jamais il n'avait ouï parler. Son air impassible, ses yeux sévères et presque méchants, sa pâleur, son inaltérable sang-froid commencèrent sa réputation dès le premier jour. |
4062 |
Peu après, sa politesse parfaite et pleine de mesure, son adresse au pistolet et aux armes, qu'il fit connaître sans trop d'affectation, éloignèrent l'idée de plaisanter à haute voix sur son compte. Après cinq ou six jours d'hésitation, l'opinion publique du régiment se déclara en sa faveur. |
4063 |
Il se jeta dans une chaise de poste ; et ce fut avec une rapidité presque incroyable qu'il arriva au lieu indiqué, près de la petite porte du jardin de l'hôtel de La Mole. Cette porte s'ouvrit, et à l'instant Mathilde, oubliant tout respect humain, se précipité dans ses bras. |
4064 |
Je vous donne ma parole d'honneur que je ne consentirai jamais à un mariage avec cet homme. Je lui assure dix mille livres de rente s'il veut vivre au loin, hors des frontières de France, ou mieux encore en Amérique. Lisez la lettre que je reçois en réponse aux renseignements que j'avais demandés. |
4065 |
L'impudent m'avait engagé lui-même à écrire à Mme de Rênal. Jamais je ne lirai une ligne de vous relative à cet homme. Je prends en horreur Paris et vous. Je vous engage à recouvrir du plus grand secret ce qui doit arriver. Renoncez franchement à un homme vil, et vous retrouverez un père. |
4066 |
Il n'est que trop vrai, monsieur, la conduite de la personne au sujet de laquelle vous me demandez toute la vérité a pu sembler inexplicable ou même honnête. On a pu croire convenable de cacher ou de déguiser une partie de la réalité, la prudence le voulait aussi bien que la religion. |
4067 |
C'est une partie de mon pénible devoir d'ajouter que je suis obligée de croire que M. J... n'a aucun principe de religion. En conscience, je suis contrainte de penser qu'un de ses moyens pour réussir dans une maison, est de chercher à séduire la femme qui a le principal crédit. |
4068 |
Dans cette route rapide, il ne put écrire à Mathilde comme il en avait le projet, sa main ne formait sur le papier que des traits illisibles. Il arriva à Verrières un dimanche matin. Il entra chez l'armurier du pays, qui l'accabla de compliments sur sa récente fortune. C'était la nouvelle du pays. |
4069 |
L'armurier sur sa demande chargea les pistolets. Les trois coups sonnaient ; c'est un signal bien connu dans les villages de France et qui, après les diverses sonneries de la matinée, annonce le commencement immédiat de la messe. Julien entra dans l'église neuve de Verrières. |
4070 |
La vue de cette femme qui l'avait tant aimé fit trembler le bras de Julien d'une telle façon, qu'il ne put d'abord exécuter son dessein. Je ne le puis, se disait-il à lui-même ; physiquement, je ne le puis. En ce moment, le jeune clerc qui servait la messe sonna pour l'élévation. |
4071 |
Quand il revint un peu à lui, il aperçut tous les fidèles qui s'enfuyaient de l'église ; le prêtre avait quitté l'autel. Julien se mit à suivre d'un pas assez lent quelques femmes qui s'en allaient en criant. Une femme qui voulait fuir plus vite que les autres le poussa rudement, il tomba. |
4072 |
Ses pieds s'étaient embarrassés dans une chaise renversée par la foule ; en se relevant, il se sentit le cou serré ; c'était un gendarme en grande tenue qui l'arrêtait. Machinalement Julien voulut avoir recours à ses petits pistolets, mais un second gendarme s'emparait de ses bras. |
4073 |
La première balle avait percé son chapeau ; comme elle se retournait, le second coup était parti. La balle l'avait frappée à l'épaule, et chose étonnante, avait été renvoyée par l'os de l'épaule, que pourtant elle cassa, contre un pilier gothique dont elle détacha un énorme éclat de pierre. |
4074 |
Dieu me pardonnera peut-être de me réjouir de ma mort. Elle n'osait ajouter : Et mourir de la main de Julien, c'est le comble des félicités. À peine fut-elle débarrassée de la présence du chirurgien et de tous les amis accourus en foule, qu'elle fit appeler Élisa, sa femme de chambre. |
4075 |
Sans doute il va le maltraiter, croyant en cela faire une chose agréable pour moi... Cette idée m'est insupportable. Ne pourriez-vous pas aller comme de vous-même remettre au geôlier ce petit paquet qui contient quelques louis ? Vous lui direz que la religion ne permet pas qu'il le maltraite. |
4076 |
Il faut surtout qu'il n'aille pas parler de cet envoi d'argent. C'est à la circonstance dont nous venons de parler que Julien dut l'humanité du geôlier de Verrières ; c'était toujours ce M. Noiroud, ministériel parfait, auquel nous avons vu la présence de M. Appert faire une si belle peur. |
4077 |
La vengeance a été atroce, comme la douleur d'être séparé de vous. De ce moment, je m'interdis d'écrire et de prononcer votre nom. Ne parlez jamais de moi, même à mon fils : le silence est la seule façon de m'honorer. Pour le commun des hommes je serai un assassin vulgaire. |
4078 |
Permettez-moi la vérité en ce moment suprême : vous m'oublierez. Cette grande catastrophe, dont je vous conseille de ne jamais ouvrir la bouche à être vivant, aura épuisé pour plusieurs années tout ce que je voyais de romanesque et de trop aventureux dans votre caractère. |
4079 |
Vous étiez faite pour vivre avec les héros du moyen âge ; montrez leur ferme caractère. Que ce qui doit se passer soit accompli en secret et sans vous compromettre. Vous prendrez un faux nom, et n'aurez pas de confident. S'il vous faut absolument le secours d'un ami, je vous lègue l'abbé Pirard. |
4080 |
Quoi donc ! se disait-il, si dan soixante jours je devais me battre en duel avec un homme très fort sur les armes, est-ce que j'aurais la faiblesse d'y penser sans cesse, et la terreur dans l'âme ? Il passa plus d'une heure à chercher à se bien connaître sous ce rapport. |
4081 |
Ma mémoire, liée à l'idée de l'or, sera resplendissante pour eux. Après ce raisonnement, qui au bout d'une minute lui sembla évident : Je n'ai plus rien à faire sur la terre, se dit Julien, et il s'endormit profondément. Vers les neuf heures du soir, le geôlier le réveilla en lui apportant à souper. |
4082 |
Par une coïncidence qui lui évita le désespoir, en cet instant seulement venait de cesser l'état d'irritation physique et de demi-folie où il était plongé depuis son départ de Paris pour Verrières. Ses larmes avaient une source généreuse, il n'avait aucun doute sur la condamnation qui l'attendait. |
4083 |
Cet air fut justifié à l'instant par le don d'une pièce de monnaie. M. Noiroud raconta de nouveau et dans les plus grands détails tout ce qu'il avait appris sur Mme de Rênal, mais il ne parla point de la visite de Mlle Élisa. Cet homme était bas et soumis autant que possible. |
4084 |
Une idée traversa la tête de Julien : Cette espèce de géant difforme peut gagner trois ou quatre cents francs, car sa prison n'est guère fréquentée ; je puis lui assurer dix mille francs, s'il veut se sauver en Suisse avec moi... La difficulté sera de le persuader de ma bonne foi. |
4085 |
Il pensait rarement à Mlle de La Mole. Ses remords l'occupaient beaucoup et lui présentaient souvent l'image de Mme de Rênal, surtout pendant le silence des nuits, troublé seulement, dans ce donjon élevé, par le chant de l'orfraie ! Il remerciait le ciel de ne l'avoir pas blessée à mort. |
4086 |
Je ne connaissais pas mon bonheur ! Dans d'autres instants, il se levait en sursaut de sa chaise. Si j'avais blessé à mort Mme de Rênal, je me serais tué... J'ai besoin de cette certitude pour ne pas me faire horreur à moi-même. Me tuer ! voilà la grande question, se disait-il. |
4087 |
Monstre ! devrais-je dire. Et le bon vieillard ne put ajouter une parole. Julien craignit qu'il ne tombât. Il fut obligé de le conduire à une chaise. La main du temps s'était appesantie sur cet homme autrefois si énergique. Il ne parut plus à Julien que l'ombre de lui-même. |
4088 |
J'ai de l'argent de reste. Mais il ne put plus obtenir de réponse sensée. De temps à autre, M. Chélan versait quelques larmes qui descendaient silencieusement le long de sa joue ; puis il regardait Julien, et était comme étourdi de le voir lui prendre les mains et les porter à ses lèvres. |
4089 |
Cette physionomie si vive autrefois, et qui peignait avec tant d'énergie les plus nobles sentiments, ne sortait plus de l'air apathique. Une espèce de paysan vint bientôt chercher le vieillard. – Il ne faut pas le fatiguer, dit-il à Julien, qui comprit que c'était le neveu. |
4090 |
Cet instant fut le plus cruel qu'il eût éprouvé depuis le crime. Il venait de voir la mort, et dans toute sa laideur. Toutes les illusions de grandeur d'âme et de générosité s'étaient dissipées comme un nuage devant la tempête. Cette affreuse situation dura plusieurs heures. |
4091 |
Quelques raisonnements qu'il se fît, Julien se trouva attendri, comme un être pusillanime, et par conséquent malheureux de cette visite. Il n'y avait plus rien de rude et de grandiose en lui, plus de vertu romaine ; la mort lui apparaissait à une plus grande hauteur, et comme chose moins facile. |
4092 |
Ce matin, je l'avais, ce courage. Au reste, qu'importe ! pourvu qu'il me revienne au moment nécessaire. Cette idée de thermomètre l'amusa, et enfin parvint à le distraire. Le lendemain à son réveil, il eut honte de la journée de la veille. Mon bonheur, ma tranquillité sont en jeu. |
4093 |
Il résolut presque d'écrire à M. le procureur général pour demander que personne ne fût admis auprès de lui. Et Fouqué ? pensa-t-il. S'il veut prendre sur lui de venir à Besançon, quelle ne serait pas sa douleur ! Il y avait deux mois peut-être qu'il n'avait songé à Fouqué. |
4094 |
Mais, est-il vrai ! Quoi ? tu vendrais tout ton bien ? dit Julien redevenant tout à coup observateur et méfiant. Fouqué, ravi de voir enfin son ami répondre à son idée dominante, lui détailla longuement, et à cent francs près, ce qu'il tirerait de chacune de ses propriétés. |
4095 |
Toutes les fautes de français, tous les gestes communs de Fouqué, disparurent, il se jeta dans ses bras. Jamais la province, comparée à Paris, n'a reçu un plus bel hommage. Fouqué, ravi du moment d'enthousiasme qu'il voyait dans les yeux de son ami, le prit pour un consentement à la fuite. |
4096 |
Mais à quoi bon ces vaines prédictions ? Les interrogatoires devenaient plus fréquents, en dépit des efforts de Julien, dont toutes les réponses tendaient à abréger l'affaire : – J'ai tué ou du moins j'ai voulu donner la mort et avec préméditation, répétait-il chaque jour. |
4097 |
Fouqué entrevit l'espoir de sauver son ami, et en sortant, et se prosternant jusqu'à terre, pria M. le grand vicaire de distribuer en messes, pour implorer l'acquittement de l'accusé, une somme de dix louis. Fouqué se méprenait étrangement. M. de Frilair n'était point un Valenod. |
4098 |
Il refusa et chercha même à faire entendre au bon paysan qu'il ferait mieux de garder son argent. Voyant qu'il était impossible d'être clair sans imprudence, il lui conseilla de donner cette somme en aumônes, pour les pauvres prisonniers, qui, dans le fait, manquaient de tout. |
4099 |
Vous vous seriez résignée à être heureuse du bonheur de tout le monde : la considération, les richesses, le haut rang... Mais, chère Mathilde, votre arrivée à Besançon, si elle est soupçonnée, va être un coup mortel pour M. de La Mole, et voilà ce que jamais je ne me pardonnerai. |
4100 |
Je lui ai juré que j'étais ta femme, et j'aurai une permission pour te voir chaque jour. La folie est complète, pensa Julien, je n'ai pu l'empêcher. Après tout, M. de La Mole est un si grand seigneur, que l'opinion saura bien trouver une excuse au jeune colonel qui épousera cette charmante veuve. |
4101 |
Ma mort prochaine couvrira tout ; et il se livra avec délices à l'amour de Mathilde ; c'était de la folie, de la grandeur d'âme, tout ce qu'il y a de plus singulier. Elle lui proposa sérieusement de se tuer avec lui. Après ces premiers transports, et lorsqu'elle se fut rassasiée du bonheur de voir. |
4102 |
Elle examinait son amant, qu'elle trouva bien au-dessus de ce qu'elle s'était imaginé. Boniface de La Mole lui semblait ressuscité, mais plus héroïque. Mathilde vit les premiers avocats du pays, qu'elle offensa en leur offrant de l'or trop crûment ; mais ils finirent par accepter. |
4103 |
Elle arriva rapidement à cette idée, qu'en fait de choses douteuses et d'une haute portée, tout dépendait à Besançon de M. l'abbé de Frilair. Sous le nom obscur de Mme Michelet, elle trouva d'abord d'insurmontables difficultés pour parvenir jusqu'au tout-puissant congréganiste. |
4104 |
Mathilde courait seule à pied, dans les rues de Besançon ; elle espérait n'être pas reconnue. Dans tous les cas, elle ne croyait pas inutile à sa cause de produire une grande impression sur le peuple. Sa folie songeait à le faire révolter pour sauver Julien marchant à la mort. |
4105 |
Mlle de La Mole croyait être vêtue simplement et comme il convient à une femme dans la douleur ; elle l'était de façon à attirer tous les regards. Elle était à Besançon l'objet de l'attention de tous, lorsque après huit jours de sollicitations, elle obtint une audience de M. de Frilair. |
4106 |
À qui ma femme de chambre pourra-t-elle me demander ? Le capitaine de gendarmerie se gardera bien d'agir... Je suis isolée dans cette grande ville ! À son premier regard dans l'appartement, Mlle de La Mole fut rassurée. D'abord c'était un laquais en livrée fort élégante qui lui avait ouvert. |
4107 |
Le salon où on la fit attendre étalait ce luxe fin et délicat, si différent de la magnificence grossière, et que l'on ne trouve à Paris que dans les meilleures maisons. Dès qu'elle aperçut M. de Frilair qui venait à elle d'un air paterne, toutes les idées de crime atroce disparurent. |
4108 |
En second lieu, pour séduire les subalternes, je puis remettre sur-le-champ cinquante mille francs et m'engager pour le double. Enfin, ma reconnaissance et celle de ma famille ne trouvera rien d'impossible pour qui aura sauvé M. de La Vernaye. M. de Frilair paraissait étonné de ce nom. |
4109 |
Je l'ai épousé en secret, mon père désirait qu'il fût officier supérieur avant de déclarer ce mariage un peu singulier pour une La Mole. Mathilde remarqua que l'expression de la bonté et d'une gaieté douce s'évanouissait rapidement à mesure que M. de Frilair arrivait à des découvertes importantes. |
4110 |
Pourquoi, disait-il en arrêtant des yeux ardents sur Mathilde, M. Sorel aurait-il choisi l'église, si ce n'est parce que, précisément en cet instant, son rival y célébrait la messe ? Tout le monde accorde infiniment d'esprit, et encore plus de prudence à l'homme heureux que vous protégez. |
4111 |
Il fit entendre à Mathilde (sans doute il mentait) qu'il pouvait disposer à son gré du ministère public, chargé de soutenir l'accusation contre Julien. Après que le sort aurait désigné les trente-six jurés de la session, il ferait une démarche directe et personnelle envers trente jurés au moins. |
4112 |
Sa présence le troublait assez sans cela. Plus honnête homme à l'approche de la mort qu'il ne l'avait été durant sa vie, il avait des remords non seulement envers M. de La Mole, mais aussi pour Mathilde. Quoi donc ! se disait-il, je trouve auprès d'elle des moments de distraction et même de l'ennui. |
4113 |
Serais-je donc un méchant ? Cette question l'eût bien peu occupé quand il était ambitieux ; alors ne pas réussir était la seule honte à ses yeux. Son malaise moral, auprès de Mathilde, était d'autant plus décidé, qu'il lui inspirait en ce moment la passion la plus extraordinaire et la plus folle. |
4114 |
Elle ne parlait que des sacrifices étranges qu'elle voulait faire pour le sauver. Exaltée par un sentiment dont elle était fière et qui l'emportait sur tout son orgueil, elle eût voulu ne pas laisser passer un instant de sa vie sans le remplir par quelque démarche extraordinaire. |
4115 |
Julien se trouvait peu digne de tant de dévouement, à vrai dire il était fatigué d'héroïsme. C'eût été à une tendresse simple, naïve et presque timide qu'il se fût trouvé sensible, tandis qu'au contraire, il fallait toujours l'idée d'un public et des autres à l'âme hautaine de Mathilde. |
4116 |
Enfin, il découvrit que le projets de Mlle de La Mole variaient souvent, et, à son grand soulagement, trouva un mot pour blâmer ce caractère si fatigant pour lui : elle était changeante. De cette épithète à celle de mauvaise tête, le plus grand anathème en province, il n'y a qu'un pas. |
4117 |
Les moindres incidents de ces temps trop rapidement envolés avaient pour lui une fraîcheur et un charme irrésistibles. Jamais il ne pensait à ses succès de Paris ; il en était ennuyé. Ces dispositions qui s'accroissaient rapidement furent en partie devinées par la jalousie de Mathilde. |
4118 |
Eh bien ! ajoutait-elle enflammée d'un héroïsme qui n'était pas sans bonheur, mes lèvres, qui se pressent contre ces jolies cheveux, seront glacées moins de vingt-quatre heures après. Les souvenirs de ces moments d'héroïsme et d'affreuse volupté l'attachaient d'une étreinte invincible. |
4119 |
Vous serez une veuve et la veuve d'un fou, voilà tout. J'irai plus loin : mon crime n'ayant point l'argent pour moteur ne sera point déshonorant. Peut-être, à cette époque, quelque législateur philosophe aura obtenu, des préjugés de ses contemporains, la suppression de la peine de mort. |
4120 |
Il n'a que de la naissance et de la bravoure, et ces qualités toutes seules, qui faisaient un homme accompli en 1729, sont un anachronisme un siècle plus tard, et ne donnent que des prétentions. Il faut encore d'autres choses pour se placer à la tête de la jeunesse française. |
4121 |
Il s'arrêta tout à coup et devint rêveur. Il se trouvait de nouveau vis-à-vis de cette idée si choquante pour Mathilde : dans quinze ans Mme de Rênal adorera mon fils, et vous l'aurez oublié. Chapitre XL. La Tranquillité C'est parce qu'alors j'étais fou qu'aujourd'hui je suis sage. |
4122 |
Ces moments étaient les seuls absolument désagréables d'une vie pleine d'incurie et de rêveries tendres. Il y a meurtre, et meurtre avec préméditation, dit Julien au juge comme à l'avocat. J'en suis fâché, Messieurs, ajouta-t-il en souriant ; mais ceci réduit votre besogne à bien peu de chose. |
4123 |
L'avocat, homme de règle et de formalités, le croyait fou et pensait avec le public que c'était la jalousie qui lui avait mis le pistolet à la main. Un jour, il hasarda de faire entendre à Julien que cette allégation, vraie ou fausse, serait un excellent moyen de plaidoirie. |
4124 |
Le prudent avocat eut peur un instant d'être assassiné. Il préparait sa plaidoirie, parce que l'instant décisif approchait rapidement. Besançon et tout le département ne parlaient que de cette cause célèbre. Julien ignorait ce détail, il avait prié qu'on ne lui parlât jamais de ces sortes de choses. |
4125 |
Vos petites tracasseries, vos détails de la vie réelle, plus ou moins froissants pour moi, me tireraient du ciel. On meurt comme on peut ; moi je ne veux penser à la mort qu'à ma manière. Que m'importent les autres ! Mes relations avec les autres vont être tranchées brusquement. |
4126 |
De grâce, ne me parlez plus de ces gens-là : c'est bien assez de voir le juge et l'avocat. Au fait, se disait-il à lui-même, il paraît que mon destin est de mourir en rêvant. Un être obscur tel que moi, sûr d'être oublié avant quinze jours, serait bien dupe, il faut l'avouer, de jouer la comédie. |
4127 |
Il passait ces dernières journées à se promener sur l'étroite terrasse au haut du donjon, fumant d'excellents cigares que Mathilde avait envoyé chercher en Hollande par un courrier, et sans se douter que son apparition était attendue chaque jour par tous les télescopes de la ville. |
4128 |
Le journal répandit dans le département les noms des jurés et Mme de Rênal, à l'inexprimable terreur de son mari, voulut venir à Besançon. Tout ce que M. de Rênal put obtenir fut qu'elle ne quitterait point son lit, afin de ne pas avoir le désagrément d'être appelée en témoignage. |
4129 |
Mes fils auront l'honneur de vous présenter cette lettre : ce sont des enfants. Daignez les interroger, monsieur, ils vous donneront sur ce pauvre jeune homme tous les détails qui seraient encore nécessaires pour vous convaincre de la barbarie qu'il y aurait à le condamner. |
4130 |
Qu'est-ce que ses ennemis pourront opposer à ce fait ? La blessure, qui a été le résultat d'un de ces moments de folie que mes enfants eux-mêmes remarquaient chez leur précepteur, est tellement peu dangereuse, qu'après moins de deux mois elle m'a permis de venir en poste de Verrières à Besançon. |
4131 |
La veille du jugement, Mathilde porta cette lettre au tout-puissant grand vicaire. À la fin de l'entrevue, comme elle s'en allait fondant en larmes : – Je réponds de la déclaration du jury, lui dit M. de Frilair, sortant enfin de sa réserve diplomatique, et presque ému lui-même. |
4132 |
C'est un parleur audacieux, impudent, grossier, fait pour mener des sots. 1814 l'a pris à la misère, et je vais en faire un préfet. Il est capable de battre les autres jurés s'ils ne veulent pas voter à sa guise. Mathilde fut un peu rassurée. Une autre discussion l'attendait dans la soirée. |
4133 |
Il fut bien surpris lorsque, retenu plus d'un quart d'heure au milieu de la foule, il fut obligé de reconnaître que sa présence inspirait au public une pitié tendre. Il n'entendit pas un seul propos désagréable. Ces provinciaux sont moins méchants que je ne le croyais, se dit-il. |
4134 |
Dès les premiers mots de l'accusation soutenue par l'avocat général, deux de ces dames placées dans le petit balcon, tout à fait en face de Julien, fondirent en larmes. Mme Derville ne s'attendrit point ainsi, pensa Julien. Cependant il remarqua qu'elle était fort rouge. |
4135 |
L'avocat général faisait du pathos en mauvais français sur la barbarie du crime commis ; Julien observa que les voisines de Mme Derville avaient l'air de le désapprouver vivement. Plusieurs jurés, apparemment de la connaissance de ces dames, leur parlaient et semblaient les rassurer. |
4136 |
Jusque-là il s'était senti pénétré d'un mépris sans mélange pour tous les hommes qui assistaient au jugement. L'éloquence plate de l'avocat général augmenta ce sentiment de dégoût. Mais peu à peu la sécheresse d'âme de Julien disparut devant les marques d'intérêt dont il était évidemment l'objet. |
4137 |
Quand mon crime n'aurait amené que cette seule circonstance, je devrais le maudire. Dieu sait ce qu'il dira de moi à Mme de Rênal ! Cette idée effaça toutes les autres. Bientôt après, Julien fut rappelé à lui-même par les marques d'assentiment du public. L'avocat venait de terminer sa plaidoirie. |
4138 |
Julien se souvint qu'il était convenable de lui serrer la main. Le temps avait passé rapidement. On apporta des rafraîchissements à l'avocat et à l'accusé. Ce fut alors seulement que Julien fut frappé d'une circonstance : aucune femme n'avait quitté l'audience pour aller dîner. |
4139 |
La séance recommença. Comme le président faisait son résumé, minuit sonna. Le président fut obligé de s'interrompre ; au milieu du silence de l'anxiété universelle, le retentissement de la cloche de l'horloge remplissait la salle. Voilà le dernier de mes jours qui commence, pensa Julien. |
4140 |
Il avait dominé jusque-là son attendrissement, et gardé sa résolution de ne point parler ; mais quand le président des assises lui demanda s'il avait quelque chose à ajouter, il se leva. Il voyait devant lui les yeux de Mme Derville qui, aux lumières, lui semblèrent bien brillants. |
4141 |
Messieurs, je n'ai point l'honneur d'appartenir à votre classe, vous voyez en moi un paysan qui s'est révolté contre la bassesse de sa fortune. Je ne vous demande aucune grâce, continua Julien en affermissant sa voix. Je ne me fais point illusion, la mort m'attend : elle sera juste. |
4142 |
Mme Derville elle-même avait son mouchoir sur ses yeux. Avant de finir, Julien revint à la préméditation, à son repentir, au respect, à l'adoration filiale et sans bornes que, dans les temps plus heureux, il avait pour Mme de Rênal... Mme Derville jeta un cri et s'évanouit. |
4143 |
Julien regarda sa montre, et se souvint de M. de Lavalette, il était deux heures et un quart. C'est aujourd'hui vendredi, pensa-t-il. Oui, mais ce jour est heureux pour le Valenod, qui me condamne... Je suis trop surveillé pour que Mathilde puisse me sauver comme fit Mme de Lavalette. |
4144 |
En ce moment, il entendit un cri et fut rappelé aux choses de ce monde. Les femmes autour de lui sanglotaient ; il vit que toutes les figures étaient tournées vers une petite tribune pratiquée dans le couronnement d'un pilastre gothique. Il sut plus tard que Mathilde s'y était cachée. |
4145 |
Après une telle action, comment lui persuader que je l'aime uniquement ? Car enfin, j'ai voulu la tuer par ambition ou par amour pour Mathilde. En se mettant au lit il trouva des draps d'une toile grossière. Ses yeux se dessillèrent. Ah ! je suis au cachot, se dit-il, comme condamné à mort. |
4146 |
C'est juste... Le comte Altamira me racontait que, la veille de sa mort, Danton disait avec sa grosse voix : C'est singulier, le verbe guillotiner ne peut pas se conjuguer dans tous ses temps ; on peut bien dire : Je serai guillotiné, tu seras guillotiné, mais on ne dit pas : J'ai été guillotiné. |
4147 |
Mais si je trouve le Dieu de Fénelon ! Il me dira peut-être : il te sera beaucoup pardonné, parce que tu as beaucoup aimé... Ai-je beaucoup aimé ? Ah ! j'ai aimé Mme de Rênal, mais ma conduite a été atroce. Là, comme ailleurs, le mérite simple et modeste a été abandonné pour ce qui est brillant. |
4148 |
Ils croyaient que je demandais grâce : voilà ce qu'il ne faut pas souffrir. On dit que le souvenir de sa femme émut Danton au pied de l'échafaud ; mais Danton avait donné de la force à une nation de freluquets, et empêchait l'ennemi d'arriver à Paris... Moi seul, je sais ce que j'aurais pu faire. |
4149 |
Elle a pleuré toute la nuit peut-être, se dit-il ; mais un jour, quelle honte ne lui fera pas ce souvenir ! Elle se regardera comme ayant été égarée, dans sa première jeunesse, par les façons de penser basses d'un plébéien... Le Croisenois est assez faible pour l'épouser, et, ma foi, il fera bien. |
4150 |
Elle lui fera jouer un rôle, Du droit qu'un esprit ferme et vaste en ses desseins A sur l'esprit grossier des vulgaires humains. Ah çà ! voici qui est plaisant : depuis que je dois mourir, tous les vers que j'ai jamais sus en ma vie me reviennent à la mémoire. Ce sera un signe de décadence. |
4151 |
Rien au monde ne peut m'être aussi désagréable. Mourons. Cette contrariété imprévue réveilla toute la partie altière du caractère de Mathilde. Elle n'avait pu voir l'abbé de Frilair avant l'heure où l'on ouvre les cachots de la prison de Besançon ; sa fureur retomba sur Julien. |
4152 |
Elle l'adorait, et, pendant un grand quart d'heure, il retrouva dans ses imprécations contre son caractère de lui Julien, dans ses regrets de l'avoir aimé, toute cette âme hautaine qui jadis l'avait accablé d'injures si poignantes, dans la bibliothèque de l'hôtel de La Mole. |
4153 |
Parbleu non, se dit-il, je n'appellerai pas. Cette résolution prise, il tomba dans la rêverie... Le courrier en passant apportera le journal à six heures comme à l'ordinaire ; à huit heures, après que M. de Rênal l'aura lu, Élisa, marchant sur la pointe du pied, viendra le déposer sur son lit. |
4154 |
Plus tard elle s'éveillera : tout à coup, en lisant, elle sera troublée ; sa jolie main tremblera ; elle lira jusqu'à ces mots... À dix heures et cinq minutes, il avait cessé d'exister. Elle pleurera à chaudes larmes, je la connais ; en vain j'ai voulu l'assassiner, tout sera oublié. |
4155 |
Il suivait la route chaque larme sur cette figure charmante. Mlle de La Mole, ne pouvant rien obtenir de Julien, fit entrer l'avocat. C'était heureusement un ancien capitaine de l'armée d'Italie de 1796, où il avait été camarade de Manuel. Pour la forme, il combattit la résolution du condamné. |
4156 |
Julien, voulant le traiter avec estime, lui déduisit toutes ses raisons. Ma foi, on peut penser comme vous, finit par lui dire M. Félix Vaneau ; c'était le nom de l'avocat. Mais vous avez trois jours pleins pour appeler, et il est de mon devoir de revenir tous les jours. |
4157 |
C'est ma femme, mais ce n'est pas ma maîtresse... En s'interrompant cent fois l'un l'autre, ils parvinrent à grand'peine à se raconter ce qu'ils ignoraient. La lettre écrite à M. de La Mole avait été faite par le jeune prêtre qui dirigeait la conscience de Mme de Rênal, et ensuite copiée par elle. |
4158 |
Dès que je te vois, tous les devoirs disparaissent, je ne suis plus qu'amour pour toi, ou plutôt le mot amour est trop faible. Je sens pour toi ce que je devrais sentir uniquement pour Dieu : un mélange de respect, d'amour, d'obéissance... En vérité, je ne sais pas ce que tu m'inspires. |
4159 |
Quelque âme charitable informa, sans doute, M. de Rênal des longues visites que sa femme faisait à la prison de Julien ; car au bout de trois jours il lui envoya sa voiture, avec l'ordre exprès de revenir sur-le-champ à Verrières. Cette séparation cruelle avait mal commencé la journée pour Julien. |
4160 |
On l'avertit, deux ou trois heures après, qu'un certain prêtre intrigant et qui pourtant n'avait pu se pousser parmi les Jésuites de Besançon, s'était établi depuis le matin en dehors de la porte de la prison, dans la rue. Il pleuvait beaucoup, et là cet homme prétendait jouer le martyr. |
4161 |
Julien était mal disposé, cette sottise le toucha profondément. Le matin il avait déjà refusé la visite de ce prêtre, mais cet homme s'était mis en tête de confesser Julien et de se faire un nom parmi les jeunes femmes de Besançon, par toutes les confidences qu'il prétendrait en avoir reçues. |
4162 |
Unissez-vous à mes prières, etc., etc. Julien avait horreur du scandale et de tout ce qui pouvait attirer l'attention sur lui. Il songea à saisir le moment pour s'échapper du monde incognito ; mais il avait quelque espoir de revoir Mme de Rênal, et il était éperdument amoureux. |
4163 |
Le porte-clefs fit le signe de la croix et sortit tout joyeux. Ce saint prêtre se trouva horriblement laid, il était encore plus crotté. La pluie froide qu'il faisait augmentait l'obscurité et l'humidité du cachot. Le prêtre voulut embrasser Julien, et se mit à s'attendrir en lui parlant. |
4164 |
Il allait se trahir par quelque signe de faiblesse ou se jeter sur le prêtre et l'étrangler avec sa chaîne, lorsqu'il eut l'idée de prier le saint homme d'aller dire pour lui une bonne messe de quarante francs, ce jour-là même. Or, il était près de midi, le prêtre décampa. |
4165 |
Peu à peu il se dit que, si Mme de Rênal eût été à Besançon, il lui eût avoué sa faiblesse... Au moment où il regrettait le plus l'absence de cette femme adorée, il entendit le pas de Mathilde. Le pire des malheurs en prison, pensa-t-il, c'est de ne pouvoir fermer sa porte. |
4166 |
Pourquoi parler de caste ? Il leur a indiqué ce qu'ils devaient faire dans leur intérêt politique : ces nigauds n'y songeaient pas et étaient prêts à pleurer. Cet intérêt de caste est venu masquer à leurs yeux l'horreur de condamner à mort. Il faut avouer que M. Sorel est bien neuf aux affaires. |
4167 |
Sa douleur était réelle, Julien le voyait et n'en était que plus irrité. Il avait un besoin impérieux de solitude, et comment se la procurer ? Enfin, Mathilde, après avoir essayé de tous les raisonnements pour l'attendrir, le laissa seul, mais presque au même instant Fouqué parut. |
4168 |
Julien ne put retenir ses larmes. Quelle indigne faiblesse ! se dit-il avec rage. Il ira partout exagérer mon manque de courage ; quel triomphe pour les Valenod et pour tous les plats hypocrites qui règnent à Verrières ! Ils sont bien grands en France, ils réunissent tous les avantages sociaux. |
4169 |
Ils ont raison, jamais les hommes de salon ne se lèvent le matin avec cette pensée poignante : Comment dînerai-je ? Et ils vantent leur probité ! et, appelés au jury, ils condamnent fièrement l'homme qui a volé un couvert d'argent parce qu'il se sentait défaillir de faim. |
4170 |
J'ai commis un assassinat, et je suis justement condamné, mais, à cette seule action près, le Valenod qui m'a condamné est cent fois plus nuisible à la société. Eh bien ! ajouta Julien tristement, mais sans colère, malgré son avarice, mon père vaut mieux que tous ces hommes-là. |
4171 |
Cette philosophie pouvait être vraie, mais elle était de nature à faire désirer la mort. Ainsi se passèrent cinq longues journées. Il était poli et doux envers Mathilde qu'il voyait exaspérée par la plus vive jalousie. Un soir Julien songeait sérieusement à se donner la mort. |
4172 |
Son âme était énervée par le malheur profond où l'avait jeté le départ de Mme de Rênal. Rien ne lui plaisait plus, ni dans la vie réelle, ni dans l'imagination. Le défaut d'exercice commençait à altérer sa santé et à lui donner le caractère exalté et faible d'un jeune étudiant allemand. |
4173 |
Mais que dis-je ? Napoléon à Sainte-Hélène !... Pur charlatanisme, proclamation en faveur du roi de Rome. Grand Dieu ! si un tel homme, et encore quand le malheur doit le rappeler sévèrement au devoir, s'abaisse jusqu'au charlatanisme, à quoi s'attendre du reste de l'espèce ?. |
4174 |
Je suis isolé ici dans ce cachot ; mais je n'ai pas vécu isolé sur la terre ; j'avais la puissante idée du devoir. Le devoir que je m'étais prescrit, à tort ou à raison... a été comme le tronc d'un arbre solide auquel je m'appuyais pendant l'orage ; je vacillais, j'étais agité. |
4175 |
Les plus philosophes parmi les fourmis ne pourront jamais comprendre ce corps noir, immense, effroyable : la botte du chasseur, qui tout à coup a pénétré dans leur demeure avec une incroyable rapidité, et précédée d'un bruit épouvantable, accompagné de gerbes d'un feu rougeâtre. |
4176 |
Une mouche éphémère naît à neuf heures du matin dans les grands jours d'été, pour mourir à cinq heures du soir ; comment comprendrait-elle le mot nuit ? Donnez-lui cinq heures d'existence de plus, elle voit et comprend ce que c'est que la nuit. Ainsi moi, je mourrai à vingt-trois ans. |
4177 |
Hélas ! Mme de Rênal est absente ; peut-être son mari ne la laissera plus revenir à Besançon, et continuer à se déshonorer. Voilà ce qui m'isole, et non l'absence d'un Dieu juste, bon, tout-puissant, point méchant, point avide de vengeance. Ah ! s'il existait... Hélas ! je tomberais à ses pieds. |
4178 |
J'ai mérité la mort, lui dirais-je ; mais, grand Dieu, Dieu bon, Dieu indulgent, rends-moi celle que j'aime ! La nuit était alors fort avancée. Après une heure ou deux d'un sommeil paisible, arriva Fouqué. Julien se sentait fort et résolu comme l'homme qui voit clair dans son âme. |
4179 |
Aucune parole ne peut rendre l'excès et la folie de l'amour de Julien. À force d'or, et en usant et abusant du crédit de sa tante, dévote célèbre et riche, Mme de Rênal obtint de le voir deux fois par jour. À cette nouvelle, la jalousie de Mathilde s'exalta jusqu'à l'égarement. |
4180 |
La mort de M. de Croisenois changea toutes les idées de Julien sur l'avenir de Mathilde ; il employa plusieurs journées à lui prouver qu'elle devait accepter la main de M. de Luz. C'est un homme timide, point trop jésuite, lui disait-il, et qui, sans doute, va se mettre sur les rangs. |
4181 |
Pour Julien, excepté dans les moments usurpés par la présence de Mathilde, il vivait d'amour et sans presque songer à l'avenir. Par un étrange effet de cette passion, quand elle est extrême et sans feinte aucune, Mme de Rênal partageait presque son insouciance et sa douce gaieté. |
4182 |
Non, je serais mort sans connaître le bonheur, si vous n'étiez venue me voir dans cette prison. Deux événements vinrent troubler cette vie tranquille. Le confesseur de Julien, tout janséniste qu'il était, ne fut point à l'abri d'une intrigue de jésuites, et, à son insu, devint leur instrument. |
4183 |
Il vint lui dire un jour qu'à moins de tomber dans l'affreux péché du suicide, il devait faire toutes les démarches possibles pour obtenir sa grâce. Or, le clergé ayant beaucoup d'influence au ministère de la justice à Paris, un moyen facile se présentait : il fallait se convertir avec éclat. |
4184 |
Vous pouvez être d'une utilité majeure à la religion, et moi j'hésiterais par la frivole raison que les jésuites suivraient la même marche en pareille occasion ! Ainsi, même dans ce cas particulier qui échappe à leur rapacité, ils nuiraient encore ! Qu'il n'en soit pas ainsi. |
4185 |
Dis-moi le nom de l'intrigante qui te l'a suggérée... Soyons heureux pendant le petit nombre de jours de cette courte vie. Cachons notre existence ; mon crime n'est que trop évident. Mlle de La Mole a tout crédit à Paris, crois bien qu'elle fait ce qui est humainement possible. |
4186 |
N'apprêtons point à rire aux Maslon, aux Valenod et à mille gens qui valent mieux. Le mauvais air du cachot devenait insupportable à Julien. Par bonheur, le jour où on lui annonça qu'il fallait mourir, un beau soleil réjouissait la nature, et Julien était en veine de courage. |
4187 |
Marcher au grand air fut pour lui une sensation délicieuse, comme la promenade à terre pour le navigateur qui longtemps a été à la mer. Allons, tout va bien, se dit-il, je ne manque point de courage. Jamais cette tête n'avait été aussi poétique qu'au moment où elle allait tomber. |
4188 |
Elles tomberont dans les bras l'une de l'autre, ou se témoigneront une haine mortelle. Dans les deux cas, les pauvres femmes seront un peu distraites de leur affreuse douleur. Julien avait exigé de Mme de Rênal le serment qu'elle vivrait pour donner des soins au fils de Mathilde. |
4189 |
Eh bien ! ces bons congréganistes de Besançon font argent de tout ; si tu sais t'y prendre, ils te vendront ma dépouille mortelle... Fouqué réussit dans cette triste négociation. Il passait la nuit seul dans sa chambre, auprès du corps de son ami, lorsqu'à sa grande surprise, il vit entrer Mathilde. |
4190 |
Fouqué n'eut pas le courage de parler ni de se lever. Il lui montra du doigt un grand manteau bleu sur le plancher ; là était enveloppé ce qui restait de Julien. Elle se jeta à genoux. Le souvenir de Boniface de La Mole et de Marguerite de Navarre lui donna sans doute un courage surhumain. |
4191 |
Fouqué détourna les yeux. Il entendit Mathilde marcher avec précipitation dans la chambre. Elle allumait plusieurs bougies. Lorsque Fouqué eut la force de la regarder, elle avait placé sur une petite table de marbre, devant elle, la tête de Julien, et la baisait au front. |
4192 |
Tous les habitants des petits villages de montagne, traversés par le convoi, l'avaient suivi, attirés par la singularité de cette étrange cérémonie. Mathilde parut au milieu d'eux en longs vêtements de deuil, et, à la fin du service, leur fit jeter plusieurs milliers de pièces de cinq francs. |
4193 |
Restée seule avec Fouqué, elle voulut ensevelir de ses propres mains la tête de son amant. Fouqué faillit en devenir fou de douleur. Par les soins de Mathilde, cette grotte sauvage fut ornée de marbres sculptés à grands frais en Italie. Mme de Rênal fut fidèle à sa promesse. |
4194 |
Deux matelots se penchèrent aussitôt sur leurs rames, et l'embarcation glissa aussi rapidement qu'il est possible de le faire, au milieu des mille barques qui obstruent l'espèce de rue étroite qui conduit, entre deux rangées de navires, de l'entrée du port au quai d'Orléans. |
4195 |
Le père Pamphile venait de voir passer Dantès il n'y avait pas dix minutes. Certains que Dantès était aux Catalans, ils s'assirent sous le feuillage naissant des platanes et des sycomores, dans les branches desquels une bande joyeuse d'oiseaux chantaient un des premiers beaux jours de printemps. |
4196 |
À perdre mon amitié si vous êtes vaincu, à voir mon amitié se changer en haine si vous êtes vainqueur. Croyez-moi, chercher querelle à un homme est un mauvais moyen de plaire à la femme qui aime cet homme. Non, Fernand, vous ne vous laisserez point aller ainsi à vos mauvaises pensées. |
4197 |
Sa haine, pareille à une vague impuissante, quoique furieuse, venait se briser contre l'ascendant que cette femme exerçait sur lui. Mais à peine eut-il touché la main d'Edmond, qu'il sentit qu'il avait fait tout ce qu'il pouvait faire, et qu'il s'élança hors de la maison. |
4198 |
Peu m'importe, au bout du compte, que vous en vouliez à Dantès, ou que vous ne lui en vouliez pas : je lui en veux, moi ; je l'avoue hautement. Trouvez le moyen et je l'exécute, pourvu qu'il n'y ait pas mort d'homme, car Mercédès a dit qu'elle se tuerait si l'on tuait Dantès. |
4199 |
Caderousse le suivait, tout chancelant, accroché à son bras. Lorsqu'il eut fait une vingtaine de pas, Danglars se retourna et vit Fernand se précipiter sur le papier, qu'il mit dans sa poche ; puis aussitôt, s'élançant hors de la tonnelle, le jeune homme tourna du côté du Pillon. |
4200 |
C'était une grande salle éclairée par cinq ou six fenêtres, au-dessus de chacune desquelles (explique le phénomène qui pourra !) était écrit le nom d'une des grandes villes de France. Une balustrade en bois, comme le reste du bâtiment, régnait tout le long de ces fenêtres. |
4201 |
La présence de l'armateur était pour eux la confirmation du bruit qui courait déjà que Dantès serait nommé capitaine ; et comme Dantès était fort aimé à bord, ces braves gens remerciaient ainsi l'armateur de ce qu'une fois par hasard son choix était en harmonie avec leurs désirs. |
4202 |
Près de la future marchait le père Dantès, et derrière eux venait Fernand avec son mauvais sourire. Ni Mercédès ni Edmond ne voyaient ce mauvais sourire de Fernand. Les pauvres enfants étaient si heureux qu'ils ne voyaient qu'eux seuls et ce beau ciel pur qui les bénissait. |
4203 |
Danglars et Caderousse s'acquittèrent de leur mission d'ambassadeurs ; puis après avoir échangé une poignée de main bien vigoureuse et bien amicale avec Edmond, ils allèrent, Danglars prendre place près de Fernand, Caderousse se ranger aux côtés du père Dantès, centre de l'attention générale. |
4204 |
À son chapeau à trois cornes pendait un flot de rubans blancs et bleus. Enfin, il s'appuyait sur un bâton de bois tordu et recourbé par le haut comme un pedum antique. On eût dit un de ces muscadins qui paradaient en 1796 dans les jardins nouvellement rouverts du Luxembourg et des Tuileries. |
4205 |
Fernand, marchant derrière les futurs époux, complètement oublié par Mercédès, qui dans cet égoïsme juvénile et charmant de l'amour n'avait d'yeux que pour son Edmond. Fernand était pâle, puis rouge par bouffées subites qui disparaissaient pour faire place chaque fois à une pâleur croissante. |
4206 |
Nous avons acheté les bans, et à deux heures et demie le maire de Marseille nous attend à l'hôtel de ville. Or, comme une heure et un quart viennent de sonner, je ne crois pas me tromper de beaucoup en disant que dans une heure trente minutes Mercédès s'appellera Mme Dantès. |
4207 |
Un des premiers, il s'était levé et se promenait de long en large dans la salle, essayant d'isoler son oreille du bruit des chansons et du choc des verres. Caderousse s'approcha de lui au moment où Danglars, qu'il semblait fuir, venait de le rejoindre dans un angle de la salle. |
4208 |
Dantès descendit l'escalier, précédé du commissaire de police et entouré par les soldats. Une voiture, dont la portière était tout ouverte, attendait à la porte, il y monta, deux soldats et le commissaire montèrent après lui ; la portière se referma, et la voiture reprit le chemin de Marseille. |
4209 |
Tous ces éléments réunis composaient donc pour Villefort un total de félicité éblouissant, à ce point qu'il lui semblait voir des taches au soleil, quand il avait longtemps regardé sa vie intérieure avec la vue de l'âme. À la porte, il trouva le commissaire de police qui l'attendait. |
4210 |
Morrel rougit, car il ne se sentait pas la conscience bien nette à l'endroit des opinions politiques ; et d'ailleurs la confidence que lui avait faite Dantès à l'endroit de son entrevue avec le grand maréchal et des quelques mots que lui avait adressés l'Empereur lui troublait quelque peu l'esprit. |
4211 |
Aussi, toutes mes opinions, je ne dirai pas politiques, mais privées, se bornent-elles à ces trois sentiments : j'aime mon père, je respecte M. Morrel et j'adore Mercédès. Voilà, monsieur, tout ce que je puis dire à la justice ; vous voyez que c'est peu intéressant pour elle. |
4212 |
Il me reçut, m'interrogea sur les dernières circonstances de la mort du malheureux Leclère, et, comme celui-ci l'avait prévu, il me remit une lettre qu'il me chargea de porter en personne à Paris. Je le lui promis, car c'était accomplir les dernières volontés de mon capitaine. |
4213 |
Les deux gendarmes qui étaient assis sur la banquette de devant descendirent les premiers, puis on le fit descendre à son tour, puis ceux qui se tenaient à ses côtés le suivirent. On marcha vers un canot qu'un marinier de la douane maintenait près du quai par une chaîne. |
4214 |
À un cri poussé de la barque, la chaîne qui ferme le port s'abaissa, et Dantès se trouva dans ce qu'on appelle le Frioul, c'est-à-dire hors du port. Le premier mouvement du prisonnier, en se trouvant en plein air, avait été un mouvement de joie. L'air, c'est presque la liberté. |
4215 |
Une seule lumière brillait aux Catalans. En interrogeant la position de cette lumière, Dantès reconnut qu'elle éclairait la chambre de sa fiancée. Mercédès était la seule qui veillât dans toute la petite colonie. En poussant un grand cri le jeune homme pouvait être entendu de sa fiancée. |
4216 |
Une fausse honte le retint. Que diraient ces hommes qui le regardaient, en l'entendant crier comme un insensé ? Il resta donc muet et les yeux fixés sur cette lumière. Pendant ce temps, la barque continuait son chemin ; mais le prisonnier ne pensait point à la barque, il pensait à Mercédès. |
4217 |
Pendant qu'il regardait, absorbé dans sa propre pensée, on avait substitué les voiles aux rames, et la barque s'avançait maintenant, poussée par le vent. Malgré la répugnance qu'éprouvait Dantès à adresser au gendarme de nouvelles questions, il se rapprocha de lui, et lui prenant la main. |
4218 |
Mais, justement parce que ce malheur était inattendu, Dantès songea qu'il ne pouvait être durable ; puis les promesses de M. de Villefort lui revinrent à l'esprit ; puis, s'il faut le dire enfin, cette mort au fond d'un bateau, venant de la main d'un gendarme, lui apparue laide et nue. |
4219 |
Demain, quand il se réveillera et qu'il aura pris connaissance des ordres qui vous concernent, peut-être vous changera-t-il de domicile ; en attendant, voici du pain, il y a de l'eau dans cette cruche, de la paille là-bas dans un coin : c'est tout ce qu'un prisonnier peut désirer. |
4220 |
Les larmes qui gonflaient sa poitrine jaillirent comme deux ruisseaux, il se précipita le front contre terre et pria longtemps, repassant dans son esprit toute sa vie passée, et se demandant à lui-même quel crime il avait commis dans cette vie, jeune encore, qui méritât une si cruelle punition. |
4221 |
À sa porte, il aperçut dans l'ombre comme un blanc fantôme qui l'attendait debout et immobile. C'était la belle fille catalane, qui, n'ayant pas de nouvelles d'Edmond, s'était échappée à la nuit tombante du Pharo pour venir savoir elle-même la cause de l'arrestation de son amant. |
4222 |
Mais, cette fois, c'était bien autre chose : cette peine de la prison perpétuelle, il venait de l'appliquer à un innocent, un innocent qui allait être heureux, et dont il détruisait non seulement la liberté, mais le bonheur : cette fois, il n'était plus juge, il était bourreau. |
4223 |
Villefort, après avoir reçu la lettre de M. de Salvieux, embrassé Renée sur les deux joues, baisé la main de Mme de Saint-Méran, et serré celle du marquis, courait la poste sur la route d'Aix. Le père Dantès se mourait de douleur et d'inquiétude. Quant à Edmond, nous savons ce qu'il était devenu. |
4224 |
En effet, le ministre qui n'avait pas, dans la plénitude de sa puissance, su deviner le secret de Napoléon, pouvait, dans les convulsions de son agonie, pénétrer celui de Villefort : il ne lui fallait, pour cela, qu'interroger Dantès. Il vint donc en aide au ministre au lieu de l'accabler. |
4225 |
M. Noirtier prit alors la peine d'aller fermer lui-même la porte de l'antichambre, revint fermer celle de la chambre à coucher, poussa les verrous, et revint tendre la main à Villefort, qui avait suivi tous ces mouvements avec une surprise dont il n'était pas encore revenu. |
4226 |
Je le croyais assez philosophe pour comprendre qu'il n'y a pas de meurtre en politique. En politique, mon cher, vous le savez comme moi, il n'y a pas d'hommes, mais des idées ; pas de sentiments, mais des intérêts ; en politique, on ne tue pas un homme : on supprime un obstacle, voilà tout. |
4227 |
Il avait pénétré dans le cabinet de Villefort, convaincu que le magistrat allait trembler à sa vue, et c'était lui, tout au contraire, qui se trouvait tout frissonnant et tout ému devant ce personnage interrogateur, qui l'attendait le coude appuyé sur son bureau. Il s'arrêta à la porte. |
4228 |
Villefort, pour qui Marseille était plein de souvenirs devenus pour lui des remords, demanda et obtint la place de procureur du roi vacante à Toulouse ; quinze jours après son installation dans sa nouvelle résidence, il épousa Mlle Renée de Saint-Méran, dont le père était mieux en cour que jamais. |
4229 |
Fernand partit comme les autres, quittant sa cabane et Mercédès, et rongé de cette sombre et terrible pensée que, derrière lui peut-être, son rival allait revenir et épouser celle qu'il aimait. Si Fernand avait jamais dû se tuer, c'était en quittant Mercédès qu'il l'eût fait. |
4230 |
Caderousse fut appelé, comme Fernand ; seulement, comme il avait huit ans de plus que le Catalan, et qu'il était marié, il ne fit partie que du troisième ban, et fut envoyé sur les côtes. Le vieux Dantès, qui n'était plus soutenu que par l'espoir, perdit l'espoir à la chute de l'empereur. |
4231 |
Dix-sept mois de prison, pour un homme habitué à l'air de la mer, à l'indépendance du marin, à l'espace, à l'immensité, à l'infini ! Monsieur, dix-sept mois de prison, c'est plus que ne le méritent tous les crimes que désigne par les noms les plus odieux la langue humaine. |
4232 |
Alors il se retourna et vit avec étonnement la nombreuse compagnie qui venait de descendre dans son cachot. Aussitôt, il se leva vivement, prit une couverture jetée sur le pied de son lit misérable, et se drapa précipitamment pour paraître dans un état plus décent aux yeux des étrangers. |
4233 |
Caligula ou Néron, ces grands chercheurs de trésors, ces désireurs de l'impossible, eussent prêté l'oreille aux paroles de ce pauvre homme et lui eussent accordé l'air qu'il désirait, l'espace qu'il estimait à un si haut prix, et la liberté qu'il offrait de payer si cher. |
4234 |
Les jours s'écoulèrent, puis les semaines, puis les mois : Dantès attendait toujours, il avait commencé par fixer à sa liberté un terme de quinze jours. En mettant à suivre son affaire la moitié de l'intérêt qu'il avait paru éprouver, l'inspecteur devait avoir assez de quinze jours. |
4235 |
Un changement, même désavantageux, était toujours un changement, et procurerait à Dantès une distraction de quelques jours. Il pria qu'on lui accordât la promenade, l'air, des livres, des instruments. Rien de tout cela ne lui fut accordé ; mais n'importe, il demandait toujours. |
4236 |
Au moins, les galériens étaient dans la société de leurs semblables, ils respiraient l'air, ils voyaient le ciel ; les galériens étaient bien heureux. Il supplia un jour le geôlier de demander pour lui un compagnon, quel qu'il fût, ce compagnon dût-il être cet abbé fou dont il avait entendu parler. |
4237 |
Bientôt, au bruit effroyable des lames, l'aspect des rochers tranchants m'annonçait la mort, et la mort m'épouvantait ; je faisais tous mes efforts pour y échapper, et je réunissais toutes les forces de l'homme et toute l'intelligence du marin pour lutter avec Dieu !... |
4238 |
Il avait été élevé dans l'horreur des pirates, gens que l'on pend aux vergues des bâtiments ; la pendaison était donc pour lui une espèce de supplice infamant qu'il ne voulait pas s'appliquer à lui-même ; il adopta donc le deuxième, et en commença l'exécution le jour même. |
4239 |
Deux fois le jour, par la petite ouverture grillée qui ne lui laissait apercevoir que le ciel, il jetait ses vivres, d'abord gaiement, puis avec réflexion, puis avec regret ; il lui fallut le souvenir du serment qu'il s'était fait pour avoir la force de poursuivre ce terrible dessein. |
4240 |
Heureusement, il crut que Dantès avait le délire ; il posa les vivres sur la mauvaise table boiteuse sur laquelle il avait l'habitude de les poser, et se retira. Libre alors, Edmond se remit à écouter avec joie. Le bruit devenait si distinct que, maintenant, le jeune homme l'entendait sans efforts. |
4241 |
Edmond ne voulait plus mourir. Bientôt, il sentit que le jour rentrait dans son cerveau ; toutes ses idées, vagues et presque insaisissables, reprenaient leur place dans cet échiquier merveilleux, où une case de plus peut-être suffit pour établir la supériorité de l'homme sur les animaux. |
4242 |
Si le travailleur est un ouvrier ordinaire, je n'ai qu'à frapper contre mon mur, aussitôt il cessera sa besogne pour tâcher de deviner quel est celui qui frappe et dans quel but il frappe. Mais comme son travail sera non seulement licite, mais encore commandé, il reprendra bientôt son travail. |
4243 |
Cette fois, ses jambes ne vacillaient plus et ses yeux étaient sans éblouissements. Il alla vers un angle de sa prison, détacha une pierre minée par l'humidité, et revint frapper le mur à l'endroit même où le retentissement était le plus sensible. Il frappa trois coups. |
4244 |
Plein d'espoir, Edmond mangea quelques bouchées de son pain, avala quelques gorgées d'eau, et, grâce à la constitution puissante dont la nature l'avait doué, se retrouva à peu près comme auparavant. La journée s'écoula, le silence durait toujours. La nuit vint sans que le bruit eût recommencé. |
4245 |
Il n'avait ni couteau ni instrument tranchant ; du fer à ses barreaux seulement, et il s'était assuré si souvent que ses barreaux étaient bien scellés, que ce n'était plus même la peine d'essayer à les ébranler. Pour tout ameublement, un lit, une chaise, une table, un seau, une cruche. |
4246 |
À ce lit il y avait bien des tenons de fer, mais ces tenons étaient scellés au bois par des vis. Il eût fallu un tournevis pour tirer ces vis et arracher ces tenons. À la table et à la chaise, rien ; au seau, il y avait eu autrefois une anse, mais cette anse avait été enlevée. |
4247 |
La rupture de sa cruche était un accident trop naturel pour que l'on s'en inquiétât. Edmond avait toute la nuit pour travailler ; mais dans l'obscurité, la besogne allait mal, car il lui fallait travailler à tâtons, et il sentit bientôt qu'il émoussait l'instrument informe contre un grès plus dur. |
4248 |
Et cette idée lui donna une nouvelle ardeur. En trois jours, il parvint, avec des précautions inouïes, à enlever tout le ciment et à mettre à nu la pierre : la muraille était faite de moellons au milieu desquels, pour ajouter à la solidité, avait pris place de temps en temps, une pierre de taille. |
4249 |
Allait-il donc être arrêté ainsi dès le début, et lui faudrait-il attendre, inerte et inutile, que son voisin, qui de son côté se lasserait peut-être, eût tout fait ! Alors une idée lui passa par l'esprit ; il demeura debout et souriant ; son front humide de sueur se sécha tout seul. |
4250 |
Après avoir mangé sa soupe avec une cuiller de bois, Dantès lavait cette assiette qui servait ainsi chaque jour. Le soir Dantès posa son assiette à terre, à mi-chemin de la porte à la table ; le geôlier en entrant mit le pied sur l'assiette et la brisa en mille morceaux. |
4251 |
Dantès soupira ; il était évident que son voisin se défiait de lui. Cependant, il ne se découragea point et continua de travailler toute la nuit ; mais après deux ou trois heures de labeur, il rencontra un obstacle. Le fer ne mordait plus et glissait sur une surface plane. |
4252 |
Dantès toucha l'obstacle avec ses mains et reconnut qu'il avait atteint une poutre. Cette poutre traversait ou plutôt barrait entièrement le trou qu'avait commencé Dantès. Maintenant, il fallait creuser dessus ou dessous. Le malheureux jeune homme n'avait point songé à cet obstacle. |
4253 |
On le condamnerait à mort, il le savait bien ; mais n'allait-il pas mourir d'ennui et de désespoir au moment où ce bruit miraculeux l'avait rendu à la vie ? Le soir le geôlier vint ; Dantès était sur son lit, de là il lui semblait qu'il gardait mieux l'ouverture inachevée. |
4254 |
Quand à son vêtement, il était impossible d'en distinguer la forme primitive, car il tombait en lambeaux. Il paraissait avoir soixante-cinq ans au moins, quoiqu'une certaine vigueur dans les mouvements annonçât qu'il avait moins d'années peut-être que n'en accusait une longue captivité. |
4255 |
Nous débouchons sur la galerie extérieure. Nous tuons la sentinelle et nous nous évadons. Il ne faut, pour que ce plan réussisse, que du courage, vous en avez ; que de la vigueur, je n'en manque pas. Je ne parle pas de la patience, vous avez fait vos preuves et je ferai les miennes. |
4256 |
Là, le passage se rétrécissait et offrait à peine l'espace suffisant pour qu'un homme pût se glisser en rampant. La chambre de l'abbé était dallée ; c'était en soulevant une de ces dalles placée dans le coin le plus obscur qu'il avait commencé la laborieuse opération dont Dantès avait vu la fin. |
4257 |
Et il montra au jeune homme un petit bâton long de six pouces, gros comme le manche d'un pinceau, au bout et autour duquel était lié par un fil un de ces cartilages, encore taché par l'encre, dont l'abbé avait parlé à Dantès ; il était allongé en bec et fendu comme une plume ordinaire. |
4258 |
Chaque individu, depuis le plus bas jusqu'au plus haut degré de l'échelle sociale, groupe autour de lui tout un petit monde d'intérêts, ayant ses tourbillons et ses atomes crochus, comme les mondes de Descartes. Seulement, ces mondes vont toujours s'élargissant à mesure qu'ils montent. |
4259 |
Comme il l'avait dit à l'abbé Faria, soit que la distraction que lui donnait l'étude lui tînt lieu de liberté, soit qu'il fût, comme nous l'avons vu déjà, rigide observateur de sa parole, il ne parlait plus de fuir, et les journées s'écoulaient pour lui rapides et instructives. |
4260 |
Dantès, sans perdre la tête, bien que le malheur qui le frappait fût immense, descendit dans le corridor, traînant son malheureux compagnon après lui, et le conduisant, avec une peine infinie, jusqu'à l'extrémité opposée, se retrouva dans la chambre de l'abbé qu'il déposa sur son lit. |
4261 |
Dantès craignait d'avoir attendu trop tard, et le regardait, les deux mains enfoncées dans ses cheveux. Enfin une légère coloration parut sur ses joues ; ses yeux, constamment restés ouverts et atones, reprirent leur regard, un faible soupir s'échappa de sa bouche, il fit un mouvement. |
4262 |
Sous le rayon qui glissait à travers l'étroite fenêtre de sa cellule, il tenait ouvert dans sa main gauche, la seule, on se le rappelle, dont l'usage lui fût resté, un morceau de papier, auquel l'habitude d'être roulé en un mince volume avait imprimé la forme d'un cylindre rebelle à s'étendre. |
4263 |
Ce trésor existe, Dantès, et s'il ne m'a pas été donné de le posséder, vous le posséderez, vous : personne n'a voulu m'écouter ni me croire parce qu'on me jugeait fou ; mais vous, qui devez savoir que je ne le suis pas, écoutez-moi, et vous me croirez après si vous voulez. |
4264 |
Oui, c'est vrai, souvent j'ai pensé avec un amer plaisir à ces richesses, qui feraient la fortune de dix familles, perdues pour ces hommes qui me persécutaient : cette idée me servait de vengeance, et je la savourais lentement dans la nuit de mon cachot et dans le désespoir de ma captivité. |
4265 |
C'était le gouverneur qui, ayant appris par le geôlier l'accident de Faria, venait s'assurer par lui-même de sa gravité. Faria le reçut assis, évita tout geste compromettant, et parvint à cacher au gouverneur la paralysie qui avait déjà frappé de mort la moitié de sa personne. |
4266 |
Il essayait de reculer ainsi le moment où il acquerrait la certitude que l'abbé était fou. Cette conviction devait être effroyable pour lui. Mais vers le soir, après l'heure de la visite ordinaire, Faria, ne voyant pas revenir le jeune homme, essaya de franchir l'espace qui le séparait de lui. |
4267 |
Edmond frissonna en entendant les efforts douloureux que faisait le vieillard pour se traîner : sa jambe était inerte, et il ne pouvait plus s'aider de son bras. Edmond fut obligé de l'attirer à lui, car il n'eût jamais pu sortir seul par l'étroite ouverture qui donnait dans la chambre de Dantès. |
4268 |
Je dois à ce digne seigneur tout ce que j'ai goûté de bonheur en cette vie. Il n'était pas riche bien que les richesses de sa famille fussent proverbiales et que j'aie entendu dire souvent : Riche comme un Spada. Mais lui, comme le bruit public, vivait sur cette réputation d'opulence. |
4269 |
La première figure qui frappa les yeux de Spada fut celle de son neveu tout paré, tout gracieux, auquel César Borgia prodiguait les caresses. Spada pâlit ; et César, qui lui décocha un regard plein d'ironie, laissa voir qu'il avait tout prévu, que le piège était bien dressé. |
4270 |
Spada n'avait pu que demander à son neveu : « Avez-vous reçu mon message ? » Le neveu répondit que non et comprit parfaitement la valeur de cette question : il était trop tard, car il venait de boire un verre d'excellent vin mis à part pour lui par le sommelier du pape. |
4271 |
Spada vit au même moment approcher une autre bouteille dont on lui offrit libéralement. Une heure après, un médecin les déclarait tous deux empoisonnés par des morilles vénéneuses, Spada mourait sur le seuil de la vigne, le neveu expirait à sa porte en faisant un signe que sa femme ne comprit pas. |
4272 |
Les années s'écoulèrent ; parmi les descendants les uns furent soldats, les autres diplomates ; ceux-ci gens d'Église, ceux-là banquiers ; les uns s'enrichirent, les autres achevèrent de se ruiner. J'arrive au dernier de la famille, à celui-là dont je fus le secrétaire, au comte de Spada. |
4273 |
Alors il avait détruit la seconde partie, certain qu'on pouvait retrouver et saisir la première sans en deviner le véritable sens. Quelquefois, des heures entières se passèrent pour Faria à donner des instructions à Dantès, instructions qui devaient lui servir au jour de sa liberté. |
4274 |
Il ouvrit les yeux et essaya de percer les épaisseurs de l'obscurité. Son nom, ou plutôt une voix plaintive qui essayait d'articuler son nom, arriva jusqu'à lui. Il se leva sur son lit, la sueur de l'angoisse au front, et écouta. Plus de doute, la plainte venait du cachot de son compagnon. |
4275 |
Ne songeons plus qu'à vous mon ami, à vous rendre votre captivité supportable ou votre fuite possible. Il vous faudrait des années pour refaire seul tout ce que j'ai fait ici, et qui serait détruit à l'instant même par la connaissance que nos surveillants auraient de notre intelligence. |
4276 |
À cet autre, vous apparaîtrez comme un ange sauveur. Celui-là sera peut-être jeune, fort et patient comme vous, celui-là pourra vous aider dans votre fuite, tandis que je l'empêchais. Vous n'aurez plus une moitié de cadavre liée à vous pour vous paralyser tous vos mouvements. |
4277 |
Dantès prit la lampe, la posa au chevet du lit sur une pierre qui faisait saillie et d'où sa lueur tremblante éclairait d'un reflet étrange et fantastique ce visage décomposé et ce corps inerte et raidi. Les yeux fixés, il attendit intrépidement le moment d'administrer le remède sauveur. |
4278 |
Le remède produisit un effet galvanique, un violent tremblement secoua les membres du vieillard, ses yeux se rouvrirent effrayants à voir, il poussa un soupir qui ressemblait à un cri, puis tout ce corps frissonnant rentra peu à peu dans son immobilité. Les yeux seuls restèrent ouverts. |
4279 |
D'ailleurs, il était temps, le geôlier allait venir. Cette fois, il commença sa visite par Dantès ; en sortant de son cachot, il allait passer dans celui de Faria, auquel il portait à déjeuner et du linge. Rien d'ailleurs n'indiquait chez cet homme qu'il eût connaissance de l'accident arrivé. |
4280 |
Derrière les soldats arriva le gouverneur. Edmond entendit le bruit du lit sur lequel on agitait le cadavre ; il entendit la voix du gouverneur, qui ordonnait de lui jeter de l'eau au visage, et qui voyant que, malgré cette immersion, le prisonnier ne revenait pas, envoya chercher le médecin. |
4281 |
Au bout d'une heure, à peu près, le silence s'anima d'un faible bruit, qui alla croissant. C'était le gouverneur qui revenait, suivi du médecin et de plusieurs officiers. Il se fit un moment de silence : il était évident que le médecin s'approchait du lit et examinait le cadavre. |
4282 |
Le médecin analysa le mal auquel le prisonnier avait succombé et déclara qu'il était mort. Questions et réponses se faisaient avec une nonchalance qui indignait Dantès ; il lui semblait que tout le monde devait ressentir pour le pauvre abbé une partie de l'affection qu'il lui portait. |
4283 |
Une séparation matérielle existait déjà entre Dantès et son vieil ami, il ne pouvait plus voir ses yeux qui étaient restés ouverts comme pour regarder au-delà de la mort, il ne pouvait plus serrer cette main industrieuse qui avait soulevé pour lui le voile qui couvrait les choses cachées. |
4284 |
Ne valait-il pas mieux comme Faria, s'en aller demander à Dieu l'énigme de la vie, au risque de passer par la porte lugubre des souffrances ! L'idée du suicide, chassée par son ami, écartée par sa présence, revint alors se dresser comme un fantôme près du cadavre de Faria. |
4285 |
Dantès aurait bien pu attendre après la visite du soir, mais il avait peur que d'ici là le gouverneur ne changeât de résolution et qu'on n'enlevât le cadavre. Alors sa dernière espérance était perdue. En tout cas, maintenant son plan était arrêté. Voici ce qu'il comptait faire. |
4286 |
Alors, il croyait qu'il allait mourir. Les heures s'écoulèrent sans amener aucun mouvement dans le château, et Dantès comprit qu'il avait échappé à ce premier danger ; c'était d'un bon augure. Enfin, vers l'heure fixée par le gouverneur, des pas se firent entendre dans l'escalier. |
4287 |
On s'arrêta à la porte, le pas était double. Dantès devina que c'étaient les deux fossoyeurs qui le venaient chercher. Ce soupçon se changea en certitude, quand il entendit le bruit qu'ils faisaient en déposant la civière. La porte s'ouvrit, une lumière voilée parvint aux yeux de Dantès. |
4288 |
On transporta le prétendu mort du lit sur la civière. Edmond se raidissait pour mieux jouer son rôle de trépassé. On le posa sur la civière ; et le cortège, éclairé par l'homme au falot, qui marchait devant, monta l'escalier. Tout à coup, l'air frais et âpre de la nuit l'inonda. |
4289 |
Dantès reconnut le mistral. Ce fut une sensation subite, pleine à la fois de délices et d'angoisses. Les porteurs firent une vingtaine de pas, puis ils s'arrêtèrent et déposèrent la civière sur le sol. Un des porteurs s'éloigna, et Dantès entendit ses souliers retentir sur les dalles. |
4290 |
Quoique tiré en bas par quelque chose de pesant qui précipitait son vol rapide, il lui sembla que cette chute durait un siècle. Enfin, avec un bruit épouvantable, il entra comme une flèche dans une eau glacée qui lui fit pousser un cri, étouffé à l'instant même par l'immersion. |
4291 |
À la lueur d'un autre éclair, le jeune homme vit quatre hommes cramponnés aux mâts et aux étais ; un cinquième se tenait à la barre du gouvernail brisé. Ces hommes qu'il voyait le virent aussi sans doute, car des cris désespérés, emportés par la rafale sifflante, arrivèrent à son oreille. |
4292 |
Cramponné comme un sphinx à son rocher, d'où il plongeait sur l'abîme, un nouvel éclair lui montra le petit bâtiment brisé, et, parmi les débris, des têtes aux visages désespérés, des bras étendus vers le ciel. Puis tout rentra dans la nuit, le terrible spectacle avait eu la durée de l'éclair. |
4293 |
C'était le jour. Dantès resta immobile et muet devant ce grand spectacle, comme s'il le voyait pour la première fois. En effet, depuis le temps qu'il était au château d'If, il avait oublié. Il se retourna vers la forteresse interrogeant à la fois d'un long regard circulaire la terre et la mer. |
4294 |
Alors, traqué sur l'eau, cerné sur la terre, que deviendrai-je ? J'ai faim, j'ai froid, j'ai lâché jusqu'au couteau sauveur qui me gênait pour nager ; je suis à la merci du premier paysan qui voudra gagner vingt francs en me livrant ; je n'ai plus ni force, ni idée, ni résolution. |
4295 |
À l'arête d'un rocher était resté accroché le bonnet phrygien d'un des matelots naufragés, et tout près de là flottaient quelques débris de la carène, solives inertes que la mer poussait et repoussait contre la base de l'île, qu'elles battaient comme d'impuissants béliers. |
4296 |
Un instant après, la chaloupe, montée par deux hommes, se dirigea de son côté, battant la mer de son double aviron. Dantès alors laissa glisser la solive dont il pensait n'avoir plus besoin, et nagea vigoureusement pour épargner la moitié du chemin à ceux qui venaient à lui. |
4297 |
Il reparut battant la mer de ces mouvements inégaux et désespérés d'un homme qui se noie, poussa un troisième cri, et se sentit enfoncer dans la mer comme s'il eût eu encore au pied le boulet mortel. L'eau passa par-dessus sa tête, et à travers l'eau, il vit le ciel livide avec des taches noires. |
4298 |
Nos trois autres compagnons se sont noyés. Je crois que je suis le seul qui reste vivant ; j'ai aperçu votre navire, et, craignant d'avoir longtemps à attendre sur cette île isolée et déserte, je me suis hasardé sur un débris de notre bâtiment pour essayer de venir jusqu'à vous. |
4299 |
Il y avait quatorze ans, jour pour jour, que Dantès avait été arrêté. Il était entré à dix-neuf ans au château d'If, il en sortait à trente-trois ans. Un douloureux sourire passa sur ses lèvres ; il se demanda ce qu'était devenue Mercédès pendant ce temps où elle avait dû le croire mort. |
4300 |
Ce n'était point encore la mode à cette époque-là que l'on portât la barbe et les cheveux si développés : aujourd'hui un barbier s'étonnerait seulement qu'un homme doué de si grands avantages physiques consentît à s'en priver. Le barbier livournais se mit à la besogne sans observation. |
4301 |
À l'élégance des formes nerveuses et grêles avait succédé la solidité des formes arrondies et musculeuses. Quant à sa voix, les prières, les sanglots et les imprécations l'avaient changée, tantôt en un timbre d'une douceur étrange, tantôt en une accentuation rude et presque rauque. |
4302 |
La Jeune-Amélie la laissa à trois quarts de lieue à peu près à tribord et continua son chemin vers la Corse. Dantès songeait, tout en longeant cette île au nom si retentissant pour lui, qu'il n'aurait qu'à sauter à la mer et que dans une demi-heure il serait sur cette terre promise. |
4303 |
N'eût-il pas accepté la liberté sans la richesse si on la lui eût proposée ? D'ailleurs cette richesse n'était-elle pas toute chimérique ? Née dans le cerveau malade du pauvre abbé Faria, n'était-elle pas morte avec lui ? Il est vrai que cette lettre du cardinal Spada était étrangement précise. |
4304 |
Le soir vint ; Edmond vit l'île passer par toutes les teintes que le crépuscule amène avec lui, et se perdre pour tout le monde dans l'obscurité ; mais lui, avec son regard habitué à l'obscurité de la prison, il continua sans doute de la voir, car il demeura le dernier sur le pont. |
4305 |
Tout le jour on courut des bordées, le soir des feux s'allumèrent sur la côte. À la disposition de ces feux on reconnut sans doute qu'on pouvait débarquer, car un fanal monta au lieu de pavillon à la corne du petit bâtiment, et l'on s'approcha à portée de fusil du rivage. |
4306 |
Quatre chaloupes s'approchèrent à petit bruit du bâtiment, qui, sans doute pour leur faire honneur, mit sa propre chaloupe à la mer ; tant il y a que les cinq chaloupes s'escrimèrent si bien, qu'à deux heures du matin tout le chargement était passé du bord de la Jeune-Amélie sur la terre ferme. |
4307 |
La nuit même, tant le patron de la Jeune-Amélie était un homme d'ordre, la répartition de la prime fut faite : chaque homme eut cent livres toscanes de part, c'est-à-dire à peu près quatre-vingts francs de notre monnaie. Mais l'expédition n'était pas finie ; on mit le cap sur la Sardaigne. |
4308 |
Grâce à certaines herbes cueillies à certaines époques et vendues aux contrebandiers par de vieilles femmes sardes, la blessure se referma bien vite. Edmond voulut tenter alors Jacopo ; il lui offrit, en échange des soins qu'il en avait reçus, sa part des primes, mais Jacopo refusa avec indignation. |
4309 |
Là, il ferait en toute liberté ses recherches. Non pas en toute liberté, car il serait, sans aucun doute, espionné par ceux qui l'auraient conduit. Mais dans ce monde il faut bien risquer quelque chose. La prison avait rendu Edmond prudent, et il aurait bien voulu ne rien risquer. |
4310 |
Il cherchait inutilement dans sa mémoire fatiguée ce mot magique et mystérieux qui ouvrait pour le pêcheur arabe les cavernes splendides d'Ali-Baba. Tout était inutile ; le trésor disparu était redevenu la propriété des génies de la terre, auxquels il avait eu un instant l'espoir de l'enlever. |
4311 |
Peu à peu, il avait pris cette autorité sur ses compagnons, de commander comme s'il était le maître du bâtiment ; et comme ses ordres étaient toujours clairs, précis et faciles à exécuter, ses compagnons lui obéissaient non seulement avec promptitude, mais encore avec plaisir. |
4312 |
À sept heures du soir tout fut prêt ; à sept heures dix minutes on doublait le phare, juste au moment où le phare s'allumait. La mer était calme, avec un vent frais venant du sud-est ; on naviguait sous un ciel d'azur, où Dieu allumait aussi tour à tour ses phares, dont chacun est un monde. |
4313 |
Quand le Maltais (c'est ainsi que l'on appelait Dantès) avait fait une pareille déclaration, cela suffisait, et chacun s'en allait coucher tranquille. Cela arrivait quelquefois : Dantès, rejeté de la solitude dans le monde, éprouvait de temps en temps d'impérieux besoins de solitude. |
4314 |
Edmond dévorait des yeux cette masse de rochers qui passait par toutes les couleurs crépusculaires, depuis le rose vif jusqu'au bleu foncé ; de temps en temps, des bouffées ardentes lui montaient au visage ; son front s'empourprait, un nuage pourpre passait devant ses yeux. |
4315 |
Il était inutile de la chercher pendant la nuit. Dantès remit donc l'investigation au lendemain. D'ailleurs, un signal arboré à une demi-lieue en mer, et auquel la Jeune-Amélie répondit aussitôt par un signal pareil, indiqua que le moment était venu de se mettre à la besogne. |
4316 |
Le bâtiment retardataire, rassuré par le signal qui devait faire connaître au dernier arrivé qu'il y avait toute sécurité à s'aboucher, apparut bientôt blanc et silencieux comme un fantôme, et vint jeter l'ancre à une encablure du rivage. Aussitôt le transport commença. |
4317 |
Dantès continua son chemin en se retournant de temps en temps. Arrivé au sommet d'une roche, il vit à mille pieds au-dessous de lui ses compagnons que venait de rejoindre Jacopo et qui s'occupaient déjà activement des apprêts du déjeuner, augmenté, grâce à l'adresse d'Edmond, d'une pièce capitale. |
4318 |
Un gros rocher rond posé sur une base solide était le seul but auquel elles semblassent conduire. Edmond pensa qu'au lieu d'être arrivé à la fin, il n'était peut-être, tout au contraire, qu'au commencement ; il prit en conséquence le contre-pied et retourna sur ses pas. |
4319 |
Juste au moment où ils le tiraient de sa broche improvisée, ils aperçurent Edmond qui, léger et hardi comme un chamois, sautait de rocher en rocher : ils tirèrent un coup de fusil pour lui donner le signal. Le chasseur changea aussitôt de direction, et revint tout courant à eux. |
4320 |
Il trouva Edmond étendu sanglant et presque sans connaissance : il avait dû rouler d'une hauteur de douze ou quinze pieds. On lui introduisit dans la bouche quelques gouttes de rhum, et ce remède qui avait déjà eu tant d'efficacité sur lui, produisit le même effet que la première fois. |
4321 |
Quant à lui, il prétendit qu'il n'avait besoin que d'un peu de repos, et qu'à leur retour ils le trouveraient soulagé. Les marins ne se firent pas trop prier : les marins avaient faim, l'odeur du chevreau arrivait jusqu'à eux et l'on n'est point cérémonieux entre loups de mer. |
4322 |
Mais, loin de se calmer, les douleurs de Dantès avaient semblé croître en violence. Le vieux patron, qui était forcé de partir dans la matinée pour aller déposer son chargement sur les frontières du Piémont et de la France, entre Nice et Fréjus, insista pour que Dantès essayât de se lever. |
4323 |
Les contrebandiers laissèrent à Edmond ce qu'il demandait et s'éloignèrent non sans se retourner plusieurs fois, lui faisant à chaque fois qu'ils détournaient tous les signes d'un cordial adieu, auquel Edmond répondait de la main seulement, comme s'il ne pouvait remuer le reste du corps. |
4324 |
Alors Dantès se releva, plus souple et plus léger qu'un des chevreaux qui bondissaient parmi les myrtes et les lentisques sur ces rochers sauvages, prit son fusil d'une main, sa pioche de l'autre, et courut à cette roche à laquelle aboutissaient les entailles qu'il avait remarquées sur les rochers. |
4325 |
Il adore le paradoxe, il touche au sérieux, au burlesque, et je ne saurais vous dire avec quel art, quel tact, quel goût infini il parcourut, avec cette femme dont il ne savait pas même le nom, toutes les gammes vulgaires et toutes les fioritures élégantes de la conversation de chaque jour. |
4326 |
Qu'a-t-il dit ? la dame n'en savait rien ; mais elle essayait de répondre, et ces quelques paroles, qui n'avaient pas de sens, devenaient pour elle une fatigue. Ainsi, à leur insu, ils n'étaient pas seuls dans cette loge dont le prix représentait le pain d'une famille pour six mois. |
4327 |
Je la vis sortir de sa loge, et s'envelopper elle-même dans son manteau doublé de la fourrure d'une hermine précoce. Le jeune homme qui l'avait amenée là paraissait contrarié, et comme il n'avait plus à se parer de cette femme, il ne s'inquiétait plus qu'elle eût froid. |
4328 |
Il arriva cependant, malgré elle, que sa mort fut une espèce d'événement ; on en parla trois jours ; et c'est beaucoup dans cette ville des passions savantes et des fêtes sans cesse renaissantes et jamais assouvies. On ouvrit, au bout de trois jours, la porte fermée de sa maison. |
4329 |
On eût dit que la jeune femme allait reparaître en ces demeures. Pas une des senteurs de la mort n'était restée entre ces rideaux soyeux, dans ces longues draperies aux reflets favorables, sur ces tapis des Gobelins où la fleur semblait naître, touchée à peine par ce pied d'enfant. |
4330 |
Elle aimait ce petit art coquet, gracieux, élégant, où le vice même a son esprit, où l'innocence a ses nudités ; elle aimait les bergers et les bergères en biscuit, les bronzes florentins, les terres cuites, les émaux, toutes les recherches du goût et du luxe des sociétés épuisées. |
4331 |
Elle avait poussé si loin la science du bien-être intérieur, et l'adoration du soi-même, que rien ne saurait se comparer à ses habits, à son linge, aux plus petits détails de son service, car la parure de sa beauté était, à tout prendre, la plus chère et la plus charmante occupation de sa jeunesse. |
4332 |
Son peigne fut poussé à un prix fou ; sa brosse pour les cheveux s'est payée au poids de l'or. On a vendu des gants qui lui avaient servi, tant sa main était belle. On a vendu des bottines qu'elle avait portées, et les honnêtes femmes ont lutté entre elles à qui mettrait ce soulier de Cendrillon. |
4333 |
J'engage donc le lecteur à être convaincu de la réalité de cette histoire, dont tous les personnages, à l'exception de l'héroïne, vivent encore. D'ailleurs, il y a à Paris des témoins de la plupart des faits que je recueille ici, et qui pourraient les confirmer, si mon témoignage ne suffisait pas. |
4334 |
Malheureusement les mystères étaient morts avec la déesse, et, malgré toute leur bonne volonté, ces dames ne surprirent que ce qui était à vendre depuis le décès, et rien de ce qui se vendait du vivant de la locataire. Du reste, il y avait de quoi faire des emplettes. Le mobilier était superbe. |
4335 |
Je me promenai dans l'appartement et je suivis les nobles curieuses qui m'y avaient précédé. Elles entrèrent dans une chambre tendue d'étoffe perse, et j'allais y entrer aussi, quand elles en sortirent presque aussitôt en souriant et comme si elles eussent eu honte de cette nouvelle curiosité. |
4336 |
C'était le cabinet de toilette, revêtu de ses plus minutieux détails, dans lesquels paraissait s'être développée au plus haut point la prodigalité de la morte. Sur une grande table, adossée au mur, table de trois pieds de large sur six de long, brillaient tous les trésors d'Aucoc et d'Odiot. |
4337 |
C'était là une magnifique collection, et pas un de ces mille objets, si nécessaires à la toilette d'une femme comme celle chez qui nous étions, n'était en autre métal qu'or ou argent. Cependant cette collection n'avait pu se faire que peu à peu, et ce n'était pas le même amour qui l'avait complétée. |
4338 |
Moi qui ne m'effarouchais pas à la vue du cabinet de toilette d'une femme entretenue, je m'amusais à en examiner les détails, quels qu'ils fussent, et je m'aperçus que tous ces ustensiles magnifiquement ciselés portaient des initiales variées et des couronnes différentes. |
4339 |
Sa mère l'accompagnait sans cesse, aussi assidûment qu'une vraie mère eût accompagné sa vraie fille. J'étais bien jeune alors, et prêt à accepter pour moi la facile morale de mon siècle. Je me souviens cependant que la vue de cette surveillance scandaleuse m'inspirait le mépris et le dégoût. |
4340 |
Et pourquoi, après tout, Dieu, qui l'avait faite sans force, l'aurait-il laissée sans consolation, sous le poids douloureux de sa vie ? Un jour donc, elle s'aperçut qu'elle était enceinte, et ce qu'il y avait en elle de chaste encore tressaillit de joie. L'âme a d'étranges refuges. |
4341 |
Cette histoire m'était revenue à l'esprit pendant que je contemplais les nécessaires d'argent, et un certain temps s'était écoulé, à ce qu'il paraît, dans ces réflexions, car il n'y avait plus dans l'appartement que moi et un gardien qui, de la porte, examinait avec attention si je ne dérobais rien. |
4342 |
Leur mort, quand elles meurent jeunes, est apprise de tous leurs amants en même temps, car, à Paris presque tous les amants d'une fille connue vivent en intimité. Quelques souvenirs s'échangent à son sujet, et la vie des uns et des autres continue sans que cet incident la trouble même d'une larme. |
4343 |
Quant à moi, quoique mon chiffre ne se retrouvât sur aucun des nécessaires de Marguerite, cette indulgence instinctive, cette pitié naturelle que je viens d'avouer tout à l'heure me faisaient songer à sa mort plus longtemps qu'elle ne méritait peut-être que j'y songeasse. |
4344 |
Les cheveux, noirs comme du jais, ondés naturellement ou non, s'ouvraient sur le front en deux larges bandeaux, et se perdaient derrière la tête, en laissant voir un bout des oreilles, auxquelles brillaient deux diamants d'une valeur de quatre à cinq mille francs chacun. |
4345 |
Je savais, en outre, comme tous ceux qui vivent dans un certain monde, à Paris, que Marguerite avait été la maîtresse des jeunes gens les plus élégants, qu'elle le disait hautement, et qu'eux-mêmes s'en vantaient, ce qui prouvait qu'amants et maîtresse étaient contents l'un de l'autre. |
4346 |
Cependant, depuis trois ans environ, depuis un voyage à Bagnères, elle ne vivait plus, disait-on, qu'avec un vieux duc étranger, énormément riche et qui avait essayé de la détacher le plus possible de sa vie passée, ce que, du reste, elle avait paru se laisser faire d'assez bonne grâce. |
4347 |
Il faut dire qu'à cette époque, Marguerite, nature enthousiaste, était malade. Le passé lui apparaissait comme une des causes principales de sa maladie, et une sorte de superstition lui fit espérer que Dieu lui laisserait la beauté et la santé, en échange de son repentir et de sa conversion. |
4348 |
Le duc accompagna Marguerite à Paris, où il continua de venir la voir comme à Bagnères. Cette liaison, dont on ne connaissait ni la véritable origine, ni le véritable motif, causa une grande sensation ici, car le duc, connu par sa grande fortune, se faisait connaître maintenant par sa prodigalité. |
4349 |
Le duc resta huit jours sans paraître, ce fut tout ce qu'il put faire, et, le huitième jour, il vint supplier Marguerite de l'admettre encore, lui promettant de l'accepter telle qu'elle serait, pourvu qu'il la vît, et lui jurant que, dût-il mourir, il ne lui ferait jamais un reproche. |
4350 |
La seconde interprétation était la plus vraisemblable, car la première n'eût été qu'une impertinente franchise que n'eût pas acceptée Marguerite, malgré son opinion sur elle-même. Je sortis de nouveau et je ne m'occupai plus de ce livre que le soir lorsque je me couchai. |
4351 |
Hugo a fait Marion Delorme, Musset a fait Bernerette, Alexandre Dumas a fait Fernande, les penseurs et les poètes de tous les temps ont apporté à la courtisane l'offrande de leur miséricorde, et quelquefois un grand homme les a réhabilitées de son amour et même de son nom. |
4352 |
Si j'insiste ainsi sur ce point, c'est que, parmi ceux qui vont me lire, beaucoup peut-être sont déjà prêts à rejeter ce livre, dans lequel ils craignent de ne voir qu'une apologie du vice et de la prostitution, et l'âge de l'auteur contribue sans doute encore à motiver cette crainte. |
4353 |
Laissons sur notre chemin l'aumône de notre pardon à ceux que les désirs terrestres ont perdus, que sauvera peut-être une espérance divine, et, comme disent les bonnes vieilles femmes quand elles conseillent un remède de leur façon, si cela ne fait pas de bien, cela ne peut pas faire de mal. |
4354 |
Je dis de faire entrer tout de suite celui qui attendait. Je vis alors un jeune homme blond, grand, pâle, vêtu d'un costume de voyage qu'il semblait ne pas avoir quitté depuis quelques jours et ne s'être même pas donné la peine de brosser en arrivant à Paris, car il était couvert de poussière. |
4355 |
Je vous le répète donc, monsieur, ce livre est à votre disposition et je vous prie de nouveau de l'accepter pour que vous ne le teniez pas de moi comme je le tiens d'un commissaire-priseur, et pour qu'il soit entre nous l'engagement d'une connaissance plus longue et de relations plus intimes. |
4356 |
Laissez-moi rester quelques minutes encore, le temps de m'essuyer les yeux, pour que les badauds de la rue ne regardent pas comme une curiosité ce grand garçon qui pleure. Vous venez de me rendre bien heureux en me donnant ce livre ; je ne saurai jamais comment reconnaître ce que je vous dois. |
4357 |
Un jour, je vous ferai part de cette histoire, et vous verrez si j'ai raison de regretter la pauvre fille. Et maintenant, ajouta-t-il en se frottant une dernière fois les yeux et en se regardant dans la glace, dites-moi que vous ne me trouvez pas trop niais, et permettez-moi de revenir vous voir. |
4358 |
Et, faisant un effort inouï pour ne pas pleurer, il se sauva de chez moi plutôt qu'il n'en sortit. Je soulevai le rideau de ma fenêtre, et je le vis remonter dans le cabriolet qui l'attendait à la porte ; mais à peine y était-il qu'il fondit en larmes et cacha son visage dans son mouchoir. |
4359 |
Vous découvrez alors que cette personne vous touchait presque, vous vous apercevez qu'elle a passé bien des fois dans votre vie sans être remarquée ; vous trouvez dans les événements que l'on vous raconte une coïncidence, une affinité réelles avec certains événements de votre propre existence. |
4360 |
J'en étais arrivé à me demander si, lorsqu'il s'était présenté chez moi, la nouvelle récente de la mort de Marguerite n'avait pas exagéré son amour d'autrefois et par conséquent sa douleur, et je me disais que peut-être il avait déjà oublié avec la morte la promesse faite de revenir me voir. |
4361 |
Le prétexte n'était pas difficile à trouver ; malheureusement je ne savais pas son adresse, et, parmi tous ceux que j'avais questionnés, personne n'avait pu me la dire. Je me rendis rue d'Antin. Le portier de Marguerite savait peut-être où demeurait Armand. C'était un nouveau portier. |
4362 |
Moi aussi, j'étais curieux d'assister à ce spectacle, et j'avoue que la nuit je ne dormis pas. À en juger par les pensées qui m'assaillirent, ce dut être une longue nuit pour Armand. Quand le lendemain, à neuf heures, j'entrai chez lui, il était horriblement pâle, mais il paraissait calme. |
4363 |
Il me sourit et me tendit la main. Ses bougies étaient brûlées jusqu'au bout, et, avant de sortir, Armand prit une lettre fort épaisse, adressée à son père, et confidente sans doute de ses impressions de la nuit. Une demi-heure après nous arrivions à Montmartre. Le commissaire nous attendait déjà. |
4364 |
On s'achemina lentement dans la direction de la tombe de Marguerite. Le commissaire marchait le premier, Armand et moi nous le suivions à quelques pas. De temps en temps, je sentais tressaillir convulsivement le bras de mon compagnon, comme si des frissons l'eussent parcouru tout à coup. |
4365 |
D'où vient le douloureux plaisir qu'on prend à ces sortes de spectacles ! Quand nous arrivâmes à la tombe, le jardinier avait retiré tous les pots de fleurs, le treillage de fer avait été enlevé, et deux hommes piochaient la terre. Armand s'appuya contre un arbre et regarda. |
4366 |
À ce bruit, Armand recula comme à une commotion électrique, et me serra la main avec une telle force qu'il me fit mal. Un fossoyeur prit une large pelle et vida peu à peu la fosse ; puis, quand il n'y eut plus que les pierres dont on couvre la bière, il les jeta dehors une à une. |
4367 |
La bière était en chêne, et ils se mirent à dévisser la paroi supérieure qui faisait couvercle. L'humidité de la terre avait rouillé les vis, et ce ne fut pas sans efforts que la bière s'ouvrit. Une odeur infecte s'en exhala, malgré les plantes aromatiques dont elle était semée. |
4368 |
Pour moi, il me sembla qu'un cercle de fer m'étreignait la tête, un voile couvrit mes yeux, des bourdonnements m'emplirent les oreilles, et tout ce que je pus faire fut d'ouvrir un flacon que j'avais apporté à tout hasard et de respirer fortement les sels qu'il renfermait. |
4369 |
Les fossoyeurs rejetèrent le linceul sur le visage de la morte, fermèrent la bière, la prirent chacun par un bout et se dirigèrent vers l'endroit qui leur avait été désigné. Armand ne bougeait pas. Ses yeux étaient rivés à cette fosse vide ; il était pâle comme le cadavre que nous venions de voir. |
4370 |
Et il se retournait comme si cette vision l'eût rappelé. Cependant sa marche devint saccadée ; il semblait ne plus avancer que par secousses ; ses dents claquaient, ses mains étaient froides, une violente agitation nerveuse s'emparait de toute sa personne. Je lui parlai, il ne me répondit pas. |
4371 |
Je lui fis respirer le flacon qui m'avait servi, et, quand nous arrivâmes chez lui, le frisson seul se manifestait encore. Avec l'aide du domestique, je le couchai, je fis allumer un grand feu dans sa chambre, et je courus chercher mon médecin à qui je racontai ce qui venait de se passer. |
4372 |
À peine si j'avais quitté sa chambre tout le temps qu'avait duré sa maladie. Le printemps avait semé à profusion ses fleurs, ses feuilles, ses oiseaux, ses chansons, et la fenêtre de mon ami s'ouvrait gaiement sur son jardin dont les saines exhalaisons montaient jusqu'à lui. |
4373 |
J'avais remarqué que, depuis sa dernière visite au cimetière, depuis le spectacle qui avait déterminé en lui cette crise violente, la mesure de la douleur morale semblait avoir été comblée par la maladie, et que la mort de Marguerite ne lui apparaissait plus sous l'aspect du passé. |
4374 |
J'avais passé ma journée à la campagne avec un de mes amis, Gaston R... Le soir, nous étions revenus à Paris, et, ne sachant que faire, nous étions entrés au théâtre des Variétés. Pendant un entracte nous sortîmes, et, dans le corridor, nous vîmes passer une grande femme que mon ami salua. |
4375 |
Toujours est-il qu'elle me causait une impression réelle, que plusieurs de mes amis en avaient été témoins, et qu'ils avaient beaucoup ri en reconnaissant de qui cette impression me venait. La première fois que je l'avais vue, c'était place de la Bourse, à la porte de Susse. |
4376 |
Un murmure d'admiration avait accueilli son entrée dans le magasin. Quant à moi, je restai cloué à ma place, depuis le moment où elle entra jusqu'au moment où elle sortit. À travers les vitres, je la regardai choisir dans la boutique ce qu'elle venait y acheter. J'aurais pu entrer, mais je n'osais. |
4377 |
Elle était élégamment vêtue ; elle portait une robe de mousseline tout entourée de volants, un châle de l'Inde carré aux coins brodés d'or et de fleurs de soie, un chapeau de paille d'Italie et un unique bracelet, grosse chaîne d'or dont la mode commençait à cette époque. |
4378 |
Le souvenir de cette vision, car c'en était une véritable, ne me sortit pas de l'esprit, comme bien des visions que j'avais eues déjà, et je cherchais partout cette femme blanche si royalement belle. À quelques jours de là, une grande représentation eut lieu à l'Opéra-Comique. |
4379 |
Je tremblais d'acquérir la certitude que Marguerite ne méritait pas ce que j'éprouvais pour elle. Il y a dans un livre d'Alphonse Karr, intitulé : Am Rauchen, un homme qui suit, le soir, une femme très élégante, et dont, à la première vue, il est devenu amoureux, tant elle est belle. |
4380 |
Nous sommes ainsi, nous autres hommes ; et il est bien heureux que l'imagination laisse cette poésie aux sens, et que les désirs du corps fassent cette concession aux rêves de l'âme. Enfin, on m'eût dit : vous aurez cette femme ce soir, et vous serez tué demain, j'eusse accepté. |
4381 |
On m'eût dit : donnez dix louis, et vous serez son amant, j'eusse refusé et pleuré, comme un enfant qui voit s'évanouir au réveil le château entrevu la nuit. Cependant, je voulais la connaître ; c'était un moyen, et même le seul, de savoir à quoi m'en tenir sur son compte. |
4382 |
Je compris le mal que j'avais dû lui faire par celui que j'éprouvais, et, pendant cinq minutes, je l'aimai comme jamais on n'aima une femme. Marguerite mangeait ses raisins sans plus s'occuper de moi. Mon introducteur ne voulut pas me laisser dans cette position ridicule. |
4383 |
Heureusement, on leva le rideau et mon ami se tut. Vous dire ce que l'on jouait me serait impossible. Tout ce que je me rappelle, c'est que de temps en temps je levais les yeux sur la loge que j'avais si brusquement quittée, et que des figures de visiteurs nouveaux s'y succédaient à chaque instant. |
4384 |
Il me semblait que j'avais son insulte et mon ridicule à faire oublier ; je me disais que, dussé-je y dépenser ce que je possédais, j'aurais cette fille et prendrais de droit la place que j'avais abandonnée si vite. Avant que le spectacle fût terminé, Marguerite et son amie quittèrent leur loge. |
4385 |
Je sortis. J'entendis dans l'escalier des frôlements de robes et des bruits de voix. Je me mis à l'écart et je vis passer, sans être vu, les deux femmes et les deux jeunes gens qui les accompagnaient. Sous le péristyle du théâtre se présenta à elles un petit domestique. |
4386 |
Un des deux hommes était penché sur son épaule et lui parlait tout bas. J'allai m'installer à la Maison d'Or, dans les salons du premier étage, et je ne perdis pas de vue la fenêtre en question. À une heure du matin, Marguerite remontait dans sa voiture avec ses trois amis. |
4387 |
Marguerite en descendit et rentra seule chez elle. C'était sans doute un hasard, mais ce hasard me rendit bien heureux. À partir de ce jour, je rencontrai souvent Marguerite au spectacle, aux Champs-Élysées. Toujours même gaieté chez elle, toujours même émotion chez moi. |
4388 |
On leva le rideau. J'ai vu bien des fois Marguerite au spectacle, je ne l'ai jamais vue prêter la moindre attention à ce qu'on jouait. Quant à moi, le spectacle m'intéressait aussi fort peu, et je ne m'occupais que d'elle, mais en faisant tous mes efforts pour qu'elle ne s'en aperçût pas. |
4389 |
Prudence Duvernoy, c'était l'heureux nom de la modiste, était une de ces grosses femmes de quarante ans avec lesquelles il n'y a pas besoin d'une grande diplomatie pour leur faire dire ce que l'on veut savoir, surtout quand ce que l'on veut savoir est aussi simple que ce que j'avais à lui demander. |
4390 |
Le récit de tous ces détails ressemble à de l'enfantillage, mais tout ce qui avait rapport à cette fille est si présent à ma mémoire, que je ne puis m'empêcher de le rappeler aujourd'hui. Je descendis prévenir Gaston de ce que je venais d'arranger pour lui et pour moi. Il accepta. |
4391 |
Nous quittâmes nos stalles pour monter dans la loge de Madame Duvernoy. À peine avions-nous ouvert la porte des orchestres que nous fûmes forcés de nous arrêter pour laisser passer Marguerite et le duc qui s'en allaient. J'aurais donné dix ans de ma vie pour être à la place de ce vieux bonhomme. |
4392 |
À la porte de sa maison, Prudence nous offrit de monter chez elle pour nous faire voir ses magasins que nous ne connaissions pas et dont elle paraissait être très fière. Vous jugez avec quel empressement j'acceptai. Il me semblait que je me rapprochais peu à peu de Marguerite. |
4393 |
Qu'il soit bête, j'en conviens ; mais ce serait pour elle une position, tandis que ce vieux duc peut mourir d'un jour à l'autre. Les vieillards sont égoïstes ; sa famille lui reproche sans cesse son affection pour Marguerite : voilà deux raisons pour qu'il ne lui laisse rien. |
4394 |
Quelques accords de piano arrivaient jusqu'à nous. Prudence sonna. Le piano se tut. Une femme qui avait plutôt l'air d'une dame de compagnie que d'une femme de chambre vint nous ouvrir. Nous passâmes dans le salon, du salon dans le boudoir, qui était à cette époque ce que vous l'avez vu depuis. |
4395 |
Marguerite, assise devant son piano, laissait courir ses doigts sur les touches, et commençait des morceaux qu'elle n'achevait pas. L'aspect de cette scène était l'ennui, résultant pour l'homme de l'embarras de sa nullité, pour la femme de la visite de ce lugubre personnage. |
4396 |
Les femmes sont impitoyables avec les gens qu'elles n'aiment pas. Le comte rougit et se mordit les lèvres. J'eus pitié de lui, car il paraissait être amoureux comme moi, et la dure franchise de Marguerite devait le rendre bien malheureux, surtout en présence de deux étrangers. |
4397 |
C'était cruel, vous l'avouerez. Le comte avait heureusement une fort bonne éducation et un excellent caractère. Il se contenta de baiser la main que Marguerite lui tendait assez nonchalamment, et de sortir après nous avoir salués. Au moment où il franchissait la porte, il regarda Prudence. |
4398 |
Mais ceux qui avaient aimé Marguerite ne se comptaient plus, et ceux qu'elle avait aimés ne se comptaient pas encore. Bref, on reconnaissait dans cette fille la vierge qu'un rien avait faite courtisane, et la courtisane dont un rien eût fait la vierge la plus amoureuse et la plus pure. |
4399 |
Au bout de quelques instants, la gaieté était descendue aux dernières limites, et ces mots qu'un certain monde trouve plaisants et qui salissent toujours la bouche qui les dit éclataient de temps à autre, aux grandes acclamations de Nanine, de Prudence et de Marguerite. |
4400 |
À chaque verre de vin de Champagne, ses joues se couvraient d'un rouge fiévreux, et une toux, légère au commencement du souper, était devenue à la longue assez forte pour la forcer à renverser sa tête sur le dos de sa chaise et à comprimer sa poitrine dans ses mains toutes les fois qu'elle toussait. |
4401 |
Je souffrais du mal que devaient faire à cette frêle organisation ces excès de tous les jours. Enfin arriva une chose que j'avais prévue et que je redoutais. Vers la fin du souper, Marguerite fut prise d'un accès de toux plus fort que tous ceux qu'elle avait eus depuis que j'étais là. |
4402 |
Par moments, sa poitrine se gonflait d'un long soupir qui, exhalé, paraissait la soulager un peu, et la laissait pendant quelques secondes dans un sentiment de bien-être. Je m'approchai d'elle, sans qu'elle fît un mouvement, je m'assis et pris celle de ses mains qui reposait sur le canapé. |
4403 |
Que voulez-vous ? Je ne puis pas dormir, il faut bien que je me distraie un peu. Et puis des filles comme moi, une de plus ou de moins, qu'est-ce que cela fait ? Les médecins me disent que le sang que je crache vient des bronches ; j'ai l'air de les croire, c'est tout ce que je puis faire pour eux. |
4404 |
Cette franchise qui tenait presque de la confession, cette vie douloureuse que j'entrevoyais sous le voile doré qui la couvrait, et dont la pauvre fille fuyait la réalité dans la débauche, l'ivresse et l'insomnie, tout cela m'impressionnait tellement que je ne trouvais pas une seule parole. |
4405 |
En admettant que je devienne un jour votre maîtresse, il faut que vous sachiez bien que j'ai eu d'autres amants que vous. Si vous me faites déjà des scènes de jalousie avant, qu'est-ce que ce sera donc après, si jamais l'après existe ! Je n'ai jamais vu un homme comme vous. |
4406 |
À mesure qu'ils s'habituent à elle, ils veulent la dominer, et ils deviennent d'autant plus exigeants qu'on leur donne tout ce qu'ils veulent. Si je me décide à prendre un nouvel amant maintenant, je veux qu'il ait trois qualités bien rares, qu'il soit confiant, soumis et discret. |
4407 |
Pendant ce temps, je vais me coucher. Je fermai la fenêtre. Armand, qui était très faible encore, ôta sa robe de chambre et se mit au lit, laissant pendant quelques instants reposer sa tête sur l'oreiller comme un homme fatigué d'une longue course ou agité de pénibles souvenirs. |
4408 |
Cependant ce n'était pas la première fois qu'une fille comme Marguerite se promettait à un homme pour le lendemain du jour où il le lui demandait. J'avais beau me faire cette réflexion, la première impression produite par ma future maîtresse sur moi avait été si forte qu'elle subsistait toujours. |
4409 |
Il est vrai qu'il y a des incidents d'une minute qui font plus qu'une cour d'une année. De ceux qui se trouvaient au souper, j'étais le seul qui se fût inquiété en la voyant quitter la table. Je l'avais suivie, j'avais été ému à ne pouvoir le cacher, j'avais pleuré en lui baisant la main. |
4410 |
Toutes ces suppositions, comme vous le voyez, étaient assez vraisemblables ; mais quelle que fût la raison à son consentement, il y avait une chose certaine, c'est qu'elle avait consenti. Or, j'étais amoureux de Marguerite, j'allais l'avoir, je ne pouvais rien lui demander de plus. |
4411 |
Cependant, je vous le répète, quoique ce fût une fille entretenue, je m'étais tellement, peut-être pour la poétiser, fait de cet amour un amour sans espoir, que plus le moment approchait où je n'aurais même plus besoin d'espérer, plus je doutais. Je ne fermai pas les yeux de la nuit. |
4412 |
Quand je me réveillai, il était deux heures. Le temps était magnifique. Je ne me rappelle pas que la vie m'ait jamais paru aussi belle et aussi pleine. Les souvenirs de la veille se représentaient à mon esprit, sans ombres, sans obstacles et gaiement escortés des espérances du soir. |
4413 |
Je ne voyais que le résultat, je ne songeais qu'à l'heure où je devais revoir Marguerite. Il me fut impossible de rester chez moi. Ma chambre me semblait trop petite pour contenir mon bonheur ; j'avais besoin de la nature entière pour m'épancher. Je sortis. Je passai par la rue d'Antin. |
4414 |
J'aimais, sans même les connaître, tous les gens que je rencontrais. Comme l'amour rend bon ! Au bout d'une heure que je me promenais des chevaux de Marly au rond-point et du rond-point aux chevaux de Marly, je vis de loin la voiture de Marguerite ; je ne la reconnus pas, je la devinai. |
4415 |
C'était à lui qu'elle avait fait défendre sa porte, la veille ; je supposai qu'elle avait fait arrêter sa voiture pour lui donner la raison de cette défense, et j'espérai qu'en même temps elle avait trouvé quelque nouveau prétexte pour ne pas le recevoir la nuit suivante. |
4416 |
Tout ce que je me rappelle, c'est que je rentrai chez moi, que je passai trois heures à ma toilette, et que je regardai cent fois ma pendule et ma montre, qui malheureusement allaient l'une comme l'autre. Quand dix heures et demie sonnèrent, je me dis qu'il était temps de partir. |
4417 |
Je sonnai. Je demandai au portier si mademoiselle Gautier était chez elle. Il me répondit qu'elle ne rentrait jamais avant onze heures ou onze heures un quart. Je regardai ma montre. J'avais cru venir tout doucement, je n'avais mis que cinq minutes pour venir de la rue de Provence chez Marguerite. |
4418 |
Alors, je me promenai dans cette rue sans boutiques, et déserte à cette heure. Au bout d'une demi-heure Marguerite arriva. Elle descendit de son coupé en regardant autour d'elle, comme si elle eût cherché quelqu'un. La voiture repartit au pas, les écuries et la remise n'étant pas dans la maison. |
4419 |
Cela m'assomme de ne pas pouvoir rentrer le soir sans vous voir apparaître cinq minutes après. Qu'est-ce que vous voulez ? que je sois votre maîtresse ? Eh bien, je vous ai déjà dit cent fois que non, que vous m'agacez horriblement, et que vous pouvez vous adresser autre part. |
4420 |
Elle alluma les bougies d'un candélabre, ouvrit une porte au pied de son lit et disparut. Pour moi, je me mis à réfléchir sur la vie de cette fille, et mon amour s'augmenta de pitié. Je me promenais à grands pas dans cette chambre, tout en songeant, quand Prudence entra. |
4421 |
En ce moment, Marguerite sortit de son cabinet de toilette, coquettement coiffée de son bonnet de nuit orné de touffes de rubans jaunes, appelées techniquement des choux. Elle était ravissante ainsi. Elle avait ses pieds nus dans des pantoufles de satin, et achevait la toilette de ses ongles. |
4422 |
Maintenant va-t'en ; je tombe de sommeil. Nous restâmes quelques secondes dans les bras l'un de l'autre, et je partis. Les rues étaient désertes, la grande ville dormait encore, une douce fraîcheur courait dans ces quartiers que le bruit des hommes allait envahir quelques heures plus tard. |
4423 |
Aussi comme elles doivent désirer ce monde qu'on leur cache, comme elles doivent croire qu'il est tentant, comme elles doivent écouter la première voix qui, à travers les barreaux, vient leur en raconter les secrets, et bénir la main qui lève, la première, un coin du voile mystérieux. |
4424 |
Il en est de même de ces malheureuses filles, quand elles aiment sérieusement. Elles ont menti tant de fois qu'on ne veut plus les croire, et elles sont, au milieu de leurs remords, dévorées par leur amour. De là, ces grands dévouements, ces austères retraites dont quelques-unes ont donné l'exemple. |
4425 |
Cette femme devient la maîtresse de cet homme et l'aime. Comment ? Pourquoi ? Leurs deux existences n'en font plus qu'une ; à peine l'intimité existe-t-elle, qu'elle leur semble avoir existé toujours, et tout ce qui a précédé s'efface de la mémoire des deux amants. C'est curieux, avouons-le. |
4426 |
Tout mon être s'exaltait en joie au souvenir des mots échangés pendant cette première nuit. Ou Marguerite était habile à tromper, ou elle avait pour moi une de ces passions subites qui se révèlent dès le premier baiser, et qui meurent quelquefois, du reste, comme elles sont nées. |
4427 |
Elle ne me disait pas de l'aller voir dans le jour, je n'osai me présenter chez elle ; mais j'avais un si grand désir de la rencontrer avant le soir que j'allai aux Champs-Élysées, où, comme la veille, je la vis passer et redescendre. À sept heures, j'étais au Vaudeville. |
4428 |
Au commencement du troisième acte, j'entendis ouvrir la porte de cette loge, sur laquelle j'avais presque constamment les yeux fixés, Marguerite parut. Elle passa tout de suite sur le devant, chercha à l'orchestre, m'y vit et me remercia du regard. Elle était merveilleusement belle ce soir-là. |
4429 |
Et j'avais la clef de l'appartement de cette femme, et dans trois ou quatre heures elle allait de nouveau être à moi. On blâme ceux qui se ruinent pour des actrices et des femmes entretenues ; ce qui m'étonne, c'est qu'ils ne fassent pas pour elles vingt fois plus de folies. |
4430 |
Vous le savez très bien, je ne pouvais pas refuser. Tout ce que je pouvais faire, c'était de vous écrire où j'allais pour que vous me vissiez, et parce que moi-même j'avais du plaisir à vous revoir plus tôt ; mais, puisque c'est ainsi que vous me remerciez, je profite de la leçon. |
4431 |
Je n'en fus pas moins très malheureux le reste de la soirée, et j'étais fort triste en m'en allant, après avoir vu Prudence, le comte et Marguerite monter dans la calèche qui les attendait à la porte. Et cependant, un quart d'heure après, j'étais chez Prudence. Elle rentrait à peine. |
4432 |
M. de G... a été longtemps avec elle, il lui a toujours donné beaucoup d'argent ; il lui en donne encore. Marguerite dépense plus de cent mille francs par an ; elle a beaucoup de dettes. Le duc lui envoie ce qu'elle lui demande, mais elle n'ose pas toujours lui demander tout ce dont elle a besoin. |
4433 |
Marguerite vous aime bien, mon cher ami, mais votre liaison avec elle, dans son intérêt et dans le vôtre, ne doit pas être sérieuse. Ce n'est pas avec vos sept ou huit mille francs de pension que vous soutiendrez le luxe de cette fille-là ; ils ne suffiraient pas à l'entretien de sa voiture. |
4434 |
Prenez Marguerite pour ce qu'elle est, pour une bonne fille spirituelle et jolie ; soyez son amant pendant un mois, deux mois ; donnez-lui des bouquets, des bonbons et des loges ; mais ne vous mettez rien de plus en tête, et ne lui faites pas des scènes de jalousie ridicule. |
4435 |
Je vous trouve charmant de faire le susceptible ! Vous avez la plus agréable maîtresse de Paris ! Elle vous reçoit dans un appartement magnifique, elle est couverte de diamants, elle ne vous coûtera pas un sou, si vous le voulez, et vous n'êtes pas content. Que diable ! Vous en demandez trop. |
4436 |
Depuis deux jours, elle lui fait fermer sa porte ; il est venu ce matin, elle n'a pas pu faire autrement que d'accepter sa loge et de le laisser l'accompagner. Il l'a reconduite, il monte un instant chez elle, il n'y reste pas, puisque vous attendez ici. Tout cela est bien naturel, il me semble. |
4437 |
Mais comment voudriez-vous que les femmes entretenues de Paris fissent pour soutenir le train qu'elles mènent, si elles n'avaient pas trois ou quatre amants à la fois ? Il n'y a pas de fortune, si considérable qu'elle soit, qui puisse subvenir seule aux dépenses d'une femme comme Marguerite. |
4438 |
Toutes ces habitudes sont prises de telle façon qu'il ne peut s'en défaire sans passer pour être ruiné et sans faire scandale. Tout compte fait, avec cinq cent mille francs par an, il ne peut pas donner à une femme plus de quarante ou cinquante mille francs dans l'année, et encore c'est beaucoup. |
4439 |
Croyez-vous que la femme leur en soit reconnaissante ? Pas le moins du monde. Au contraire, elle dit qu'elle leur a sacrifié sa position et que, pendant qu'elle était avec eux, elle perdait de l'argent. Ah ! vous trouvez tous ces détails honteux, n'est-ce pas ? Ils sont vrais. |
4440 |
Quand la satiété serait venue, quand vous n'en voudriez plus enfin, que feriez-vous pour la dédommager de ce que vous lui auriez fait perdre ? Rien. Vous l'auriez isolée du monde dans lequel étaient sa fortune et son avenir, elle vous aurait donné ses plus belles années, et elle serait oubliée. |
4441 |
Croyez-m'en donc, mon ami, prenez les choses pour ce qu'elles valent, les femmes pour ce qu'elles sont, et ne donnez pas à une fille entretenue le droit de se dire votre créancière en quoi que ce soit. C'était sagement raisonné et d'une logique dont j'aurais cru Prudence incapable. |
4442 |
Ce dont il faut que vous soyez convaincu, sans quoi vous deviendrez un garçon insipide, c'est qu'il y a à côté d'ici une belle fille qui attend impatiemment que l'homme qui est chez elle s'en aille, qui pense à vous, qui vous garde sa nuit et qui vous aime, j'en suis certaine. |
4443 |
Elle alla, comme elle en avait l'habitude, s'asseoir sur son tapis devant le feu et regarder d'un air triste la flamme du foyer. Elle songeait ! À quoi ? Je l'ignore ; moi, je la regardais avec amour et presque avec terreur en pensant à ce que j'étais prêt à souffrir pour elle. |
4444 |
Cela vous semble étrange que je parle ainsi, moi, Marguerite Gautier ; cela vient, mon ami, de ce que quand cette vie de Paris, qui semble me rendre si heureuse, ne me brûle pas, elle m'ennuie, et alors j'ai des aspirations soudaines vers une existence plus calme qui me rappellerait mon enfance. |
4445 |
On a toujours eu une enfance, quoi que l'on soit devenue. Oh ! soyez tranquille, je ne vais pas vous dire que je suis la fille d'un colonel en retraite et que j'ai été élevée à Saint-Denis. Je suis une pauvre fille de la campagne, et je ne savais pas écrire mon nom il y a six ans. |
4446 |
Vous voilà rassuré, n'est-ce pas ? Pourquoi est-ce à vous le premier à qui je m'adresse pour partager la joie du désir qui m'est venu ? Sans doute parce que j'ai reconnu que vous m'aimiez pour moi et non pour vous, tandis que les autres ne m'ont jamais aimée que pour eux. |
4447 |
C'est sur vous que je compte pour ce bonheur facile, ne soyez donc pas méchant et accordez-le-moi. Dites-vous ceci : elle ne doit pas vivre vieille, et je me repentirais un jour de n'avoir pas fait pour elle la première chose qu'elle m'a demandée, et qu'il était si facile de faire. |
4448 |
D'où venait donc l'empire que cette femme prenait sur ma vie ? Alors je songeai, puisque j'avais la clef de chez elle, à aller la voir comme de coutume. De cette façon, je saurais bien vite la vérité, et, si je trouvais un homme, je le souffletterais. En attendant, j'allai aux Champs-Élysées. |
4449 |
J'y restai quatre heures. Elle ne parut pas. Le soir, j'entrai dans tous les théâtres où elle avait l'habitude d'aller. Elle n'était dans aucun. À onze heures, je me rendis rue d'Antin. Il n'y avait pas de lumière aux fenêtres de Marguerite. Je sonnai néanmoins. Le portier me demanda où j'allais. |
4450 |
Il me semblait que j'avais encore quelque chose à apprendre, ou du moins que mes soupçons allaient se confirmer. Vers minuit, un coupé que je connaissais bien s'arrêta vers le numéro 9. Le comte de G... en descendit et entra dans la maison, après avoir congédié sa voiture. |
4451 |
Je lus et relus dix fois cette lettre, et l'idée qu'elle ferait de la peine à Marguerite me calma un peu. J'essayai de m'enhardir dans les sentiments qu'elle affectait, et quand, à huit heures, mon domestique entra chez moi, je la lui remis pour qu'il la portât tout de suite. |
4452 |
Puis, je me disais que j'aurais mieux fait de ne pas lui écrire, d'aller chez elle dans la journée, et que, de cette façon, j'aurais joui des larmes que je lui aurais fait répandre. Enfin, je me demandais ce qu'elle allait me répondre, déjà prêt à croire l'excuse qu'elle me donnerait. |
4453 |
À midi, je fus au moment d'aller au rendez-vous, comme si rien ne s'était passé. Enfin, je ne savais qu'imaginer pour sortir du cercle de fer qui m'étreignait. Alors, je crus, avec cette superstition des gens qui attendent, que, si je sortais un peu, à mon retour je trouverais une réponse. |
4454 |
Les réponses impatiemment attendues arrivent toujours quand on n'est pas chez soi. Je sortis sous prétexte d'aller déjeuner. Au lieu de déjeuner au café Foy, au coin du boulevard, comme j'avais l'habitude de le faire, je préférai aller déjeuner au Palais-Royal et passer par la rue d'Antin. |
4455 |
Chaque fois que de loin j'apercevais une femme, je croyais voir Nanine m'apportant une réponse. Je passai rue d'Antin sans avoir même rencontré un commissionnaire. J'arrivai au Palais-Royal, j'entrai chez Véry. Le garçon me fit manger ou plutôt me servit ce qu'il voulut, car je ne mangeai pas. |
4456 |
J'en arrivai à croire qu'elle allait venir elle-même chez moi, mais les heures se passèrent et elle ne vint pas. Décidément, Marguerite n'était pas comme toutes les femmes, car il y en a bien peu qui, en recevant une lettre semblable à celle que je venais d'écrire, ne répondent pas quelque chose. |
4457 |
J'ignore si elle vit mon émotion ; moi, j'étais si troublé que je ne vis que sa voiture. Je ne continuai pas ma promenade aux Champs-Élysées. Je regardai les affiches des théâtres, car j'avais encore une chance de la voir. Il y avait une première représentation au Palais-Royal. |
4458 |
Marguerite devait évidemment y assister. J'étais au théâtre à sept heures. Toutes les loges s'emplirent, mais Marguerite ne parut pas. Alors, je quittai le Palais-Royal, et j'entrai dans tous les théâtres où elle allait le plus souvent, au Vaudeville, aux Variétés, à l'Opéra-Comique. |
4459 |
Elle n'était nulle part. Ou ma lettre lui avait fait trop de peine pour qu'elle s'occupât de spectacle, ou elle craignait de se trouver avec moi, et voulait éviter une explication. Voilà ce que ma vanité me soufflait sur le boulevard, quand je rencontrai Gaston qui me demanda d'où je venais. |
4460 |
Il n'y avait donc eu chez elle que l'espérance de trouver en moi une affection sincère, capable de la reposer des amours mercenaires au milieu desquelles elle vivait, et dès le second jour je détruisais cette espérance, et je payais en ironie impertinente l'amour accepté pendant deux nuits. |
4461 |
Quand le jour parut, je ne dormais pas encore, j'avais la fièvre ; il m'était impossible de penser à autre chose qu'à Marguerite. Comme vous le comprenez, il fallait prendre un parti décisif, et en finir avec la femme ou avec mes scrupules, si toutefois elle consentait encore à me recevoir. |
4462 |
Mais, vous le savez, on retarde toujours un parti décisif : aussi, ne pouvant rester chez moi, n'osant me présenter chez Marguerite, j'essayai un moyen de me rapprocher d'elle, moyen que mon amour-propre pourrait mettre sur le compte du hasard, dans le cas où il réussirait. |
4463 |
Il était neuf heures ; je courus chez Prudence, qui me demanda à quoi elle devait cette visite matinale. Je n'osai pas lui dire franchement ce qui m'amenait. Je lui répondis que j'étais sorti de bonne heure pour retenir une place à la diligence de C..., où demeurait mon père. |
4464 |
Puis les femmes permettent quelquefois qu'on trompe leur amour, jamais qu'on blesse leur amour-propre, et l'on blesse toujours l'amour-propre d'une femme quand, deux jours après qu'on est son amant, on la quitte, quelles que soient les raisons que l'on donne à cette rupture. |
4465 |
J'ai cru un moment que je pourrais me donner ce bonheur-là pendant six mois ; vous ne l'avez pas voulu ; vous teniez à connaître les moyens, eh ! mon Dieu, les moyens étaient bien faciles à deviner. C'était un sacrifice plus grand que vous ne croyez que je faisais en les employant. |
4466 |
C'était de la jalousie, il est vrai, mais de la jalousie ironique et impertinente. J'étais déjà triste, quand j'ai reçu cette lettre, je comptais te voir à midi, déjeuner avec toi, effacer par ta vue une incessante pensée que j'avais, et qu'avant de te connaître j'admettais sans effort. |
4467 |
Nous ne sommes plus des êtres, mais des choses. Nous sommes les premières dans leur amour-propre, les dernières dans leur estime. Nous avons des amies, mais ce sont des amies comme Prudence, des femmes jadis entretenues qui ont encore des goûts de dépense que leur âge ne leur permet plus. |
4468 |
Peu leur importe que nous ayons dix amants de plus, pourvu qu'elles y gagnent des robes ou un bracelet, et qu'elles puissent de temps en temps se promener dans notre voiture et venir au spectacle dans notre loge. Elles ont nos bouquets de la veille et nous empruntent nos cachemires. |
4469 |
À partir de ce moment, comme je ne pouvais changer la vie de ma maîtresse, je changeai la mienne. Je voulais avant toute chose ne pas laisser à mon esprit le temps de réfléchir sur le rôle que je venais d'accepter, car, malgré moi, j'en eusse conçu une grande tristesse. |
4470 |
Mes dépenses étaient fort modestes ; seulement je dépensais en huit mois mon revenu de l'année, et je passais les quatre mois d'été chez mon père, ce qui me faisait en somme douze mille livres de rente et me donnait la réputation d'un bon fils. Du reste pas un sou de dettes. |
4471 |
Pardonnez-moi si je vous donne tous ces détails, mais vous verrez qu'ils furent la cause des événements qui vont suivre. Ce que je vous raconte est une histoire vraie, simple, et à laquelle je laisse toute la naïveté des détails et toute la simplicité des développements. |
4472 |
Pour la plupart, le jeu était une nécessité ; pour moi c'était un remède. Guéri de Marguerite, j'étais guéri du jeu. Aussi, au milieu de tout cela, gardais-je un assez grand sang-froid ; je ne perdais que ce que je pouvais payer, et je ne gagnais que ce que j'aurais pu perdre. |
4473 |
Je ne faisais pas de dettes, et je dépensais trois fois plus d'argent que lorsque je ne jouais pas. Il n'était pas facile de résister à une vie qui me permettait de satisfaire, sans me gêner, aux mille caprices de Marguerite. Quant à elle, elle m'aimait toujours autant et même davantage. |
4474 |
Comme je vous l'ai dit, j'avais commencé d'abord par n'être reçu que de minuit à six heures du matin, puis je fus admis de temps en temps dans les loges, puis elle vint dîner quelquefois avec moi. Un matin je ne m'en allai qu'à huit heures, et il arriva un jour où je ne m'en allai qu'à midi. |
4475 |
Au bout de six semaines, il n'était plus question du comte, définitivement sacrifié ; le duc seul me forçait encore à cacher ma liaison avec Marguerite, et encore avait-il été congédié souvent pendant que j'étais là, sous prétexte que madame dormait et avait défendu qu'on la réveillât. |
4476 |
Comme nous l'avait dit Prudence, c'était une vraie campagne, et, je dois le dire, ce fut un vrai déjeuner. Ce n'est pas par reconnaissance pour le bonheur que je lui ai dû que je dis tout cela, mais Bougival, malgré son nom affreux, est un des plus jolis pays que l'on puisse imaginer. |
4477 |
J'ai beaucoup voyagé, j'ai vu de plus grandes choses, mais non de plus charmantes que ce petit village gaiement couché au pied de la colline qui le protège. Madame Arnould nous offrit de nous faire faire une promenade en bateau, ce que Marguerite et Prudence acceptèrent avec joie. |
4478 |
Tandis qu'à la campagne, au milieu de gens que nous n'avions jamais vus et qui ne s'occupaient pas de nous, au sein d'une nature toute parée de son printemps, ce pardon annuel, et séparée du bruit de la ville, je pouvais cacher mon amour et aimer sans honte et sans crainte. |
4479 |
La courtisane y disparaissait peu à peu. J'avais auprès de moi une femme jeune, belle, que j'aimais, dont j'étais aimé et qui s'appelait Marguerite : le passé n'avait plus de formes, l'avenir plus de nuages. Le soleil éclairait ma maîtresse comme il eût éclairé la plus chaste fiancée. |
4480 |
Je m'en charge, moi, si vous voulez. Marguerite me regarda, comme pour me demander ce que je pensais de cet avis. Mon rêve s'était envolé avec les dernières paroles de Prudence, et m'avait rejeté si brutalement dans la réalité que j'étais encore tout étourdi de la chute. |
4481 |
Pendant qu'il regardait la vue, j'ai demandé à madame Arnould, car c'est madame Arnould qu'elle s'appelle, n'est-ce pas ? je lui ai demandé si elle avait un appartement convenable. Elle en a justement un, avec salon, antichambre et chambre à coucher. C'est tout ce qu'il faut, je pense. |
4482 |
Cependant, il m'a demandé comment moi, qui aime tant Paris, je pouvais me décider à m'enterrer dans cette campagne ; je lui ai répondu que j'étais souffrante et que c'était pour me reposer. Il n'a paru me croire que très imparfaitement. Ce pauvre vieux est toujours aux abois. |
4483 |
Dans les commencements de son séjour à Bougival, Marguerite ne put rompre tout à fait avec ses habitudes, et comme la maison était toujours en fête, toutes ses amies venaient la voir ; pendant un mois, il ne se passa pas de jour que Marguerite n'eût huit ou dix personnes à sa table. |
4484 |
Depuis ce jour on n'avait plus entendu parler de lui. Marguerite avait eu beau congédier ses convives, changer ses habitudes, le duc n'avait plus donné de ses nouvelles. J'y avais gagné que ma maîtresse m'appartenait plus complètement, et que mon rêve se réalisait enfin. |
4485 |
Marguerite ne pouvait plus se passer de moi. Sans s'inquiéter de ce qui en résulterait, elle affichait publiquement notre liaison, et j'en étais arrivé à ne plus sortir de chez elle. Les domestiques m'appelaient monsieur, et me regardaient officiellement comme leur maître. |
4486 |
Je me doutais, à la façon dont Marguerite était venue au-devant d'elle, qu'une conversation pareille à celle que j'avais déjà surprise allait avoir lieu de nouveau et je voulus l'entendre comme l'autre. Les deux femmes se renfermèrent dans un boudoir et je me mis aux écoutes. |
4487 |
Et puis, maintenant il a pris l'habitude de m'aimer sans obstacle ; il souffrirait trop d'être forcé de me quitter ne fût-ce qu'une heure par jour. D'ailleurs, je n'ai pas tant de temps à vivre pour me rendre malheureuse et faire les volontés d'un vieillard dont la vue seule me fait vieillir. |
4488 |
Depuis deux mois nous n'étions même pas allés à Paris. Personne n'était venu nous voir, excepté Prudence, et cette Julie Duprat dont je vous ai parlé, et à qui Marguerite devait remettre plus tard le touchant récit que j'ai là. Je passais des journées entières aux pieds de ma maîtresse. |
4489 |
Nous ouvrions les fenêtres qui donnaient sur le jardin, et regardant l'été s'abattre joyeusement dans les fleurs qu'il fait éclore et sous l'ombre des arbres, nous respirions à côté l'un de l'autre cette vie véritable que ni Marguerite ni moi n'avions comprise jusqu'alors. |
4490 |
Elle se composait d'une série d'enfantillages charmants pour nous, mais insignifiants pour ceux à qui je les raconterais. Vous savez ce que c'est que d'aimer une femme, vous savez comment s'abrègent les journées, et avec quelle amoureuse paresse on se laisse porter au lendemain. |
4491 |
Là nous écoutions les gaies harmonies du soir, en songeant tous deux à l'heure prochaine qui allait nous laisser jusqu'au lendemain dans les bras l'un de l'autre. D'autres fois nous restions couchés toute la journée, sans laisser même le soleil pénétrer dans notre chambre. |
4492 |
Les rideaux étaient hermétiquement fermés, et le monde extérieur s'arrêtait un moment pour nous. Nanine seule avait le droit d'ouvrir notre porte, mais seulement pour apporter nos repas ; encore les prenions-nous sans nous lever, et en les interrompant sans cesse de rires et de folies. |
4493 |
Prudence ne venait plus que rarement, mais en revanche, elle écrivait des lettres que je n'avais jamais demandé à voir, quoique, chaque fois, elles jetassent Marguerite dans une préoccupation profonde. Je ne savais qu'imaginer. Un jour Marguerite resta dans sa chambre. J'entrai. |
4494 |
J'avais horreur de tout ce qui pouvait paraître soupçon, je répondis donc à Marguerite que je n'avais pas besoin de savoir ce qu'elle écrivait, et cependant, j'en avais la certitude, cette lettre m'eût appris la véritable cause de ses tristesses. Le lendemain, il faisait un temps superbe. |
4495 |
Non, mon ami, non. À côté de la vie idéale, il y a la vie matérielle, et les résolutions les plus chastes sont retenues à terre par des fils ridicules, mais de fer, et que l'on ne brise pas facilement. Si Marguerite ne vous a pas trompé vingt fois, c'est qu'elle est d'une nature exceptionnelle. |
4496 |
Elle m'a répondu qu'elle vous aimait et ne vous tromperait pour rien au monde. Tout cela est fort joli, fort poétique, mais ce n'est pas avec cette monnaie qu'on paye les créanciers, et aujourd'hui elle ne peut plus s'en tirer, à moins d'une trentaine de mille francs, je vous le répète. |
4497 |
Laissez-lui trouver les moyens de sortir d'embarras. Le duc reviendra peu à peu à elle. Le comte de N..., si elle le prend, il me le disait encore hier, lui payera toutes ses dettes, et lui donnera quatre ou cinq mille francs par mois. Il a deux cent mille livres de rente. |
4498 |
Et Prudence paraissait enchantée de son conseil, que je rejetai avec indignation. Non seulement mon amour et ma dignité ne me permettaient pas d'agir ainsi, mais encore j'étais bien convaincu qu'au point où elle en était arrivée, Marguerite mourrait plutôt que d'accepter ce partage. |
4499 |
Prudence est une bavarde. Qu'avais-je besoin de ces chevaux ! J'ai fait une économie en les vendant ; je puis bien m'en passer, et je ne dépense plus rien pour eux ; pourvu que tu m'aimes, c'est tout ce que je demande, et tu m'aimeras autant sans chevaux, sans cachemires et sans diamants. |
4500 |
Tu payeras mes dettes, tu escompteras ta fortune et tu m'entretiendras enfin ! Combien de temps tout cela durera-t-il ? Deux ou trois mois, et alors il sera trop tard pour prendre la vie que je te propose, car alors tu accepterais tout de moi, et c'est ce qu'un homme d'honneur ne peut faire. |
4501 |
Tandis que maintenant tu as huit ou dix mille francs de rente avec lesquelles nous pouvons vivre. Je vendrai le superflu de ce que j'ai, et avec cette vente seule, je me ferai deux mille livres par an. Nous louerons un joli petit appartement dans lequel nous resterons tous les deux. |
4502 |
L'été, nous viendrons à la campagne, non pas dans une maison comme celle-ci, mais dans une petite maison suffisante pour deux personnes. Tu es indépendant, je suis libre, nous sommes jeunes, au nom du ciel, Armand, ne me rejette pas dans la vie que j'étais forcée de mener autrefois. |
4503 |
Aussi, je ne voulus pas être en reste avec elle. En un instant je décidai de ma vie. J'établis la position de ma fortune, et je fis à Marguerite l'abandon de la rente qui me venait de ma mère, et qui me parut bien insuffisante pour récompenser le sacrifice que j'acceptais. |
4504 |
Cette rente provenait d'une hypothèque de soixante mille francs sur une maison que je n'avais même jamais vue. Tout ce que je savais, c'est qu'à chaque trimestre le notaire de mon père, vieil ami de notre famille, me remettait sept cent cinquante francs sur mon simple reçu. |
4505 |
Je lui recommandai naturellement la plus grande discrétion vis-à-vis de mon père, et j'allai rejoindre Marguerite qui m'attendait chez Julie Duprat, où elle avait préféré descendre plutôt que d'aller écouter la morale de Prudence. Nous nous mîmes en quête d'appartements. |
4506 |
Pendant que je me rendais chez moi pour donner congé de mon appartement, Marguerite allait chez un homme d'affaires qui, disait-elle, avait déjà fait pour une de ses amies ce qu'elle allait lui demander de faire pour elle. Elle vint me retrouver rue de Provence, enchantée. |
4507 |
Cet homme lui avait promis de payer toutes ses dettes, de lui en donner quittance, et de lui remettre une vingtaine de mille francs moyennant l'abandon de tous ses meubles. Vous avez vu par le prix auquel est montée la vente que cet honnête homme eût gagné plus de trente mille francs sur sa cliente. |
4508 |
Je ne donne pas à mademoiselle Gautier le nom que j'ai reçu de vous, je dépense pour elle ce que mes moyens me permettent de dépenser, je n'ai pas fait une dette, et je ne me suis trouvé enfin dans aucune de ces positions qui autorisent un père à dire à son fils ce que vous venez de me dire. |
4509 |
Vous ne pouvez pas aimer toujours cette femme qui ne vous aimera pas toujours non plus. Vous vous exagérez tous deux votre amour. Vous vous fermez toute carrière. Un pas de plus et vous ne pourrez plus quitter la route où vous êtes, et vous aurez, toute votre vie, le remords de votre jeunesse. |
4510 |
Croyez-moi, continuai-je en le voyant faire un mouvement d'impatience, vous vous exagérez les résultats de cette liaison. Marguerite n'est pas la fille que vous croyez. Cet amour, loin de me jeter dans une mauvaise voie, est capable, au contraire, de développer en moi les plus honorables sentiments. |
4511 |
L'amour vrai rend toujours meilleur, quelle que soit la femme qui l'inspire. Si vous connaissiez Marguerite, vous comprendriez que je ne m'expose à rien. Elle est noble comme les plus nobles femmes. Autant il y a de cupidité chez les autres, autant il y a de désintéressement chez elle. |
4512 |
Un honnête homme eût-il fait un acte semblable sans me prévenir ? Eh bien, c'est pour empêcher votre ruine en faveur d'une fille que je suis venu à Paris. Votre mère vous a laissé en mourant de quoi vivre honorablement et non pas de quoi faire des générosités à vos maîtresses. |
4513 |
Quel homme êtes-vous donc, monsieur, pour permettre à une mademoiselle Marguerite de vous sacrifier quelque chose ? Allons, en voilà assez. Vous quitterez cette femme. Tout à l'heure je vous en priais, maintenant je vous l'ordonne ; je ne veux pas de pareilles saletés dans ma famille. |
4514 |
Quand Joseph est venu nous annoncer l'arrivée de ton père, j'ai tressailli comme à la nouvelle d'un malheur. Pauvre ami ! et c'est moi qui te cause tous ces chagrins. Tu ferais peut-être mieux de me quitter que de te brouiller avec ton père. Cependant je ne lui ai rien fait. |
4515 |
Nous nous attendions à chaque minute à quelque événement, mais heureusement le jour se passa sans amener rien de nouveau. Le lendemain, je partis à dix heures, et j'arrivai vers midi à l'hôtel. Mon père était déjà sorti. Je me rendis chez moi, où j'espérais que peut-être il était allé. |
4516 |
Personne n'était venu. J'allai chez mon notaire. Personne ! Je retournai à l'hôtel, et j'attendis jusqu'à six heures. M. Duval ne rentra pas. Je repris la route de Bougival. Je trouvai Marguerite, non plus m'attendant comme la veille, mais assise au coin du feu qu'exigeait déjà la saison. |
4517 |
Tout le reste du jour, Marguerite fut préoccupée, distraite, triste. J'étais forcé de lui répéter deux fois ce que je lui disais pour obtenir une réponse. Elle rejeta cette préoccupation sur les craintes que lui inspiraient pour l'avenir les événements survenus depuis deux jours. |
4518 |
Mon père ne reparut pas. Je partis. La veille j'avais trouvé Marguerite triste, ce jour-là je la trouvai fiévreuse et agitée. En me voyant entrer, elle me sauta au cou, mais elle pleura longtemps dans mes bras. Je la questionnai sur cette douleur subite dont la gradation m'alarmait. |
4519 |
À la vue de cette lettre et à la réflexion que je fis, les larmes redoublèrent à un tel point que j'appelai Nanine, et que, craignant une atteinte nerveuse, nous couchâmes la pauvre fille qui pleurait sans dire une syllabe, mais qui me tenait les mains, et les baisait à chaque instant. |
4520 |
Elle finit par s'endormir dans mes bras, mais de ce sommeil qui brise le corps au lieu de le reposer ; de temps en temps elle poussait un cri, se réveillait en sursaut, et après s'être assurée que j'étais bien auprès d'elle, elle me faisait lui jurer de l'aimer toujours. |
4521 |
À partir de ce moment, Marguerite essaya de paraître plus gaie. Elle ne pleura plus. Quand vint l'heure où je devais partir, je l'embrassai, et lui demandai si elle voulait m'accompagner jusqu'au chemin de fer : j'espérais que la promenade la distrairait et que l'air lui ferait du bien. |
4522 |
Une fois déjà elle ne m'avait pas répondu à ce même mot, et le comte de G..., vous vous le rappelez, avait passé la nuit chez elle ; mais ce temps était si loin, qu'il semblait effacé de ma mémoire, et si je craignais quelque chose, ce n'était certes plus que Marguerite me trompât. |
4523 |
Il insista beaucoup pour me faire passer la soirée entière avec lui, et pour que je ne repartisse que le lendemain ; mais j'avais laissé Marguerite souffrante, je le lui dis, et je lui demandai la permission d'aller la retrouver de bonne heure, lui promettant de revenir le lendemain. |
4524 |
Je fus à Bougival à onze heures. Pas une fenêtre de la maison n'était éclairée, et je sonnai sans que l'on me répondît. C'était la première fois que pareille chose m'arrivait. Enfin le jardinier parut. J'entrai. Nanine me rejoignit avec une lumière. J'arrivai à la chambre de Marguerite. |
4525 |
Je me rappelai en même temps l'air embarrassé de Prudence, lorsque je l'avais regardée après cette phrase qui semblait trahir un rendez-vous. À ce souvenir se joignait celui des larmes de Marguerite pendant toute la journée, larmes que le bon accueil de mon père m'avait fait oublier un peu. |
4526 |
Que voulaient dire ces larmes, cette absence, ce mystère ? Voilà ce que je me demandais avec effroi, au milieu de cette chambre vide, et les yeux fixés sur la pendule qui, marquant minuit, semblait me dire qu'il était trop tard pour que j'espérasse encore voir revenir ma maîtresse. |
4527 |
Elle n'aura pas voulu me prévenir, car elle sait que, quoique je l'accepte, cette vente, nécessaire à notre bonheur à venir, m'est pénible, et elle aura craint de blesser mon amour-propre et ma délicatesse en m'en parlant. Elle aime mieux reparaître seulement quand tout sera terminé. |
4528 |
Prudence l'attendait évidemment pour cela, et s'est trahie devant moi : Marguerite n'aura pu terminer son marché aujourd'hui, et elle couche chez elle, ou peut-être même va-t-elle arriver tout à l'heure, car elle doit se douter de mon inquiétude et ne voudra certainement pas m'y laisser. |
4529 |
Mais alors, pourquoi ces larmes ? Sans doute, malgré son amour pour moi, la pauvre fille n'aura pu se résoudre sans pleurer à abandonner le luxe au milieu duquel elle a vécu jusqu'à présent et qui la faisait heureuse et enviée. Je pardonnais bien volontiers ces regrets à Marguerite. |
4530 |
Il fallait une cause indépendante de sa volonté pour la retenir loin de moi, et plus j'y songeais, plus j'étais convaincu que cette cause ne pouvait être qu'un malheur quelconque. Ô vanité de l'homme ! Tu te représentes sous toutes les formes. Une heure venait de sonner. |
4531 |
Manon Lescaut était ouvert sur la table. Il me sembla que d'endroits en endroits les pages étaient mouillées comme par des larmes. Après l'avoir feuilleté, je refermai ce livre, dont les caractères m'apparaissaient vides de sens à travers le voile de mes doutes. L'heure marchait lentement. |
4532 |
Le ciel était couvert. Une pluie d'automne fouettait les vitres. Le lit vide me paraissait prendre par moments l'aspect d'une tombe. J'avais peur. J'ouvris la porte. J'écoutais et n'entendais rien que le bruit du vent dans les arbres. Pas une voiture ne passait sur la route. |
4533 |
J'en étais arrivé à craindre que quelqu'un n'entrât. Il me semblait qu'un malheur seul pouvait venir me trouver à cette heure et par ce temps sombre. Deux heures sonnèrent. J'attendis encore un peu. La pendule seule troublait le silence de son bruit monotone et cadencé. |
4534 |
La nuit était si épaisse que je tremblais à chaque instant de me heurter contre un des arbres de la route, lesquels, se présentant brusquement à mes yeux, avaient l'air de grands fantômes courant sur moi. Je rencontrai une ou deux voitures de rouliers que j'eus bientôt laissées en arrière. |
4535 |
Je la regardai s'éloigner, et je repartis. Je mis deux heures pour arriver à la barrière de l'Étoile. La vue de Paris me rendit des forces, et je descendis en courant la longue allée que j'avais parcourue tant de fois. Cette nuit-là personne n'y passait. On eût dit la promenade d'une ville morte. |
4536 |
Cinq heures sonnaient à l'église Saint-Roch au moment où j'entrais dans la maison de Marguerite. Je jetai mon nom au portier, lequel avait reçu de moi assez de pièces de vingt francs pour savoir que j'avais le droit de venir à cinq heures chez mademoiselle Gautier. Je passai donc sans obstacle. |
4537 |
Tous les rideaux étaient hermétiquement fermés. Je tirai ceux de la salle à manger, et je me dirigeai vers la chambre à coucher dont je poussai la porte. Je sautai sur le cordon des rideaux et je le tirai violemment. Les rideaux s'écartèrent ; un faible jour pénétra, je courus au lit. |
4538 |
Il était vide ! J'ouvris les portes les unes après les autres, je visitai toutes les chambres. Personne. C'était à devenir fou. Je passai dans le cabinet de toilette, dont j'ouvris la fenêtre, et j'appelai Prudence à plusieurs reprises. La fenêtre de madame Duvernoy resta fermée. |
4539 |
Un moment j'eus réellement peur de tomber sur le pavé de la rue. Un nuage me passait sur les yeux, et le sang me battait dans les tempes. Enfin je me remis un peu, je regardai autour de moi, tout étonné de voir la vie des autres se continuer sans s'arrêter à mon malheur. |
4540 |
Il y avait des moments où je me figurais qu'une circonstance, que je ne me rappelais pas, m'avait fait passer la nuit hors de chez Marguerite, mais que, si je retournais à Bougival, j'allais la retrouver inquiète, comme je l'avais été, et qu'elle me demanderait qui m'avait ainsi retenu loin d'elle. |
4541 |
Quand l'existence a contracté une habitude comme celle de cet amour, il semble impossible que cette habitude se rompe sans briser en même temps tous les autres ressorts de la vie. J'étais donc forcé de temps en temps de relire la lettre de Marguerite, pour bien me convaincre que je n'avais pas rêvé. |
4542 |
Mon corps, succombant sous la secousse morale, était incapable d'un mouvement. L'inquiétude, la marche de la nuit, la nouvelle du matin m'avaient épuisé. Mon père profita de cette prostration totale de mes forces pour me demander la promesse formelle de partir avec lui. |
4543 |
Alors les larmes me reprirent. Mon père avait compris que des paroles, même de lui, ne me consoleraient pas, et il me laissait pleurer sans me dire un mot, se contentant parfois de me serrer la main, comme pour me rappeler que j'avais un ami à côté de moi. La nuit, je dormis un peu. |
4544 |
La chasse était ouverte, mon père pensa qu'elle serait une distraction pour moi. Il organisa donc des parties de chasse avec des voisins et des amis. J'y allai sans répugnance comme sans enthousiasme, avec cette sorte d'apathie qui était le caractère de toutes mes actions depuis mon départ. |
4545 |
On me mettait à mon poste. Je posais mon fusil désarmé à côté de moi, et je rêvais. Je regardais les nuages passer. Je laissais ma pensée errer dans les plaines solitaires, et de temps en temps je m'entendais appeler par quelque chasseur me montrant un lièvre à dix pas de moi. |
4546 |
Parfois, surpris au milieu de ma tristesse par le regard inquiet de mon père, je lui tendais la main et je serrais la sienne comme pour lui demander tacitement pardon du mal que, malgré moi, je lui faisais. Un mois se passa ainsi, mais ce fut tout ce que je pus supporter. |
4547 |
Il fallait ou que je l'aimasse ou que je la haïsse. Il fallait surtout, quelque sentiment que j'eusse pour elle, que je la revisse, et cela tout de suite. Ce désir entra dans mon esprit, et s'y fixa avec toute la violence de la volonté qui reparaît enfin dans un corps inerte depuis longtemps. |
4548 |
Ce n'était pas dans l'avenir, dans un mois, dans huit jours qu'il me fallait Marguerite, c'était le lendemain même du jour où j'en avais eu l'idée ; et je vins dire à mon père que j'allais le quitter pour des affaires qui me rappelaient à Paris, mais que je reviendrais promptement. |
4549 |
Je ne dormis pas avant d'être arrivé à Paris. Une fois arrivé, qu'allais-je faire ? Je l'ignorais ; mais il fallait avant tout que je m'occupasse de Marguerite. J'allai chez moi m'habiller, et comme il faisait beau, et qu'il en était encore temps, je me rendis aux Champs-Élysées. |
4550 |
Elle avait racheté ses chevaux, car la voiture était telle qu'autrefois ; seulement elle n'était pas dedans. À peine avais-je remarqué cette absence, qu'en reportant les yeux autour de moi, je vis Marguerite qui descendait à pied, accompagnée d'une femme que je n'avais jamais vue auparavant. |
4551 |
Sans doute elle avait appris mon départ, qui l'avait tranquillisée sur la suite de notre rupture ; mais me voyant revenir, et se trouvant face à face avec moi, pâle comme je l'étais, elle avait compris que mon retour avait un but, et elle devait se demander ce qui allait avoir lieu. |
4552 |
Or, Marguerite m'a donné mon congé d'une façon si légère, que je me suis trouvé bien sot d'en avoir été amoureux comme je l'ai été, car j'ai été vraiment fort amoureux de cette fille. Vous devinez avec quel ton j'essayais de dire ces choses-là : l'eau me coulait sur le front. |
4553 |
C'est moi qui suis allée y chercher toutes ses affaires, et même les vôtres, dont j'ai fait un paquet que vous ferez prendre ici. Il y a tout, excepté un petit portefeuille avec votre chiffre. Marguerite a voulu le prendre et l'a chez elle. Si vous y tenez, je le lui redemanderai. |
4554 |
Cette Olympe, avec qui je l'avais vue, était sinon l'amie de Marguerite, du moins celle qu'elle fréquentait le plus souvent depuis son retour à Paris. Elle allait donner un bal, et comme je supposais que Marguerite y serait, je cherchai à me faire donner une invitation et je l'obtins. |
4555 |
Quand je songeais que après le bal, ce ne serait plus avec moi, mais avec ce riche imbécile qu'elle s'en irait, quand je me représentais ce qui vraisemblablement allait suivre leur retour chez elle, le sang me montait au visage, et le besoin me venait de troubler leurs amours. |
4556 |
Je le compris mieux encore à certains regards que celle-ci jeta sur Olympe pendant que je lui parlais. L'homme qui serait l'amant de cette femme pourrait être aussi fier que l'était M. de N..., et elle était assez belle pour inspirer une passion égale à celle que Marguerite m'avait inspirée. |
4557 |
Le tout était de montrer assez d'or pour se faire regarder. Ma résolution fut prise. Cette femme serait ma maîtresse. Je commençai mon rôle de postulant en dansant avec Olympe. Une demi-heure après, Marguerite, pâle comme une morte, mettait sa pelisse et quittait le bal. |
4558 |
Quand je pense qu'elle est morte maintenant, je me demande si Dieu me pardonnera jamais le mal que j'ai fait. Après le souper, qui fut des plus bruyants, on se mit à jouer. Je m'assis à côté d'Olympe et j'engageai mon argent avec tant de hardiesse qu'elle ne pouvait s'empêcher d'y faire attention. |
4559 |
J'étais le seul que le jeu ne préoccupât point complètement et qui s'occupât d'elle. Tout le reste de la nuit je gagnai, et ce fut moi qui lui donnai de l'argent pour jouer, car elle avait perdu tout ce qu'elle avait devant elle et probablement chez elle. À cinq heures du matin on partit. |
4560 |
Olympe et elle cessèrent de se voir, vous comprenez aisément pourquoi. Je donnai à ma nouvelle maîtresse une voiture, des bijoux, je jouai, je fis enfin toutes les folies propres à un homme amoureux d'une femme comme Olympe. Le bruit de ma nouvelle passion se répandit aussitôt. |
4561 |
Prudence elle-même s'y laissa prendre et finit par croire que j'avais complètement oublié Marguerite. Celle-ci, soit qu'elle eût deviné le motif qui me faisait agir, soit qu'elle se trompât comme les autres, répondait par une grande dignité aux blessures que je lui faisais tous les jours. |
4562 |
Il fallait être fou pour en arriver là. J'étais comme un homme qui, s'étant grisé avec du mauvais vin, tombe dans une de ces exaltations nerveuses où la main est capable d'un crime sans que la pensée y soit pour quelque chose. Au milieu de tout cela, je souffrais le martyre. |
4563 |
Un soir, Olympe était allée je ne sais où, et s'y était rencontrée avec Marguerite, qui cette fois n'avait pas fait grâce à la sotte fille qui l'insultait, au point que celle-ci avait été forcée de céder la place. Olympe était rentrée furieuse, et l'on avait emporté Marguerite évanouie. |
4564 |
Je n'ai pas besoin de vous dire que j'y consentis, et que tout ce que je pus trouver d'amer, de honteux et de cruel, je le mis dans cette épître que j'envoyai le jour même à son adresse. Cette fois le coup était trop fort pour que la malheureuse le supportât sans rien dire. |
4565 |
Je n'écrivis même pas à Olympe que je n'irais pas la voir. Je ne me gênais pas avec cette fille. À peine si je passais une nuit avec elle par semaine. Elle s'en consolait, je crois, avec un acteur de je ne sais quel théâtre du boulevard. Je sortis pour dîner et je rentrai presque immédiatement. |
4566 |
Je ne pourrais pas vous rendre compte des impressions diverses qui m'agitèrent pendant une heure d'attente ; mais, lorsque vers neuf heures j'entendis sonner, elles se résumèrent en une émotion telle, qu'en allant ouvrir la porte je fus forcé de m'appuyer contre le mur pour ne pas tomber. |
4567 |
Heureusement l'antichambre était dans la demi-teinte, et l'altération de mes traits était moins visible. Marguerite entra. Elle était tout en noir et voilée. À peine si je reconnaissais son visage sous la dentelle. Elle passa dans le salon et releva son voile. Elle était pâle comme le marbre. |
4568 |
J'ai la fièvre, j'ai quitté mon lit pour venir vous demander, non pas votre amitié, mais votre indifférence. En effet, je pris la main de Marguerite. Elle était brûlante, et la pauvre femme frissonnait sous son manteau de velours. Je roulai auprès du feu le fauteuil dans lequel elle était assise. |
4569 |
Quand je rentrai, Marguerite était étendue devant le feu, et ses dents claquaient de froid. Je la pris dans mes bras, je la déshabillai sans qu'elle fît un mouvement, et je la portai toute glacée dans mon lit. Alors je m'assis auprès d'elle et j'essayai de la réchauffer sous mes caresses. |
4570 |
Oh ! ce fut une nuit étrange. Toute la vie de Marguerite semblait être passée dans les baisers dont elle me couvrait, et je l'aimais tant, qu'au milieu des transports de son amour fiévreux, je me demandais si je n'allais pas la tuer pour qu'elle n'appartînt jamais à un autre. |
4571 |
Marguerite était livide. Elle ne disait pas une parole. De grosses larmes coulaient de temps en temps de ses yeux et s'arrêtaient sur sa joue, brillantes comme des diamants. Ses bras épuisés s'ouvraient de temps en temps pour me saisir, et retombaient sans force sur le lit. |
4572 |
Deux heures après son départ, j'étais encore assis sur le lit qu'elle venait de quitter, regardant l'oreiller qui gardait les plis de sa forme, et me demandant ce que j'allais devenir entre mon amour et ma jalousie. À cinq heures, sans savoir ce que j'y allais faire, je me rendis rue d'Antin. |
4573 |
Ce fut à Alexandrie que j'appris par un attaché de l'ambassade, que j'avais vu quelquefois chez Marguerite, la maladie de la pauvre fille. Je lui écrivis alors la lettre à laquelle elle a fait la réponse que vous connaissez et que je reçus à Toulon. Je partis aussitôt, et vous savez le reste. |
4574 |
Je montrai les reconnaissances du Mont-de-Piété, les reçus des gens à qui j'avais vendu les objets que je n'avais pu engager, je fis part à votre père de ma résolution de me défaire de mon mobilier pour payer mes dettes, et pour vivre avec vous sans vous être une charge trop lourde. |
4575 |
Qui sait ce qu'il ferait alors ! Il a joué, je l'ai su ; sans vous en rien dire, je le sais encore ; mais, dans un moment d'ivresse, il eût pu perdre une partie de ce que j'amasse, depuis bien des années, pour la dot de ma fille, pour lui, et pour la tranquillité de mes vieux jours. |
4576 |
Réfléchissez à tout cela, madame : vous aimez Armand, prouvez-le-lui par le seul moyen qui vous reste de le lui prouver encore : en faisant à son avenir le sacrifice de votre amour. Aucun malheur n'est encore arrivé, mais il en arriverait, et peut-être de plus grands que ceux que je prévois. |
4577 |
Elle épouse l'homme qu'elle aime, elle entre dans une famille honorable qui veut que tout soit honorable dans la mienne. La famille de l'homme qui doit devenir mon gendre a appris comment Armand vit à Paris, et m'a déclaré reprendre sa parole si Armand continue cette vie. |
4578 |
C'est à lui que je pensai tout de suite. J'allai le rejoindre. Il me reçut à merveille, mais il était là-bas l'amant d'une femme du monde, et craignait de se compromettre en s'affichant avec moi. Il me présenta à ses amis qui me donnèrent un souper après lequel l'un d'eux m'emmena. |
4579 |
Rien ne me soutenait plus. Mon existence redevint ce qu'elle avait été deux ans avant que je vous connusse. Je tentai de ramener le duc, mais j'avais trop rudement blessé cet homme, et les vieillards ne sont pas patients, sans doute parce qu'ils s'aperçoivent qu'ils ne sont pas éternels. |
4580 |
La maladie m'envahissait de jour en jour, j'étais pâle, j'étais triste, j'étais plus maigre encore. Les hommes qui achètent l'amour examinent la marchandise avant de la prendre. Il y avait à Paris des femmes mieux portantes, plus grasses que moi ; on m'oublia un peu. Voilà le passé jusqu'à hier. |
4581 |
J'ai écrit au duc pour lui demander de l'argent, car je n'en ai pas, et les créanciers sont revenus, et m'apportent leurs notes avec un acharnement sans pitié. Le duc me répondra-t-il ? Que n'êtes-vous à Paris, Armand ! Vous viendriez me voir et vos visites me consoleraient. |
4582 |
Depuis trois jours j'ai été prise d'une telle fièvre que je n'ai pu vous écrire un mot. Rien de nouveau, mon ami ; chaque jour j'espère vaguement une lettre de vous, mais elle n'arrive pas et n'arrivera sans doute jamais. Les hommes seuls ont la force de ne pas pardonner. |
4583 |
Vous êtes bien heureux d'être sous un ciel chaud et de n'avoir pas comme moi tout un hiver de glace qui vous pèse sur la poitrine. Aujourd'hui, je me suis levée un peu, et, derrière les rideaux de ma fenêtre, j'ai regardé passer cette vie de Paris avec laquelle je crois bien avoir tout à fait rompu. |
4584 |
Cependant, quelques jeunes gens sont venus s'inscrire. Une fois déjà, je fus malade, et vous, qui ne me connaissiez pas, qui n'aviez rien obtenu de moi qu'une impertinence le jour où je vous avais vu pour la première fois, vous veniez savoir de mes nouvelles tous les matins. |
4585 |
J'ai voulu refuser d'abord, mais M. H... m'a dit que ce refus offenserait M. Duval, qui l'avait autorisé à me donner d'abord cette somme, et à me remettre tout ce dont j'aurais besoin encore. J'ai accepté ce service qui, de la part de votre père, ne peut pas être une aumône. |
4586 |
Il faisait un temps magnifique. Les Champs-Élysées étaient pleins de monde. On eût dit le premier sourire du printemps. Tout avait un air de fête autour de moi. Je n'avais jamais soupçonné dans un rayon de soleil tout ce que j'y ai trouvé hier de joie, de douceur et de consolation. |
4587 |
Le médecin a ordonné qu'on ne me laissât pas toucher une plume. Julie Duprat, qui me veille, me permet encore de vous écrire ces quelques lignes. Ne reviendrez-vous donc point avant que je meure ? Est-ce donc éternellement fini entre nous ? Il me semble que, si vous veniez, je guérirais. |
4588 |
J'en avais besoin. Ma réponse vous arrivera-t-elle à temps ? Me verrez-vous encore ? Voilà une journée heureuse qui me fait oublier toutes celles que j'ai passées depuis six semaines. Il me semble que je vais mieux, malgré le sentiment de tristesse sous l'impression duquel je vous ai répondu. |
4589 |
Je ne sais pas ce qui peut faire vivre encore ce vieillard. Il est resté trois heures auprès de moi, et il ne m'a pas dit vingt mots. Deux grosses larmes sont tombées de ses yeux quand il m'a vue si pâle. Le souvenir de la mort de sa fille le faisait pleurer sans doute. |
4590 |
Son dos est courbé, sa tête penche vers la terre, sa lèvre est pendante, son regard est éteint. L'âge et la douleur pèsent de leur double poids sur son corps épuisé. Il ne m'a pas fait un reproche. On eût même dit qu'il jouissait secrètement du ravage que la maladie avait fait en moi. |
4591 |
Je suis allée dans cette loge où je vous ai donné notre premier rendez-vous ; tout le temps j'ai eu les yeux fixés sur la stalle que vous occupiez ce jour-là, et qu'occupait hier une sorte de rustre, qui riait bruyamment de toutes les sottes choses que débitaient les acteurs. |
4592 |
On m'a rapportée à moitié morte chez moi. J'ai toussé et craché le sang toute la nuit. Aujourd'hui je ne peux plus parler, à peine si je peux remuer les bras. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Je vais mourir. Je m'y attendais, mais je ne puis me faire à l'idée de souffrir plus que je ne souffre, et si. |
4593 |
Cette femme, qui croyait tirer plus d'argent de Marguerite, aux dépens de laquelle elle vivait presque complètement, a pris des engagements qu'elle ne peut tenir, et voyant que sa voisine ne lui sert plus de rien, elle ne vient même pas la voir. Tout le monde l'abandonne. |
4594 |
Elle m'a fait promettre de vous écrire quand elle ne pourrait plus, et j'écris devant elle. Elle porte les yeux de mon côté mais elle ne me voit pas, son regard est déjà voilé par la mort prochaine ; cependant elle sourit, et toute sa pensée, toute son âme sont à vous, j'en suis sûre. |
4595 |
Nous causâmes encore quelque temps de la triste destinée qui venait de s'accomplir, et je rentrai chez moi prendre un peu de repos. Armand, toujours triste, mais soulagé un peu par le récit de cette histoire, se rétablit vite, et nous allâmes ensemble faire visite à Prudence et à Julie Duprat. |
4596 |
À l'aide de cette fable que madame Duvernoy racontait partout pour excuser ses mauvaises affaires, elle tira un billet de mille francs à Armand, qui n'y croyait pas, mais qui voulut bien avoir l'air d'y croire, tant il avait de respect pour tout ce qui avait approché sa maîtresse. |
4597 |
Puis nous arrivâmes chez Julie Duprat qui nous raconta les tristes événements dont elle avait été témoin, versant des larmes sincères au souvenir de son amie. Enfin, nous allâmes à la tombe de Marguerite sur laquelle les premiers rayons du soleil d'avril faisaient éclore les premières feuilles. |
4598 |
Il restait à Armand un dernier devoir à remplir, c'était d'aller rejoindre son père. Il voulut encore que je l'accompagnasse. Nous arrivâmes à C... où je vis M. Duval tel que je me l'étais figuré d'après le portrait que m'en avait fait son fils : grand, digne, bienveillant. |
4599 |
Je ne tire pas de ce récit la conclusion que toutes les filles comme Marguerite sont capables de faire ce qu'elle a fait ; loin de là, mais j'ai eu connaissance qu'une d'elles avait éprouvé dans sa vie un amour sérieux, qu'elle en avait souffert et qu'elle en était morte. |
4600 |
Telle était même l'opacité des nuages, qu'ils n'auraient pu dire s'il faisait jour ou nuit. Aucun reflet de lumière, aucun bruit des terres habitées, aucun mugissement de l'Océan n'avaient dû parvenir jusqu'à eux dans cette immensité obscure, tant qu'ils s'étaient tenus dans les hautes zones. |
4601 |
À l'aube, les nuages, plus vésiculaires, étaient remontés dans les hauteurs du ciel. En quelques heures, la trombe s'évasa et se rompit. Le vent, de l'état d'ouragan, passa au « grand frais », c'est-à-dire que la vitesse de translation des couches atmosphériques diminua de moitié. |
4602 |
Vers onze heures, la partie inférieure de l'air s'était sensiblement nettoyée. L'atmosphère dégageait cette limpidité humide qui se voit, qui se sent même, après le passage des grands météores. Il ne semblait pas que l'ouragan fût allé plus loin dans l'ouest. Il paraissait s'être tué lui-même. |
4603 |
Et c'était évidemment à cette urgente opération que s'employaient les passagers de la nacelle. Mais, malgré leurs efforts, le ballon s'abaissait toujours, en même temps qu'il se déplaçait avec une extrême vitesse, suivant la direction du vent, c'est-à-dire du nord-est au sud-ouest. |
4604 |
L'enveloppe du ballon se dégonflait de plus en plus. Le fluide s'échappait sans qu'il fût aucunement possible de le retenir. La descente s'accélérait visiblement, et, à une heure après midi, la nacelle n'était pas suspendue à plus de six cents pieds au-dessus de l'Océan. |
4605 |
C'est que, en effet, il était impossible d'empêcher la fuite du gaz, qui s'échappait librement par une déchirure de l'appareil. En allégeant la nacelle de tous les objets qu'elle contenait, les passagers avaient pu prolonger, pendant quelques heures, leur suspension dans l'air. |
4606 |
Les passagers de l'aérostat étaient évidemment des gens énergiques, et qui savaient regarder la mort en face. On n'eût pas entendu un seul murmure s'échapper de leurs lèvres. Ils étaient décidés à lutter jusqu'à la dernière seconde, à tout faire pour retarder leur chute. |
4607 |
Les cinq passagers s'étaient hissés dans le filet, au-dessus du cercle, et se tenaient dans le réseau des mailles, regardant l'abîme. On sait de quelle sensibilité statique sont doués les aérostats. Il suffit de jeter l'objet le plus léger pour provoquer un déplacement dans le sens vertical. |
4608 |
Mais, après s'être un instant équilibré dans les zones supérieures, l'aérostat commença à redescendre. Le gaz fuyait par la déchirure, qu'il était impossible de réparer. Les passagers avaient fait tout ce qu'ils pouvaient faire. Aucun moyen humain ne pouvait les sauver désormais. |
4609 |
Ils n'avaient plus à compter que sur l'aide de Dieu. À quatre heures, le ballon n'était plus qu'à cinq cents pieds de la surface des eaux. Un aboiement sonore se fit entendre. Un chien accompagnait les passagers et se tenait accroché près de son maître dans les mailles du filet. |
4610 |
Mais le ciel les réservait à une étrange destinée, et le 20 mars, après avoir fui Richmond, assiégée par les troupes du général Ulysse Grant, ils se trouvaient à sept mille milles de cette capitale de la Virginie, la principale place forte des séparatistes, pendant la terrible guerre de Sécession. |
4611 |
Solidement bâti, il s'était trempé dans tous les climats comme une barre d'acier dans l'eau froide. Depuis dix ans, Gédéon Spilett était le reporter attitré du New-York Herald, qu'il enrichissait de ses chroniques et de ses dessins, car il maniait aussi bien le crayon que la plume. |
4612 |
Ce que furent le plaisir de Cyrus Smith, en revoyant son serviteur, et la joie de Nab à retrouver son maître, cela ne peut s'exprimer. Mais si Nab avait pu pénétrer dans Richmond, il était bien autrement difficile d'en sortir, car on surveillait de très près les prisonniers fédéraux. |
4613 |
Cependant, Grant continuait ses énergiques opérations. La victoire de Petersburg lui avait été très chèrement disputée. Ses forces, réunies à celles de Butler, n'obtenaient encore aucun résultat devant Richmond, et rien ne faisait présager que la délivrance des prisonniers dût être prochaine. |
4614 |
Le reporter, auquel sa captivité fastidieuse ne fournissait plus un détail intéressant à noter, ne pouvait plus y tenir. Il n'avait qu'une idée : sortir de Richmond et à tout prix. Plusieurs fois, même, il tenta l'aventure et fut arrêté par des obstacles infranchissables. |
4615 |
Un aérostat fut fabriqué et mis à la disposition de Jonathan Forster, que cinq de ses compagnons devaient suivre dans les airs. Ils étaient munis d'armes, pour le cas où ils auraient à se défendre en atterrissant, et de vivres, pour le cas où leur voyage aérien se prolongerait. |
4616 |
Le départ du ballon avait été fixé au 18 mars. Il devait s'effectuer pendant la nuit, et, avec un vent de nord-ouest de moyenne force, les aéronautes comptaient en quelques heures arriver au quartier général de Lee. Mais ce vent du nord-ouest ne fut point une simple brise. |
4617 |
Le ballon, gonflé sur la grande place de Richmond, était donc là, prêt à partir à la première accalmie du vent, et, dans la ville, l'impatience était grande à voir que l'état de l'atmosphère ne se modifiait pas. Le 18, le 19 mars se passèrent sans qu'aucun changement se produisît dans la tourmente. |
4618 |
Ce jour-là, l'ingénieur Cyrus Smith fut accosté dans une des rues de Richmond par un homme qu'il ne connaissait point. C'était un marin nommé Pencroff, âgé de trente-cinq à quarante ans, vigoureusement bâti, très hâlé, les yeux vifs et clignotants, mais avec une bonne figure. |
4619 |
Il saisit Pencroff par le bras et l'entraîna chez lui. Là, le marin développa son projet, très simple en vérité. On ne risquait que sa vie à l'exécuter. L'ouragan était dans toute sa violence, il est vrai, mais un ingénieur adroit et audacieux, tel que Cyrus Smith, saurait bien conduire un aérostat. |
4620 |
Il en avait vu bien d'autres, et n'en était plus à compter avec une tempête ! Cyrus Smith avait écouté le marin sans mot dire, mais son regard brillait. L'occasion était là. Il n'était pas homme à la laisser échapper. Le projet n'était que très dangereux, donc il était exécutable. |
4621 |
On le voit, c'étaient cinq hommes déterminés qui allaient ainsi se lancer dans la tourmente, en plein ouragan ! Non ! L'ouragan ne se calma pas, et ni Jonathan Forster, ni ses compagnons ne pouvaient songer à l'affronter dans cette frêle nacelle ! La journée fut terrible. |
4622 |
Pencroff en faisait autant de son côté, les mains dans les poches, et bâillant au besoin, comme un homme qui ne sait à quoi tuer le temps, mais redoutant aussi que le ballon ne vînt à se déchirer ou même à rompre ses liens et à s'enfuir dans les airs. Le soir arriva. La nuit se fit très sombre. |
4623 |
Une pluie mêlée de neige tombait. Le temps était froid. Une sorte de brouillard pesait sur Richmond. Il semblait que la violente tempête eût fait comme une trêve entre les assiégeants et les assiégés, et que le canon eût voulu se taire devant les formidables détonations de l'ouragan. |
4624 |
Les rues de la ville étaient désertes. Il n'avait pas même paru nécessaire, par cet horrible temps, de garder la place au milieu de laquelle se débattait l'aérostat. Tout favorisait le départ des prisonniers, évidemment ; mais ce voyage, au milieu des rafales déchaînées !. |
4625 |
On ne voyait même pas l'énorme aérostat, presque entièrement rabattu sur le sol. Indépendamment des sacs de lest qui maintenaient les cordes du filet, la nacelle était retenue par un fort câble passé dans un anneau scellé dans le pavé, et dont le double remontait à bord. |
4626 |
Ils n'avaient point été aperçus, et telle était l'obscurité, qu'ils ne pouvaient se voir eux-mêmes. Sans prononcer une parole, Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Nab et Harbert prirent place dans la nacelle, pendant que Pencroff, sur l'ordre de l'ingénieur, détachait successivement les paquets de lest. |
4627 |
C'était dans le nord de la côte, et environ à un demi-mille de l'endroit où les naufragés venaient d'atterrir, que l'ingénieur avait disparu. S'il avait pu atteindre le point le plus rapproché du littoral, c'était donc à un demi-mille au plus que devait être situé ce point. |
4628 |
Il était près de six heures alors. La brume venait de se lever et rendait la nuit très obscure. Les naufragés marchaient en suivant vers le nord la côte est de cette terre sur laquelle le hasard les avait jetés, – terre inconnue, dont ils ne pouvaient même soupçonner la situation géographique. |
4629 |
Ce sol, fort inégal, très raboteux, semblait en de certains endroits criblé de petites fondrières, qui rendaient la marche très pénible. De ces trous s'échappaient à chaque instant de gros oiseaux au vol lourd, fuyant en toutes directions, que l'obscurité empêchait de voir. |
4630 |
Le marin croyait reconnaître des goélands et des mouettes, dont les sifflements aigus luttaient avec les rugissements de la mer. De temps en temps, les naufragés s'arrêtaient, appelaient à grands cris, et écoutaient si quelque appel ne se ferait pas entendre du côté de l'Océan. |
4631 |
Toutefois, Pencroff observa que le littoral était plus accore, que le terrain montait, et il supposa qu'il devait rejoindre, par une rampe assez allongée, une haute côte dont le massif se profilait confusément dans l'ombre. Les oiseaux étaient moins nombreux sur cette partie du rivage. |
4632 |
Sans doute, ce côté du promontoire formait une anse semi-circulaire, que sa pointe aiguë protégeait contre les ondulations du large. Mais, à suivre cette direction, on marchait vers le sud, et c'était aller à l'opposé de cette portion de la côte sur laquelle Cyrus Smith avait pu prendre pied. |
4633 |
Il fallait pourtant bien que ce promontoire, dont on avait tourné la pointe, se rattachât à la franche terre. Les naufragés, bien que leurs forces fussent épuisées, marchaient toujours avec courage, espérant trouver à chaque moment quelque angle brusque qui les remît dans la direction première. |
4634 |
Cependant, Pencroff, avec ses yeux de marin habitués à percer l'ombre, croyait bien, en ce moment, distinguer dans l'ouest des masses confuses, qui annonçaient une côte élevée. Mais, alors, on ne pouvait, par cette obscurité, déterminer à quel système, simple ou complexe, appartenait l'îlot. |
4635 |
Sable et pierres, il n'y avait pas autre chose. On comprend ce que durent être la douleur de Nab et celle de ses compagnons, qui s'étaient vivement attachés à cet intrépide Cyrus Smith. Il était trop évident qu'ils étaient impuissants alors à le secourir. Il fallait attendre le jour. |
4636 |
Ils ne songèrent même pas à prendre un instant de repos. S'oubliant pour leur chef, espérant, voulant espérer toujours, ils allaient et venaient sur cet îlot aride, retournant incessamment à sa pointe nord, là où ils devaient être plus rapprochés du lieu de la catastrophe. |
4637 |
D'ailleurs ses yeux ne pouvaient le tromper. S'il avait, si peu que ce fût, distingué une terre, c'est qu'une terre était là. Mais cet écho lointain fut la seule réponse provoquée par les cris de Nab, et l'immensité, sur toute la partie est de l'îlot, demeura silencieuse. |
4638 |
En effet, la polaire n'apparaissait pas sur ce nouvel horizon, les constellations zénithales n'étaient plus celles qu'il avait l'habitude d'observer dans la partie nord du nouveau continent, et la Croix du Sud resplendissait alors au pôle austral du monde. La nuit s'écoula. |
4639 |
Vers cinq heures du matin, le 25 mars, les hauteurs du ciel se nuancèrent légèrement. L'horizon restait sombre encore, mais, avec les premières lueurs du jour, une opaque brume se leva de la mer, de telle sorte que le rayon visuel ne pouvait s'étendre à plus d'une vingtaine de pas. |
4640 |
Le brouillard se déroulait en grosses volutes qui se déplaçaient lourdement. C'était un contre-temps. Les naufragés ne pouvaient rien distinguer autour d'eux. Tandis que les regards de Nab et du reporter se projetaient sur l'Océan, le marin et Harbert cherchaient la côte dans l'ouest. |
4641 |
Ce n'était qu'une brumaille de beau temps. Un bon soleil en chauffait les couches supérieures, et cette chaleur se tamisait jusqu'à la surface de l'îlot. En effet, vers six heures et demie, trois quarts d'heure après le lever du soleil, la brume devenait plus transparente. |
4642 |
Elle s'épaississait en haut, mais se dissipait en bas. Bientôt tout l'îlot apparut, comme s'il fût descendu d'un nuage ; puis, la mer se montra suivant un plan circulaire, infinie dans l'est, mais bornée dans l'ouest par une côte élevée et abrupte. Oui ! la terre était là. |
4643 |
Il dérivait avec une extrême vitesse, mais il gagnait aussi vers la côte. Ce demi-mille qui séparait l'îlot de la terre, il employa plus d'une demi-heure à le franchir, et il n'accosta le rivage qu'à plusieurs milliers de pieds de l'endroit qui faisait face au point d'où il était parti. |
4644 |
Cette pointe venait se souder au littoral par un dessin assez capricieux et s'arc-boutait à de hautes roches granitiques. Vers le nord, au contraire, la baie, s'évasant, formait une côte plus arrondie, qui courait du sud-ouest au nord-est et finissait par un cap effilé. |
4645 |
Sur la gauche, au contraire, au-dessus du promontoire, cette espèce de falaise irrégulière, s'égrenant en éclats prismatiques, et faite de roches agglomérées et d'éboulis, s'abaissait par une rampe allongée qui se confondait peu à peu avec les roches de la pointe méridionale. |
4646 |
Sur le plateau supérieur de la côte, aucun arbre. C'était une table nette, comme celle qui domine Cape-Town, au cap de Bonne-Espérance, mais avec des proportions plus réduites. Du moins, elle apparaissait telle, vue de l'îlot. Toutefois, la verdure ne manquait pas à droite, en arrière du pan coupé. |
4647 |
Harbert, pour qui l'eau eût été trop haute, nageait comme un poisson, et il s'en tira à merveille. Tous trois arrivèrent sans difficulté sur le littoral opposé. Là, le soleil les ayant séchés rapidement, ils remirent leurs habits, qu'ils avaient préservés du contact de l'eau, et ils tinrent conseil. |
4648 |
Mais, au lieu de remonter vers le nord, ils descendirent au sud. Pencroff avait remarqué, à quelques centaines de pas au-dessous de l'endroit où ils étaient débarqués, que la côte offrait une étroite coupée qui, suivant lui, devait servir de débouché à une rivière ou à un ruisseau. |
4649 |
Vers le sommet voltigeait tout un monde d'oiseaux aquatiques, et particulièrement diverses espèces de l'ordre des palmipèdes, à bec allongé, comprimé et pointu, – volatiles très criards, peu effrayés de la présence de l'homme, qui, pour la première fois, sans doute, troublait ainsi leur solitude. |
4650 |
Le jeune garçon était très fort en histoire naturelle et avait toujours eu une véritable passion pour cette science. Son père l'avait poussé dans cette voie, en lui faisant suivre les cours des meilleurs professeurs de Boston, qui affectionnaient cet enfant, intelligent et travailleur. |
4651 |
Pencroff et Harbert firent une bonne consommation de ces lithodomes, qui s'entre-bâillaient alors au soleil. Ils les mangèrent comme des huîtres, et ils leur trouvèrent une saveur fortement poivrée, ce qui leur ôta tout regret de n'avoir ni poivre, ni condiments d'aucune sorte. |
4652 |
Leur faim fut donc momentanément apaisée, mais non leur soif, qui s'accrut après l'absorption de ces mollusques naturellement épicés. Il s'agissait donc de trouver de l'eau douce, et il n'était pas vraisemblable qu'elle manquât dans une région si capricieusement accidentée. |
4653 |
Le marin reconnut qu'à ce moment de la marée, c'est-à-dire à basse mer, quand le flot montant n'y portait pas, elle était douce. Ce point important établi, Harbert chercha quelque cavité qui pût servir de retraite, mais ce fut inutilement. Partout la muraille était lisse, plane et d'aplomb. |
4654 |
La récolte fut facile. Il n'était pas même nécessaire d'ébrancher les arbres, car d'énormes quantités de bois mort gisaient à leurs pieds. Mais si le combustible ne manquait pas, les moyens de transport laissaient à désirer. Ce bois étant très sec, devait rapidement brûler. |
4655 |
En une heure, le travail fut fini, et le train, amarré à la berge, dut attendre le renversement de la marée. Il y avait alors quelques heures à occuper, et, d'un commun accord, Pencroff et Harbert résolurent de gagner le plateau supérieur, afin d'examiner la contrée sur un rayon plus étendu. |
4656 |
Précisément, à deux cents pas en arrière de l'angle formé par la rivière, la muraille, terminée par un éboulement de roches, venait mourir en pente douce sur la lisière de la forêt. C'était comme un escalier naturel. Harbert et le marin commencèrent donc leur ascension. |
4657 |
En arrivant, leur premier regard fut pour cet Océan qu'ils venaient de traverser dans de si terribles conditions ! Ils observèrent avec émotion toute cette partie du nord de la côte, sur laquelle la catastrophe s'était produite. C'était là que Cyrus Smith avait disparu. |
4658 |
Sous ses yeux se développait la grève de sable, bornée, sur la droite de l'embouchure, par des lignes de brisants. Ces roches, encore émergées, ressemblaient à des groupes d'amphibies couchés dans le ressac. Au delà de la bande d'écueils, la mer étincelait sous les rayons du soleil. |
4659 |
Là, le rivage était bas, plat, sans falaise, avec de larges bancs de sable, que le reflux laissait à découvert. Pencroff et Harbert se retournèrent alors vers l'ouest. Leur regard fut tout d'abord arrêté par la montagne à cime neigeuse, qui se dressait à une distance de six ou sept milles. |
4660 |
Quelques douzaines furent recueillies, puis placées dans le mouchoir du marin, et, le moment approchant où la mer devait être pleine, Harbert et Pencroff commencèrent à redescendre vers le cours d'eau. Quand ils arrivèrent au coude de la rivière, il était une heure après midi. |
4661 |
Le procédé réussit à souhait. L'énorme charge de bois, que le marin retenait en marchant sur la rive, suivit le fil de l'eau. La berge était très accore, il n'y avait pas à craindre que le train ne s'échouât, et, avant deux heures, il arrivait à l'embouchure, à quelques pas des Cheminées. |
4662 |
Mais on y était au sec, et l'on pouvait s'y tenir debout, du moins dans la principale de ces chambres, qui occupait le centre. Un sable fin en couvrait le sol, et, tout compte fait, on pouvait s'en arranger, en attendant mieux. Tout en travaillant, Harbert et Pencroff causaient. |
4663 |
Besogne simple et facile, en vérité. De larges pierres plates furent disposées au fond du premier couloir de gauche, à l'orifice de l'étroit boyau qui avait été réservé. Ce que la fumée n'entraînerait pas de chaleur au dehors suffirait évidemment à maintenir une température convenable au dedans. |
4664 |
Là, au milieu des galets, dans le creux des roches, les recherches furent faites minutieusement. Résultat nul. Si la boîte était tombée en cet endroit, elle avait dû être entraînée par les flots. À mesure que la mer se retirait, le marin fouillait tous les interstices des roches, sans rien trouver. |
4665 |
Pencroff ne cacha point son désappointement très vif. Son front s'était fortement plissé. Il ne prononçait pas une seule parole. Harbert voulut le consoler en faisant observer que, très probablement, les allumettes auraient été mouillées par l'eau de mer, et qu'il eût été impossible de s'en servir. |
4666 |
La perte de la boîte était évidemment un fait regrettable. Toutefois, le jeune garçon comptait bien que l'on se procurerait du feu d'une manière ou d'une autre. Pencroff, plus expérimenté, et bien qu'il ne fût point homme à s'embarrasser de peu, ni de beaucoup, n'en jugeait pas ainsi. |
4667 |
Avant de retourner aux Cheminées, le marin et Harbert, dans le cas où le feu leur manquerait définitivement, firent une nouvelle récolte de lithodomes, et ils reprirent silencieusement le chemin de leur demeure. Pencroff, les yeux fixés à terre, cherchait toujours son introuvable boîte. |
4668 |
Nab et lui avaient parcouru la côte sur un espace de plus de huit milles, et, par conséquent, bien au delà du point où s'était effectuée l'avant-dernière chute du ballon, chute qui avait été suivie de la disparition de l'ingénieur et du chien Top. La grève était déserte. |
4669 |
Pencroff prit le morceau de papier que lui tendait le reporter, et il s'accroupit devant le foyer. Là, quelques poignées d'herbes, de feuilles et de mousses sèches furent placées sous les fagots et disposées de manière que l'air pût circuler aisément et enflammer rapidement le bois mort. |
4670 |
Il n'hésita pas, cependant, et frotta rapidement le galet. Un petit grésillement se fit entendre et une légère flamme bleuâtre jaillit en produisant une fumée âcre. Harbert retourna doucement l'allumette, de manière à alimenter la flamme, puis, il la glissa dans le cornet de papier. |
4671 |
Quant à ce feu, il fallait prendre garde de ne plus le laisser éteindre, et conserver toujours quelque braise sous la cendre. Mais ce n'était qu'une affaire de soin et d'attention, puisque le bois ne manquait pas, et que la provision pourrait toujours être renouvelée en temps utile. |
4672 |
Une triple pensée tendait son esprit. Cyrus vit-il encore ? S'il vit, où peut-il être ? S'il a survécu à sa chute, comment expliquer qu'il n'ait pas trouvé le moyen de faire connaître son existence ? Quant à Nab, il rôdait sur la grève. Ce n'était plus qu'un corps sans âme. |
4673 |
Les passagers de la nacelle avaient tout jeté au dehors pour alléger l'aérostat. Les héros imaginaires de Daniel de Foe ou de Wyss, aussi bien que les Selkirk et les Raynal, naufragés à Juan-Fernandez ou à l'archipel des Auckland, ne furent jamais dans un dénuement aussi absolu. |
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De rien, il leur faudrait arriver à tout ! Et si encore Cyrus Smith eût été avec eux, si l'ingénieur eût pu mettre sa science pratique, son esprit inventif, au service de cette situation, peut-être tout espoir n'eût-il pas été perdu ! Hélas ! Il ne fallait plus compter revoir Cyrus Smith. |
4675 |
Mais, avant tout, devaient-ils s'installer sur cette partie de la côte, sans chercher à savoir à quel continent elle appartenait, si elle était habitée, ou si ce littoral n'était que le rivage d'une île déserte ? C'était une question importante à résoudre et dans le plus bref délai. |
4676 |
Les explorateurs, exposés à supporter de longues fatigues, sans un abri pour y reposer leur tête, devaient, avant tout, refaire leurs forces. Les Cheminées offraient une retraite suffisante provisoirement. Le feu était allumé, et il serait facile de conserver des braises. |
4677 |
On trouverait bien le moyen de tuer quelques-uns de ces pigeons qui volaient par centaines à la crête du plateau, fût-ce à coups de bâton ou à coups de pierre. Peut-être les arbres de la forêt voisine donneraient-ils des fruits comestibles ? Enfin, l'eau douce était là. |
4678 |
Pour lui, il n'était plus d'espoir, et l'ingénieur avait bien réellement péri dans les flots, mais avec Nab, il n'y avait pas à discuter. C'était comme le chien qui ne peut quitter la place où est tombé son maître, et sa douleur était telle que, probablement, il ne lui survivrait pas. |
4679 |
Néanmoins, la chose en valait la peine, et le mouchoir à grands carreaux de Pencroff fut bientôt réduit, pour une partie, à l'état de chiffon à demi brûlé. Cette matière inflammable fut déposée dans la chambre centrale, au fond d'une petite cavité du roc, à l'abri de tout vent et de toute humidité. |
4680 |
Il était alors neuf heures du matin. Le temps menaçait, et la brise soufflait du sud-est. Harbert et Pencroff tournèrent l'angle des Cheminées, non sans avoir jeté un regard sur la fumée qui se tordait à une pointe de roc ; puis, ils remontèrent la rive gauche de la rivière. |
4681 |
Arrivé à la forêt, Pencroff cassa au premier arbre deux solides branches qu'il transforma en gourdins, et dont Harbert usa la pointe sur une roche. Ah ! que n'eût-il donné pour avoir un couteau ! Puis, les deux chasseurs s'avancèrent dans les hautes herbes, en suivant la berge. |
4682 |
Souvent, Harbert se glissait entre les souches brisées avec la prestesse d'un jeune chat, et il disparaissait dans le taillis. Mais Pencroff le rappelait aussitôt en le priant de ne point s'éloigner. Cependant, le marin observait avec attention la disposition et la nature des lieux. |
4683 |
Sur cette rive gauche, le sol était plat et remontait insensiblement vers l'intérieur. Quelquefois humide, il prenait alors une apparence marécageuse. On y sentait tout un réseau sous-jacent de filets liquides qui, par quelque faille souterraine, devaient s'épancher vers la rivière. |
4684 |
La colline, couverte d'arbres disposés par étages, formait un rideau qui masquait le regard. Sur cette rive droite, la marche eût été difficile, car les déclivités s'y abaissaient brusquement, et les arbres, courbés sur l'eau, ne se maintenaient que par la puissance de leurs racines. |
4685 |
Pencroff cherchait vainement quelques-uns de ces précieux palmiers qui se prêtent à tant d'usages de la vie domestique, et dont la présence a été signalée jusqu'au quarantième parallèle dans l'hémisphère boréal et jusqu'au trente-cinquième seulement dans l'hémisphère austral. |
4686 |
On put observer que le cours d'eau s'arrondissait légèrement, de manière à former un crochet vers le sud, mais ce détour ne se prolongeait vraisemblablement pas, car la rivière devait prendre sa source dans la montagne et s'alimenter de la fonte des neiges qui tapissaient les flancs du cône central. |
4687 |
Si encore il avait eu le chien Top ! Mais Top avait disparu en même temps que son maître et probablement péri avec lui ! Vers trois heures après midi, de nouvelles bandes d'oiseaux furent entrevues à travers certains arbres, dont ils becquetaient les baies aromatiques, entre autres des genévriers. |
4688 |
Soudain, un véritable appel de trompette résonna dans la forêt. Ces étranges et sonores fanfares étaient produites par ces gallinacés que l'on nomme « tétras » aux États-Unis. Bientôt on en vit quelques couples, au plumage varié de fauve et de brun, et à la queue brune. |
4689 |
Harbert reconnut les mâles aux deux ailerons pointus, formés par les pennes relevées de leur cou. Pencroff jugea indispensable de s'emparer de l'un de ces gallinacés, gros comme une poule, et dont la chair vaut celle de la gélinotte. Mais c'était difficile, car ils ne se laissaient point approcher. |
4690 |
Cela fait, Pencroff, passant entre les herbes et se dissimulant avec adresse, alla placer le bout de ses lignes armées d'hameçons près des nids de tétras ; puis il revint prendre l'autre bout et se cacha avec Harbert derrière un gros arbre. Tous deux alors attendirent patiemment. |
4691 |
Une grande demi-heure s'écoula, mais, ainsi que l'avait prévu le marin, plusieurs couples de tétras revinrent à leurs nids. Ils sautillaient, becquetant le sol, et ne pressentant en aucune façon la présence des chasseurs, qui, d'ailleurs, avaient eu soin de se placer sous le vent des gallinacés. |
4692 |
Pencroff alors donna de petites secousses qui agitèrent les appâts, comme si les vers eussent été encore vivants. À coup sûr, le marin, en ce moment, éprouvait une émotion bien autrement forte que celle du pêcheur à la ligne, qui, lui, ne voit pas venir sa proie à travers les eaux. |
4693 |
Le vent était déjà fort, et il fraîchissait avec le déclin du jour. Tout le ciel avait un mauvais aspect, et les premiers symptômes d'un coup de vent se manifestaient visiblement. Harbert entra dans les Cheminées, et Pencroff se dirigea vers le reporter. Celui-ci, très absorbé, ne le vit pas venir. |
4694 |
À sept heures du soir, Nab n'était pas encore de retour. Cette absence prolongée ne pouvait qu'inquiéter Pencroff au sujet du nègre. Il devait craindre ou qu'il lui fût arrivé quelque accident sur cette terre inconnue, ou que le malheureux eût fait quelque coup de désespoir. |
4695 |
Mais Harbert tira de cette absence des conséquences toutes différentes. Pour lui, si Nab ne revenait pas, c'est qu'il s'était produit une circonstance nouvelle, qui l'avait engagé à prolonger ses recherches. Or, tout ce qui était nouveau ne pouvait l'être qu'à l'avantage de Cyrus Smith. |
4696 |
Pourquoi Nab n'était-il pas rentré, si un espoir quelconque ne le retenait pas ? Peut-être avait-il trouvé quelque indice, une empreinte de pas, un reste d'épave qui l'avait mis sur la voie ? Peut-être suivait-il en ce moment une piste certaine ? Peut-être était-il près de son maître ?. |
4697 |
Ainsi raisonnait le jeune garçon. Ainsi parla-t-il. Ses compagnons le laissèrent dire. Seul, le reporter l'approuvait du geste. Mais, pour Pencroff, ce qui était probable, c'est que Nab avait poussé plus loin que la veille ses recherches sur le littoral, et qu'il ne pouvait encore être de retour. |
4698 |
Si le lendemain Nab n'avait pas reparu, Pencroff n'hésiterait pas à se joindre à Harbert pour aller à la recherche de Nab. Gédéon Spilett approuva l'opinion du marin sur ce point qu'il ne fallait pas se diviser, et Harbert dut renoncer à son projet ; mais deux grosses larmes tombèrent de ses yeux. |
4699 |
Le reporter ne put se retenir d'embrasser le généreux enfant. Le mauvais temps s'était absolument déclaré. Un coup de vent de sud-est passait sur la côte avec une violence sans égale. On entendait la mer, qui baissait alors, mugir contre la lisière des premières roches, au large du littoral. |
4700 |
Aussi la fumée du foyer, repoussée par l'étroit boyau, se rabattait-elle fréquemment, emplissant les couloirs et les rendant inhabitables. C'est pourquoi, dès que les tétras furent cuits, Pencroff laissa tomber le feu, et ne conserva plus que des braises enfouies sous les cendres. |
4701 |
Quant à aller au-devant de lui, à tenter de le retrouver dans ces conditions, c'était impossible. Le gibier forma l'unique plat du souper. On mangea volontiers de cette viande, qui était excellente. Pencroff et Harbert, dont une longue excursion avait surexcité l'appétit, dévorèrent. |
4702 |
On comprend donc qu'une côte ainsi exposée à l'est, c'est-à-dire directement aux coups de l'ouragan, et frappée de plein fouet, fût battue avec une force dont aucune description ne peut donner l'idée. Très heureusement, l'entassement de roches qui formait les Cheminées était solide. |
4703 |
Mais enfin il se répétait, et avec raison, qu'il n'y avait rien à craindre, et que sa retraite improvisée ne s'effondrerait pas. Toutefois, il entendait le bruit des pierres, détachées du sommet du plateau et arrachées par les remous du vent, qui tombaient sur la grève. |
4704 |
Mais ces éboulements, peu considérables, ne constituaient aucun danger, et il reprit sa place devant le foyer, dont les braises crépitaient sous la cendre. Malgré les fureurs de l'ouragan, le fracas de la tempête, le tonnerre de la tourmente, Harbert dormait profondément. |
4705 |
Parfois, ses yeux, appesantis par la fatigue, se fermaient un instant, mais quelque rapide pensée les rouvrait presque aussitôt. Cependant, la nuit s'avançait, et il pouvait être deux heures du matin, quand Pencroff, profondément endormi alors, fut secoué vigoureusement. |
4706 |
Pendant quelques minutes, le reporter et ses deux compagnons demeurèrent ainsi, comme écrasés par la rafale, trempés par la pluie, aveuglés par le sable. Puis, ils entendirent encore une fois ces aboiements dans un répit de la tourmente, et ils reconnurent qu'ils devaient être assez éloignés. |
4707 |
Il est plus probable qu'il était seul, car, en admettant que Nab fût avec lui, Nab se serait dirigé en toute hâte vers les Cheminées. Le marin pressa la main du reporter, dont il ne pouvait se faire entendre, et d'une façon qui signifiait : « Attendez ! » puis, il rentra dans le couloir. |
4708 |
Un instant après, il ressortait avec un fagot allumé, il le projetait dans les ténèbres, et il poussait des sifflements aigus. À ce signal, qui était comme attendu, on eût pu le croire, des aboiements plus rapprochés répondirent, et bientôt un chien se précipita dans le couloir. |
4709 |
Cela paraissait inexplicable, surtout au milieu de cette nuit noire, et par une telle tempête ! Mais, détail plus inexplicable encore, Top n'était ni fatigué, ni épuisé, ni même souillé de vase ou de sable !... Harbert l'avait attiré vers lui et lui pressait la tête entre ses mains. |
4710 |
Il plaça quelques morceaux de bois sous les cendres, de manière à retrouver du feu au retour. Puis, précédé du chien, qui semblait l'inviter à venir par de petits aboiements, et suivi du reporter et du jeune garçon, il s'élança au dehors, après avoir pris les restes du souper. |
4711 |
La tempête était alors dans toute sa violence, et peut-être même à son maximum d'intensité. La lune, nouvelle alors, et, par conséquent, en conjonction avec le soleil, ne laissait pas filtrer la moindre lueur à travers les nuages. Suivre une route rectiligne devenait difficile. |
4712 |
La pluie ne tombait pas très abondamment, car elle se pulvérisait au souffle de l'ouragan, mais l'ouragan était terrible. Toutefois, une circonstance favorisa très heureusement le marin et ses deux compagnons. En effet, le vent chassait du sud-est, et, par conséquent, il les poussait de dos. |
4713 |
Mais l'ingénieur était-il vivant, ou Nab ne mandait-il ses compagnons que pour rendre les derniers devoirs au cadavre de l'infortuné Smith ? Après avoir dépassé le pan coupé de la haute terre dont ils s'étaient prudemment écartés, Harbert, le reporter et Pencroff s'arrêtèrent pour reprendre haleine. |
4714 |
Les grandes lames tonnaient contre la lisière d'écueils, et elles l'assaillaient avec une telle violence, que, très probablement, elles devaient passer par-dessus l'îlot, absolument invisible alors. Cette longue digue ne couvrait donc plus la côte, qui était directement exposée aux chocs du large. |
4715 |
Insuffisamment protégés par leurs vêtements, Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett devaient souffrir cruellement, mais pas une plainte ne s'échappait de leurs lèvres. Ils étaient décidés à suivre Top jusqu'où l'intelligent animal voudrait les conduire. Vers cinq heures, le jour commença à se faire. |
4716 |
Au zénith d'abord, où les vapeurs étaient moins épaisses, quelques nuances grisâtres découpèrent le bord des nuages, et bientôt, sous une bande opaque, un trait plus lumineux dessina nettement l'horizon de mer. La crête des lames se piqua légèrement de lueurs fauves, et l'écume se refit blanche. |
4717 |
En même temps, sur la gauche, les parties accidentées du littoral commençaient à s'estomper confusément, mais ce n'était encore que du gris sur du noir. À six heures du matin, le jour était fait. Les nuages couraient avec une extrême rapidité dans une zone relativement haute. |
4718 |
Ils suivaient une grève très plate, bordée au large par une lisière de roches dont les têtes seulement émergeaient alors, car on était au plein de la mer. Sur la gauche, la contrée, qu'accidentaient quelques dunes hérissées de chardons, offrait l'aspect assez sauvage d'une vaste région sablonneuse. |
4719 |
En ce moment, Top donna des signes non équivoques d'agitation. Il allait en avant, revenait au marin, et semblait l'engager à hâter le pas. Le chien avait alors quitté la grève, et, poussé par son admirable instinct, sans montrer une seule hésitation, il s'était engagé entre les dunes. |
4720 |
Mais il était évident que le pauvre nègre, absorbé dans sa douleur, n'avait ni vu ses compagnons ni entendu les paroles du marin. Le reporter s'agenouilla près de ce corps sans mouvement, et posa son oreille sur la poitrine de l'ingénieur, dont il entr'ouvrit les vêtements. |
4721 |
Nab s'était redressé un peu et regardait sans voir. Le désespoir n'eût pu altérer davantage un visage d'homme. Nab était méconnaissable, épuisé par la fatigue, brisé par la douleur. Il croyait son maître mort. Gédéon Spilett, après une longue et attentive observation, se releva. |
4722 |
Mais rien pour mettre cette eau, pas une coquille dans ces dunes ! Le jeune garçon dut se contenter de tremper son mouchoir dans le ruisseau, et il revint en courant vers la grotte. Heureusement, ce mouchoir imbibé suffit à Gédéon Spilett, qui ne voulait qu'humecter les lèvres de l'ingénieur. |
4723 |
Mais l'explication de cette circonstance viendrait plus tard. Quand Cyrus Smith pourrait parler, il dirait ce qui s'était passé. Pour le moment, il s'agissait de le rappeler à la vie, et il était probable que des frictions amèneraient ce résultat. C'est ce qui fut fait avec la vareuse du marin. |
4724 |
Nab avait cherché longtemps. Ses efforts demeurèrent infructueux. Il ne semblait pas que cette côte déserte eût jamais été fréquentée par un être humain. Les coquillages, ceux que la mer ne pouvait atteindre, – et qui se rencontraient par millions au delà du relais des marées, – étaient intacts. |
4725 |
Pas une coquille écrasée. Sur un espace de deux à trois cents yards, il n'existait pas trace d'un atterrissage, ni ancien, ni récent. Nab s'était donc décidé à remonter la côte pendant quelques milles. Il se pouvait que les courants eussent porté un corps sur quelque point plus éloigné. |
4726 |
Il avait essayé de surprendre en lui quelque reste de vie ! Maintenant qu'il l'avait retrouvé mort, il le voulait vivant ! Tous ses efforts avaient été inutiles ! Il n'avait plus qu'à rendre les derniers devoirs à celui qu'il aimait tant ! Nab avait alors songé à ses compagnons. |
4727 |
Top était là. Ne pouvait-il s'en rapporter à la sagacité de ce fidèle animal ? Nab prononça à plusieurs reprises le nom du reporter, celui des compagnons de l'ingénieur que Top connaissait le plus. Puis, il lui montra le sud de la côte, et le chien s'élança dans la direction qui lui était indiquée. |
4728 |
Il fallait pour cela attendre que la parole lui fût revenue. Heureusement, la vie reprenait déjà son cours. Les frictions avaient rétabli la circulation du sang. Cyrus Smith remua de nouveau les bras, puis la tête, et quelques mots incompréhensibles s'échappèrent encore une fois de ses lèvres. |
4729 |
La vie ne se révélait en lui que par le mouvement. Les sens n'y avaient encore aucune part. Pencroff regretta bien de n'avoir pas de feu, ni de quoi s'en procurer, car il avait malheureusement oublié d'emporter le linge brûlé, qu'il eût facilement enflammé au choc de deux cailloux. |
4730 |
Il fallait donc transporter Cyrus Smith aux Cheminées, et le plus tôt possible. Ce fut l'avis de tous. Cependant, les soins qui furent prodigués à l'ingénieur devaient lui rendre la connaissance plus vite qu'on ne pouvait l'espérer. L'eau dont on humectait ses lèvres le ranimait peu à peu. |
4731 |
Harbert, ayant couru jusqu'au rivage, en revint avec deux grandes coquilles de bivalves. Le marin composa une sorte de mixture, et l'introduisit entre les lèvres de l'ingénieur, qui parut humer avidement ce mélange. Ses yeux s'ouvrirent alors. Nab et le reporter s'étaient penchés sur lui. |
4732 |
Il reconnut Nab et Spilett, puis ses deux autres compagnons, Harbert et le marin, et sa main pressa légèrement les leurs. Quelques mots s'échappèrent encore de sa bouche, – mots qu'il avait déjà prononcés, sans doute, et qui indiquaient quelles pensées tourmentaient, même alors, son esprit. |
4733 |
Ce fut l'affaire de quarante minutes environ, et il était dix heures quand le marin, Nab et Harbert revinrent auprès de Cyrus Smith, que Gédéon Spilett n'avait pas quitté. L'ingénieur se réveillait alors de ce sommeil, ou plutôt de cet assoupissement dans lequel on l'avait trouvé. |
4734 |
Il savait peu de chose. Le coup de mer l'avait arraché du filet de l'aérostat. Il s'enfonça d'abord à quelques brasses de profondeur. Revenu à la surface de la mer, dans cette demi-obscurité, il sentit un être vivant s'agiter près de lui. C'était Top, qui s'était précipité à son secours. |
4735 |
C'étaient huit milles à franchir, mais comme on ne pourrait aller vite, et qu'il faudrait peut-être s'arrêter fréquemment, il fallait compter sur un laps de six heures au moins, avant d'avoir atteint les Cheminées. Le vent était toujours violent, mais heureusement il ne pleuvait plus. |
4736 |
Tout couché qu'il fut, l'ingénieur, accoudé sur son bras, observait la côte, surtout dans la partie opposée à la mer. Il ne parlait pas, mais il regardait, et certainement le dessin de cette contrée avec ses accidents de terrain, ses forêts, ses productions diverses, se grava dans son esprit. |
4737 |
Tous s'arrêtèrent, et la litière fut déposée sur le sable. Cyrus Smith dormait profondément et ne se réveilla pas. Pencroff, à son extrême surprise, put alors constater que l'effroyable tempête de la veille avait modifié l'aspect des lieux. Des éboulements assez importants s'étaient produits. |
4738 |
Il était évident que la mer, passant par-dessus l'îlot, s'était portée jusqu'au pied de l'énorme courtine de granit. Devant l'orifice des Cheminées, le sol, profondément raviné, avait subi un violent assaut des lames. Pencroff eut comme un pressentiment qui lui traversa l'esprit. |
4739 |
En effet, toute la chair de tétras avait été consommée, et il n'existait aucun moyen de faire cuire un gibier quelconque. D'ailleurs, les couroucous qui servaient de réserve avaient disparu. Il fallait donc aviser. Avant tout, Cyrus Smith fut transporté dans le couloir central. |
4740 |
Le profond sommeil qui s'était emparé de lui ne pouvait que réparer rapidement ses forces, et mieux, sans doute, que ne l'eût fait une nourriture abondante. La nuit était venue, et, avec elle, la température, modifiée par une saute du vent dans le nord-est, se refroidit sérieusement. |
4741 |
Le reporter et ses compagnons, après avoir absorbé une quantité considérable de lithodomes, sucèrent donc ces sargasses, auxquelles ils trouvèrent un goût très supportable, et il faut dire que, sur les rivages asiatiques, elles entrent pour une notable proportion dans l'alimentation des indigènes. |
4742 |
Certes, le mouvement que Nab et lui se donnèrent, s'il se fût transformé en chaleur, suivant les théories nouvelles, aurait suffi à faire bouillir une chaudière de steamer ! Le résultat fut nul. Les morceaux de bois s'échauffèrent, voilà tout, et encore beaucoup moins que les opérateurs eux-mêmes. |
4743 |
Cependant, Nab, ayant assuré son bâton dans sa main, allait assommer le rongeur, quand celui-ci, s'arrachant aux dents de Top, qui ne garda qu'un bout de son oreille, poussa un vigoureux grognement, se précipita sur Harbert, le renversa à demi, et disparut à travers bois. |
4744 |
Une demi-heure après, ils arrivaient au coude de la rivière. Ainsi qu'il l'avait fait la première fois, Pencroff établit rapidement un train de bois, bien que, faute de feu, cela lui semblât une besogne inutile, et, le train suivant le fil de l'eau, on revint vers les Cheminées. |
4745 |
D'ailleurs, ils espéraient bien se ravitailler en route. Comme les verres avaient été remis aux montres de l'ingénieur et du reporter, Pencroff brûla un peu de ce linge qui devait servir d'amadou. Quant au silex, il ne devait pas manquer dans ces terrains d'origine plutonienne. |
4746 |
On tourna donc l'angle sud, et on suivit la rive gauche de la rivière, qui fut abandonnée au point où elle se coudait vers le sud-ouest. Le sentier, déjà frayé sous les arbres verts, fut retrouvé, et, à neuf heures, Cyrus Smith et ses compagnons atteignaient la lisière occidentale de la forêt. |
4747 |
Quelques animaux, très fuyards, avaient été entrevus sous les futaies. Top les faisait lever lestement, mais son maître le rappelait aussitôt, car le moment n'était pas venu de les poursuivre. Plus tard, on verrait. L'ingénieur n'était point homme à se laisser distraire de son idée fixe. |
4748 |
On ne se serait même pas trompé en affirmant qu'il n'observait le pays, ni dans sa configuration, ni dans ses productions naturelles. Son seul objectif, c'était ce mont qu'il prétendait gravir, et il y allait tout droit. À dix heures, on fit une halte de quelques minutes. |
4749 |
On eût dit un vaste chapeau rond placé sur l'oreille. Il semblait formé d'une terre dénudée, que perçaient en maint endroit des roches rougeâtres. C'était le sommet de ce second cône qu'il convenait d'atteindre, et l'arête des contreforts devait offrir la meilleure route pour y arriver. |
4750 |
Çà et là, blocs erratiques, débris nombreux de basalte, pierres ponces, obsidiennes. Par bouquets isolés, s'élevaient de ces conifères, qui, quelques centaines de pieds plus bas, au fond des étroites gorges, formaient d'épais massifs, presque impénétrables aux rayons du soleil. |
4751 |
À midi, quand la petite troupe fit halte pour déjeuner au pied d'un large bouquet de sapins, près d'un petit ruisseau qui s'en allait en cascade, elle se trouvait encore à mi-chemin du premier plateau, qui, dès lors, ne serait vraisemblablement atteint qu'à la nuit tombante. |
4752 |
Il s'agissait alors de revenir vers l'est, en décrivant des lacets qui rendaient les pentes plus praticables, car elles étaient alors fort raides, et chacun devait choisir avec soin l'endroit où se posait son pied. Nab et Harbert tenaient la tête, Pencroff la queue ; entre eux, Cyrus et le reporter. |
4753 |
En quelques points, le soufre avait déposé sous la forme de concrétions cristallines, au milieu de ces matières qui précèdent généralement les épanchements laviques, pouzzolanes à grains irréguliers et fortement torréfiés, cendres blanchâtres faites d'une infinité de petits cristaux feldspathiques. |
4754 |
Heureusement pour l'ingénieur et ses compagnons, le temps était beau, l'atmosphère tranquille, car une violente brise, à une altitude de trois mille pieds, eût gêné leurs évolutions. La pureté du ciel au zénith se sentait à travers la transparence de l'air. Un calme parfait régnait autour d'eux. |
4755 |
Cinq cents pieds seulement séparaient alors les explorateurs du plateau qu'ils voulaient atteindre, afin d'y établir un campement pour la nuit, mais ces cinq cents pieds s'accrurent de plus de deux milles par les zigzags qu'il fallut décrire. Le sol, pour ainsi dire, manquait sous le pied. |
4756 |
Enfin, le soir se faisait peu à peu, et il était presque nuit, quand Cyrus Smith et ses compagnons, très fatigués par une ascension de sept heures, arrivèrent au plateau du premier cône. Il fut alors question d'organiser le campement, et de réparer ses forces, en soupant d'abord, en dormant ensuite. |
4757 |
Ce second étage de la montagne s'élevait sur une base de roches, au milieu desquelles on trouva facilement une retraite. Le combustible n'était pas abondant. Cependant, on pouvait obtenir du feu au moyen des mousses et des broussailles sèches qui hérissaient certaines portions du plateau. |
4758 |
En d'autres, obstrué par les éboulis, il n'offrait qu'une étroite sente, sur laquelle deux personnes ne pouvaient marcher de front. Il arriva même qu'après une marche de vingt minutes, Cyrus Smith et Harbert durent s'arrêter. À partir de ce point, le talus des deux cônes affleurait. |
4759 |
La contourner sur des pentes inclinées à près de soixante-dix degrés devenait impraticable. Mais, si l'ingénieur et le jeune garçon durent renoncer à suivre une direction circulaire, en revanche, la possibilité leur fut alors donnée de reprendre directement l'ascension du cône. |
4760 |
Heureusement, ces déclivités, très allongées et très sinueuses, décrivaient un large pas de vis à l'intérieur du volcan, et favorisaient la marche en hauteur. Quant au volcan lui-même, on ne pouvait douter qu'il ne fût complètement éteint. Pas une fumée ne s'échappait de ses flancs. |
4761 |
Pas une flamme ne se décelait dans les cavités profondes. Pas un grondement, pas un murmure, pas un tressaillement ne sortait de ce puits obscur, qui se creusait peut-être jusqu'aux entrailles du globe. L'atmosphère même, au dedans de ce cratère, n'était saturée d'aucune vapeur sulfureuse. |
4762 |
Le rayon de cette portion circulaire du ciel, encadrée par les bords du cône, s'accrut sensiblement. À chaque pas, pour ainsi dire, que firent Cyrus Smith et Harbert, de nouvelles étoiles entrèrent dans le champ de leur vision. Les magnifiques constellations de ce ciel austral resplendissaient. |
4763 |
L'obscurité était complète alors, et ne permettait pas au regard de s'étendre sur un rayon de deux milles. La mer entourait-elle cette terre inconnue, ou cette terre se rattachait-elle, dans l'ouest, à quelque continent du Pacifique ? On ne pouvait encore le reconnaître. |
4764 |
L'ingénieur avait confiance, parce qu'il se sentait capable d'arracher à cette nature sauvage tout ce qui serait nécessaire à la vie de ses compagnons et à la sienne, et ceux-ci ne redoutaient rien, précisément parce que Cyrus Smith était avec eux. Cette nuance se comprendra. |
4765 |
Le soleil montait sur un ciel pur et couvrait de ses rayons tout le flanc oriental de la montagne. Le cratère fut abordé. Il était bien tel que l'ingénieur l'avait reconnu dans l'ombre, c'est-à-dire un vaste entonnoir qui allait en s'évasant jusqu'à une hauteur de mille pieds au-dessus du plateau. |
4766 |
Quant à la cheminée volcanique qui établissait la communication entre les couches souterraines et le cratère, on ne pouvait en estimer la profondeur par le regard, car elle se perdait dans l'obscurité. Mais, quant à l'extinction complète du volcan, elle n'était pas douteuse. |
4767 |
Peut-être, en remontant au sommet du cône, Cyrus Smith avait-il eu l'espoir de découvrir quelque côte, quelque île rapprochée, qu'il n'avait pu apercevoir la veille pendant l'obscurité. Mais rien n'apparut jusqu'aux limites de l'horizon, c'est-à-dire sur un rayon de plus de cinquante milles. |
4768 |
Aucune terre en vue. Pas une voile. Toute cette immensité était déserte, et l'île occupait le centre d'une circonférence qui semblait être infinie. L'ingénieur et ses compagnons, muets, immobiles, parcoururent du regard, pendant quelques minutes, tous les points de l'Océan. |
4769 |
De l'Océan, les regards se reportèrent sur l'île qu'ils dominaient tout entière, et la première question qui fut posée le fut par Gédéon Spilett, en ces termes : « Quelle peut être la grandeur de cette île ? » Véritablement, elle ne paraissait pas considérable au milieu de cet immense Océan. |
4770 |
Sa forme, véritablement étrange, surprenait le regard, et quand Gédéon Spilett, sur le conseil de l'ingénieur, en eut dessiné les contours, on trouva qu'elle ressemblait à quelque fantastique animal, une sorte de ptéropode monstrueux, qui eût été endormi à la surface du Pacifique. |
4771 |
Cette queue formait une véritable presqu'île qui s'allongeait de plus de trente milles en mer, à compter du cap sud-est de l'île, déjà mentionné, et elle s'arrondissait en décrivant une rade foraine, largement ouverte, que dessinait le littoral inférieur de cette terre si étrangement découpée. |
4772 |
Vu de cette hauteur, le lac semblait être au même niveau que la mer, mais, réflexion faite, l'ingénieur expliqua à ses compagnons que l'altitude de cette petite nappe d'eau devait être de trois cents pieds, car le plateau qui lui servait de bassin n'était que le prolongement de celui de la côte. |
4773 |
Cependant, il était possible que, sous ces masses d'arbres qui faisaient des deux tiers de l'île une forêt immense, d'autres rios s'écoulassent vers la mer. On devait même le supposer, tant cette région se montrait fertile et riche des plus magnifiques échantillons de la flore des zones tempérées. |
4774 |
Quant à la partie septentrionale, nul indice d'eaux courantes ; peut-être des eaux stagnantes dans la portion marécageuse du nord-est, mais voilà tout ; en somme, des dunes, des sables, une aridité très prononcée qui contrastait vivement avec l'opulence du sol dans sa plus grande étendue. |
4775 |
Le volcan n'occupait pas la partie centrale de l'île. Il se dressait, au contraire, dans la région du nord-ouest, et semblait marquer la limite des deux zones. Au sud-ouest, au sud et au sud-est, les premiers étages des contreforts disparaissaient sous des masses de verdure. |
4776 |
C'était aussi de ce côté qu'au temps des éruptions, les épanchements s'étaient frayés un passage, et une large chaussée de laves se prolongeait jusqu'à cette étroite mâchoire qui formait golfe au nord-est. Cyrus Smith et les siens demeurèrent une heure ainsi au sommet de la montagne. |
4777 |
Jusqu'à plus complète exploration, on pouvait donc admettre que l'île était inhabitée. Mais était-elle fréquentée, au moins temporairement, par les indigènes des îles voisines ? À cette question, il était difficile de répondre. Aucune terre n'apparaissait dans un rayon d'environ cinquante milles. |
4778 |
Ce serait difficile. Dans le doute, il était donc convenable de prendre certaines précautions contre une descente possible des indigènes voisins. L'exploration de l'île était achevée, sa configuration déterminée, son relief coté, son étendue calculée, son hydrographie et son orographie reconnues. |
4779 |
Que nous donnions à cette vaste baie de l'est le nom de baie de l'Union, par exemple, à cette large échancrure du sud, celui de baie Washington, au mont qui nous porte en ce moment, celui de mont Franklin, à ce lac qui s'étend sous nos regards, celui de lac Grant, rien de mieux, mes amis. |
4780 |
Ces noms nous rappelleront notre pays et ceux des grands citoyens qui l'ont honoré ; mais pour les rivières, les golfes, les caps, les promontoires, que nous apercevons du haut de cette montagne, choisissons des dénominations que rappellent plutôt leur configuration particulière. |
4781 |
L'île était là sous leurs yeux comme une carte déployée, et il n'y avait qu'un nom à mettre à tous ses angles rentrants ou sortants, comme à tous ses reliefs. Gédéon Spilett les inscrirait à mesure, et la nomenclature géographique de l'île serait définitivement adoptée. |
4782 |
Quant à la montre de l'ingénieur, elle s'était nécessairement arrêtée pendant le temps que Cyrus Smith avait passé dans les dunes. L'ingénieur la remonta donc, et, estimant approximativement par la hauteur du soleil qu'il devait être environ neuf heures du matin, il mit sa montre à cette heure. |
4783 |
On mangea, et si bien, que la réserve de gibier et d'amandes fut totalement épuisée. Mais Pencroff ne fut nullement inquiet. On se réapprovisionnerait en route. Top, dont la portion avait été fort congrue, saurait bien trouver quelque nouveau gibier sous le couvert des taillis. |
4784 |
En outre, le marin songeait à demander tout simplement à l'ingénieur de fabriquer de la poudre, un ou deux fusils de chasse, et il pensait que cela ne souffrirait aucune difficulté. En quittant le plateau, Cyrus Smith proposa à ses compagnons de prendre un nouveau chemin pour revenir aux Cheminées. |
4785 |
On suivit donc la crête de l'un des contreforts, entre lesquels le creek qui l'alimentait, prenait probablement sa source. En causant, les colons n'employaient plus déjà que les noms propres qu'ils venaient de choisir, et cela facilitait singulièrement l'échange de leurs idées. |
4786 |
De là, ils aperçurent, très visiblement, une fumée qui tourbillonnait en s'élevant dans l'air, fumée dont la couleur jaunâtre était très caractérisée. Top, rappelé par un léger sifflement de son maître, revint, et celui-ci, faisant signe à ses compagnons de l'attendre, se glissa entre les roches. |
4787 |
Ils le rejoignirent aussitôt, et furent tout d'abord frappés de l'odeur désagréable qui imprégnait l'atmosphère. Cette odeur, aisément reconnaissable, avait suffi à l'ingénieur pour deviner ce qu'était cette fumée qui, tout d'abord, avait dû l'inquiéter, et non sans raison. |
4788 |
Des bouquets de cèdres australiens s'élevaient aussi dans les clairières, revêtues de ce haut gazon que l'on appelle « tussac » dans la Nouvelle-Hollande ; mais le cocotier, si abondant sur les archipels du Pacifique, semblait manquer à l'île, dont la latitude était sans doute trop basse. |
4789 |
Kakatoès noirs, blancs ou gris, perroquets et perruches, au plumage nuancé de toutes les couleurs, « rois », d'un vert éclatant et couronnés de rouge, loris bleus, « blues-mountains », semblaient ne se laisser voir qu'à travers un prisme, et voletaient au milieu d'un caquetage assourdissant. |
4790 |
Les colons entendirent successivement le chant des oiseaux, le cri des quadrupèdes, et une sorte de clappement qu'ils auraient pu croire échappé aux lèvres d'un indigène. Nab et Harbert s'étaient élancés vers ce buisson, oubliant les principes de la prudence la plus élémentaire. |
4791 |
Harbert signala aussi de magnifiques pigeons, aux ailes bronzées, les uns surmontés d'une crête superbe, les autres drapés de vert, comme leurs congénères de Port-Macquarie ; mais il fut impossible de les atteindre, non plus que des corbeaux et des pies, qui s'enfuyaient par bandes. |
4792 |
Mais ce devait être vainement aussi que les chasseurs allaient poursuivre ce gibier élastique, qui rebondissait comme une balle. Après cinq minutes de course, ils étaient essoufflés, et la bande disparaissait dans le taillis. Top n'avait pas eu plus de succès que ses maîtres. |
4793 |
Le brave marin ne cacha point son regret d'en être réduit pour dîner aux faisans-chanteurs ; mais la fortune devait se montrer encore une fois complaisante pour lui. En effet, Top, qui sentait bien que son intérêt était en jeu, allait et furetait partout avec un instinct doublé d'un appétit féroce. |
4794 |
D'autres espèces arborescentes, inconnues au jeune naturaliste, se penchaient sur le ruisseau, que l'on entendait murmurer sous ces berceaux de verdure. Cependant, le cours d'eau s'élargissait sensiblement, et Cyrus Smith était porté à croire qu'il aurait bientôt atteint son embouchure. |
4795 |
Cette étendue d'eau, d'une circonférence de sept milles environ et d'une superficie de deux cent cinquante acres, reposait dans une bordure d'arbres variés. Vers l'est, à travers un rideau de verdure pittoresquement relevé en certains endroits, apparaissait un étincelant horizon de mer. |
4796 |
Ailleurs, sur les rives et sur l'îlot, se pavanaient des canards sauvages, des pélicans, des poules d'eau, des becs-rouges, des philédons, munis d'une langue en forme de pinceau, et un ou deux échantillons de ces menures splendides, dont la queue se développe comme les montants gracieux d'une lyre. |
4797 |
Mais l'ingénieur désirait reconnaître comment et par où s'échappait le trop-plein des eaux du lac, et l'exploration fut prolongée sous les arbres pendant un mille et demi vers le nord. Il était probable, en effet, qu'un déversoir existait quelque part, et sans doute à travers une coupée du granit. |
4798 |
Il faut dire, d'ailleurs, que ces colons étaient des « hommes » dans la belle et puissante acception du mot. L'ingénieur Smith ne pouvait être secondé par de plus intelligents compagnons, ni avec plus de dévouement et de zèle. Il les avait interrogés. Il connaissait leurs aptitudes. |
4799 |
Il ne reculerait devant aucune tâche, et, chasseur passionné, il ferait un métier de ce qui, jusqu'alors, n'avait été pour lui qu'un plaisir. Harbert, brave enfant, remarquablement instruit déjà dans les sciences naturelles, allait fournir un appoint sérieux à la cause commune. |
4800 |
Quant à Pencroff, il avait été marin sur tous les océans, charpentier dans les chantiers de construction de Brooklyn, aide-tailleur sur les bâtiments de l'état, jardinier, cultivateur, pendant ses congés, etc., et comme les gens de mer, propre à tout, il savait tout faire. |
4801 |
Or, ce commencement dont parlait l'ingénieur, c'était la construction d'un appareil qui pût servir à transformer les substances naturelles. On sait le rôle que joue la chaleur dans ces transformations. Or, le combustible, bois ou charbon de terre, était immédiatement utilisable. |
4802 |
Celui-ci prit la tête de Top entre ses mains, et, détachant le collier que l'animal portait au cou, il le rompit en deux parties, en disant : « Voilà deux couteaux, Pencroff ! » Deux hurrahs du marin lui répondirent. Le collier de Top était fait d'une mince lame d'acier trempé. |
4803 |
Or, ce genre de roche arénacée se rencontrait abondamment sur la grève, et, deux heures après, l'outillage de la colonie se composait de deux lames tranchantes qu'il avait été facile d'emmancher dans une poignée solide. La conquête de ce premier outil fut saluée comme un triomphe. |
4804 |
Ce fut une espèce appartenant à la famille des malvacées, un « hibiscus heterophyllus », qui fournit des fibres d'une ténacité remarquable, qu'on eût pu comparer à des tendons d'animaux. Pencroff obtint ainsi des arcs d'une assez grande puissance, auxquels il ne manquait plus que les flèches. |
4805 |
Ce fut dans la journée du 2 avril que Cyrus Smith s'occupa de fixer l'orientation de l'île. La veille, il avait noté exactement l'heure à laquelle le soleil avait disparu sous l'horizon, en tenant compte de la réfraction. Ce matin-là, il releva non moins exactement l'heure à laquelle il reparut. |
4806 |
Des branches furent coupées autour de la clairière, et l'on ramassa tout le bois tombé sous les arbres. Cela ne se fit pas sans que l'on chassât un peu dans les environs, d'autant mieux que Pencroff possédait maintenant quelques douzaines de flèches armées de pointes très acérées. |
4807 |
Le combustible, fait de fascines bien préparées, fut disposé sur le sol, et on l'entoura de plusieurs rangs de briques séchées, qui formèrent bientôt un gros cube, à l'extérieur duquel des évents furent ménagés. Ce travail dura toute la journée, et, le soir seulement, on mit le feu aux fascines. |
4808 |
Il fallut alors laisser refroidir la masse fumante, et, pendant ce temps, Nab et Pencroff, guidés par Cyrus Smith, charrièrent, sur une claie faite de branchages entrelacés, plusieurs charges de carbonate de chaux, pierres très communes, qui se trouvaient abondamment au nord du lac. |
4809 |
La clairière était transformée en usine, et Pencroff n'était pas éloigné de croire que de ce four allaient sortir tous les produits de l'industrie moderne. En attendant, ce que les colons fabriquèrent tout d'abord, ce fut une poterie commune, mais très propre à la cuisson des aliments. |
4810 |
Les colons, devenus potiers, ne firent pas autre chose que de la poterie. Quand il conviendrait à Cyrus Smith de les changer en forgerons, ils seraient forgerons. Mais, le lendemain étant un dimanche, et même le dimanche de Pâques, tous convinrent de sanctifier ce jour par le repos. |
4811 |
Ces Américains étaient des hommes religieux, scrupuleux observateurs des préceptes de la Bible, et la situation qui leur était faite ne pouvait que développer leurs sentiments de confiance envers l'Auteur de toutes choses. Le soir du 15 avril, on revint donc définitivement aux Cheminées. |
4812 |
On sait que cette chair spongieuse et veloutée provient d'un certain champignon du genre polypore. Convenablement préparée, elle est extrêmement inflammable, surtout quand elle a été préalablement saturée de poudre à canon ou bouillie dans une dissolution de nitrate ou de chlorate de potasse. |
4813 |
Ces rhizomes étaient d'un excellent goût, très nutritifs, à peu près semblables à cette substance qui se débite en Angleterre sous le nom de « sagou de Portland », et ils pouvaient, dans une certaine mesure, remplacer le pain, qui manquait encore aux colons de l'île Lincoln. |
4814 |
Cet instrument terminé, l'ingénieur revint sur la grève ; mais comme il fallait qu'il prît la hauteur du pôle au-dessus d'un horizon nettement dessiné, c'est-à-dire un horizon de mer, et que le cap Griffe lui cachait l'horizon du sud, il dut aller chercher une station plus convenable. |
4815 |
Aucun obstacle n'arrêtait donc le regard, qui embrassait l'horizon sur une demi-circonférence, depuis le cap jusqu'au promontoire du Reptile. Au sud, cet horizon, éclairé par en dessous des premières clartés de la lune, tranchait vivement sur le ciel et pouvait être visé avec une certaine précision. |
4816 |
À ce moment, la Croix du Sud se présentait à l'observateur dans une position renversée, l'étoile alpha marquant sa base, qui est plus rapprochée du pôle austral. Cette constellation n'est pas située aussi près du pôle antarctique que l'étoile polaire l'est du pôle arctique. |
4817 |
En tout cas, les habits dureraient bien six mois encore, car ils étaient solides et pouvaient résister aux fatigues des travaux manuels. Mais tout dépendrait de la situation de l'île par rapport aux terres habitées. C'est ce qui serait déterminé ce jour même, si le temps le permettait. |
4818 |
La première distance était de quinze pieds entre le piquet et le point où la perche était enfoncée dans le sable. La deuxième distance, entre le piquet et la base de la muraille, était de cinq cents pieds. Ces mesures terminées, Cyrus Smith et le jeune garçon revinrent aux Cheminées. |
4819 |
D'où il fut établi que la muraille de granit mesurait trois cent trente-trois pieds de hauteur. Cyrus Smith reprit alors l'instrument qu'il avait fabriqué la veille et dont les deux planchettes, par leur écartement, lui donnaient la distance angulaire de l'étoile alpha à l'horizon. |
4820 |
Cyrus Smith en conclut donc que l'île Lincoln était située sur le trente-septième degré de latitude australe, ou en tenant compte, vu l'imperfection de ses opérations, d'un écart de cinq degrés, qu'elle devait être située entre le trente-cinquième et le quarantième parallèle. |
4821 |
À huit heures et demie du matin, la petite troupe suivait la lisière du canal. De l'autre côté, sur l'îlot du Salut, de nombreux oiseaux se promenaient gravement. C'étaient des plongeurs, de l'espèce des manchots, très reconnaissables à leur cri désagréable, qui rappelle le braiment de l'âne. |
4822 |
Pencroff ne les considéra qu'au point de vue comestible, et n'apprit pas sans une certaine satisfaction que leur chair, quoique noirâtre, est fort mangeable. On pouvait voir aussi ramper sur le sable de gros amphibies, des phoques, sans doute, qui semblaient avoir choisi l'îlot pour refuge. |
4823 |
Il n'était guère possible d'examiner ces animaux au point de vue alimentaire, car leur chair huileuse est détestable ; cependant, Cyrus Smith les observa avec attention, et, sans faire connaître son idée, il annonça à ses compagnons que très prochainement on ferait une visite à l'îlot. |
4824 |
Avant une heure, nous le saurons. Je n'ai pas de carte du Pacifique, mais ma mémoire a conservé un souvenir très net de sa portion méridionale. La latitude que j'ai obtenue hier met l'île Lincoln par le travers de la Nouvelle-Zélande à l'ouest, et de la côte du Chili à l'est. |
4825 |
Mais tandis que causaient ces hommes, qui véritablement ne doutaient de rien, l'heure approchait à laquelle l'observation devait avoir lieu. Comment s'y prendrait Cyrus Smith pour constater le passage du soleil au méridien de l'île, sans aucun instrument ? C'est ce que Harbert ne pouvait deviner. |
4826 |
Les observateurs se trouvaient alors à une distance de six milles des Cheminées, non loin de cette partie des dunes dans laquelle l'ingénieur avait été retrouvé, après son énigmatique sauvetage. On fit halte en cet endroit, et tout fut préparé pour le déjeuner, car il était onze heures et demie. |
4827 |
Pendant ces préparatifs, Cyrus Smith disposa tout pour son observation astronomique. Il choisit sur la grève une place bien nette, que la mer en se retirant avait nivelée parfaitement. Cette couche de sable très fin était dressée comme une glace, sans qu'un grain dépassât l'autre. |
4828 |
En inclinant sa baguette du côté opposé au soleil, Cyrus Smith rendait l'ombre plus longue, et, par conséquent, ses modifications seraient plus faciles à constater. En effet, plus l'aiguille d'un cadran est grande, plus on peut suivre aisément le déplacement de sa pointe. |
4829 |
Il n'y avait plus qu'à chiffrer l'opération. Rien n'était plus facile. Il existait, on le voit, en chiffres ronds, cinq heures de différence entre le méridien de Washington et celui de l'île Lincoln, c'est-à-dire qu'il était midi à l'île Lincoln, quand il était déjà cinq heures du soir à Washington. |
4830 |
Or, de briquetiers et de potiers qu'ils avaient été jusqu'alors, les compagnons de l'ingénieur allaient devenir métallurgistes. La veille, après le déjeuner, l'exploration avait été portée jusqu'à la pointe du cap Mandibule, distante de près de sept milles des Cheminées. |
4831 |
Avant toutes choses, il s'agissait d'utiliser le minerai de fer, dont l'ingénieur avait observé quelques gisements dans la partie nord-ouest de l'île, et de changer ce minerai soit en fer, soit en acier. Le sol ne renferme généralement pas les métaux à l'état de pureté. |
4832 |
C'était ce minerai oxydulé qui, se rencontrant en masses confuses d'un gris foncé, donne une poussière noire, cristallise en octaèdres réguliers, fournit les aimants naturels, et sert à fabriquer en Europe ces fers de première qualité, dont la Suède et la Norvège sont si abondamment pourvues. |
4833 |
De là, grande facilité pour le traitement du minerai, puisque les éléments de la fabrication se trouvaient rapprochés. C'est même ce qui fait la prodigieuse richesse des exploitations du Royaume-Uni, où la houille sert à fabriquer le métal extrait du même sol et en même temps qu'elle. |
4834 |
Bientôt Cyrus Smith, Harbert, Gédéon Spilett, Nab et le marin étaient réunis sur la grève, en un point où le canal laissait une sorte de passage guéable à mer basse. La marée était au plus bas du reflux, et les chasseurs purent traverser le canal sans se mouiller plus haut que le genou. |
4835 |
Pencroff et Harbert se détachèrent alors, afin de tourner la pointe de l'îlot, de manière à les prendre à revers et à leur couper la retraite. Pendant ce temps, Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Nab, rampant le long des roches, se glissaient vers le futur théâtre du combat. |
4836 |
Tout à coup, la haute taille du marin se développa. Pencroff poussa un cri. L'ingénieur et ses deux compagnons se jetèrent en toute hâte entre la mer et les phoques. Deux de ces animaux, vigoureusement frappés, restèrent morts sur le sable, mais les autres purent regagner la mer et prendre le large. |
4837 |
Ce ne fut pas un petit travail que celui de tendre ces peaux sur des cadres de bois destinés à maintenir leur écartement, et de les coudre au moyen de fibres, de manière à pouvoir y emmagasiner l'air sans laisser trop de fuites. Il fallut s'y reprendre à plusieurs fois. |
4838 |
Le chemin suivi fut celui des bois du Jacamar, que l'on traversa obliquement du sud-est au nord-ouest, et dans leur partie la plus épaisse. Il fallut se frayer une route, qui devait former, par la suite, l'artère la plus directe entre le plateau de Grande-vue et le mont Franklin. |
4839 |
On en fit provision. Ce cheminement à travers le bois fut long. Il dura la journée entière, mais cela permit d'observer la faune et la flore. Top, plus spécialement chargé de la faune, courait à travers les herbes et les broussailles, faisant lever indistinctement toute espèce de gibier. |
4840 |
À cinq heures du soir, Cyrus Smith donnait le signal de halte. Il se trouvait en dehors de la forêt, à la naissance de ces puissants contreforts qui étançonnaient le mont Franklin vers l'est. À quelques centaines de pas coulait le Creek-Rouge, et, par conséquent, l'eau potable n'était pas loin. |
4841 |
Mû par un mécanisme dont les organes consistaient en châssis, cordes de fibres et contre-poids, il lança dans la masse une provision d'air qui, tout en élevant la température, concourut aussi à la transformation chimique qui devait donner du fer pur. L'opération fut difficile. |
4842 |
Il fallut toute la patience, toute l'ingéniosité des colons pour la mener à bien ; mais enfin elle réussit, et le résultat définitif fut une loupe de fer, réduite à l'état d'éponge, qu'il fallut cingler et corroyer, c'est-à-dire forger, pour en chasser la gangue liquéfiée. |
4843 |
Le premier, obtenu par la décarburation de la fonte, donne l'acier naturel ou puddlé ; le second, produit par la carburation du fer, donne l'acier de cémentation. C'était donc ce dernier que Cyrus Smith devait chercher à fabriquer de préférence, puisqu'il possédait le fer à l'état pur. |
4844 |
D'autres instruments, façonnés grossièrement, il va sans dire, furent ainsi fabriqués, lames de rabot, haches, hachettes, bandes d'acier qui devaient être transformées en scies, ciseaux de charpentier, puis, des fers de pioche, de pelle, de pic, des marteaux, des clous, etc. |
4845 |
Cette moyenne ne saurait surprendre, puisque l'île Lincoln, située très vraisemblablement entre le trente-cinquième et le quarantième parallèle, devait se trouver soumise, dans l'hémisphère sud, aux mêmes conditions climatériques que la Sicile ou la Grèce dans l'hémisphère nord. |
4846 |
Mais, de même que la Grèce ou la Sicile éprouvent des froids violents, qui produisent neige et glace, de même l'île Lincoln subirait sans doute, dans la période la plus accentuée de l'hiver, certains abaissements de température contre lesquels il convenait de se prémunir. |
4847 |
La question d'une habitation plus confortable que les Cheminées dut donc être sérieusement méditée et promptement résolue. Pencroff, naturellement, avait quelque prédilection pour cette retraite qu'il avait découverte ; mais il comprit bien qu'il fallait en chercher une autre. |
4848 |
Il convient donc de se mettre à l'abri d'une agression possible, et de ne pas obliger l'un de nous à veiller chaque nuit pour entretenir un foyer allumé. Et puis, mes amis, il faut tout prévoir. Nous sommes ici dans une partie du Pacifique souvent fréquentée par les pirates malais. |
4849 |
Mais l'ingénieur ne répondit au marin qu'en proposant d'examiner plus attentivement la muraille, depuis l'embouchure de la rivière jusqu'à l'angle qui la terminait au nord. On sortit donc, et l'exploration fut faite, sur une étendue de deux milles environ, avec un soin extrême. |
4850 |
En effet, il fallait nécessairement que l'excès d'eau fourni par le Creek-Rouge se perdît en un point quelconque. Or, ce point, l'ingénieur ne l'avait encore trouvé sur aucune portion des rives déjà explorées, c'est-à-dire depuis l'embouchure du ruisseau, à l'ouest, jusqu'au plateau de Grande-vue. |
4851 |
L'ingénieur proposa donc à ses compagnons de gravir le talus qu'ils observaient alors, et de revenir aux Cheminées par les hauteurs, en explorant les rives septentrionales et orientales du lac. La proposition fut acceptée, et, en quelques minutes, Harbert et Nab étaient arrivés au plateau supérieur. |
4852 |
La promenade était facile, car les arbres, largement espacés, laissaient entre eux un libre passage. On sentait bien que, sur cette limite, s'arrêtait la zone fertile, et la végétation s'y montrait moins vigoureuse que dans toute la partie comprise entre les cours du creek et de la Mercy. |
4853 |
Cependant, aucun fauve ne se montra, et il était probable que ces animaux fréquentaient plutôt les épaisses forêts du sud ; mais les colons eurent la désagréable surprise d'apercevoir Top s'arrêter devant un serpent de grande taille, qui mesurait quatorze à quinze pieds de longueur. |
4854 |
C'était ce déversoir qu'il s'agissait de découvrir, car, sans doute, il formait une chute dont il serait possible d'utiliser la puissance mécanique. Les colons, marchant à volonté, mais sans trop s'écarter les uns des autres, commencèrent donc à contourner la rive du lac, qui était très accore. |
4855 |
On eût pu supposer que la décharge des eaux s'opérait en cet endroit, car l'extrémité du lac venait presque affleurer la lisière du plateau. Mais il n'en était rien, et les colons continuèrent d'explorer la rive, qui, après une légère courbure, redescendait parallèlement au littoral. |
4856 |
L'ingénieur était fort surpris, car il ne voyait aucun indice d'écoulement du trop-plein des eaux. Le reporter et le marin causaient avec lui, et il ne leur dissimulait point son étonnement. En ce moment, Top, qui avait été fort calme jusqu'alors, donna des signes d'agitation. |
4857 |
Une demi-heure après, ils étaient tous arrivés à l'angle sud-est du lac et se retrouvaient sur le plateau même de Grande-vue. À ce point, l'examen des rives du lac devait être considéré comme terminé, et, cependant, l'ingénieur n'avait pu découvrir par où et comment s'opérait la décharge des eaux. |
4858 |
L'énorme animal s'était précipité sur le chien, qui voulut vainement l'éviter en revenant vers la berge. Son maître ne pouvait rien pour le sauver, et avant même qu'il fût venu à la pensée de Gédéon Spilett ou d'Harbert d'armer leurs arcs, Top, saisi par le dugong, disparaissait sous les eaux. |
4859 |
Mais soudain, au milieu d'un cercle d'écume, on vit reparaître Top. Lancé en l'air par quelque force inconnue, il s'éleva à dix pieds au-dessus de la surface du lac, retomba au milieu des eaux profondément troublées, et eût bientôt regagné la berge sans blessures graves, miraculeusement sauvé. |
4860 |
Cyrus Smith et ses compagnons regardaient sans comprendre. Circonstance non moins inexplicable encore ! On eût dit que la lutte continuait encore sous les eaux. Sans doute le dugong, attaqué par quelque puissant animal, après avoir lâché le chien, se battait pour son propre compte. |
4861 |
Mais cela ne dura pas longtemps. Les eaux se rougirent de sang, et le corps du dugong, émergeant d'une nappe écarlate qui se propagea largement, vint bientôt s'échouer sur une petite grève à l'angle sud du lac. Les colons coururent vers cet endroit. Le dugong était mort. |
4862 |
Quant à la chair de l'animal, elle ne pouvait manquer de fournir une nourriture excellente, puisque, dans certaines régions de la Malaisie, elle est spécialement réservée à la table des princes indigènes. Mais cela, c'était l'affaire de Nab. En ce moment, Cyrus Smith avait en tête d'autres pensées. |
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L'incident de la veille ne s'était point effacé de son esprit et ne laissait pas de le préoccuper. Il aurait voulu percer le mystère de ce combat sous-marin, et savoir quel congénère des mastodontes ou autres monstres marins avait fait au dugong une si étrange blessure. |
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Pour ce faire, il fallait tout d'abord dégager l'ouverture par laquelle se précipitaient les eaux, et, par conséquent, abaisser leur niveau en leur procurant une plus large issue. De là, nécessité de fabriquer une substance explosive qui pût pratiquer une forte saignée en un autre point de la rive. |
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Inutile de dire avec quel enthousiasme tous, et plus particulièrement Pencroff, accueillirent ce projet. Employer les grands moyens, éventrer ce granit, créer une cascade, cela allait au marin ! Et il serait aussi bien chimiste que maçon ou bottier, puisque l'ingénieur avait besoin de chimistes. |
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Le lendemain, 8 mai, l'ingénieur commença ses manipulations. Ces pyrites schisteuses étant composées principalement de charbon, de silice, d'alumine et de sulfure de fer, – celui-ci en excès, – il s'agissait d'isoler le sulfure de fer et de le transformer en sulfate le plus rapidement possible. |
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Cet acide serait plus tard d'une utilité extrême aux colons pour la fabrication des bougies, le tannage des peaux, etc., mais en ce moment, l'ingénieur le réservait à un autre emploi. Cyrus Smith choisit, derrière les Cheminées, un emplacement dont le sol fût soigneusement égalisé. |
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Alors, de nouvelles couches de pyrites concassées furent disposées de manière à former un énorme tas, qui fut extérieurement tapissé de terre et d'herbes, après qu'on y eut ménagé quelques évents, comme s'il se fût agi de carboniser une meule de bois pour faire du charbon. |
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Puis, on laissa la transformation s'accomplir, et il ne fallait pas moins de dix à douze jours pour que le sulfure de fer fût changé en sulfate de fer et l'alumine en sulfate d'alumine, deux substances également solubles, les autres, silice, charbon brûlé et cendres, ne l'étant pas. |
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Nab et Pencroff avaient enlevé la graisse du dugong, qui avait été recueillie dans de grandes jarres de terre. Cette graisse, il s'agissait d'en isoler un de ses éléments, la glycérine, en la saponifiant. Or, pour obtenir ce résultat, il suffisait de la traiter par la soude ou la chaux. |
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Était-ce difficile ? Non, car les plantes marines abondaient sur le rivage, salicornes, ficoïdes, et toutes ces fucacées qui forment les varechs et les goémons. On recueillit donc une grande quantité de ces plantes, on les fit d'abord sécher, puis ensuite brûler dans des fosses en plein air. |
4872 |
Cyrus Smith aurait pu fabriquer cette substance, en traitant le carbonate de potasse, qui s'extrait facilement des cendres des végétaux, par de l'acide azotique. Mais l'acide azotique lui manquait, et c'était précisément cet acide qu'il voulait obtenir, en fin de compte. |
4873 |
Très heureusement, cette fois, la nature allait lui fournir le salpêtre, sans qu'il eût d'autre peine que de le ramasser. Harbert en découvrit un gisement dans le nord de l'île, au pied du mont Franklin, et il n'y eut plus qu'à purifier ce sel. Ces divers travaux durèrent une huitaine de jours. |
4874 |
Pendant les jours qui suivirent, les colons eurent le temps de fabriquer de la poterie réfractaire en argile plastique et de construire un fourneau de briques d'une disposition particulière qui devait servir à la distillation du sulfate de fer, lorsque celui-ci serait obtenu. |
4875 |
Cyrus Smith avait donc à sa disposition une assez grande quantité de ces cristaux de sulfate de fer, dont il s'agissait d'extraire l'acide sulfurique. Dans la pratique industrielle, c'est une coûteuse installation que celle qu'exige la fabrication de l'acide sulfurique. |
4876 |
Mais Pencroff, relayé par Nab, fit si bien que, vers quatre heures du soir, le trou de mine était achevé. Restait la question d'inflammation de la substance explosive. Ordinairement, la nitro-glycérine s'enflamme au moyen d'amorces de fulminate qui, en éclatant, déterminent l'explosion. |
4877 |
À défaut de fulminate, il pouvait facilement obtenir une substance analogue au coton-poudre, puisqu'il avait de l'acide azotique à sa disposition. Cette substance, pressée dans une cartouche, et introduite dans la nitro-glycérine, aurait éclaté au moyen d'une mèche et déterminé l'explosion. |
4878 |
Cet appareil fut donc installé ; puis l'ingénieur, après avoir fait éloigner ses compagnons, remplit le trou de mine de manière que la nitro-glycérine vînt en affleurer l'ouverture, et il en jeta quelques gouttes à la surface de la roche, au-dessous de la masse de fer déjà suspendue. |
4879 |
Ceci fait, Cyrus Smith prit l'extrémité de la fibre soufrée, il l'alluma, et, quittant la place, il revint retrouver ses compagnons aux Cheminées. La fibre devait brûler pendant vingt-cinq minutes, et, en effet, vingt-cinq minutes après, une explosion, dont on ne saurait donner l'idée, retentit. |
4880 |
Une gerbe de pierres se projeta dans les airs comme si elle eût été vomie par un volcan. La secousse produite par l'air déplacé fut telle, que les roches des Cheminées oscillèrent. Les colons, bien qu'ils fussent à plus de deux milles de la mine, furent renversés sur le sol. |
4881 |
Il devait donc en résulter que, peu de temps après l'opération, le niveau du lac aurait baissé de deux pieds, au moins. Les colons revinrent aux Cheminées, afin d'y prendre des pics, des épieux ferrés, des cordes de fibres, un briquet et de l'amadou ; puis, ils retournèrent au plateau. |
4882 |
En effet, dans la paroi granitique du lac, et maintenant au-dessus du niveau des eaux, apparaissait l'orifice tant cherché. Un étroit épaulement, laissé à nu par le retrait des eaux, permettait d'y arriver. Cet orifice mesurait vingt pieds de largeur environ, mais il n'en avait que deux de hauteur. |
4883 |
Elles étaient donc praticables, et, pourvu que leur déclivité ne s'accrût pas, il serait facile de les descendre jusqu'au niveau même de la mer. Si donc, ce qui était fort probable, quelque vaste cavité existait à l'intérieur du massif granitique, on trouverait peut-être moyen de l'utiliser. |
4884 |
Heureusement, quelques saillies du granit, formant de véritables marches, rendaient la descente moins périlleuse. Des gouttelettes, encore suspendues aux rocs, s'irisaient çà et là sous le feu des torches, et on eût pu croire que les parois étaient revêtues d'innombrables stalactites. |
4885 |
Ce boyau datait donc de l'origine même de l'île. Ce n'étaient point les eaux qui l'avaient creusé peu à peu. Pluton, et non pas Neptune, l'avait foré de sa propre main, et l'on pouvait distinguer sur la muraille les traces d'un travail éruptif que le lavage des eaux n'avait pu totalement effacer. |
4886 |
Ils ne parlaient pas, mais ils réfléchissaient, et cette réflexion dut venir à plus d'un, que quelque poulpe ou autre gigantesque céphalopode pouvait occuper les cavités intérieures, qui se trouvaient en communication avec la mer. Il fallait donc ne s'aventurer qu'avec une certaine prudence. |
4887 |
Des gouttes d'eau tombaient de sa voûte, mais elles ne provenaient pas d'un suintement à travers le massif. C'étaient simplement les dernières traces laissées par le torrent qui avait si longtemps grondé dans cette cavité, et l'air, légèrement humide, n'émettait aucune émanation méphitique. |
4888 |
Ils ne descendaient plus le couloir, ils se laissaient pour ainsi dire glisser sur sa paroi, et, en quelques minutes, soixante pieds plus bas, ils eurent rejoint Top. Là, le couloir aboutissait à une vaste et magnifique caverne. Là, Top, allant et venant, aboyait avec fureur. |
4889 |
Pencroff et Nab, secouant leurs torches, jetèrent de grands éclats de lumière à toutes les aspérités du granit, et, en même temps, Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, l'épieu dressé, se tinrent prêts à tout événement. L'énorme caverne était vide. Les colons la parcoururent en tous sens. |
4890 |
C'était bien par là que s'opérait la sortie des eaux autrefois engagées dans le massif, et, cette fois, ce n'était plus un couloir oblique et praticable, mais un puits perpendiculaire, dans lequel il eût été impossible de s'aventurer. Les torches furent penchées au-dessus de l'orifice. |
4891 |
La résine éclatante, dont le pouvoir éclairant s'accrut encore par la rapidité de sa chute, illumina l'intérieur du puits, mais rien n'apparut encore. Puis, la flamme s'éteignit avec un léger frémissement indiquant qu'elle avait atteint la couche d'eau, c'est-à-dire le niveau de la mer. |
4892 |
Nab le relaya, puis Gédéon Spilett après Nab. Ce travail durait depuis deux heures déjà, et l'on pouvait donc craindre qu'en cet endroit, la muraille n'excédât la longueur du pic, quand, à un dernier coup porté par Gédéon Spilett, l'instrument, passant au travers du mur, tomba au dehors. |
4893 |
Les colons étaient stupéfaits d'admiration. Où ils ne croyaient trouver qu'une étroite cavité, ils trouvaient une sorte de palais merveilleux, et Nab s'était découvert, comme s'il eût été transporté dans un temple ! Des cris d'admiration étaient partis de toutes les bouches. |
4894 |
Aucun bruit ne se produisit, pas même celui des eaux, que les ondulations de la houle devaient quelquefois agiter dans ces profondeurs. Une résine enflammée fut encore jetée. Les parois du puits s'éclairèrent un instant mais, pas plus cette fois que la première, il ne se révéla rien de suspect. |
4895 |
Top fermait la marche, et faisait encore entendre de singuliers grognements. L'ascension fut assez pénible. Les colons s'arrêtèrent quelques instants à la grotte supérieure, qui formait comme une sorte de palier, à mi-hauteur de ce long escalier de granit. Puis ils recommencèrent à monter. |
4896 |
Bientôt un air plus frais se fit sentir. Les gouttelettes, séchées par l'évaporation, ne scintillaient plus sur les parois. La clarté fuligineuse des torches pâlissait. Celle que portait Nab s'éteignit, et, pour ne pas s'aventurer au milieu d'une obscurité profonde, il fallait se hâter. |
4897 |
Le pic fut facilement retrouvé, et, en effet, un trou s'ouvrait en ligne perpendiculaire au-dessus du point où il s'était fiché dans le sable, à quatre-vingts pieds environ au-dessus de la grève. Quelques pigeons de roche entraient et sortaient déjà par cette étroite ouverture. |
4898 |
Il semblait vraiment que ce fût pour eux que l'on eût découvert Granite-House ! L'intention de l'ingénieur était de diviser la portion droite de la caverne en plusieurs chambres précédées d'un couloir d'entrée, et de l'éclairer au moyen de cinq fenêtres et d'une porte percées sur la façade. |
4899 |
D'ailleurs, et en attendant que les châssis des fenêtres fussent faits, l'ingénieur avait l'intention de clore les ouvertures avec des volets épais, qui ne laisseraient passer ni le vent, ni la pluie, et qu'il pourrait dissimuler au besoin. Le premier travail consista donc à éviter ces ouvertures. |
4900 |
Ce plan arrêté, il ne restait plus qu'à le mettre à exécution. Les mineurs redevinrent donc briquetiers ; puis, les briques furent apportées et déposées au pied de Granite-House. Jusqu'alors Cyrus Smith et ses compagnons n'avaient eu accès dans la caverne que par l'ancien déversoir. |
4901 |
Ce mode de communication les obligeait d'abord à monter sur le plateau de Grande-vue en faisant un détour par la berge de la rivière, à descendre deux cents pieds par le couloir, puis à remonter d'autant quand ils voulaient revenir au plateau. De là, perte de temps et fatigues considérables. |
4902 |
Quant aux échelons, ce fut une sorte de cèdre rouge, aux branches légères et résistantes, qui les fournit, et l'appareil fut travaillé de main de maître par Pencroff. D'autres cordes furent également fabriquées avec des fibres végétales, et une sorte de mouffle grossière fut installée à la porte. |
4903 |
La chaux ne manquait pas, et quelques milliers de briques étaient là, prêtes à être utilisées. On dressa aisément la charpente des cloisons, très rudimentaire d'ailleurs, et, en un temps très court, l'appartement fut divisé en chambres et en magasin, suivant le plan convenu. |
4904 |
Il rêvait de rivières canalisées, facilitant le transport des richesses du sol, d'exploitations de carrières et de mines à entreprendre, de machines propres à toutes pratiques industrielles, de chemins de fer, oui, de chemins de fer ! dont le réseau couvrirait certainement un jour l'île Lincoln. |
4905 |
Il savait combien la confiance est communicative, il souriait même à l'entendre parler, et ne disait rien des inquiétudes que lui inspirait quelquefois l'avenir. En effet, dans cette partie du Pacifique, en dehors du passage des navires, il pouvait craindre de n'être jamais secouru. |
4906 |
Il était intelligent et actif, il comprenait vite, exécutait bien, et Cyrus Smith s'attachait de plus en plus à cet enfant. Harbert sentait pour l'ingénieur une vive et respectueuse amitié. Pencroff voyait bien l'étroite sympathie qui se formait entre ces deux êtres, mais il n'en était point jaloux. |
4907 |
Il avait en son maître la même foi que Pencroff, mais il la manifestait moins bruyamment. Quand le marin s'enthousiasmait, Nab avait toujours l'air de lui répondre : « Mais rien n'est plus naturel. » Pencroff et lui s'aimaient beaucoup, et n'avaient pas tardé à se tutoyer. |
4908 |
Quant à Gédéon Spilett, il prenait sa part du travail commun, et n'était pas le plus maladroit, – ce dont s'étonnait toujours un peu le marin. Un « journaliste » habile, non pas seulement à tout comprendre, mais à tout exécuter ! L'échelle fut définitivement installée le 28 mai. |
4909 |
On n'y comptait pas moins de cent échelons sur cette hauteur perpendiculaire de quatre-vingts pieds qu'elle mesurait. Cyrus Smith avait pu, heureusement, la diviser en deux parties, en profitant d'un surplomb de la muraille qui faisait saillie à une quarantaine de pieds au-dessus du sol. |
4910 |
De la sorte, l'ascension devint notablement plus facile. D'ailleurs, Cyrus Smith comptait installer plus tard un ascenseur hydraulique qui éviterait toute fatigue et toute perte de temps aux habitants de Granite-House. Les colons s'habituèrent promptement à se servir de cette échelle. |
4911 |
Mais pourtant, et plus d'une fois, Pencroff le monta sur son dos, ce dont Top ne se plaignit jamais. On fera observer ici que pendant ces travaux, qui furent cependant activement conduits, car la mauvaise saison approchait, la question alimentaire n'avait point été négligée. |
4912 |
Tous les jours, le reporter et Harbert, devenus décidément les pourvoyeurs de la colonie, employaient quelques heures à la chasse. Ils n'exploitaient encore que les bois du Jacamar, sur la gauche de la rivière, car, faute de pont et de canot, la Mercy n'avait pas encore été franchie. |
4913 |
Presque aussitôt, des centaines de petits animaux, semblables à des lapins, s'enfuirent dans toutes les directions, et avec une telle rapidité, que Top lui-même n'aurait pu les gagner de vitesse. Chasseurs et chien eurent beau courir, ces rongeurs leur échappèrent facilement. |
4914 |
Avec quelques collets tendus à l'orifice des terriers, l'opération ne pouvait manquer de réussir. Mais en ce moment, pas de collets, ni de quoi en fabriquer. Il fallut donc se résigner à visiter chaque gîte, à le fouiller du bâton, à faire, à force de patience, ce qu'on ne pouvait faire autrement. |
4915 |
Enfin, après une heure de fouilles, quatre rongeurs furent pris au gîte. C'étaient des lapins assez semblables à leurs congénères d'Europe, et qui sont vulgairement connus sous le nom de « lapins d'Amérique. » Le produit de la chasse fut donc rapporté à Granite-House, et il figura au repas du soir. |
4916 |
L'eau ne devait donc jamais manquer à Granite-House. Enfin, tout fut terminé, et il était temps, car la mauvaise saison arrivait. D'épais volets permettaient de fermer les fenêtres de la façade, en attendant que l'ingénieur eût eu le temps de fabriquer du verre à vitre. |
4917 |
Pendant tout ce mois de juin, le temps fut employé à des travaux divers, qui n'excluaient ni la chasse, ni la pêche, et les réserves de l'office purent être abondamment entretenues. Pencroff, dès qu'il en aurait le loisir, se proposait d'établir des trappes dont il attendait le plus grand bien. |
4918 |
Nab employait presque tout son temps à saler ou à fumer des viandes, ce qui lui assurait des conserves excellentes. La question des vêtements fut alors très sérieusement discutée. Les colons n'avaient d'autres habits que ceux qu'ils portaient, quand le ballon les jeta sur l'île. |
4919 |
Ces habits étaient chauds et solides, ils en avaient pris un soin extrême ainsi que de leur linge, et ils les tenaient en parfait état de propreté, mais tout cela demanderait bientôt à être remplacé. En outre, si l'hiver était rigoureux, les colons auraient fort à souffrir du froid. |
4920 |
À ce sujet, l'ingéniosité de Cyrus Smith fut en défaut. Il avait dû parer au plus pressé, créer la demeure, assurer l'alimentation, et le froid pouvait le surprendre avant que la question des vêtements eût été résolue. Il fallait donc se résigner à passer ce premier hiver sans trop se plaindre. |
4921 |
La belle saison venue, on ferait une chasse sérieuse à ces mouflons, dont la présence avait été signalée, lors de l'exploration au mont Franklin, et, une fois la laine récoltée, l'ingénieur saurait bien fabriquer de chaudes et solides étoffes... Comment ? il y songerait. |
4922 |
Les phoques étaient nombreux, et les chasseurs, armés de leurs épieux ferrés, en tuèrent aisément une demi-douzaine. Nab et Pencroff les dépouillèrent, et ne rapportèrent à Granite-House que leur graisse et leur peau, cette peau devant servir à la fabrication de solides chaussures. |
4923 |
Le résultat de cette chasse fut celui-ci : environ trois cents livres de graisse qui devaient être entièrement employées à la fabrication des bougies. L'opération fut extrêmement simple, et, si elle ne donna pas des produits absolument parfaits, du moins étaient-ils utilisables. |
4924 |
Il obtint de la sorte un savon calcaire, facile à décomposer par l'acide sulfurique, qui précipita la chaux à l'état de sulfate et rendit libres les acides gras. De ces trois acides, oléique, margarique et stéarique, le premier, étant liquide, fut chassé par une pression suffisante. |
4925 |
L'opération ne dura pas plus de vingt-quatre heures. Les mèches, après plusieurs essais, furent faites de fibres végétales, et, trempées dans la substance liquéfiée, elles formèrent de véritables bougies stéariques, moulées à la main, auxquelles il ne manqua que le blanchiment et le polissage. |
4926 |
Les menuisiers eurent de l'ouvrage. On perfectionna les outils, qui étaient fort rudimentaires. On les compléta aussi. Des ciseaux, entre autres, furent fabriqués, et les colons purent enfin couper leurs cheveux, et sinon se faire la barbe, du moins la tailler à leur fantaisie. |
4927 |
Ils avaient traîné avec eux une sorte de grossier chariot, qui remplaçait l'ancienne claie vraiment trop incommode, et ils rapportèrent quelques milliers d'huîtres, dont l'acclimatation se fit rapidement au milieu de ces rochers, qui formaient autant de parcs naturels à l'embouchure de la Mercy. |
4928 |
Donc, si nous plantons ce grain, à la première récolte, nous récolterons huit cents grains, lesquels en produiront à la seconde six cent quarante mille, à la troisième cinq cent douze millions, à la quatrième plus de quatre cents milliards de grains. Voilà la proportion. |
4929 |
Il fut d'abord question de le planter dans un pot ; mais, après réflexion, on résolut de s'en rapporter plus franchement à la nature, et de le confier à la terre. C'est ce qui fut fait le jour même, et il est inutile d'ajouter que toutes les précautions furent prises pour que l'opération réussît. |
4930 |
Des glaçons s'entassèrent à l'embouchure de la Mercy, et le lac ne tarda pas à se prendre sur toute son étendue. On dut, à plusieurs reprises, renouveler la provision de combustible. Pencroff n'avait pas attendu que la rivière fût glacée pour conduire d'énormes trains de bois à leur destination. |
4931 |
Le courant était un moteur infatigable, et il fut employé à charrier du bois flotté jusqu'au moment où le froid vint l'enchaîner. Au combustible fourni si abondamment par la forêt, on joignit aussi plusieurs charretées de houille, qu'il fallut aller chercher au pied des contreforts du mont Franklin. |
4932 |
Cette puissante chaleur du charbon de terre fut vivement appréciée par une basse température, qui, le 4 juillet, tomba à huit degrés Fahrenheit (13 degrés centigrades au-dessous de zéro). Une seconde cheminée avait été établie dans la salle à manger, et, là, on travaillait en commun. |
4933 |
C'est pourquoi, le 5 juillet, dès six heures du matin, l'aube se levant à peine, Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, Nab, Pencroff, armés d'épieux, de collets, d'arcs et de flèches, et munis de provisions suffisantes, quittèrent Granite-House, précédés de Top, qui gambadait devant eux. |
4934 |
Un feu de broussailles et de varechs desséchés fut allumé, et Nab prépara le déjeuner de viande froide, auquel il joignit quelques tasses de thé d'Oswego. Tout en mangeant, on regardait. Cette partie de l'île Lincoln était réellement stérile et contrastait avec toute la région occidentale. |
4935 |
Les uns pensent qu'il proviendra de l'abaissement de température que le soleil éprouvera après des millions d'années ; les autres, de l'extinction graduelle des feux intérieurs de notre globe, qui ont sur lui une influence plus prononcée qu'on ne le suppose généralement. |
4936 |
Si donc la lune s'est refroidie, c'est parce que ces feux intérieurs auxquels, ainsi que tous les astres du monde stellaire, elle a dû son origine, se sont complètement éteints. Enfin, quelle qu'en soit la cause, notre globe se refroidira un jour, mais ce refroidissement ne s'opérera que peu à peu. |
4937 |
C'est que les zones tempérées, dans une époque plus ou moins éloignée, ne seront pas plus habitables que ne le sont actuellement les régions polaires. Donc, les populations d'hommes, comme les agrégations d'animaux, reflueront vers les latitudes plus directement soumises à l'influence solaire. |
4938 |
Une immense émigration s'accomplira. L'Europe, l'Asie centrale, l'Amérique du Nord seront peu à peu abandonnées, tout comme l'Australasie ou les parties basses de l'Amérique du Sud. La végétation suivra l'émigration humaine. La flore reculera vers l'équateur en même temps que la faune. |
4939 |
Le temps venu, il ne s'agirait plus que de l'exploiter convenablement, et il était probable que plusieurs espèces de ces oiseaux pourraient être, sinon domestiqués, du moins acclimatés aux environs du lac, ce qui les mettrait plus directement sous la main des consommateurs. |
4940 |
Combien les hôtes de Granite-House durent alors remercier le ciel de leur avoir ménagé cette solide et inébranlable retraite ! Cyrus Smith avait bien sa légitime part dans les remerciements, mais enfin, c'était la nature qui avait creusé cette vaste caverne, et il n'avait fait que la découvrir. |
4941 |
Les premiers essais furent informes, mais, grâce à l'adresse et à l'intelligence des ouvriers, se consultant, se rappelant les modèles qu'ils avaient vus, rivalisant entre eux, des paniers et des corbeilles de diverses grandeurs accrurent bientôt le matériel de la colonie. |
4942 |
Le magasin en fut pourvu, et Nab enferma dans des corbeilles spéciales ses récoltes de rhizomes, d'amandes de pin-pignon et de racines de dragonnier. Pendant la dernière semaine de ce mois d'août, le temps se modifia encore une fois. La température baissa un peu, et la tempête se calma. |
4943 |
Quel changement ! Ces bois, qu'ils avaient laissés verdoyants, surtout dans la partie voisine où dominaient les conifères, disparaissaient alors sous une couleur uniforme. Tout était blanc, depuis le sommet du mont Franklin jusqu'au littoral, les forêts, la prairie, le lac, la rivière, les grèves. |
4944 |
On eût dit que l'eau s'échappait d'une monstrueuse gargouille fouillée avec toute la fantaisie d'un artiste de la Renaissance. Quant à juger des dommages causés à la forêt par l'ouragan, on ne le pouvait encore, et il fallait attendre que l'immense couche blanche se fût dissipée. |
4945 |
Cela nécessita quelques excursions dans la forêt, et l'on constata qu'une certaine quantité d'arbres avaient été abattus par le dernier ouragan. Le marin et Nab poussèrent même, avec le chariot, jusqu'au gisement de houille, afin de rapporter quelques tonnes de combustible. |
4946 |
Il pouvait se faire que la période des grands froids ne fût pas achevée. Une visite avait été faite également aux Cheminées, et les colons ne purent que s'applaudir de ne pas y avoir demeuré pendant la tempête. La mer avait laissé là des marques incontestables de ses ravages. |
4947 |
On sait que, dans l'hémisphère boréal, le mois de février se signale principalement par de grands abaissements de la température. Il devait en être de même dans l'hémisphère austral, et la fin du mois d'août, qui est le février de l'Amérique du Nord, n'échappa pas à cette loi climatique. |
4948 |
Plusieurs fois, les uns ou les autres descendirent sur la grève, au milieu des glaçons que le flux y entassait à chaque marée, mais ils remontaient bientôt à Granite-House, et ce n'était pas sans peine et sans douleur que leurs mains se retenaient aux bâtons de l'échelle. |
4949 |
Le lendemain, ce sirop, refroidi, formait des pains et des tablettes. C'était du sucre, de couleur un peu rousse, mais presque transparent et d'un goût parfait. Le froid continua jusqu'à la mi-septembre, et les prisonniers de Granite-House commençaient à trouver leur captivité bien longue. |
4950 |
Mais Cyrus Smith tenait à ce que personne ne compromît sa santé, car il avait besoin de tous les bras, et ses conseils furent suivis. Mais, il faut le dire, le plus impatient de cet emprisonnement, après Pencroff toutefois, c'était Top. Le fidèle chien se trouvait fort à l'étroit dans Granite-House. |
4951 |
Cyrus Smith remarqua souvent que, lorsqu'il s'approchait de ce puits sombre, qui était en communication avec la mer, et dont l'orifice s'ouvrait au fond du magasin, Top faisait entendre des grognements singuliers. Top tournait autour de ce trou, qui avait été recouvert d'un panneau en bois. |
4952 |
Il jappait alors d'une façon particulière, qui indiquait à la fois colère et inquiétude. L'ingénieur observa plusieurs fois ce manège. Qu'y avait-il donc dans cet abîme qui pût impressionner à ce point l'intelligent animal ? Le puits aboutissait à la mer, cela était certain. |
4953 |
La glace s'était dissoute, la neige s'était fondue ; la grève, le plateau, les berges de la Mercy, la forêt, étaient redevenus praticables. Ce retour du printemps ravit les hôtes de Granite-House, et, bientôt, ils n'y passèrent plus que les heures du sommeil et des repas. |
4954 |
Mais il fallait un temps sûr, et un mois devait s'écouler encore avant que cette exploration pût être entreprise utilement. On attendait donc avec une certaine impatience, quand un incident se produisit, qui vint surexciter encore ce désir qu'avaient les colons de visiter en entier leur domaine. |
4955 |
À cinq heures, le dîner fut servi dans la salle de Granite-House. Le potage de kangourou fumait sur la table. On le trouva excellent. Au potage succédèrent les pécaris, que Pencroff voulut découper lui-même, et dont il servit des portions monstrueuses à chacun des convives. |
4956 |
Depuis cette époque, quelque recherche qu'ils eussent faite, aucun être humain ne s'était montré à eux. Jamais une fumée n'avait trahi la présence de l'homme à la surface de l'île. Jamais un travail manuel n'y avait attesté son passage, ni à une époque ancienne, ni à une époque récente. |
4957 |
L'apparition subite d'un être surnaturel ne les eût pas impressionnés plus vivement. Cyrus Smith n'hésita pas à formuler tout d'abord les hypothèses que ce fait, aussi surprenant qu'inattendu, devait provoquer. Il prit le grain de plomb, le tourna, le retourna, le palpa entre l'index et le pouce. |
4958 |
Le jeune garçon, agile et adroit, s'élança sur les premières branches, dont la disposition rendait assez facile l'escalade du kauri, et, en quelques minutes, il était arrivé à sa cime, qui émergeait de cette immense plaine de verdure que formaient les ramures arrondies de la forêt. |
4959 |
Dans le nord-ouest se dressait le mont Franklin, qui masquait un grand quart de l'horizon. Mais Harbert, du haut de son observatoire, pouvait précisément observer toute cette portion encore inconnue de l'île, qui avait pu donner ou donnait refuge aux étrangers dont on soupçonnait la présence. |
4960 |
Pas une voile, ni à l'horizon, ni sur les atterrages de l'île. Toutefois, comme le massif des arbres cachait le littoral, il était possible qu'un bâtiment, surtout un bâtiment désemparé de sa mâture, eût accosté la terre de très près, et, par conséquent, fût invisible pour Harbert. |
4961 |
Au milieu des bois du Far-West, rien non plus. La forêt formait un impénétrable dôme, mesurant plusieurs milles carrés, sans une clairière, sans une éclaircie. Il était même impossible de suivre le cours de la Mercy et de reconnaître le point de la montagne dans lequel elle prenait sa source. |
4962 |
L'atmosphère était pure, et la moindre vapeur s'y fût nettement détachée sur le fond du ciel. Pendant un instant, Harbert crut voir une légère fumée monter dans l'ouest, mais une observation plus attentive lui démontra qu'il se trompait. Il regarda avec un soin extrême, et sa vue était excellente. |
4963 |
Harbert redescendit au pied du kauri, et les deux chasseurs revinrent à Granite-House. Là, Cyrus Smith écouta le récit du jeune garçon, secoua la tête et ne dit rien. Il était bien évident qu'on ne pourrait se prononcer sur cette question qu'après une exploration complète de l'île. |
4964 |
Le surlendemain, – 28 octobre, – un autre incident se produisit, dont l'explication devait encore laisser à désirer. En rôdant sur la grève, à deux milles de Granite-House, Harbert et Nab furent assez heureux pour capturer un magnifique échantillon de l'ordre des chélonées. |
4965 |
Un banc à l'arrière, un second banc au milieu, pour maintenir l'écartement, un troisième banc à l'avant, un plat-bord pour soutenir les tolets de deux avirons, une godille pour gouverner, complétaient cette embarcation, longue de douze pieds, et qui ne pesait pas deux cents livres. |
4966 |
Pencroff, d'un coup de godille, ramena l'embarcation près de la grève par un étroit passage que les roches laissaient entre elles, et il fut convenu qu'on ferait, ce jour même, l'essai de la pirogue, en suivant le rivage jusqu'à la première pointe où finissaient les rochers du sud. |
4967 |
Des deux avirons, Nab prit l'un, Harbert l'autre, et Pencroff resta à l'arrière de l'embarcation, afin de la diriger à la godille. Le marin traversa d'abord le canal et alla raser la pointe sud de l'îlot. Une légère brise soufflait du sud. Point de houle, ni dans le canal, ni au large. |
4968 |
Cette pointe, dont la distance se trouvait accrue par la courbure de la côte, était environ à trois milles de la Mercy. Les colons résolurent d'aller à son extrémité et de ne la dépasser que du peu qu'il faudrait pour prendre un aperçu rapide de la côte jusqu'au cap Griffe. |
4969 |
Donc, mieux valait la remorquer ainsi jusqu'au rivage de Granite-House. Et maintenant, d'où venait cette épave ? C'était là une importante question. Cyrus Smith et ses compagnons regardèrent attentivement autour d'eux et parcoururent le rivage sur un espace de plusieurs centaines de pas. |
4970 |
Mais la réflexion que firent naturellement les colons, c'est que ces étrangers ne pouvaient être des pirates malais, car l'épave avait évidemment une provenance soit américaine, soit européenne. Tous revinrent auprès de la caisse, qui mesurait cinq pieds de long sur trois de large. |
4971 |
Il était évident que cette caisse avait été jetée par-dessus le bord d'un navire désemparé, courant vers l'île, et que, dans l'espérance qu'elle arriverait à la côte, où ils la retrouveraient plus tard, des passagers avaient pris la précaution de l'alléger au moyen d'un appareil flottant. |
4972 |
Pencroff ne chercha point à cacher qu'il était extrêmement ému. Le marin commença par détacher les deux barils, qui, étant en fort bon état, pourraient être utilisés, cela va sans dire. Puis, les serrures furent forcées au moyen d'une pince, et le couvercle se rabattit aussitôt. |
4973 |
Du reste, les colons eurent lieu d'être extrêmement satisfaits, car cette caisse contenait des outils, des armes, des instruments, des vêtements, des livres, et en voici la nomenclature exacte, telle qu'elle fut portée sur le carnet de Gédéon Spilett : Outils : 3 couteaux à plusieurs lames. |
4974 |
Chaque objet fut donc attentivement examiné, principalement les livres, les instruments et les armes. Ni les armes, ni les instruments, contrairement à ce qui se fait d'habitude, ne portaient la marque du fabricant ; ils étaient, d'ailleurs, en parfait état et ne semblaient pas avoir servi. |
4975 |
Même particularité pour les outils et les ustensiles ; tout était neuf, ce qui prouvait, en somme, que l'on n'avait pas pris ces objets, au hasard, pour les jeter dans cette caisse, mais, au contraire, que le choix de ces objets avait été médité et leur classement fait avec soin. |
4976 |
Quant à l'atlas, c'était un magnifique ouvrage, comprenant les cartes du monde entier et plusieurs planisphères dressés suivant la projection de Mercator, et dont la nomenclature était en français, – mais qui ne portait non plus ni date de publication, ni nom d'éditeur. |
4977 |
Il n'y avait donc, sur ces divers objets, aucun indice qui pût en indiquer la provenance, et rien, par conséquent, de nature à faire soupçonner la nationalité du navire qui avait dû récemment passer sur ces parages. Mais d'où que vînt cette caisse, elle faisait riches les colons de l'île Lincoln. |
4978 |
Mais ne semblait-il pas que la providence eût voulu les récompenser, en leur envoyant alors ces divers produits de l'industrie humaine ? Leurs remerciements s'élevèrent donc unanimement vers le ciel. Toutefois, l'un d'eux n'était pas absolument satisfait. C'était Pencroff. |
4979 |
Mais il résultait de cette découverte de l'épave que, maintenant et plus que jamais, il était nécessaire de faire une exploration sérieuse de l'île. Il fut donc convenu que le lendemain, dès le point du jour, on se mettrait en route, en remontant la Mercy, de manière à atteindre la côte occidentale. |
4980 |
Si quelques naufragés avaient débarqué sur un point de cette côte, il était à craindre qu'ils fussent sans ressource, et il fallait leur porter secours sans tarder. Pendant cette journée, les divers objets furent transportés à Granite-House et disposés méthodiquement dans la grande salle. |
4981 |
En effet, les choses avaient tourné ainsi, que les colons de l'île Lincoln pouvaient s'imaginer n'en être plus à demander des secours, mais bien à pouvoir en porter. Il fut donc convenu que l'on remonterait la Mercy, aussi loin que le courant de la rivière serait praticable. |
4982 |
Il avait fallu, en effet, songer non seulement aux objets que l'on emportait, mais aussi à ceux que le hasard permettrait peut-être de ramener à Granite-House. S'il y avait eu un naufrage sur la côte, comme tout le faisait présumer, les épaves ne manqueraient pas et seraient de bonne prise. |
4983 |
Pour armes, on choisit les deux fusils à pierre, plus utiles dans cette île que n'eussent été des fusils à système, les premiers n'employant que des silex, faciles à remplacer, et les seconds exigeant des amorces fulminantes, qu'un fréquent usage eût promptement épuisées. |
4984 |
Cependant, on prit aussi une des carabines et quelques cartouches. Quant à la poudre, dont les barils renfermaient environ cinquante livres, il fallut bien en emporter une certaine provision, mais l'ingénieur comptait fabriquer une substance explosive qui permettrait de la ménager. |
4985 |
Tous s'embarquaient, y compris Top, et se dirigeaient vers l'embouchure de la Mercy. La marée ne montait que depuis une demi-heure. Il y avait donc encore quelques heures de flot dont il convenait de profiter, car, plus tard, le jusant rendrait difficile le remontage de la rivière. |
4986 |
À mesure qu'ils s'avançaient, les essences forestières se modifiaient. Sur la rive droite de la rivière s'étageaient de magnifiques échantillons des ulmacées, ces précieux francs-ormes, si recherchés des constructeurs, et qui ont la propriété de se conserver longtemps dans l'eau. |
4987 |
Celle-ci était moins abrupte, mais celle-là plus boisée. L'ingénieur put reconnaître, en consultant sa boussole de poche, que la direction de la rivière depuis le premier coude était sensiblement sud-ouest et nord-est, et presque rectiligne sur une longueur de trois milles environ. |
4988 |
Mais il était supposable que cette direction se modifiait plus loin et que la Mercy remontait au nord-ouest, vers les contreforts du mont Franklin, qui devaient l'alimenter de leurs eaux. Pendant une de ces excursions, Gédéon Spilett parvint à s'emparer de deux couples de gallinacés vivants. |
4989 |
Au jeune garçon revint l'honneur de ce beau coup de fusil, et il s'en montra assez fier. Les loris faisaient un gibier meilleur que le jacamar, dont la chair est un peu coriace, mais on eût difficilement persuadé à Pencroff qu'il n'avait point tué le roi des volatiles comestibles. |
4990 |
Les explorateurs ne purent trouver une trace suspecte, et il était évident que jamais la hache du bûcheron n'avait entaillé ces arbres, que jamais le couteau du pionnier n'avait tranché ces lianes tendues d'un tronc à l'autre, au milieu des broussailles touffues et des longues herbes. |
4991 |
Il fallut donc armer les avirons. Nab et Harbert se placèrent sur leur banc, Pencroff à la godille, et le remontage de la rivière fut continué. Il semblait alors que la forêt tendait à s'éclaircir du côté du Far-West. Les arbres y étaient moins pressés et se montraient souvent isolés. |
4992 |
C'étaient, en effet, ces superbes végétaux, les derniers géants de la zone extra-tropicale, les congénères de ces eucalyptus de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande, toutes deux situées sur la même latitude que l'île Lincoln. Quelques-uns s'élevaient à une hauteur de deux cents pieds. |
4993 |
L'espace qu'ils couvraient s'étendait hors des limites du regard de chaque côté de la Mercy, dont le lit, assez sinueux, se creusait alors entre de hautes berges verdoyantes. Ce lit était souvent obstrué de hautes herbes et même de roches aiguës qui rendaient la navigation assez pénible. |
4994 |
Déjà le soleil déclinait à l'horizon et projetait sur le sol les ombres démesurées des arbres. Cyrus Smith, voyant qu'il ne pourrait atteindre dans cette journée la côte occidentale de l'île, résolut de camper à l'endroit même où, faute d'eau, la navigation serait forcément arrêtée. |
4995 |
Il est vrai que le marin considérait le singe au point de vue purement alimentaire, et, en effet, ces animaux, qui sont uniquement herbivores, forment un gibier excellent ; mais, puisque les provisions abondaient, il était inutile de dépenser les munitions en pure perte. |
4996 |
Les derniers rayons du soleil se glissaient sous l'épaisse ramure et frappaient obliquement la petite chute, dont l'humide poussière resplendissait des couleurs du prisme. Au delà, le lit de la Mercy disparaissait sous les taillis, où il s'alimentait à quelque source cachée. |
4997 |
Les colons débarquèrent, et un feu fut allumé sous un bouquet de larges micocouliers, entre les branches desquels Cyrus Smith et ses compagnons eussent, au besoin, trouvé un refuge pour la nuit. Le souper fut bientôt dévoré, car on avait faim, et il ne fut plus question que de dormir. |
4998 |
Mais, quelques rugissements de nature suspecte s'étant fait entendre avec la tombée du jour, le foyer fut alimenté pour la nuit, de manière à protéger les dormeurs de ses flammes pétillantes. Nab et Pencroff veillèrent même à tour de rôle et n'épargnèrent pas le combustible. |
4999 |
Peut-être ne se trompèrent-ils pas, lorsqu'ils crurent voir quelques ombres d'animaux errer autour du campement, soit sous le taillis, soit entre les ramures ; mais la nuit se passa sans accident, et le lendemain, 31 octobre, à cinq heures du matin, tous étaient sur pied, prêts à partir. |
5000 |
En combien de temps pourraient-ils l'atteindre ? Cyrus Smith avait dit en deux heures, mais cela dépendait évidemment de la nature des obstacles qui se présenteraient. Cette partie du Far-West paraissait serrée de bois, comme eût été un immense taillis composé d'essences extrêmement variées. |
5001 |
La position exacte du campement avait pu être déterminée par la situation du mont Franklin, et, puisque le volcan se relevait dans le nord à une distance de moins de trois milles, il ne s'agissait que de prendre une direction rectiligne vers le sud-ouest pour atteindre la côte occidentale. |
5002 |
Ces singes étaient nombreux, mais, très heureusement, ils ne manifestèrent aucune disposition hostile. On vit aussi quelques sangliers, des agoutis, des kangourous et autres rongeurs, et deux ou trois koulas, auxquels Pencroff eût volontiers adressé quelques charges de plomb. |
5003 |
Il ne fallut pas cinq minutes pour faire une pêche miraculeuse, car les écrevisses pullulaient dans le creek. De ces crustacés, dont le test présentait une couleur bleu cobalt, et qui portaient un rostre armé d'une petite dent, on remplit un sac, et la route fut reprise. |
5004 |
À dix heures et demie, à la grande surprise de Cyrus Smith, Harbert, qui s'était porté un peu en avant, s'arrêtait soudain et s'écriait : « La mer ! » Et quelques instants après, les colons, arrêtés sur la lisière de la forêt, voyaient le rivage occidental de l'île se développer sous leurs yeux. |
5005 |
Mais quel contraste entre cette côte et la côte est, sur laquelle le hasard les avait d'abord jetés ! Plus de muraille de granit, aucun écueil au large, pas même une grève de sable. La forêt formait le littoral, et ses derniers arbres, battus par les lames, se penchaient sur les eaux. |
5006 |
La berge était surélevée de manière à dominer le niveau des plus grandes mers, et sur tout ce sol luxuriant, supporté par une base de granit, les splendides essences forestières semblaient être aussi solidement implantées que celles qui se massaient à l'intérieur de l'île. |
5007 |
Au lieu de parcourir, soit l'arête d'une falaise, soit une grève de sable, les colons durent suivre le couvert des arbres, de manière à longer le littoral. La distance qui séparait l'embouchure de la rivière de la chute du promontoire du Reptile était de douze milles environ. |
5008 |
Il était évident qu'après avoir atteint le promontoire du Reptile, Cyrus Smith et ses compagnons n'auraient plus le temps de revenir, avant le coucher du soleil, au campement qui avait été établi près des sources de la Mercy. De là, nécessité de passer la nuit au promontoire même. |
5009 |
Cela fait, on s'installa dans la grotte, dont le sable était jonché d'ossements ; les armes furent chargées à tout hasard, pour le cas d'une agression subite ; on soupa, et puis, le moment de prendre du repos étant venu, le feu fut mis au tas de bois empilé à l'entrée de la caverne. |
5010 |
Quant à vous transporter ce soir sur l'autre rive de la Mercy, et cela sans mouiller un fil de vos vêtements, je m'en charge. Nous avons encore un jour de vivres, c'est tout ce qu'il nous faut, et, d'ailleurs, le gibier ne fera peut-être pas défaut aujourd'hui comme hier. |
5011 |
La marche allait donc devenir plus difficile, car d'innombrables roches éboulées encombraient le rivage. La muraille de granit tendait aussi à s'exhausser de plus en plus, et, des arbres qui la couronnaient en arrière, on ne pouvait voir que les cimes verdoyantes, qu'aucun souffle n'animait. |
5012 |
Ils purent constater, toutefois, que les coquillages comestibles abondaient sur cette plage, mais elle ne pourrait être fructueusement exploitée que lorsqu'une communication aurait été établie entre les deux rives de la Mercy, et aussi quand les moyens de transport seraient perfectionnés. |
5013 |
Vers trois heures, Cyrus Smith et ses compagnons arrivèrent à une étroite crique bien fermée, à laquelle n'aboutissait aucun cours d'eau. Elle formait un véritable petit port naturel, invisible du large, auquel aboutissait une étroite passe, que les écueils ménageaient entre eux. |
5014 |
Au fond de cette crique, quelque violente convulsion avait déchiré la lisière rocheuse, et une coupée, évidée en pente douce, donnait accès au plateau supérieur, qui pouvait être situé à moins de dix milles du cap Griffe, et, par conséquent, à quatre milles en droite ligne du plateau de Grande-vue. |
5015 |
Ils durent s'avancer assez profondément sous bois ; mais, à leur grand désappointement, ils ne virent encore aucune empreinte de pas. Broussailles et lianes étaient intactes, et il fallut même les couper à la hache, comme on avait fait dans les épaisseurs les plus profondes de la forêt. |
5016 |
Mais cette enveloppe, il fallait l'enlever de l'arbre sur lequel elle pendait, pour la mettre en lieu sûr, et ce ne fut pas un petit travail. Nab, Harbert et le marin, étant montés à la cime de l'arbre, durent faire des prodiges d'adresse pour dégager l'énorme aérostat dégonflé. |
5017 |
L'étape avait été longue, et l'incident du ballon n'avait pas été pour reposer leurs jambes et leurs bras. Ils avaient donc hâte d'être rentrés à Granite-House pour souper et dormir, et si le pont eût été construit, en un quart d'heure ils se fussent trouvés à domicile. |
5018 |
Pencroff se prépara alors à tenir sa promesse, en faisant une sorte de radeau qui permettrait d'opérer le passage de la Mercy. Nab et lui, armés de haches, choisirent deux arbres voisins de la rive, dont ils comptaient faire une sorte de radeau, et ils commencèrent à les attaquer par leur base. |
5019 |
Eux ne mettaient pas en doute que l'amarre ne se fût usée ; mais le plus étonnant de l'affaire, c'était véritablement que la pirogue fût arrivée juste au moment où les colons se trouvaient là pour la saisir au passage, car, un quart d'heure plus tard, elle eût été se perdre en mer. |
5020 |
En quelques coups d'aviron, les colons arrivèrent à l'embouchure de la Mercy. Le canot fut halé sur la grève jusqu'auprès des Cheminées, et tous se dirigèrent vers l'échelle de Granite-House. Mais, en ce moment, Top aboya avec colère, et Nab, qui cherchait le premier échelon, poussa un cri. |
5021 |
Quoi qu'il en soit, oubliant leurs fatigues et dominés par la singularité de l'événement, ils étaient au pied de Granite-House, ne sachant que penser, ne sachant que faire, s'interrogeant sans pouvoir se répondre, multipliant des hypothèses toutes plus inadmissibles les unes que les autres. |
5022 |
Quel que fût le « sans-gêne », la seule chose à faire était, comme l'avait dit l'ingénieur, de regagner les Cheminées et d'y attendre le jour. Toutefois, ordre fut donné à Top de demeurer sous les fenêtres de Granite-House, et quand Top recevait un ordre, Top l'exécutait sans faire d'observation. |
5023 |
Or, Granite-House, c'était plus que leur demeure, c'était leur entrepôt. Là était tout le matériel de la colonie, armes, instruments, outils, munitions, réserves de vivres, etc. Que tout cela fût pillé, et les colons auraient à recommencer leur aménagement, à refaire armes et outils. |
5024 |
Seul, Cyrus Smith attendait avec sa patience habituelle, bien que sa raison tenace s'exaspérât de se sentir en face d'un fait absolument inexplicable, et il s'indignait en songeant qu'autour de lui, au-dessus de lui peut-être, s'exerçait une influence à laquelle il ne pouvait donner un nom. |
5025 |
Il n'y avait plus à en douter. L'échelle supérieure, ordinairement tendue du palier à la porte, était à sa place ; mais l'échelle inférieure avait été retirée et relevée jusqu'au seuil. Il était plus qu'évident que les intrus avaient voulu se mettre à l'abri de toute surprise. |
5026 |
Il n'y avait évidemment pas autre chose à faire, et, avec un peu d'adresse, le moyen devait réussir. Très heureusement, arcs et flèches avaient été déposés dans un couloir des Cheminées, où se trouvaient aussi quelques vingtaines de brasses d'une légère corde d'hibiscus. |
5027 |
Ce singe, de haute taille, appartenait au premier ordre des quadrumanes, on ne pouvait s'y tromper. Que ce fût un chimpanzé, un orang, un gorille ou un gibbon, il prenait rang parmi ces anthropomorphes, ainsi nommés à cause de leur ressemblance avec les individus de race humaine. |
5028 |
Pencroff rageait. La situation avait un certain côté comique, qu'il ne trouvait pas drôle du tout, pour sa part. Il était évident que les colons finiraient par réintégrer leur domicile et en chasser les intrus, mais quand et comment ? Voilà ce qu'ils n'auraient pu dire. |
5029 |
Ils ne cherchaient même pas à replacer l'échelle, par laquelle il leur eût été facile de descendre, et, dans leur épouvante, peut-être avaient-ils oublié ce moyen de déguerpir. Bientôt, cinq ou six furent en position d'être tirés, et les colons, les visant à l'aise, firent feu. |
5030 |
Employés dans les maisons, ils peuvent servir à table, nettoyer les chambres, soigner les habits, cirer les souliers, manier adroitement le couteau, la cuiller et la fourchette, et même boire le vin... tout aussi bien que le meilleur domestique à deux pieds sans plumes. |
5031 |
Jup ne fut point oublié, et il mangea avec appétit des amandes de pignon et des racines de rhyomes, dont il se vit abondamment approvisionné. Pencroff avait délié ses bras, mais il jugea convenable de lui laisser les entraves aux jambes jusqu'au moment où il pourrait compter sur sa résignation. |
5032 |
Les plus importants et les plus pressés étaient l'établissement d'un pont sur la Mercy, afin de mettre la partie sud de l'île en communication avec Granite-House, puis la fondation d'un corral, destiné au logement des mouflons ou autres animaux à laine qu'il convenait de capturer. |
5033 |
On le voit, ces deux projets tendaient à résoudre la question des vêtements, qui était alors la plus sérieuse. En effet, le pont rendrait facile le transport de l'enveloppe du ballon, qui donnerait le linge, et le corral devait fournir la récolte de laine, qui donnerait les vêtements d'hiver. |
5034 |
Le lendemain, – 3 novembre, – les nouveaux travaux furent commencés par la construction du pont, et tous les bras furent requis pour cette importante besogne. Scies, haches, ciseaux, marteaux furent chargés sur les épaules des colons, qui, transformés en charpentiers, descendirent sur la grève. |
5035 |
Ce qui fut fait au moyen de deux pieux, solidement enfoncés dans le sable. Puis, les colons, remontant la rive gauche de la Mercy, arrivèrent bientôt au coude formé par la rivière. Là, ils s'arrêtèrent, afin d'examiner si le pont ne devrait pas être jeté en cet endroit. |
5036 |
En effet, de ce point au port Ballon, découvert la veille sur la côte méridionale, il n'y avait qu'une distance de trois milles et demi, et, du pont au port, il serait aisé de frayer une route carrossable, qui rendrait les communications faciles entre Granite-House et le sud de l'île. |
5037 |
Cyrus Smith fit alors part à ses compagnons d'un projet à la fois très simple à exécuter et très avantageux, qu'il méditait depuis quelque temps. C'était d'isoler complètement le plateau de Grande-vue, afin de le mettre à l'abri de toute attaque de quadrupèdes ou de quadrumanes. |
5038 |
De cette façon, Granite-House, les Cheminées, la basse-cour et toute la partie supérieure du plateau, destinée aux ensemencements, seraient protégées contre les déprédations des animaux. Rien n'était plus facile à exécuter que ce projet, et voici comment l'ingénieur comptait opérer. |
5039 |
Très heureusement ne manquaient ni les outils pour travailler le bois, ni les ferrures pour le consolider, ni l'ingéniosité d'un homme qui s'entendait merveilleusement à ces travaux, ni enfin le zèle de ses compagnons, qui, depuis sept mois, avaient nécessairement acquis une grande habileté de main. |
5040 |
Le champ fut préparé, puis entouré d'une forte palissade, haute et aiguë, que les quadrupèdes eussent très difficilement franchie. Quant aux oiseaux, des tourniquets criards et des mannequins effrayants, dus à l'imagination fantasque de Pencroff, suffirent à les écarter. |
5041 |
Les sept cent cinquante grains furent alors déposés dans de petits sillons bien réguliers, et la nature dut faire le reste. Le 21 novembre, Cyrus Smith commença à dessiner le fossé qui devait fermer le plateau à l'ouest, depuis l'angle sud du lac Grant jusqu'au coude de la Mercy. |
5042 |
Il y avait là deux à trois pieds de terre végétale, et, au-dessous, le granit. Il fallut donc fabriquer à nouveau de la nitro-glycérine, et la nitro-glycérine fit son effet accoutumé. En moins de quinze jours, un fossé large de douze pieds, profond de six, fut creusé dans le dur sol du plateau. |
5043 |
Avec la première quinzaine de décembre, ces travaux furent définitivement achevés, et le plateau de Grande-vue, c'est-à-dire une sorte de pentagone irrégulier ayant un périmètre de quatre milles environ, entouré d'une ceinture liquide, fut absolument à l'abri de toute agression. |
5044 |
C'étaient des cahutes de branchages, divisées en compartiments, qui n'attendirent bientôt plus que leurs hôtes. Les premiers furent le couple de tinamous, qui ne tardèrent pas à donner de nombreux petits. Ils eurent pour compagnons une demi-douzaine de canards, habitués des bords du lac. |
5045 |
Les aiguilles trouvées dans la caisse fonctionnèrent entre des doigts vigoureux, sinon délicats, et on peut affirmer que ce qui fut cousu le fut solidement. Le fil ne manqua pas, grâce à l'idée qu'eut Cyrus Smith de réemployer celui qui avait déjà servi à la couture des bandes de l'aérostat. |
5046 |
Savait-il, en effet, où le hasard pourrait jeter un jour, lui et les siens, dans le cas où ils quitteraient leur domaine ? Il fallait donc parer à toutes les nécessités de l'inconnu, et ménager les munitions, en leur substituant d'autres substances aisément renouvelables. |
5047 |
On véhicula également de notables quantités de bois et de charbon. Chaque excursion était, en même temps, un moyen d'améliorer les routes, dont la chaussée se tassait peu à peu sous les roues du chariot. La garenne fournissait toujours son contingent de lapins aux offices de Granite-House. |
5048 |
Des saumons vinrent par bandes s'aventurer dans la Mercy et en remontèrent le cours pendant plusieurs milles. C'était l'époque à laquelle les femelles, allant rechercher des endroits convenables pour frayer, précédaient les mâles et faisaient grand bruit à travers les eaux douces. |
5049 |
Ce fut à cette époque que le très intelligent Jup fut élevé aux fonctions de valet de chambre. Il avait été vêtu d'une jaquette, d'une culotte courte en toile blanche et d'un tablier dont les poches faisaient son bonheur, car il y fourrait ses mains et ne souffrait pas qu'on vînt y fouiller. |
5050 |
Il était donc certain que le troupeau prospérerait, et que non seulement la laine, mais aussi les peaux abonderaient dans un temps peu éloigné. Ce soir-là, les chasseurs revinrent exténués à Granite-House. Cependant, le lendemain, ils n'en retournèrent pas moins visiter le corral. |
5051 |
Avant que la froide saison reparût, les soins les plus assidus furent donnés également à la culture des plantes sauvages qui avaient été transplantées de la forêt sur le plateau de Grande-vue. Harbert ne revenait guère d'une excursion sans rapporter quelques végétaux utiles. |
5052 |
Après ces chaudes journées d'été, le soir, quand les travaux étaient terminés, au moment où se levait la brise de mer, ils aimaient à s'asseoir sur la lisière du plateau de Grande-vue, sous une sorte de véranda couverte de plantes grimpantes, que Nab avait élevée de ses propres mains. |
5053 |
Là, ils causaient, ils s'instruisaient les uns les autres, ils faisaient des plans, et la grosse bonne humeur du marin réjouissait incessamment ce petit monde, dans lequel la plus parfaite harmonie n'avait jamais cessé de régner. On parlait aussi du pays, de la chère et grande Amérique. |
5054 |
Il y avait eu pleine lune au commencement du mois, et les chaleurs étaient toujours excessives. On sentait que l'atmosphère était imprégnée d'électricité, et une période plus ou moins longue de temps orageux était réellement à craindre. En effet, le 2, le tonnerre gronda avec une extrême violence. |
5055 |
Entre deux orages, on l'entendait encore gronder sourdement hors des limites de l'horizon ; puis, il reprenait avec une nouvelle fureur. Le ciel était zébré d'éclairs, et la foudre frappa plusieurs arbres de l'île, entre autres un énorme pin qui s'élevait près du lac, à la lisière de la forêt. |
5056 |
Deux ou trois fois aussi, la grève fut atteinte par le fluide électrique, qui fondit le sable et le vitrifia. En retrouvant ces fulgurites, l'ingénieur fut amené à croire qu'il serait possible de garnir les fenêtres de vitres épaisses et solides, qui pussent défier le vent, la pluie et la grêle. |
5057 |
Avec cette vie au grand air, sur ce sol salubre, sous cette zone tempérée, travaillant de la tête et de la main, ils ne pouvaient croire que la maladie dût jamais les atteindre. Tous se portaient merveilleusement bien, en effet. Harbert avait déjà grandi de deux pouces depuis un an. |
5058 |
Ce fut le 17 mars que l'ascenseur fonctionna pour la première fois, et à la satisfaction commune. Dorénavant, tous les fardeaux, bois, charbons, provisions et colons eux-mêmes furent hissés par ce système si simple, qui remplaça l'échelle primitive, que personne ne songea à regretter. |
5059 |
Top se montra particulièrement enchanté de cette amélioration, car il n'avait pas et ne pouvait avoir l'adresse de maître Jup pour gravir des échelons, et bien des fois c'était sur le dos de Nab, ou même sur celui de l'orang, qu'il avait dû faire l'ascension de Granite-House. |
5060 |
Cyrus Smith se trouvait donc dans les conditions nécessaires pour opérer. L'outil dont la fabrication offrit le plus de difficulté fut la « canne » du verrier, tube de fer, long de cinq à six pieds, qui sert à recueillir par un de ses bouts la matière que l'on maintient à l'état de fusion. |
5061 |
Et Harbert, gonflant ses joues, souffla tant et si bien dans la canne, en ayant soin de la tourner sans cesse, que son souffle dilata la masse vitreuse. D'autres quantités de substance en fusion furent ajoutées à la première, et il en résulta bientôt une bulle qui mesurait un pied de diamètre. |
5062 |
La première vitre était donc fabriquée, et il suffisait de recommencer cinquante fois l'opération pour avoir cinquante vitres. Aussi les fenêtres de Granite-House furent-elles bientôt garnies de plaques diaphanes, pas très blanches peut-être, mais suffisamment transparentes. |
5063 |
On les acceptait, d'ailleurs, tels qu'ils venaient au bout de la canne. Pencroff avait demandé la faveur de « souffler » à son tour, et c'était un plaisir pour lui, mais il soufflait si fort que ses produits affectaient les formes les plus réjouissantes, qui faisaient son admiration. |
5064 |
À cette fécule se mêlait un suc mucilagineux d'une saveur désagréable, mais qu'il serait facile de chasser par la pression. Cette substance cellulaire formait une véritable farine de qualité supérieure, extrêmement nourrissante, et dont, autrefois, les lois japonaises défendaient l'exportation. |
5065 |
L'ingénieur établit une presse afin d'extraire le suc mucilagineux mêlé à la fécule, et il obtint une notable quantité de farine qui, sous la main de Nab, se transforma en gâteaux et en puddings. Ce n'était pas encore le vrai pain de froment, mais on y touchait presque. |
5066 |
Aussi le chariot, ou plutôt une sorte de carriole légère qui l'avait remplacé, faisait-elle de fréquents voyages au corral, et quand c'était à Pencroff de faire sa tournée, il emmenait Jup et le faisait conduire, ce dont Jup, faisant claquer son fouet, s'acquittait avec son intelligence habituelle. |
5067 |
Il serait ponté dans toute sa longueur, percé de deux écoutilles qui donneraient accès dans deux chambres séparées par une cloison, et gréé en sloop, avec brigantine, trinquette, fortune, flèche, foc, voilure très maniable, amenant bien en cas de grains, et très favorable pour tenir le plus près. |
5068 |
Quel bois serait employé à la construction de ce bateau ? L'orme ou le sapin, qui abondaient dans l'île ? On se décida pour le sapin, bois un peu « fendif », suivant l'expression des charpentiers, mais facile à travailler, et qui supporte aussi bien que l'orme l'immersion dans l'eau. |
5069 |
Gédéon Spilett et Harbert devaient continuer de chasser, et ni Nab, ni maître Jup, son aide, n'abandonneraient les travaux domestiques qui leur étaient dévolus. Aussitôt les arbres choisis, on les abattit, on les débita, on les scia en planches, comme eussent pu faire des scieurs de long. |
5070 |
Cependant, trois gros herbivores furent tués pendant cette dernière quinzaine d'avril. C'étaient des koulas, dont les colons avaient déjà vu un échantillon au nord du lac, qui se laissèrent tuer stupidement entre les grosses branches des arbres sur lesquels ils avaient cherché refuge. |
5071 |
Leurs peaux furent rapportées à Granite-House, et, l'acide sulfurique aidant, elles furent soumises à une sorte de tannage qui les rendit utilisables. Une découverte, précieuse à un autre point de vue, fut faite aussi pendant une de ces excursions, et celle-là, on la dut à Gédéon Spilett. |
5072 |
Mais on ne pouvait se dissimuler qu'une telle proie eût été bien profitable à la colonie, car l'huile, la graisse, les fanons pouvaient être employés à bien des usages ! Or, il arriva ceci, c'est que la baleine signalée sembla ne point vouloir abandonner les eaux de l'île. |
5073 |
Il finissait par en avoir envie, de cette baleine, comme un enfant d'un objet qu'on lui interdit. La nuit, il en rêvait à voix haute, et certainement, s'il avait eu des moyens de l'attaquer, si la chaloupe eût été en état de tenir la mer, il n'aurait pas hésité à se mettre à sa poursuite. |
5074 |
Cette baleine était une femelle dont les mamelles fournirent une grande quantité d'un lait qui, conformément à l'opinion du naturaliste Dieffenbach, pouvait passer pour du lait de vache, et, en effet, il n'en diffère ni par le goût, ni par la coloration, ni par la densité. |
5075 |
Toutefois, avant de rentrer au chantier de construction, Cyrus Smith eut l'idée de fabriquer certains engins qui excitèrent vivement la curiosité de ses compagnons. Il prit une douzaine de fanons de baleine qu'il coupa en six parties égales et qu'il aiguisa à leur extrémité. |
5076 |
L'ingénieur, aidé de ses compagnons, y compris Pencroff, – il dut encore une fois abandonner son bateau ! – commença les opérations préliminaires, qui eurent pour but de débarrasser la laine de cette substance huileuse et grasse dont elle est imprégnée et qu'on nomme le suint. |
5077 |
Où sa qualité d'ingénieur le servit fort, ce fut dans la construction de la machine destinée à fouler la laine, car il sut habilement profiter de la force mécanique, inutilisée jusqu'alors, que possédait la chute d'eau de la grève, pour mouvoir un moulin à foulon. Rien ne fut plus rudimentaire. |
5078 |
La laine, préalablement imprégnée d'une dissolution savonneuse, destinée, d'une part, à en faciliter le glissement, le rapprochement, la compression et le ramollissement, de l'autre, à empêcher son altération par le battage, sortit du moulin sous forme d'une épaisse nappe de feutre. |
5079 |
Ce n'était évidemment ni du mérinos, ni de la mousseline, ni du cachemire d'écosse, ni du stoff, ni du reps, ni du satin de Chine, ni de l'Orléans, ni de l'alpaga, ni du drap, ni de la flanelle ! C'était du « feutre lincolnien », et l'île Lincoln comptait une industrie de plus. |
5080 |
Préalablement, le corral avait été approvisionné largement et ne nécessita plus de visites quotidiennes, mais il fut décidé qu'on ne laisserait jamais passer une semaine sans s'y rendre. Les trappes furent tendues de nouveau, et l'on fit l'essai des engins fabriqués par Cyrus Smith. |
5081 |
À la grande satisfaction de l'ingénieur, cette invention, renouvelée des pêcheurs aléoutiens, réussit parfaitement. Une douzaine de renards, quelques sangliers et même un jaguar s'y laissèrent prendre, et on trouva ces animaux morts, l'estomac perforé par les fanons détendus. |
5082 |
Oui, mes amis, je crois que l'eau sera un jour employée comme combustible, que l'hydrogène et l'oxygène, qui la constituent, utilisés isolément ou simultanément, fourniront une source de chaleur et de lumière inépuisables et d'une intensité que la houille ne saurait avoir. |
5083 |
La température ne s'abaissa pas autant que pendant le précédent hiver, et son maximum ne dépassa pas huit degrés fahrenheit (13, 33 degrés centigrades au-dessous de zéro). Mais si cet hiver fut moins froid, du moins fut-il plus troublé par les tempêtes et les coups de vent. |
5084 |
Cependant les colons ne laissèrent jamais passer une semaine sans aller visiter le corral. Heureusement, cette enceinte, abritée par le contrefort sud-est du mont Franklin, ne souffrit pas trop des violences de l'ouragan, qui épargna ses arbres, ses hangars, sa palissade. |
5085 |
Tout cela demandait à être refait d'une façon plus solide, car, on le voyait clairement, l'île Lincoln était située dans les parages les plus mauvais du Pacifique. Il semblait vraiment qu'elle formât le point central de vastes cyclones, qui la fouettaient comme fait le fouet de la toupie. |
5086 |
Pourquoi Jup se joignait-il à Top dans une sorte d'anxiété commune ? Ce puits avait-il d'autres branchements que la communication verticale avec la mer ? Se ramifiait-il vers d'autres portions de l'île ? Voilà ce que Cyrus Smith voulait savoir, et, d'abord, être seul à savoir. |
5087 |
Il traîna l'échelle jusqu'à ce trou, dont le diamètre mesurait six pieds environ, et il la laissa se dérouler, après avoir solidement attaché son extrémité supérieure. Puis, ayant allumé une lanterne, pris un revolver et passé un coutelas à sa ceinture, il commença à descendre les premiers échelons. |
5088 |
Il n'y vit rien de suspect. Lorsque l'ingénieur eut atteint les derniers échelons, il sentit la surface de l'eau, qui était alors parfaitement calme. Ni à son niveau, ni dans aucune autre partie du puits, ne s'ouvrait aucun couloir latéral qui pût se ramifier à l'intérieur du massif. |
5089 |
Pour arriver au fond du puits et s'élever ensuite jusqu'à son orifice, il fallait nécessairement passer par ce canal, toujours immergé, qui le mettait en communication avec la mer à travers le sous-sol rocheux de la grève, et cela n'était possible qu'à des animaux marins. |
5090 |
Pendant cette semaine, Pencroff, aidé par Harbert, qui maniait habilement l'aiguille du voilier, travailla avec tant d'ardeur, que les voiles de l'embarcation furent terminées. Le cordage de chanvre ne manquait pas, grâce au gréement qui avait été retrouvé avec l'enveloppe du ballon. |
5091 |
Seulement, aux trente-sept étoiles représentant les trente-sept états de l'union qui resplendissent sur le yacht des pavillons américains, le marin en avait ajouté une trente-huitième, l'étoile de « l'état de Lincoln », car il considérait son île comme déjà rattachée à la grande république. |
5092 |
Il était certain que le ponceau avait été franchi, que la grève était envahie par des animaux, et que ceux-ci, quels qu'ils fussent, pouvaient, en remontant la rive gauche de la Mercy, arriver au plateau de Grande-vue. Il fallait donc les gagner de vitesse et les combattre, au besoin. |
5093 |
Ce sont de dangereux animaux que ces culpeux, quand ils sont en grand nombre et que la faim les irrite. Néanmoins, les colons n'hésitèrent pas à se jeter au milieu de la bande, et leurs premiers coups de revolver, lançant de rapides éclairs dans l'obscurité, firent reculer les premiers assaillants. |
5094 |
Ce qui importait avant tout, c'était d'empêcher ces pillards de s'élever jusqu'au plateau de Grande-vue, car les plantations, la basse-cour, eussent été à leur merci, et d'immenses dégâts, peut-être irréparables, surtout en ce qui concernait le champ de blé, se seraient inévitablement produits. |
5095 |
Ceci fut compris de tous, et, sur un ordre de Cyrus Smith, ils gagnèrent l'endroit désigné, pendant que la troupe des culpeux bondissait dans l'ombre. Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff et Nab se disposèrent donc de manière à former une ligne infranchissable. |
5096 |
Les derniers rangs poussaient les premiers, et ce fut une lutte incessante à coups de revolver et à coups de hache. Bien des cadavres de culpeux devaient déjà joncher le sol, mais la bande ne semblait pas diminuer, et on eût dit qu'elle se renouvelait sans cesse par le ponceau de la grève. |
5097 |
Cependant la lutte devait finir à l'avantage des colons, mais après qu'ils eurent résisté deux grandes heures ! Les premières lueurs de l'aube, sans doute, déterminèrent la retraite des assaillants, qui détalèrent vers le nord, de manière à repasser le ponceau, que Nab courut relever immédiatement. |
5098 |
Jup, porté par Nab et Pencroff, fut amené jusqu'à l'ascenseur, et c'est à peine si un faible gémissement sortit de ses lèvres. On le remonta doucement à Granite-House. Là, il fut installé sur un des matelas empruntés à l'une des couchettes, et ses blessures furent lavées avec le plus grand soin. |
5099 |
Cependant Jup, après avoir donné des craintes sérieuses pendant quelques jours, réagit vigoureusement contre le mal. Sa constitution l'emporta, la fièvre diminua peu à peu, et Gédéon Spilett, qui était un peu médecin, le considéra bientôt comme tiré d'affaire. Le 16 août, Jup commença à manger. |
5100 |
Comme tous les convalescents, il fut alors pris d'une faim dévorante, et le reporter le laissa manger à sa fantaisie, car il se fiait à cet instinct qui manque trop souvent aux êtres raisonnants et qui devait préserver l'orang de tout excès. Nab était ravi de voir revenir l'appétit de son élève. |
5101 |
Il la bourrait lui-même, il l'allumait à un charbon ardent et paraissait être le plus heureux des quadrumanes. On pense bien que cette communauté de goût ne fit que resserrer entre Jup et Pencroff ces étroits liens d'amitié qui unissaient déjà le digne singe et l'honnête marin. |
5102 |
Pour calfater les coutures, on fit de l'étoupe avec du zostère sec, qui fut introduit à coups de maillet entre les bordages de la coque, du vaigrage et du pont ; puis, ces coutures furent recouvertes de goudron bouillant, que les pins de la forêt fournirent avec abondance. |
5103 |
Elle avait d'abord été lestée avec de lourds morceaux de granit, maçonnés dans un lit de chaux, et dont on arrima douze mille livres environ. Un tillac fut posé par-dessus ce lest, et l'intérieur fut divisé en deux chambres, le long desquelles s'étendaient deux bancs, qui servaient de coffres. |
5104 |
Enfin, vergues, mât de flèche, gui, espars, avirons, etc., tout était terminé dans la première semaine d'octobre, et il fut convenu qu'on ferait l'essai du bateau aux abords de l'île, afin de reconnaître comment il se comportait à la mer et dans quelle mesure on pouvait se fier à lui. |
5105 |
C'étaient des espèces de ficoïdes, les unes semblables à celles du cap, avec des feuilles charnues comestibles, les autres produisant des graines qui contenaient une sorte de farine. Le 10 octobre, le bateau fut lancé à la mer. Pencroff était radieux. L'opération réussit parfaitement. |
5106 |
Dès que le Bonadventure eut été soulevé par la marée montante, on put voir qu'il se tenait parfaitement dans ses lignes d'eau, et qu'il devait convenablement naviguer sous toutes les allures. Du reste, l'essai en allait être fait, le jour même, dans une excursion au large de la côte. |
5107 |
À dix heures et demie, tout le monde était à bord, même Jup, même Top. Nab et Harbert levèrent l'ancre qui mordait le sable près de l'embouchure de la Mercy, la brigantine fut hissée, le pavillon lincolnien flotta en tête du mât, et le Bonadventure, dirigé par Pencroff, prit le large. |
5108 |
Ils avaient là une bonne embarcation, qui, le cas échéant, pourrait leur rendre de grands services, et par ce beau temps, avec cette brise bien faite, la promenade fut charmante. Pencroff se porta au large, à trois ou quatre milles de la côte, par le travers du port ballon. |
5109 |
Il était important de vérifier les passes ménagées entre les bancs de sable et les récifs, pour les baliser au besoin, puisque cette petite crique devait être le port d'attache du bateau. On n'était plus qu'à un demi-mille de la côte, et il avait fallu louvoyer pour gagner contre le vent. |
5110 |
Chacun songeait à ce naufragé de l'île Tabor. Était-il encore temps de le sauver ? Grand événement dans la vie des colons ! Eux-mêmes n'étaient que des naufragés, mais il était à craindre qu'un autre n'eût pas été aussi favorisé qu'eux, et leur devoir était de courir au-devant de l'infortune. |
5111 |
De cette distance, il n'était plus possible de rien distinguer de la côte occidentale qui s'étendait jusqu'aux croupes du mont Franklin, et, trois heures après, tout ce qui était l'île Lincoln avait disparu au-dessous de l'horizon. Le Bonadventure se conduisait parfaitement. |
5112 |
Pencroff avait gréé sa voile de flèche, et, ayant tout dessus, il marchait suivant une direction rectiligne, relevée à la boussole. De temps en temps, Harbert le relayait au gouvernail, et la main du jeune garçon était si sûre, que le marin n'avait pas une embardée à lui reprocher. |
5113 |
Le capitaine Pencroff était absolument satisfait de son équipage, et ne parlait rien moins que de le gratifier « d'un quart de vin par bordée » ! au soir, le croissant de la lune, qui ne devait être dans son premier quartier que le 16, se dessina dans le crépuscule solaire et s'éteignit bientôt. |
5114 |
Pencroff, par prudence, amena la voile de flèche, ne voulant point s'exposer à être surpris par quelque excès de brise avec de la toile en tête de mât. C'était peut-être trop de précaution pour une nuit si calme, mais Pencroff était un marin prudent, et on n'aurait pu le blâmer. |
5115 |
Pencroff lui donnait la route comme un commandant à son timonier, et Harbert ne laissait pas le Bonadventure ne subissait pas quelque courant inconnu, il devait terrir juste sur l'île Tabor. Quant à cette mer que l'embarcation parcourait alors, elle était absolument déserte. |
5116 |
Au soir, d'après l'estime, on pouvait penser que le Bonadventure avait franchi une distance de cent vingt milles depuis son départ de l'île Lincoln, c'est-à-dire depuis trente-six heures, ce qui donnait une vitesse de trois milles un tiers à l'heure. La brise était faible et tendait à calmir. |
5117 |
Consentirait-il, d'ailleurs, à échanger sa prison pour une autre ? Toutes ces questions, qui allaient sans doute être résolues le lendemain, les tenaient en éveil, et, aux premières nuances du jour, ils fixèrent successivement leurs regards sur tous les points de l'horizon de l'ouest. |
5118 |
L'île Tabor, sorte de côte basse, à peine émergée des flots, n'était pas éloignée de plus de quinze milles. Le cap du Bonadventure, qui était un peu dans le sud de l'île, fut mis directement dessus, et, à mesure que le soleil montait dans l'est, quelques sommets se détachèrent çà et là. |
5119 |
Et pourtant le document était formel : il y avait un naufragé, et ce naufragé aurait dû être aux aguets ! Cependant le Bonadventure s'aventurait entre des passes assez capricieuses que les récifs laissaient entre eux et dont Pencroff observait les moindres sinuosités avec la plus extrême attention. |
5120 |
L'embarcation fut solidement amarrée, afin que le reflux de la mer ne pût l'emporter ; puis, Pencroff et ses deux compagnons, après s'être bien armés, remontèrent le rivage, afin de gagner une espèce de cône, haut de deux cent cinquante à trois cents pieds, qui s'élevait à un demi-mille. |
5121 |
Ils étaient bien sur un îlot, qui ne mesurait pas plus de six milles de tour, et dont le périmètre, peu frangé de caps ou de promontoires, peu creusé d'anses ou de criques, présentait la forme d'un ovale allongé. Tout autour, la mer, absolument déserte, s'étendait jusqu'aux limites du ciel. |
5122 |
Ils avaient décidé de faire à pied le tour de l'îlot, avant de s'aventurer à l'intérieur, de telle façon que pas un point n'échappât à leurs investigations. La grève était facile à suivre, et, en quelques endroits seulement, de grosses roches la coupaient, que l'on pouvait facilement tourner. |
5123 |
Nulle part il n'y avait trace d'habitation, nulle part l'empreinte d'un pied humain, sur tout ce périmètre de l'îlot, qui, après quatre heures de marche, fut entièrement parcouru. C'était au moins fort extraordinaire, et on devait croire que l'île Tabor n'était pas ou n'était plus habitée. |
5124 |
Pencroff, Gédéon Spilett et Harbert, formant des hypothèses plus ou moins plausibles, dînèrent rapidement à bord du Bonadventure, de manière à reprendre leur excursion et à la continuer jusqu'à la nuit. C'est ce qui fut fait à cinq heures du soir, heure à laquelle ils s'aventurèrent sous bois. |
5125 |
De nombreux animaux s'enfuirent à leur approche, et principalement, on pourrait même dire uniquement, des chèvres et des porcs, qui, il était facile de le voir, appartenaient aux espèces européennes. Sans doute quelque baleinier les avait débarqués sur l'île, où ils s'étaient rapidement multipliés. |
5126 |
Aucune réponse ne lui fut faite. Le marin battit alors le briquet et alluma une brindille. Cette lumière éclaira pendant un instant une petite salle, qui parut être absolument abandonnée. Au fond était une cheminée grossière, avec quelques cendres froides, supportant une brassée de bois sec. |
5127 |
Elle avait été bâtie, vraiment, dans une heureuse situation, au revers d'une petite colline que cinq ou six magnifiques gommiers abritaient. Devant sa façade et à travers les arbres, la hache avait ménagé une large éclaircie, qui permettait aux regards de s'étendre sur la mer. |
5128 |
Une petite pelouse, entourée d'une barrière de bois qui tombait en ruines, conduisait au rivage, sur la gauche duquel s'ouvrait l'embouchure du ruisseau. Cette habitation avait été construite en planches, et il était facile de voir que ces planches provenaient de la coque ou du pont d'un navire. |
5129 |
Si pourtant l'îlot était habité, et si quelque habitant s'était emparé... mais il haussa les épaules à cette invraisemblable supposition. Toujours est-il que le marin n'était pas fâché d'aller déjeuner à bord. La route, toute tracée d'ailleurs, n'était pas longue, – un mille à peine. |
5130 |
Après tout, ce bateau, c'était son enfant, et le droit des pères est d'être souvent inquiet plus que de raison. On remonta à bord, on déjeuna, de manière à n'avoir besoin de dîner que très tard ; puis, le repas terminé, l'exploration fut reprise et conduite avec le soin le plus minutieux. |
5131 |
Cependant, après une demi-heure de poursuites, les chasseurs étaient parvenus à s'emparer d'un couple qui s'était baugé dans un épais taillis, lorsque des cris retentirent à quelques centaines de pas dans le nord de l'îlot. À ces cris se mêlaient d'horribles rauquements qui n'avaient rien d'humain. |
5132 |
Gédéon Spilett lui parla. Il ne parut pas comprendre, ni même entendre... Et cependant, en le regardant bien dans les yeux, le reporter crut voir que toute raison n'était pas éteinte en lui. Cependant, le prisonnier ne se débattait pas, et il n'essayait point à briser ses liens. |
5133 |
Ses yeux secs dardaient un regard aigu sur les trois hommes qui marchaient près de lui, et rien ne dénotait qu'il se souvînt d'être leur semblable ou au moins de l'avoir été. Un sifflement continu s'échappait de ses lèvres, et son aspect était farouche, mais il ne chercha pas à résister. |
5134 |
Sur le conseil du reporter, cet infortuné fut ramené à sa maison. Peut-être la vue des objets qui lui appartenaient ferait-elle quelque impression sur lui ! Peut-être suffisait-il d'une étincelle pour raviver sa pensée obscurcie, pour rallumer son âme éteinte ! L'habitation n'était pas loin. |
5135 |
Le reporter eut alors l'idée que la vue du feu agirait peut-être sur lui, et, en un instant, une de ces belles flambées qui attirent même les animaux illumina le foyer. La vue de la flamme sembla d'abord fixer l'attention du malheureux ; mais bientôt il recula, et son regard inconscient s'éteignit. |
5136 |
Certainement, si le vent ne se modifiait pas, il mettrait plus de temps à atteindre l'île Lincoln qu'il n'en avait employé à gagner l'île Tabor. En effet, le 17 au matin, il y avait quarante-huit heures que le Bonadventure était parti, et rien n'indiquait qu'il fût dans les parages de l'île. |
5137 |
Il était impossible, d'ailleurs, pour évaluer la route parcourue, de s'en rapporter à l'estime, car la direction et la vitesse avaient été trop irrégulières. Vingt-quatre heures après, il n'y avait encore aucune terre en vue. Le vent était tout à fait debout alors et la mer détestable. |
5138 |
Pencroff, Gédéon Spilett et Harbert, absolument stupéfaits, l'avaient laissé agir. Cependant la situation était mauvaise, et le marin avait lieu de se croire égaré sur cette immense mer, sans aucune possibilité de retrouver sa route ! La nuit du 18 au 19 fut obscure et froide. |
5139 |
Ils veillèrent avec un soin extrême, car ou l'île Lincoln ne pouvait être éloignée, et on en aurait connaissance au lever du jour, ou le Bonadventure, emporté par des courants, avait dérivé sous le vent, et il devenait presque impossible alors de rectifier sa direction. |
5140 |
L'île Lincoln était là, et cette lueur, évidemment allumée par Cyrus Smith, montrait la route à suivre. Pencroff, qui portait beaucoup trop au nord, modifia sa direction, et il mit le cap sur ce feu qui brillait au-dessus de l'horizon comme une étoile de première grandeur. |
5141 |
La première idée de l'ingénieur, en comptant les personnes qu'il pouvait apercevoir sur le pont du Bonadventure, avait été que Pencroff n'avait pas retrouvé le naufragé de l'île Tabor, ou que, tout au moins, cet infortuné s'était refusé à quitter son île et à changer sa prison pour une autre. |
5142 |
Le déjeuner terminé, Cyrus Smith et ses compagnons quittèrent Granite-House et revinrent sur la grève. On opéra alors le déchargement du Bonadventure, et l'ingénieur, ayant examiné les armes, les outils, ne vit rien qui pût le mettre à même d'établir l'identité de l'inconnu. |
5143 |
La capture des porcs faite à l'îlot fut regardée comme devant être très profitable à l'île Lincoln, et ces animaux furent conduits aux étables, où ils devaient s'acclimater facilement. Les deux tonneaux contenant de la poudre et du plomb, ainsi que les paquets d'amorces, furent très bien reçus. |
5144 |
On avait donc lieu d'espérer, et beaucoup. Déjà, oubliant ses instincts de carnassier, l'inconnu acceptait une nourriture moins bestiale que celle dont il se repaissait à l'îlot, et la chair cuite ne produisait plus sur lui le sentiment de répulsion qu'il avait manifesté à bord du Bonadventure. |
5145 |
Cyrus Smith avait profité d'un moment où il dormait pour lui couper cette chevelure et cette barbe incultes, qui formaient comme une sorte de crinière et lui donnaient un aspect si sauvage. Il l'avait aussi vêtu plus convenablement, après l'avoir débarrassé de ce lambeau d'étoffe qui le couvrait. |
5146 |
Serait-ce jamais un convalescent ? Aussi, comme l'ingénieur l'observait à tous moments ! Comme il guettait son âme, si l'on peut parler ainsi ! Comme il était prêt à la saisir ! Les colons suivaient avec une sincère émotion toutes les phases de cette cure entreprise par Cyrus Smith. |
5147 |
L'inconnu avait commencé à se servir des outils de labourage, et il travaillait au potager. Quand il s'arrêtait dans sa besogne, ce qui arrivait souvent, il demeurait comme concentré en lui-même ; mais, sur la recommandation de l'ingénieur, on respectait l'isolement qu'il paraissait vouloir garder. |
5148 |
Il travaillait à la terre, sans perdre un instant, sans prendre un moment de repos, mais toujours à l'écart. Aux heures du repas, il ne remontait point à Granite-House, bien que l'invitation lui en eût été faite à plusieurs reprises, et il se contentait de manger quelques légumes crus. |
5149 |
Le 10 novembre, vers huit heures du soir, au moment où l'obscurité commençait à se faire, l'inconnu se présenta inopinément devant les colons, qui étaient réunis sous la véranda. Ses yeux brillaient étrangement, et toute sa personne avait repris son aspect farouche des mauvais jours. |
5150 |
Mieux valait, d'ailleurs, transformer en potager le plateau de Grande-vue, défendu par sa profonde ceinture de creeks, et reporter en dehors les prairies qui n'avaient pas besoin d'être protégées contre les déprédations des quadrumanes et des quadrupèdes. Au 15 novembre, on fit la troisième moisson. |
5151 |
La colonie était riche en blé, car il suffisait de semer une dizaine de boisseaux pour que la récolte fût assurée chaque année et que tous, hommes et bêtes, pussent s'en nourrir. La moisson fut donc faite, et l'on consacra la dernière quinzaine du mois de novembre aux travaux de panification. |
5152 |
Cyrus Smith eût pu utiliser la seconde chute qui s'épanchait sur la Mercy pour établir son moteur, la première étant déjà occupée à mouvoir les pilons du moulin à foulon ; mais, après discussion, il fut décidé que l'on établirait un simple moulin à vent sur les hauteurs de Grande-vue. |
5153 |
Cyrus Smith fit les plans, et l'emplacement du moulin fut choisi un peu à droite de la basse-cour, près de la berge du lac. Toute la cage devait reposer sur un pivot maintenu dans de grosses charpentes, de manière à pouvoir tourner avec tout le mécanisme qu'elle contenait selon les demandes du vent. |
5154 |
Ce travail s'accomplit rapidement. Nab et Pencroff étaient devenus de très habiles charpentiers et n'avaient qu'à suivre les gabarits fournis par l'ingénieur. Aussi une sorte de guérite cylindrique, une vraie poivrière, coiffée d'un toit aigu, s'éleva-t-elle bientôt à l'endroit désigné. |
5155 |
Le 3 décembre, Harbert avait quitté le plateau de Grande-vue et était allé pêcher sur la rive méridionale du lac. Il était sans armes, et jusqu'alors il n'y avait jamais eu aucune précaution à prendre, puisque les animaux dangereux ne se montraient pas dans cette partie de l'île. |
5156 |
Pencroff et Nab, abandonnant la basse-cour en toute hâte, s'étaient précipités vers le lac. Mais avant eux, l'inconnu, dont personne n'eût pu soupçonner la présence en cet endroit, franchissait le creek-glycérine, qui séparait le plateau de la forêt, et bondissait sur la rive opposée. |
5157 |
Inopinément surpris, il se tenait debout contre un arbre, tandis que l'animal, ramassé sur lui-même, allait s'élancer... mais l'inconnu, sans autres armes qu'un couteau, se précipita sur le redoutable fauve, qui se retourna contre ce nouvel adversaire. La lutte fut courte. |
5158 |
Puis, l'ingénieur dit alors ce qu'ils étaient tous, Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff, Nab, lui, et il ajouta que la plus grande joie qu'ils avaient éprouvée depuis leur arrivée dans l'île Lincoln, c'était à leur retour de l'îlot, quand ils avaient pu compter un compagnon de plus. |
5159 |
L'inconnu parlerait-il un jour ? C'est ce que l'avenir apprendrait. En tout cas, il fut bien convenu que son secret ne lui serait jamais demandé et que l'on vivrait avec lui comme si l'on n'eût rien soupçonné. Pendant quelques jours, la vie commune continua donc d'être ce qu'elle avait été. |
5160 |
Cyrus Smith et Gédéon Spilett travaillaient ensemble, tantôt chimistes, tantôt physiciens. Le reporter ne quittait l'ingénieur que pour chasser avec Harbert, car il n'eût pas été prudent de laisser le jeune garçon courir seul la forêt, et il fallait se tenir sur ses gardes. |
5161 |
C'était le 20 décembre que les installations avaient été achevées au corral. L'ingénieur annonça à l'inconnu que sa demeure était prête à le recevoir, et celui-ci répondit qu'il irait y coucher le soir même. Ce soir-là, les colons étaient réunis dans la grande salle de Granite-House. |
5162 |
Ne voulant pas le gêner en lui imposant par leur présence des adieux qui lui auraient peut-être coûté, ils l'avaient laissé seul et ils étaient remontés à Granite-House. Or, ils causaient dans la grande salle, depuis quelques instants, quand un coup léger fut frappé à la porte. |
5163 |
À bord de ce yacht étaient lord Glenarvan, sa femme, un major de l'armée anglaise, un géographe français, une jeune fille et un jeune garçon. Ces deux derniers étaient les enfants du capitaine Grant, dont le navire le Britannia avait péri corps et biens, une année auparavant. |
5164 |
Cependant, lady Glenarvan entreprit de vaincre la résistance du bandit. Enfin, son influence l'emporta, et Ayrton, en échange de ce qu'il pourrait dire, proposa à lord Glenarvan de l'abandonner sur une des îles du Pacifique, au lieu de le livrer aux autorités anglaises. |
5165 |
Ayrton avait gagné pendant la nuit sa maison du corral, et les colons jugèrent bon de ne point l'importuner de leur présence. Le temps ferait sans doute ce que les encouragements n'avaient pu faire. Harbert, Pencroff et Nab reprirent alors leurs occupations accoutumées. |
5166 |
Il s'occupait du nombreux troupeau confié à ses soins, et il devait épargner à ses compagnons la fatigue de venir tous les deux ou trois jours visiter le corral. Cependant, afin de ne plus laisser Ayrton trop longtemps isolé, les colons lui faisaient assez souvent visite. |
5167 |
Il n'était pas indifférent, non plus, – étant donnés certains soupçons que partageaient l'ingénieur et Gédéon Spilett, – que cette partie de l'île fût soumise à une certaine surveillance, et Ayrton, si quelque incident survenait, ne négligerait pas d'en informer les habitants de Granite-House. |
5168 |
Cette pièce d'acier, après avoir été trempée, « de tout son dur », comme on dit en métallurgie, fut fixée d'une façon inébranlable sur un bâtis solidement enfoncé dans le sol, à quelques pieds seulement de la grande chute, dont l'ingénieur allait encore utiliser la force motrice. |
5169 |
Il ne fallut que quelques jours pour mener à bien cette besogne, et même, dès que la machine eut été mise en train, Cyrus Smith laissa ses compagnons faire le métier de tréfileurs et s'occupa de fabriquer sa pile. Il s'agissait, dans l'espèce, d'obtenir une pile à courant constant. |
5170 |
Cyrus Smith, après mûres réflexions, résolut donc de fabriquer une pile très simple, se rapprochant de celle que Becquerel imagina en 1820, et dans laquelle le zinc est uniquement employé. Quant aux autres substances, acide azotique et potasse, tout cela était à sa disposition. |
5171 |
Un certain nombre de flacons de verre furent fabriqués et remplis d'acide azotique. L'ingénieur les boucha au moyen d'un bouchon que traversait un tube de verre fermé à son extrémité inférieure et destiné à plonger dans l'acide au moyen d'un tampon d'argile maintenu par un linge. |
5172 |
Deux piles avaient été fabriquées, l'une pour Granite-House, l'autre pour le corral, car si le corral devait communiquer avec Granite-House, il pouvait être utile aussi que Granite-House communiquât avec le corral. Quant au récepteur et au manipulateur, ils furent très simples. |
5173 |
La communication était-elle établie entre les deux pôles, le courant, partant du pôle positif, traversait le fil, passait dans l'électro-aimant, qui s'aimantait temporairement, et revenait par le sol au pôle négatif. Le courant était-il interrompu, l'électro-aimant se désaimantait aussitôt. |
5174 |
Ce mouvement de la plaque ainsi obtenu, Cyrus Smith put très facilement y rattacher une aiguille disposée sur un cadran, qui portait en exergue les lettres de l'alphabet, et, de cette façon, correspondre d'une station à l'autre. Le tout fut complètement installé le 12 février. |
5175 |
La belle saison s'écoula ainsi au milieu des travaux habituels. Les ressources de la colonie, particulièrement en légumes et en céréales, s'accroissaient de jour en jour, et les plants rapportés de l'île Tabor avaient parfaitement réussi. Le plateau de Grande-vue présentait un aspect très rassurant. |
5176 |
Mais, pendant ces excursions, les colons eurent soin d'être bien armés, car ils rencontraient fréquemment certains sangliers, très sauvages et très féroces, contre lesquels il fallait lutter sérieusement. Il y fut aussi fait, pendant cette saison, une guerre terrible aux jaguars. |
5177 |
La hardiesse d'Harbert était superbe, et le sang-froid du reporter étonnant. Aussi une vingtaine de magnifiques peaux ornaient-elles déjà la grande salle de Granite-House, et si cela continuait, la race des jaguars serait bientôt éteinte dans l'île, but que poursuivaient les chasseurs. |
5178 |
Ce mois de mars, qui correspond au mois de septembre des latitudes boréales, ne fut pas aussi beau qu'on aurait pu l'espérer. Peut-être annonçait-il un hiver précoce et rigoureux. On put même croire, un matin, – le 21, – que les premières neiges avaient fait leur apparition. |
5179 |
Mais la question n'est pas là. Il s'agit de savoir si nous devons compter parmi nos chances de salut ce retour du navire écossais. Or, lord Glenarvan a promis à Ayrton de venir le reprendre à l'île Tabor, quand il jugerait ses crimes suffisamment expiés, et je crois qu'il reviendra. |
5180 |
Cyrus Smith prévint Ayrton de l'expédition projetée et lui proposa d'y prendre part ; mais, Ayrton ayant préféré rester à terre, il fut décidé qu'il viendrait à Granite-House pendant l'absence de ses compagnons. Maître Jup devait lui tenir compagnie et ne fit aucune récrimination. |
5181 |
Il ne fallut pas moins de la journée entière pour atteindre le promontoire, car l'embarcation, en quittant le port, ne trouva plus que deux heures de jusant et eut, au contraire, six heures de flot qu'il fut très difficile d'étaler. La nuit était donc venue, quand le promontoire fut doublé. |
5182 |
Il fut facile de voir qu'elle se composait de blocs de toutes dimensions, depuis vingt pieds jusqu'à trois cents pieds de hauteur, et de toutes formes, cylindriques comme des tours, prismatiques comme des clochers, pyramidaux comme des obélisques, coniques comme des cheminées d'usine. |
5183 |
Tous les caprices de la nature, plus variés encore que ceux de l'imagination, dessinaient ce littoral grandiose, qui se prolongeait sur une longueur de huit à neuf milles. Cyrus Smith et ses compagnons regardaient avec un sentiment de surprise qui touchait à la stupéfaction. |
5184 |
Mais, s'ils restaient muets, Top, lui, ne se gênait pas pour jeter des aboiements que répétaient les mille échos de la muraille basaltique. L'ingénieur observa même que ces aboiements avaient quelque chose de bizarre, comme ceux que le chien faisait entendre à l'orifice du puits de Granite-House. |
5185 |
Mais Cyrus Smith ne vit rien, pas une caverne, pas une anfractuosité qui pût servir de retraite à un être quelconque, car le pied des roches baignait dans le ressac même des eaux. Bientôt les aboiements de Top cessèrent, et l'embarcation reprit sa distance à quelques encablures du littoral. |
5186 |
Top avait fait merveille, et pas un gibier n'avait été perdu, grâce à son zèle et à son adresse. À huit heures du matin, le Bonadventure appareillait et filait très rapidement en s'élevant vers le cap mandibule-nord, car il avait vent arrière, et la brise tendait à fraîchir. |
5187 |
Hier, le soleil s'est couché sur un horizon très rouge, et voici, ce matin, des « queues de chat « qui ne présagent rien de bon. » Ces queues de chat étaient des cirrus effilés, éparpillés au zénith, et dont la hauteur n'est jamais inférieure à cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer. |
5188 |
Or, comme il était environ six heures quand le Bonadventure fut par le travers du golfe, et qu'en ce moment le jusant se faisait sentir, il fut impossible d'y entrer. Force fut donc de tenir le large, car, lors même qu'il l'aurait voulu, Pencroff n'eût pas même pu atteindre l'embouchure de la Mercy. |
5189 |
On n'eut donc pas à redouter les coups de lame, qui sont un grand danger pour les petites embarcations. Le Bonadventure n'aurait pas chaviré, sans doute, car il était bien lesté ; mais d'énormes paquets d'eau, tombant à bord, auraient pu le compromettre, si les panneaux n'avaient pas résisté. |
5190 |
Pendant cette nuit, Cyrus Smith et Gédéon Spilett n'eurent pas l'occasion de causer ensemble, et cependant la phrase prononcée à l'oreille du reporter par l'ingénieur valait bien que l'on discutât encore une fois cette mystérieuse influence qui semblait régner sur l'île Lincoln. |
5191 |
Gédéon Spilett se promit de revenir sur cet incident, dès que le Bonadventure serait de retour, et de pousser Cyrus Smith à mettre ses compagnons au courant de ces faits étranges. Peut-être se déciderait-on alors à faire, en commun, une investigation complète de toutes les parties de l'île Lincoln. |
5192 |
Vers quatre heures, Pencroff, laissant sur sa gauche la pointe de l'îlot, entrait dans le canal qui le séparait de la côte, et, à cinq heures, l'ancre du Bonadventure mordait le fond de sable à l'embouchure de la Mercy. Il y avait trois jours que les colons avaient quitté leur demeure. |
5193 |
L'entière exploration des côtes de l'île était donc faite, et nulle trace suspecte n'avait été observée. Si quelque être mystérieux y résidait, ce ne pouvait être que sous le couvert des bois impénétrables de la presqu'île serpentine, là où les colons n'avaient encore porté leurs investigations. |
5194 |
Cependant les mauvais jours étaient venus avec le mois de mai, – novembre des zones boréales. L'hiver semblait devoir être rude et précoce. Aussi les travaux d'hivernage furent-ils entrepris sans retard. Du reste, les colons étaient bien préparés à recevoir cet hiver, si dur qu'il dût être. |
5195 |
Il va sans dire qu'Ayrton avait été pourvu de ces confortables vêtements. Cyrus Smith lui offrit de venir passer la mauvaise saison à Granite-House, où il serait mieux logé qu'au corral, et Ayrton promit de le faire, dès que les derniers travaux du corral seraient terminés. |
5196 |
Aussi la besogne ne manqua-t-elle pas aux hiverneurs, car, sans compter les soins du dehors, il y avait toujours mille travaux d'aménagement à Granite-House. Il y eut aussi quelques belles chasses, qui furent faites par les grands froids dans les vastes marais des tadornes. |
5197 |
L'accès de ce giboyeux territoire était facile, d'ailleurs, soit que l'on s'y rendît par la route du port ballon, après avoir passé le pont de la Mercy, soit en tournant les roches de la pointe de l'épave, et les chasseurs ne s'éloignaient jamais de Granite-House au delà de deux ou trois milles. |
5198 |
Mais, en somme, Granite-House ne souffrit pas trop des inclémences du temps, et il en fut de même au corral, qui, moins exposé que le plateau et couvert en grande partie par le mont Franklin, ne recevait que les restes des coups de vent déjà brisés par les forêts et les hautes roches du littoral. |
5199 |
Les dégâts y furent donc peu importants, et la main active et habile d'Ayrton suffit à les réparer promptement, quand, dans la seconde quinzaine d'octobre, il retourna passer quelques jours au corral. Pendant cet hiver, il ne se produisit aucun nouvel incident inexplicable. |
5200 |
On était au mois d'octobre. La belle saison revenait à grands pas. La nature se renouvelait sous les rayons du soleil, et, au milieu du feuillage persistant des conifères qui formaient la lisière du bois, apparaissait déjà le feuillage nouveau des micocouliers, des banksias et des deodars. |
5201 |
Mais passerait-il au large, ou relâcherait-il ? Avant quelques heures, les colons sauraient évidemment à quoi s'en tenir. Cyrus Smith et Harbert, ayant aussitôt appelé Gédéon Spilett, Pencroff et Nab dans la grande salle de Granite-House, les avaient mis au courant de ce qui se passait. |
5202 |
Et, pendant un assez long temps, les colons demeurèrent silencieux, livrés à toutes les pensées, à toutes les émotions, à toutes les craintes, à toutes les espérances que pouvait faire naître en eux cet incident, – le plus grave qui se fût produit depuis leur arrivée sur l'île Lincoln. |
5203 |
De là, il examinait avec une extrême attention le bâtiment, qui était à une distance de vingt milles dans l'est. Les colons n'avaient donc encore aucun moyen de signaler leur présence. Un pavillon n'eût pas été aperçu ; une détonation n'eût pas été entendue ; un feu n'aurait pas été visible. |
5204 |
Le Duncan, on ne l'a pas oublié, c'était le yacht de lord Glenarvan, qui avait abandonné Ayrton sur l'îlot et qui devait revenir l'y chercher un jour. Or, l'îlot ne se trouvait pas tellement éloigné de l'île Lincoln, qu'un bâtiment, faisant route pour l'un, ne pût arriver à passer en vue de l'autre. |
5205 |
D'ailleurs, la brise était bonne pour le pousser sur les atterrages de l'île, et, par cette mer calme, il ne pouvait craindre de s'en approcher, bien que les sondes n'en fussent pas relevées sur la carte. Vers quatre heures, – une heure après qu'il avait été mandé, – Ayrton arrivait à Granite-House. |
5206 |
Tous se trouvaient alors dans une disposition d'esprit qui ne leur eût pas permis de continuer leurs travaux. Gédéon Spilett et Pencroff étaient singulièrement nerveux, allant, venant, ne pouvant tenir en place. Harbert éprouvait plutôt de la curiosité. Nab, seul, conservait son calme habituel. |
5207 |
Ce qui fut confirmé par Ayrton. Mais, à continuer sous cette allure, il devait bientôt disparaître derrière la pointe du cap griffe, car il faisait le sud-ouest, et, pour l'observer, il serait alors nécessaire de gagner les hauteurs de la baie Washington, près de port-ballon. |
5208 |
Venait-il demander à ces côtes un port de refuge pour les mois d'hiver ? L'honnête domaine des colons était-il destiné à se transformer en un refuge infâme, – sorte de capitale de la piraterie du Pacifique ? Toutes ces idées se présentèrent instinctivement à l'esprit des colons. |
5209 |
Peut-être son équipage ne débarquera-t-il pas ? C'est une chance. Quoi qu'il en soit, nous devons tout faire pour cacher notre présence ici. Le moulin, établi sur le plateau de Grande-vue, est trop facilement reconnaissable. Qu'Ayrton et Nab aillent en démonter les ailes. |
5210 |
Pendant qu'ils s'occupaient de cette besogne, leurs compagnons allèrent à la lisière du bois de jacamar et en rapportèrent une grande quantité de branches et de lianes, qui devaient, à une certaine distance, figurer une frondaison naturelle et voiler assez bien les baies de la muraille granitique. |
5211 |
Puis, il alla se poster près de la fenêtre et plongea ses regards à travers le feuillage. Il était sept heures et demie alors. Le soleil avait disparu depuis vingt minutes environ, en arrière de Granite-House. En conséquence, l'horizon de l'est s'assombrissait peu à peu. |
5212 |
Le brick allait-il s'enfoncer dans la baie ? C'était la première question. Une fois en baie, y mouillerait-il ? C'était la seconde. Ne se contenterait-il pas seulement, après avoir observé le littoral, de reprendre le large sans débarquer son équipage ? On le saurait avant une heure. |
5213 |
Ces pirates étaient-ils nombreux et mieux armés que les colons ? Voilà ce qu'il eût été bien important de savoir ! Mais le moyen d'arriver jusqu'à eux ! La nuit était faite. La lune nouvelle, emportée dans l'irradiation solaire, avait disparu. Une profonde obscurité enveloppait l'île et la mer. |
5214 |
Le vent était tombé complètement avec le crépuscule. Pas une feuille ne remuait aux arbres, pas une lame ne murmurait sur la grève. Du navire on ne voyait rien, tous ses feux étaient condamnés, et, s'il était encore en vue de l'île, on ne pouvait même pas savoir quelle place il occupait. |
5215 |
Le navire était toujours là, et il y avait des pièces d'artillerie à bord. Six secondes s'étaient écoulées entre la lumière et le coup. Donc, le brick était environ à un mille un quart de la côte. Et, en même temps, on entendit un bruit de chaînes qui couraient en grinçant à travers les écubiers. |
5216 |
Ils avaient jeté l'ancre à une courte distance de l'île, et il était évident que, le lendemain, au moyen de leurs canots, ils comptaient accoster le rivage ! Cyrus Smith et ses compagnons étaient prêts à agir, mais, si résolus qu'ils fussent, ils ne devaient pas oublier d'être prudents. |
5217 |
Pourquoi ce coup de canon ? Pure forfanterie sans doute, à moins que ce ne fût l'indice d'une prise de possession ! Cyrus Smith savait maintenant que le navire était formidablement armé. Or, pour répondre au canon des pirates, qu'avaient les colons de l'île Lincoln ? Quelques fusils seulement. |
5218 |
Ayrton et Pencroff, suivis de leurs compagnons, descendirent sur le rivage. Ayrton se déshabilla et se frotta de graisse, de manière à moins souffrir de la température de l'eau, qui était encore froide. Il se pouvait, en effet, qu'il fût obligé d'y demeurer durant plusieurs heures. |
5219 |
Pencroff et Nab, pendant ce temps, étaient allés chercher la pirogue, amarrée quelques centaines de pas plus haut, sur la berge de la Mercy, et, quand ils revinrent, Ayrton était prêt à partir. Une couverture fut jetée sur les épaules d'Ayrton, et les colons vinrent lui serrer la main. |
5220 |
Ayrton s'embarqua dans la pirogue avec Pencroff. Il était dix heures et demie du soir, quand tous deux disparurent dans l'obscurité. Leurs compagnons revinrent les attendre aux cheminées. Le canal fut aisément traversé, et la pirogue vint accoster le rivage opposé de l'îlot. |
5221 |
Donc, Ayrton, suivi de Pencroff, le traversa d'un pas rapide, effarouchant les oiseaux nichés dans les trous de roche ; puis, sans hésiter, il se jeta à la mer et nagea sans bruit dans la direction du navire, dont quelques lumières, allumées depuis peu, indiquaient alors la situation exacte. |
5222 |
Il ne pensait qu'au devoir qu'il avait promis d'accomplir, et ne songeait même pas aux dangers qu'il courait, non seulement à bord du navire, mais encore dans ces parages que les requins fréquentaient souvent. Le courant le portait, et il s'éloignait rapidement de la côte. |
5223 |
Il respira alors, et, se haussant sur les chaînes, il parvint à atteindre l'extrémité de la guibre. Là séchaient quelques culottes de matelot. Il en passa une. Puis, s'étant fixé solidement, il écouta. On ne dormait pas à bord du brick. Au contraire. On discutait, on chantait, on riait. |
5224 |
Il serait difficile d'imaginer une pire réunion de scélérats. Quelquefois, – quoique cela soit rare, – malgré l'excessive surveillance dont ils sont l'objet, plusieurs parviennent à s'échapper, en s'emparant de navires qu'ils surprennent et ils courent alors les archipels polynésiens. |
5225 |
Bob Harvey n'y avait jamais encore mis le pied, mais, ainsi que l'avait pressenti Cyrus Smith, trouvant sur sa route cette terre inconnue, dont aucune carte n'indiquait la situation, il avait formé le projet de la visiter, et, au besoin, si elle lui convenait, d'en faire le port d'attache du brick. |
5226 |
Cyrus Smith et les siens n'avaient donc pas même la ressource de fuir, de se cacher dans l'île, puisque les convicts comptaient y résider, et puisque, au cas où le speedy partirait pour une expédition, il était probable que quelques hommes de l'équipage resteraient à terre, afin de s'y établir. |
5227 |
Il se hissa donc sur la guibre, et, par le beaupré, il arriva au gaillard d'avant du brick. Se glissant alors entre les convicts étendus çà et là, il fit le tour du bâtiment, et il reconnut que le speedy était armé de quatre canons, qui devaient lancer des boulets de huit à dix livres. |
5228 |
C'était sacrifier sa vie, mais il sauverait l'île et les colons. Cyrus Smith ne pourrait évidemment pas résister à cinquante bandits, armés de toutes pièces, qui, soit en pénétrant de vive force dans Granite-House, soit en y affamant les assiégés, auraient raison d'eux. |
5229 |
Et alors il fut pris de cette irrésistible envie de faire sauter le brick, et avec lui tous ceux qu'il portait. Ayrton périrait dans l'explosion, mais il ferait son devoir. Ayrton n'hésita pas. Gagner la soute aux poudres, qui est toujours située à l'arrière d'un bâtiment, c'était facile. |
5230 |
La poudre ne devait pas manquer à un navire qui faisait un pareil métier, et il suffirait d'une étincelle pour l'anéantir en un instant. Ayrton s'affala avec précaution dans l'entre-pont, jonché de nombreux dormeurs, que l'ivresse, plus que le sommeil, tenait appesantis. |
5231 |
Il se glissa donc vers l'arrière, de manière à arriver sous la dunette du brick, où devait être la soute. Cependant, sur cet entre-pont qui était presque obscur, il était difficile de ramper sans heurter quelque convict insuffisamment endormi. De là des jurons et des coups. |
5232 |
Ayrton comprit bien qu'il ne pouvait plus exécuter son projet. Bob Harvey avait refermé la porte de la soute, et il se faisait dans l'entre-pont un mouvement qui indiquait un réveil général des pirates. Il fallait qu'Ayrton se réservât pour combattre aux côtés de Cyrus Smith. |
5233 |
Quatre coups lui restaient à tirer. Deux éclatèrent alors, dont l'un, dirigé sur Bob Harvey, ne l'atteignit pas, du moins grièvement, et Ayrton, profitant d'un mouvement de recul de ses adversaires, se précipita vers l'échelle du capot, de manière à gagner le pont du brick. |
5234 |
Ayrton, surpris par les pirates, avait été massacré par eux, et peut-être ces misérables allaient-ils profiter de la nuit pour opérer une descente sur l'île ! Une demi-heure se passa au milieu de transes mortelles. Toutefois, les détonations avaient cessé, et ni Ayrton ni Pencroff ne reparaissaient. |
5235 |
Mais comment ? La mer, haute en ce moment, rendait le canal infranchissable. La pirogue n'était plus là ! Que l'on juge de l'horrible inquiétude qui s'empara de Cyrus Smith et de ses compagnons ! Enfin, vers minuit et demi, une pirogue, portant deux hommes, accosta la grève. |
5236 |
C'était Ayrton, légèrement blessé à l'épaule, et Pencroff, sain et sauf, que leurs amis reçurent à bras ouverts. Aussitôt, tous se réfugièrent aux cheminées. Là, Ayrton raconta ce qui s'était passé et ne cacha point ce projet de faire sauter le brick qu'il avait tenté de mettre à exécution. |
5237 |
À la rigueur, on aurait pu croire qu'il avait levé l'ancre, pensant avoir affaire à trop forte partie, et qu'il s'était éloigné de ces parages. Mais il n'en était rien, et, quand l'aube commença à paraître, les colons purent entrevoir dans les brumes du matin une masse confuse. |
5238 |
Ce qu'il importe, surtout, de laisser croire aux convicts, c'est que les habitants de l'île sont nombreux et, par conséquent, capables de leur résister. Je vous propose donc de nous diviser en trois groupes qui se posteront, le premier aux cheminées mêmes, le second à l'embouchure de la Mercy. |
5239 |
Nous n'avons rien à craindre des fusils, ni même des canons du brick. Que pourraient-ils contre ces roches ? Et, comme nous ne tirerons pas des fenêtres de Granite-House, les pirates n'auront pas l'idée d'envoyer là des obus qui pourraient causer d'irréparables dommages. |
5240 |
Ses compagnons approuvèrent ces dispositions sans même prononcer une parole. Il ne s'agissait plus pour chacun que de prendre son poste avant que la brume se fût complètement dissipée. Nab et Pencroff remontèrent aussitôt à Granite-House et en rapportèrent des munitions suffisantes. |
5241 |
Gédéon Spilett et Ayrton, tous deux très bons tireurs, furent armés des deux carabines de précision, qui portaient à près d'un mille de distance. Les quatre autres fusils furent répartis entre Cyrus Smith, Nab, Pencroff et Harbert. Voici comment les postes furent composés. |
5242 |
Au cas où un débarquement s'effectuerait sans qu'ils pussent l'empêcher, et même s'ils se voyaient sur le point d'être tournés par quelque embarcation du brick, Pencroff et Ayrton devaient revenir avec la pirogue reprendre pied sur le littoral et se porter vers l'endroit le plus menacé. |
5243 |
Quelques instants après, Cyrus Smith et Harbert d'un côté, le reporter et Nab de l'autre, avaient disparu derrière les roches, et cinq minutes plus tard, Ayrton et Pencroff, ayant heureusement traversé le canal, débarquaient sur l'îlot et se cachaient dans les anfractuosités de sa rive orientale. |
5244 |
Aucun d'eux n'avait pu être vu, car eux-mêmes encore distinguaient à peine le brick dans le brouillard. Il était six heures et demie du matin. Bientôt, le brouillard se déchira peu à peu dans les couches supérieures de l'air, et la pomme des mâts du brick sortit des vapeurs. |
5245 |
Pendant quelques instants encore, de grosses volutes roulèrent à la surface de la mer ; puis, une brise se leva, qui dissipa rapidement cet amas de brumes. Le speedy apparut tout entier, mouillé sur deux ancres, le cap au nord, et présentant à l'île sa hanche de bâbord. |
5246 |
L'ingénieur, avec sa lunette, put voir que les quatre canons composant l'artillerie du bord avaient été braqués sur l'île. Ils étaient évidemment prêts à faire feu au premier signal. Cependant, le speedy restait muet. On voyait une trentaine de pirates aller et venir sur le pont. |
5247 |
Mais ce dont ils ne pouvaient plus douter, c'est que l'île inconnue devant laquelle le speedy avait jeté l'ancre était habitée, et qu'il y avait là, peut-être, toute une colonie prête à la défendre. Et pourtant, personne ne se montrait, ni sur la grève, ni sur les hauteurs. |
5248 |
Pencroff et Ayrton, cachés chacun de son côté dans d'étroites anfractuosités de roches, le virent venir directement sur eux, et ils attendirent qu'il fût à bonne portée. Le canot s'avançait avec une extrême précaution. Les rames ne plongeaient dans l'eau qu'à de longs intervalles. |
5249 |
On pouvait voir aussi que l'un des convicts placés à l'avant tenait une ligne de sonde à la main et qu'il cherchait à reconnaître le chenal creusé par le courant de la Mercy. Cela indiquait chez Bob Harvey l'intention de rapprocher autant qu'il le pourrait son brick de la côte. |
5250 |
Leur évidente intention était de pénétrer ainsi dans le canal et de prendre à revers les colons qui étaient postés sur l'îlot, de manière que ceux-ci, quel que fût leur nombre, fussent placés entre les feux du canot et les feux du brick, et se trouvassent dans une position très désavantageuse. |
5251 |
Pris par le courant, il fila dans le canal avec la rapidité d'une flèche, passa devant Cyrus Smith et Harbert, qui, ne le jugeant pas à bonne portée, restèrent muets ; puis, tournant la pointe nord de l'îlot avec les deux avirons qui lui restaient, il se mit en mesure de regagner le brick. |
5252 |
Une demi-heure s'écoula avant que le canot, qui avait à lutter contre le courant du large, eût rallié le speedy. Des cris épouvantables retentirent, quand il revint à bord avec les blessés, et trois ou quatre coups de canon furent tirés, qui ne pouvaient avoir aucun résultat. |
5253 |
Mais, quant à entrer dans le canal, Pencroff, contrairement à l'opinion d'Ayrton, ne pouvait pas admettre qu'il osât le tenter. Pendant ce temps, les pirates qui occupaient l'îlot s'étaient peu à peu reportés vers le rivage opposé, et ils n'étaient plus séparés de la terre que par le canal. |
5254 |
C'était donc à découvert qu'ils arpentaient l'îlot et en parcouraient la lisière. Leur illusion fut de courte durée. Les carabines d'Ayrton et de Gédéon Spilett parlèrent alors et dirent sans doute des choses désagréables à deux de ces convicts, car ils tombèrent à la renverse. |
5255 |
Ce fut une débandade générale. Les dix autres ne prirent même pas le temps de ramasser leurs compagnons blessés ou morts, ils se reportèrent en toute hâte sur l'autre côté de l'îlot, se jetèrent dans l'embarcation qui les avait amenés, et ils rallièrent le bord à force de rames. |
5256 |
Cependant, une chance restait encore : c'était que Bob Harvey ne se hasardât pas avec son navire dans le canal et qu'il se tînt en dehors de l'îlot. Un demi-mille le séparerait encore de la côte, et, à cette distance, ses coups pourraient ne pas être extrêmement nuisibles. |
5257 |
En ce moment, Cyrus Smith, Ayrton, le marin et Harbert furent rejoints par Nab et Gédéon Spilett. Le reporter et son compagnon avaient jugé convenable d'abandonner le poste de la Mercy, d'où ils ne pouvaient plus rien faire contre le navire, et ils avaient sagement agi. |
5258 |
Ils durent même se mettre de côté, car les décharges étaient incessantes, et les boulets des quatre canons frappaient aveuglément tant sur le poste de la Mercy, bien qu'il ne fût plus occupé, que sur les cheminées. Les roches étaient fracassées, et des hurrahs accompagnaient chaque détonation. |
5259 |
Ils n'avaient plus qu'à se réfugier dans le couloir supérieur de Granite-House et à abandonner leur demeure à toutes les dévastations, quand un bruit sourd se fit entendre, qui fut suivi de cris épouvantables ! Cyrus Smith et les siens se précipitèrent à une des fenêtres. |
5260 |
On en comptait cinq ou six à peine, que le jusant commençait déjà à emporter vers la pleine mer. Très probablement les convicts, surpris par l'engloutissement, n'avaient pas eu le temps de fuir, et le navire, s'étant couché sur le côté, la plupart étaient restés engagés sous les bastingages. |
5261 |
Et d'ailleurs, au moment où le brick sombrait, la mer était haute, c'est-à-dire qu'il avait plus d'eau qu'il ne lui en fallait pour franchir, sans les heurter, toutes roches qui n'eussent pas découvert à mer basse. Donc, il ne pouvait y avoir eu choc. Donc, le navire n'avait pas touché. |
5262 |
Il était regrettable que les deux embarcations du brick n'eussent pu être sauvées ; mais l'une, on le sait, avait été brisée à l'embouchure de la Mercy et était absolument hors d'usage ; l'autre avait disparu dans l'engloutissement du brick, et, sans doute écrasée par lui, n'avait pas reparu. |
5263 |
Là s'ouvraient deux larges voies d'eau qu'il eût été impossible d'aveugler. Non seulement le doublage de cuivre et le bordage avaient disparu, réduits en poussière sans doute, mais encore de la membrure même, des chevilles de fer et des gournables qui la liaient, il n'y avait plus trace. |
5264 |
Tout le long de la coque, jusqu'aux façons d'arrière, les virures, déchiquetées, ne tenaient plus. La fausse quille avait été séparée avec une violence inexplicable, et la quille elle-même, arrachée de la carlingue en plusieurs points, était rompue sur toute sa longueur. |
5265 |
L'eau baissait toujours, et le dessous du pont, devenu maintenant le dessus par le renversement de la coque, était praticable. Le lest, composé de lourdes gueuses de fonte, l'avait défoncé en plusieurs endroits. On entendait la mer qui bruissait, en s'écoulant par les fissures de la coque. |
5266 |
Ayrton et Pencroff avaient frappé, à l'ouverture pratiquée dans la coque, un palan qui servait à hisser les barils et les caisses. La pirogue les recevait et les transportait immédiatement sur la plage. On prenait tout, indistinctement, quitte à faire plus tard un triage de ces objets. |
5267 |
Les colons purent aller facilement de l'avant à l'arrière, après avoir déplacé les caisses qui étaient extraites au fur et à mesure. Ce n'étaient point de lourds ballots, dont le déplacement eût été difficile, mais de simples colis, dont l'arrimage, d'ailleurs, n'était plus reconnaissable. |
5268 |
Cyrus Smith pensant qu'elle n'avait pas fait explosion, il était possible que quelques barils pussent être sauvés, et que la poudre, qui est ordinairement enfermée dans des enveloppes de métal, n'eût pas souffert du contact de l'eau. Ce fut, en effet, ce qui était arrivé. |
5269 |
On trouva, au milieu d'une grande quantité de projectiles, une vingtaine de barils, dont l'intérieur était garni de cuivre, et qui furent extraits avec précaution. Pencroff se convainquit par ses propres yeux que la destruction du speedy ne pouvait être attribuée à une explosion. |
5270 |
Du reste, il n'y avait pas à craindre que la carcasse du brick fût entraînée par la mer, car elle était déjà enlisée, et aussi solidement fixée que si elle eût été affourchée sur ses ancres. On pouvait donc sans inconvénient attendre le prochain jusant pour reprendre les opérations. |
5271 |
Mais, quant au bâtiment lui-même, il était bien condamné, et il faudrait même se hâter de sauver les débris de la coque, car elle ne tarderait pas à disparaître dans les sables mouvants du canal. Il était cinq heures du soir. La journée avait été rude pour les travailleurs. |
5272 |
Ils mangèrent de grand appétit, et, quelles que fussent leurs fatigues, ils ne résistèrent pas, après leur dîner, au désir de visiter les caisses dont se composait la cargaison du speedy. La plupart contenaient des vêtements confectionnés, qui, on le pense, furent bien reçus. |
5273 |
Avec quatre canons, il s'engageait à empêcher toute flotte, « si puissante qu'elle fût », de s'aventurer dans les eaux de l'île Lincoln ! Sur ces entrefaites, alors qu'il ne restait plus du brick qu'une carcasse sans utilité, le mauvais temps vint, qui acheva de la détruire. |
5274 |
En effet, dans la nuit du 23 au 24, la coque du brick fut entièrement démantibulée, et une partie des épaves s'échoua sur la grève. Quant aux papiers du bord, inutile de dire que, bien qu'il eût fouillé minutieusement les armoires de la dunette, Cyrus Smith n'en trouva pas trace. |
5275 |
Huit jours après la catastrophe, ou plutôt après l'heureux mais inexplicable dénouement auquel la colonie devait son salut, on ne voyait plus rien du navire, même à mer basse. Ses débris avaient été dispersés, et Granite-House était riche de presque tout ce qu'il avait contenu. |
5276 |
Tout était donc à emmagasiner, et, heureusement, la place ne manquait pas à Granite-House, où l'on aurait pu engranger toutes les richesses de l'île. Les produits de la colonie étaient là, méthodiquement rangés, et en lieu sûr, on peut le croire, autant à l'abri des bêtes que des hommes. |
5277 |
Que d'heures il avait passées à les frotter, à les graisser, à les polir, à nettoyer le mécanisme de l'obturateur, le verrou, la vis de pression ! Et maintenant ces pièces étaient aussi brillantes que si elles eussent été à bord d'une frégate de la marine des États-Unis. |
5278 |
Le second canon fut braqué sur les extrêmes roches de la pointe de l'épave, et le projectile, frappant une pierre aiguë à près de trois milles de Granite-House, la fit voler en éclats. C'était Harbert qui avait braqué le canon et qui l'avait tiré, et il fut tout fier de son coup d'essai. |
5279 |
Sa rude nature ne pouvait pas admettre que l'on transigeât avec les coquins qui avaient débarqué sur l'île, avec des complices de Bob Harvey, les assassins de l'équipage du speedy, et il les regardait comme des bêtes fauves qu'il fallait détruire sans hésitation et sans remords. |
5280 |
Après tout, l'île était grande et fertile. Si quelque sentiment d'honnêteté leur était resté au fond de l'âme, ces misérables pouvaient peut-être s'amender. Leur intérêt bien entendu n'était-il pas, dans les conditions où ils avaient à vivre, de se refaire une vie nouvelle. |
5281 |
En tout cas, ne fût-ce que par humanité, on devait attendre. Les colons n'auraient peut-être plus, comme auparavant, la facilité d'aller et de venir sans défiance. Jusqu'alors ils n'avaient eu à se garder que des fauves, et maintenant six convicts, peut-être de la pire espèce, rôdaient sur leur île. |
5282 |
On décida donc qu'il y passerait deux jours, et qu'il ne reviendrait à Granite-House qu'après avoir largement approvisionné les étables. Au moment où il allait partir, Cyrus Smith lui demanda s'il voulait que l'un d'eux l'accompagnât, lui faisant observer que l'île était moins sûre qu'autrefois. |
5283 |
Cet ouvrage avait été rapidement expédié, et Pencroff, Gédéon Spilett et Harbert trouvèrent le temps de pousser une pointe jusqu'à port-ballon. Le marin était très désireux de savoir si la petite anse au fond de laquelle était mouillé le Bonadventure avait été visitée par les convicts. |
5284 |
Pencroff, arrivé à port-ballon, vit avec une extrême satisfaction le Bonadventure tranquillement mouillé dans l'étroite crique. Du reste, port-ballon était si bien caché au milieu de ces hautes roches, que ni de la mer, ni de la terre, on ne pouvait le découvrir, à moins d'être dessus ou dedans. |
5285 |
Je pense donc, comme M Spilett, qu'il faut le laisser à port-ballon. Mais lorsque nous serons revenus, si nous n'avons pas débarrassé l'île de ces gredins-là, il sera prudent de ramener notre bateau à Granite-House jusqu'au moment où il n'aura plus à craindre aucune méchante visite. |
5286 |
Il promit même au marin d'étudier la portion du canal située entre l'îlot et la côte, afin de voir s'il ne serait pas possible d'y créer un port artificiel au moyen de barrages. De cette façon, le Bonadventure serait toujours à portée, sous les yeux des colons, et au besoin sous clé. |
5287 |
Chose singulière, Ayrton n'accusa pas réception de la dépêche, ainsi qu'il avait l'habitude de le faire. Cela ne laissa pas d'étonner l'ingénieur. Mais il pouvait se faire qu'Ayrton ne fût pas en ce moment au corral, ou même qu'il fût en route pour revenir à Granite-House. |
5288 |
Nab et Harbert veillèrent même aux approches du pont, afin de le baisser dès que leur compagnon se présenterait. Mais, vers dix heures du soir, il n'était aucunement question d'Ayrton. On jugea donc convenable de lancer une nouvelle dépêche, demandant une réponse immédiate. |
5289 |
Le timbre de Granite-House resta muet. Alors l'inquiétude des colons fut grande. Que s'était-il passé ? Ayrton n'était-il donc plus au corral, ou, s'il s'y trouvait encore, n'avait-il plus la liberté de ses mouvements ? Devait-on aller au corral par cette nuit obscure ? On discuta. |
5290 |
Les deux carabines et les deux fusils avaient été chargés à balle. De chaque côté de la route, le fourré était épais et pouvait aisément cacher des malfaiteurs, qui, grâce à leurs armes, eussent été véritablement redoutables. Les colons marchaient rapidement et en silence. |
5291 |
Top les précédait, tantôt courant sur la route, tantôt faisant quelque crochet sous bois, mais toujours muet et ne paraissant rien pressentir d'insolite. Et l'on pouvait compter que le fidèle chien ne se laisserait pas surprendre et qu'il aboierait à la moindre apparence de danger. |
5292 |
Ils s'étaient sincèrement attachés à leur nouveau compagnon. Allaient-ils le trouver frappé de la main même de ceux dont il avait été autrefois le chef ? Bientôt ils arrivèrent à l'endroit où la route longeait ce petit ruisseau dérivé du creek rouge, qui irriguait les prairies du corral. |
5293 |
Les fusils n'étaient plus au cran de repos, mais armés. Chacun surveillait un côté de la forêt. Top faisait entendre quelques sourds grognements qui n'étaient pas de bon augure. Enfin, l'enceinte palissadée apparut à travers les arbres. On n'y voyait aucune trace de dégâts. |
5294 |
Quelques instants après, Cyrus Smith était près de lui. À voir Harbert inanimé, la douleur du marin fut terrible. Il sanglotait, il pleurait, il voulait se briser la tête contre la muraille. Ni l'ingénieur ni le reporter ne purent le calmer. L'émotion les suffoquait eux-mêmes. |
5295 |
Ils ne pouvaient parler. Toutefois, ils firent tout ce qui dépendait d'eux pour disputer à la mort le pauvre enfant qui agonisait sous leurs yeux. Gédéon Spilett, après tant d'incidents dont sa vie avait été semée, n'était pas sans avoir quelque pratique de médecine courante. |
5296 |
En même temps, il y avait une résolution presque complète des sens et de l'intelligence. Ces symptômes étaient très graves. La poitrine d'Harbert fut mise à nu, et, le sang ayant été étanché à l'aide de mouchoirs, elle fut lavée à l'eau froide. La contusion, ou plutôt la plaie contuse apparut. |
5297 |
Un trou ovalisé existait sur la poitrine entre la troisième et la quatrième côte. C'est là que la balle avait atteint Harbert. Cyrus Smith et Gédéon Spilett retournèrent alors le pauvre enfant, qui laissa échapper un gémissement si faible, qu'on eût pu croire que c'était son dernier soupir. |
5298 |
Par quels moyens détourner cette inflammation ? En tout cas, ce qui était important, c'était que les deux plaies fussent pansées sans retard. Il ne parut pas nécessaire à Gédéon Spilett de provoquer un nouvel écoulement du sang, en les lavant à l'eau tiède et en en comprimant les lèvres. |
5299 |
Ils en avaient un, car la nature l'a généreusement prodigué. Ils avaient l'eau froide, c'est-à-dire le sédatif le plus puissant dont on puisse se servir contre l'inflammation des plaies, l'agent thérapeutique le plus efficace dans les cas graves, et qui, maintenant, est adopté de tous les médecins. |
5300 |
Sa fièvre était extrêmement forte, et toute la journée et la nuit se passèrent ainsi sans qu'il eût repris connaissance. La vie d'Harbert ne tenait plus qu'à un fil, et ce fil pouvait se rompre à tout instant. Le lendemain, 12 novembre, Cyrus Smith et ses compagnons reprirent quelque espoir. |
5301 |
Comme on le pense bien, depuis vingt-quatre heures qu'ils étaient au corral, les colons n'avaient eu d'autre pensée que de soigner Harbert. Ils ne s'étaient préoccupés ni du danger qui pouvait les menacer si les convicts revenaient, ni des précautions à prendre pour l'avenir. |
5302 |
Tout d'abord, ils parcoururent le corral. Il n'y avait aucune trace d'Ayrton. Le malheureux avait-il été entraîné par ses anciens complices ? Avait-il été surpris par eux dans le corral ? Avait-il lutté et succombé dans la lutte ? Cette dernière hypothèse n'était que trop probable. |
5303 |
Gédéon Spilett, au moment où il escaladait l'enceinte palissadée, avait parfaitement aperçu l'un des convicts qui s'enfuyait par le contrefort sud du mont Franklin et vers lequel Top s'était précipité. C'était l'un de ceux dont le canot s'était brisé sur les roches, à l'embouchure de la Mercy. |
5304 |
Les portes en étaient fermées, et les animaux domestiques n'avaient pu se disperser dans la forêt. On ne voyait, non plus, aucune trace de lutte, aucun dégât, ni à l'habitation, ni à la palissade. Seulement, les munitions, dont Ayrton était approvisionné, avaient disparu avec lui. |
5305 |
Cela est à craindre ! répondit le reporter. Puis, sans doute, les convicts se sont installés au corral, où ils trouvaient tout en abondance, et ils n'ont pris la fuite que lorsqu'ils nous ont vus arriver. Il est bien évident aussi qu'à ce moment Ayrton, mort ou vivant, n'était plus ici. |
5306 |
La route du corral lui était familière. En moins d'une demi-heure, il pouvait l'avoir franchie, et il était permis d'espérer que là où ni Cyrus Smith ni le reporter n'auraient pu se hasarder sans danger, Top, courant dans les herbes ou sous la lisière du bois, passerait inaperçu. |
5307 |
Gédéon Spilett, voyant qu'il n'y avait rien à faire en ce moment, s'occupa de préparer quelque nourriture, tout en surveillant avec soin la partie de l'enceinte adossée au contrefort, par laquelle une agression pouvait se produire. Les colons attendirent le retour de Top, non sans anxiété. |
5308 |
Un peu avant onze heures, Cyrus Smith et le reporter, la carabine à la main, étaient derrière la porte, prêts à l'ouvrir au premier aboiement de leur chien. Ils ne doutaient pas que si Top avait pu arriver heureusement à Granite-House, Nab ne l'eût immédiatement renvoyé. |
5309 |
Il n'y avait plus qu'à les traiter en bêtes féroces. Mais de grandes précautions devaient être prises, car ces misérables avaient, en ce moment, l'avantage de la situation, voyant et n'étant pas vus, pouvant surprendre par la brusquerie de leur attaque et ne pouvant être surpris. |
5310 |
L'eau froide, toujours maintenue à la température convenable, avait absolument empêché l'inflammation des plaies. Il sembla même au reporter que cette eau, un peu sulfureuse, – ce qu'expliquait le voisinage du volcan, – avait une action plus directe sur la cicatrisation. |
5311 |
Il était, d'ailleurs, soumis à une diète sévère, et, par conséquent, sa faiblesse était et devait être extrême ; mais les tisanes ne lui manquaient pas, et le repos absolu lui faisait le plus grand bien. Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Pencroff étaient devenus très habiles à panser le jeune blessé. |
5312 |
Le reporter apportait à ces pansements un soin extrême, sachant bien quelle en était l'importance, et répétant à ses compagnons ce que la plupart des médecins reconnaissent volontiers : c'est qu'il est plus rare peut-être de voir un pansement bien fait qu'une opération bien faite. |
5313 |
Depuis plus de deux ans et demi qu'ils s'étaient échappés de Richmond, on peut dire que tout avait été à leur gré. L'île leur avait abondamment fourni minéraux, végétaux, animaux, et si la nature les avait constamment comblés, leur science avait su tirer parti de ce qu'elle leur offrait. |
5314 |
Le bien-être matériel de la colonie était pour ainsi dire complet. De plus, en de certaines circonstances, une influence inexplicable leur était venue en aide !... mais tout cela ne pouvait avoir qu'un temps ! Bref, Cyrus Smith croyait s'apercevoir que la chance semblait tourner contre eux. |
5315 |
En effet, le navire des convicts avait paru dans les eaux de l'île, et si ces pirates avaient été pour ainsi dire miraculeusement détruits, six d'entre eux, du moins, avaient échappé à la catastrophe. Ils avaient débarqué sur l'île, et les cinq qui survivaient y étaient à peu près insaisissables. |
5316 |
Quelque bien aménagée et approvisionnée que fût l'habitation du corral, on ne pouvait y trouver le confortable de la saine demeure de granit. En outre, elle n'offrait pas la même sécurité, et ses hôtes, malgré leur surveillance, y étaient toujours sous la menace de quelque coup de feu des convicts. |
5317 |
Le courageux nègre, bien retranché dans les profondeurs de Granite-House, ne se laisserait pas surprendre. Top ne lui avait pas été renvoyé, et il avait paru inutile d'exposer le fidèle chien à quelque coup de fusil qui eût privé les colons de leur plus utile auxiliaire. |
5318 |
On comprend donc combien cette séquestration au corral devait nuire aux colons. Mais s'ils étaient obligés de se courber devant la nécessité, ils ne le faisaient pas sans impatience. Une ou deux fois, le reporter se hasarda sur la route et fit le tour de l'enceinte palissadée. |
5319 |
Il ne fit aucune mauvaise rencontre et ne trouva aucune trace suspecte. Son chien l'eût averti de tout danger, et, comme Top n'aboya pas, on pouvait en conclure qu'il n'y avait rien à craindre, en ce moment du moins, et que les convicts étaient occupés dans une autre partie de l'île. |
5320 |
Il n'était pas probable que Top eût senti la présence d'un homme, car, dans ce cas, il l'aurait annoncée par des aboiements à demi contenus et une sorte de colère sourde. Or, puisqu'il ne faisait entendre aucun grondement, c'est que le danger n'était ni prochain, ni proche. |
5321 |
Cinq minutes environ se passèrent ainsi, Top furetant, le reporter le suivant avec prudence, quand, tout à coup, le chien se précipita vers un épais buisson et en tira un lambeau d'étoffe. C'était un morceau de vêtement, maculé, lacéré, que Gédéon Spilett rapporta immédiatement au corral. |
5322 |
Peut-être même l'un d'eux avait-il retrouvé dans Ayrton un ancien compagnon d'Australie, le Ben Joyce, le chef des convicts évadés ? Et qui sait s'ils n'avaient pas conçu l'espoir impossible de ramener Ayrton à eux ! Il leur eût été si utile, s'ils avaient pu en faire un traître !. |
5323 |
Il assurait que les forces lui reviendraient plus vite dans sa chambre, avec l'air et la vue de la mer ! Plusieurs fois il pressa Gédéon Spilett, mais celui-ci, craignant, avec raison, que les plaies d'Harbert, mal cicatrisées, ne se rouvrissent en route, ne donnait pas l'ordre de partir. |
5324 |
On était au 29 novembre. Il était sept heures du matin. Les trois colons causaient dans la chambre d'Harbert, quand ils entendirent Top pousser de vifs aboiements. Cyrus Smith, Pencroff et Gédéon Spilett saisirent leurs fusils, toujours prêts à faire feu, et ils sortirent de la maison. |
5325 |
Les convicts au plateau de Grande-vue, c'était le désastre, la dévastation, la ruine ! Harbert, en voyant rentrer l'ingénieur, le reporter et Pencroff, comprit que la situation venait de s'aggraver, et quand il aperçut Jup, il ne douta plus qu'un malheur ne menaçât Granite-House. |
5326 |
Ne pouvait-on, au contraire, en employant le chariot, laisser tous les bras disponibles ? Était-il donc impossible d'y placer les matelas sur lesquels reposait Harbert et de s'avancer avec tant de précaution que tout choc lui fût évité ? On le pouvait. Le chariot fut amené. |
5327 |
Le chariot sortit, la porte fut refermée, et l'onagga, dirigé par Pencroff, s'avança d'un pas lent. Certes, mieux aurait valu prendre une route autre que celle qui allait directement du corral à Granite-House, mais le chariot eût éprouvé de grandes difficultés à se mouvoir sous bois. |
5328 |
Il fallut donc suivre cette voie, bien qu'elle dût être connue des convicts. Cyrus Smith et Gédéon Spilett marchaient de chaque côté du chariot, prêts à répondre à toute attaque. Toutefois, il n'était pas probable que les convicts eussent encore abandonné le plateau de Grande-vue. |
5329 |
Il avait quitté le corral à sept heures et demie. Une heure après, quatre milles sur cinq avaient été franchis, sans qu'il se fût produit aucun incident. La route était déserte comme toute cette partie du bois de jacamar qui s'étendait entre la Mercy et le lac. Aucune alerte n'eut lieu. |
5330 |
Là, quelques branches, disposées en forme de civière, reçurent les matelas sur lesquels reposait Harbert évanoui. Dix minutes après, Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Pencroff étaient au pied de la muraille, laissant à Nab le soin de reconduire le chariot sur le plateau de Grande-vue. |
5331 |
L'ascenseur fut mis en mouvement, et bientôt Harbert était étendu sur sa couchette de Granite-House. Les soins qui lui furent prodigués le ramenèrent à la vie. Il sourit un instant en se retrouvant dans sa chambre, mais il put à peine murmurer quelques paroles, tant sa faiblesse était grande. |
5332 |
Le jeune garçon fut pris alors d'une sorte de sommeil fiévreux, et le reporter et Pencroff demeurèrent près de son lit. Pendant ce temps, Cyrus Smith mettait Nab au courant de ce qui s'était passé au corral, et Nab racontait à son maître les événements dont le plateau venait d'être le théâtre. |
5333 |
Comment empêcher les dévastations dont les convicts menaçaient le plateau ? Nab avait-il un moyen de prévenir son maître ? Et d'ailleurs, dans quelle situation se trouvaient eux-mêmes les hôtes du corral ? Cyrus Smith et ses compagnons étaient partis depuis le 11 novembre, et l'on était au 29. |
5334 |
Mais les constructions, les plantations, tous ces aménagements à la merci des pirates ! Ne convenait-il pas de laisser Cyrus Smith juge de ce qu'il aurait à faire et de le prévenir, au moins, du danger qui le menaçait ? Nab eut alors la pensée d'employer Jup et de lui confier un billet. |
5335 |
Il connaissait l'extrême intelligence de l'orang, qui avait été souvent mise à l'épreuve. Jup comprenait ce mot de corral, qui avait été souvent prononcé devant lui, et l'on se rappelle même que bien souvent il y avait conduit le chariot en compagnie de Pencroff. Le jour n'avait pas encore paru. |
5336 |
En effet, Cyrus Smith n'aurait pas trop de toutes ses forces, et personne ne pouvait, en ce moment, quitter Granite-House. L'ingénieur et Nab arrivèrent sur le plateau. C'était une désolation. Les champs avaient été piétinés. Les épis de la moisson, qui allait être faite, gisaient sur le sol. |
5337 |
Les autres plantations n'avaient pas moins souffert. Le potager était bouleversé. Heureusement, Granite-House possédait une réserve de graines qui permettait de réparer ces dommages. Quant au moulin et aux bâtiments de la basse-cour, à l'étable des onaggas, le feu avait tout détruit. |
5338 |
La figure de Cyrus Smith, plus pâle que d'ordinaire, dénotait une colère intérieure qu'il ne dominait pas sans peine, mais il ne prononça pas une parole. Une dernière fois il regarda ses champs dévastés, la fumée qui s'élevait encore des ruines, puis il revint à Granite-House. |
5339 |
Son pouls était petit et irrégulier, sa peau sèche, sa soif intense. À cette période succéda bientôt une période de chaleur ; le visage s'anima, la peau rougit, le pouls s'accéléra ; puis une sueur abondante se manifesta, à la suite de laquelle la fièvre parut diminuer. |
5340 |
Autre symptôme qui effraya au dernier point le reporter : le foie d'Harbert commençait à se congestionner, et bientôt un délire plus intense démontra que son cerveau se prenait aussi. Gédéon Spilett fut atterré devant cette nouvelle complication. Il emmena l'ingénieur à part. |
5341 |
Vers le milieu de la journée, le second accès se produisit. La crise fut terrible. Harbert se sentait perdu ! Il tendait ses bras vers Cyrus Smith, vers Spilett, vers Pencroff ! Il ne voulait pas mourir !... cette scène fut déchirante. Il fallut éloigner Pencroff. L'accès dura cinq heures. |
5342 |
Puis il retombait dans une prostration profonde qui l'anéantissait tout entier... Plusieurs fois, Gédéon Spilett crut que le pauvre garçon était mort ! La journée du lendemain, 8 décembre, ne fut qu'une succession de faiblesses. Les mains amaigries d'Harbert se crispaient à ses draps. |
5343 |
Vivrait-il jusqu'au lendemain, jusqu'à ce troisième accès qui devait immanquablement l'emporter ? Ce n'était plus probable. Ses forces étaient épuisées, et, dans l'intervalle des crises, il était comme inanimé. Vers trois heures du matin, Harbert poussa un cri effrayant. |
5344 |
Il était cinq heures du matin. Les rayons du soleil levant commençaient à se glisser dans les chambres de Granite-House. Une belle journée s'annonçait, et cette journée allait être la dernière du pauvre Harbert !... un rayon se glissa jusqu'à la table qui était placée près du lit. |
5345 |
Et, qu'il soit permis d'ajouter, il ne devait pas revenir ! D'ailleurs, il faut le dire aussi, tous avaient repris espoir. L'influence mystérieuse s'était de nouveau exercée, et dans un moment suprême, quand on désespérait d'elle !... Au bout de quelques heures, Harbert reposait plus paisiblement. |
5346 |
L'intervention de l'inconnu était plus évidente que jamais. Mais comment avait-il pu pénétrer pendant la nuit jusque dans Granite-House ? C'était absolument inexplicable, et, en vérité, la façon dont procédait le « génie de l'île » était non moins étrange que le génie lui-même. |
5347 |
Il était faible encore, et une diète sévère lui avait été imposée, mais aucun accès n'était revenu. Et puis, le docile enfant se soumettait si volontiers à toutes les prescriptions qu'on lui imposait ! Il avait tant envie de guérir ! Pencroff était comme un homme qu'on a retiré du fond d'un abîme. |
5348 |
Mais il fallait attendre un mois peut-être, car ce ne serait pas trop de toutes les forces de la colonie pour avoir raison des convicts. Du reste, Harbert allait de mieux en mieux. La congestion du foie avait disparu, et les blessures pouvaient être considérées comme cicatrisées définitivement. |
5349 |
Tandis que ses compagnons et lui seraient à la poursuite des convicts, ceux-ci pourraient bien rendre une nouvelle visite au plateau, et il ne fallait pas leur donner sujet de reprendre leur métier de pillards et d'incendiaires. Quand on aurait purgé l'île de ces malfaiteurs, on verrait à réédifier. |
5350 |
Vers la fin du mois, Harbert parcourait déjà le plateau de Grande-vue et les grèves. Quelques bains de mer qu'il prit en compagnie de Pencroff et de Nab lui firent le plus grand bien. Cyrus Smith crut pouvoir d'ores et déjà indiquer le jour du départ, qui fut fixé au 15 février prochain. |
5351 |
Ils avaient exploré, mais d'une manière imparfaite seulement, le vaste littoral de la baie Washington depuis le cap griffe jusqu'au promontoire du reptile, la lisière forestière et marécageuse de la côte ouest, et ces interminables dunes qui finissaient à la gueule entr'ouverte du golfe du requin. |
5352 |
Ils chemineraient à la hache et jetteraient ainsi le premier tracé d'une route qui mettrait en communication Granite-House et l'extrémité de la presqu'île, sur une longueur de seize à dix-sept milles. Le chariot était en parfait état. Les onaggas, bien reposés, pourraient fournir une longue traite. |
5353 |
Mais il ne fallait pas oublier que les convicts couraient peut-être les bois, et que, au milieu de ces épaisses forêts, un coup de fusil était vite tiré et reçu. De là, nécessité pour la petite troupe des colons de rester compacte et de ne se diviser sous aucun prétexte. |
5354 |
Top et Jup, eux-mêmes, devaient faire partie de l'expédition. L'inaccessible demeure pouvait se garder toute seule. Le 14 février, veille du départ, était un dimanche. Il fut consacré tout entier au repos et sanctifié par les actions de grâces, que les colons adressèrent au créateur. |
5355 |
Pencroff resta le dernier dans Granite-House pour achever cette besogne, et il en redescendit au moyen d'une corde dont le double était maintenu en bas, et qui, une fois ramenée au sol, ne laissa plus subsister aucune communication entre le palier supérieur et la grève. |
5356 |
Le reporter avait exigé qu'Harbert y prît place, au moins pendant les premières heures du voyage, et le jeune garçon dut se soumettre aux prescriptions de son médecin. Nab se mit en tête des onaggas. Cyrus Smith, le reporter et le marin prirent les devants. Top gambadait d'un air joyeux. |
5357 |
Le soir de cette première journée, les colons campèrent à neuf milles environ de Granite-House, sur le bord d'un petit affluent de la Mercy, dont ils ignoraient l'existence, et qui devait se rattacher au système hydrographique auquel ce sol devait son étonnante fertilité. |
5358 |
Le silence fut à peine troublé par de rauques hurlements de jaguars et des ricanements de singes, qui semblaient agacer particulièrement maître Jup. La nuit se passa sans incident, et le lendemain, 16 février, la marche, plutôt lente que pénible, fut reprise à travers la forêt. |
5359 |
Véritables « setlers », les colons épargnaient les grands et beaux arbres, dont l'abatage, d'ailleurs, leur eût coûté d'énormes fatigues, et ils sacrifiaient les petits ; mais il en résultait que la route prenait une direction peu rectiligne et s'allongeait de nombreux détours. |
5360 |
Là, les colons retrouvèrent aussi de magnifiques kauris, disposés par groupes, et dont les troncs cylindriques, couronnés d'un cône de verdure, s'élevaient à une hauteur de deux cents pieds. C'étaient bien là ces arbres-rois de la Nouvelle-Zélande, aussi célèbres que les cèdres du Liban. |
5361 |
Près d'un feu qui paraissait avoir été récemment éteint, les colons remarquèrent des empreintes qui furent observées avec une extrême attention. En les mesurant l'une après l'autre suivant leur longueur et leur largeur, on retrouva aisément la trace des pieds de cinq hommes. |
5362 |
Et, en effet, le lendemain, l'extrémité de la presqu'île était atteinte, et la forêt traversée sur toute sa longueur ; mais aucun indice n'avait permis de trouver la retraite où s'étaient réfugiés les convicts, ni celle, non moins secrète, qui donnait asile au mystérieux inconnu. |
5363 |
Les arbres, par leur haute taille et leur épaisse ramure, attestaient la puissance végétative du sol, plus étonnante ici qu'en aucune autre portion de l'île. On eût dit un coin de ces forêts vierges de l'Amérique ou de l'Afrique centrale, transporté sous cette zone moyenne. |
5364 |
Maintenant, hélas ! Leur île ne leur appartenait plus tout entière ; d'autres en avaient pris possession, des scélérats en foulaient le sol, et il fallait les détruire jusqu'au dernier. Sur la côte occidentale, on ne retrouva plus aucunes traces, quelque soin qu'on mît à les rechercher. |
5365 |
Il était probable que la retraite de l'inconnu ne devait pas être moins mystérieuse qu'il ne l'était lui-même ! Ce soir-là, le chariot s'arrêta à l'embouchure de la rivière de la chute. La couchée fut organisée suivant la coutume, et on prit pour la nuit les précautions habituelles. |
5366 |
Harbert, redevenu le garçon vigoureux et bien portant qu'il était avant sa maladie, profitait largement de cette existence au grand air, entre les brises de l'océan et l'atmosphère vivifiante des forêts. Sa place n'était plus sur le chariot, mais en tête de la caravane. |
5367 |
C'était un sol montueux, assez accidenté, très propre aux embûches, et sur lequel on ne se hasarda qu'avec une extrême précaution. Top et Jup marchaient en éclaireurs, et, se jetant de droite et de gauche dans les épais taillis, ils rivalisaient d'intelligence et d'adresse. |
5368 |
Trois heures se passèrent ainsi. Le vent était tombé, et un silence absolu régnait sous les grands arbres. La brisée de la plus mince branche, un bruit de pas sur les feuilles sèches, le glissement d'un corps entre les herbes, eussent été entendus sans peine. Tout était tranquille. |
5369 |
Du reste, Top, couché à terre, sa tête allongée sur ses pattes, ne donnait aucun signe d'inquiétude. À huit heures, le soir parut assez avancé pour que la reconnaissance pût être faite dans de bonnes conditions. Gédéon Spilett se déclara prêt à partir, en compagnie de Pencroff. |
5370 |
Sous les arbres, grâce à l'épaisseur de leur feuillage, une certaine obscurité rendait déjà les objets invisibles au delà d'un rayon de trente à quarante pieds. Le reporter et Pencroff, s'arrêtant dès qu'un bruit quelconque leur semblait suspect, n'avançaient qu'avec les plus extrêmes précautions. |
5371 |
Et, pour tout dire, ils s'attendaient, à chaque instant, à ce qu'une détonation retentît. Cinq minutes après avoir quitté le chariot, Gédéon Spilett et Pencroff étaient arrivés sur la lisière du bois, devant la clairière au fond de laquelle s'élevait l'enceinte palissadée. |
5372 |
Le reporter et Pencroff, depuis qu'ils s'étaient postés sur la lisière du bois, n'avaient pas perdu de vue l'enceinte palissadée. Le corral semblait être absolument abandonné. La crête de la palissade formait une ligne un peu plus noire que l'ombre environnante, et rien n'en altérait la netteté. |
5373 |
Ils arrivèrent à la porte de l'enceinte sans que l'ombre eût été sillonnée d'un seul trait de lumière. Pencroff essaya de pousser la porte, qui, ainsi que le reporter et lui l'avaient supposé, était fermée. Cependant, le marin put constater que les barres extérieures n'avaient pas été mises. |
5374 |
Nul bruit à l'intérieur de l'enceinte. Les mouflons et les chèvres, endormis sans doute dans leurs étables, ne troublaient aucunement le calme de la nuit. Le reporter et le marin, n'entendant rien, se demandèrent s'ils devaient escalader la palissade et pénétrer dans le corral. |
5375 |
Ce ne fut pas l'avis du reporter. Il trouva raisonnable d'attendre que les colons fussent tous réunis pour essayer de pénétrer dans le corral. Ce qui était certain, c'est que l'on pouvait arriver jusqu'à la palissade sans être vu, et que l'enceinte ne paraissait pas être gardée. |
5376 |
Le chariot sortit du bois et commença à rouler sans bruit vers la palissade. L'obscurité était profonde alors, le silence aussi complet qu'au moment où Pencroff et le reporter s'étaient éloignés en rampant sur le sol. L'herbe épaisse étouffait complètement le bruit des pas. |
5377 |
Jup, sur l'ordre de Pencroff, se tenait en arrière. Nab menait Top en laisse, afin qu'il ne s'élançât pas en avant. La clairière apparut bientôt. Elle était déserte. Sans hésiter, la petite troupe se porta vers l'enceinte. En un court espace de temps, la zone dangereuse fut franchie. |
5378 |
Pas un coup de feu n'avait été tiré. Lorsque le chariot eut atteint la palissade, il s'arrêta. Nab resta à la tête des onaggas pour les contenir. L'ingénieur, le reporter, Harbert et Pencroff se dirigèrent alors vers la porte, afin de voir si elle était barricadée intérieurement. |
5379 |
Le chariot avait été laissé au dehors sous la garde de Jup et de Top, qu'on y avait attachés par prudence. Cyrus Smith, Pencroff, Gédéon Spilett, d'un côté, Harbert et Nab, de l'autre, en longeant la palissade, observèrent cette portion du corral qui était absolument obscure et déserte. |
5380 |
Cyrus Smith fit à ses compagnons un signe de la main qui leur recommandait de ne pas bouger, et il s'approcha de la vitre, alors faiblement éclairée par la lumière intérieure. Son regard plongea dans l'unique pièce, formant le rez-de-chaussée de la maison. Sur la table brillait un fanal allumé. |
5381 |
Aussitôt, la porte fut plutôt enfoncée qu'ouverte, et les colons se précipitèrent dans la chambre. Ayrton paraissait dormir. Son visage attestait qu'il avait longuement et cruellement souffert. À ses poignets et à ses chevilles se voyaient de larges meurtrissures. Cyrus Smith se pencha sur lui. |
5382 |
Il n'y avait pas un instant à perdre. Peut-être même le chariot était-il déjà entre les mains des convicts ! En un instant, le reporter et ses deux compagnons eurent traversé le corral et regagné la porte de la palissade, derrière laquelle on entendait Top gronder sourdement. |
5383 |
L'ingénieur, quittant Ayrton un instant, sortit de la maison, prêt à faire le coup de feu. Harbert était à ses côtés. Tous deux surveillaient la crête du contrefort qui dominait le corral. Si les convicts étaient embusqués en cet endroit, ils pouvaient frapper les colons l'un après l'autre. |
5384 |
En ce moment, la lune apparut dans l'est au-dessus du noir rideau de la forêt, et une blanche nappe de lumière se répandit à l'intérieur de l'enceinte. Le corral s'éclaira tout entier avec ses bouquets d'arbres, le petit cours d'eau qui l'arrosait et son large tapis d'herbes. |
5385 |
Le lendemain, Ayrton sortait de cette torpeur, et ses compagnons lui témoignaient cordialement toute la joie qu'ils éprouvaient à le revoir, à peu près sain et sauf, après cent quatre jours de séparation. Ayrton raconta alors en peu de mots ce qui s'était passé, ou du moins ce qu'il savait. |
5386 |
Ceux-ci le lièrent et le bâillonnèrent ; puis, il fut emmené dans une caverne obscure, au pied du mont Franklin, là où les convicts s'étaient réfugiés. Sa mort avait été résolue, et, le lendemain, il allait être tué, lorsqu'un des convicts le reconnut et l'appela du nom qu'il portait en Australie. |
5387 |
Le 11 novembre, deux de ces bandits, inopinément surpris par l'arrivée des colons, firent feu sur Harbert, et l'un d'eux revint en se vantant d'avoir tué un des habitants de l'île, mais il revint seul. Son compagnon, on le sait, était tombé sous le poignard de Cyrus Smith. |
5388 |
Ses compagnons le soutinrent. Il voulut se lever, on le laissa faire, et tous se dirigèrent vers le petit ruisseau. Il faisait grand jour. Là, sur la berge, dans la position où les avait surpris une mort qui avait dû être foudroyante, gisaient les cinq cadavres des convicts ! Ayrton était atterré. |
5389 |
Après quelques instants, les colons rentrèrent dans l'habitation du corral, où leurs soins rendirent promptement à Ayrton son énergie morale et physique. Nab et Pencroff transportèrent les cadavres des convicts dans la forêt, à quelque distance du corral, et ils les enterrèrent profondément. |
5390 |
Les colons visitèrent d'abord toute la vallée qui s'ouvrait au sud du volcan et qui recueillait les premières eaux de la rivière de la chute. Ce fut là qu'Ayrton leur montra la caverne où s'étaient réfugiés les convicts et dans laquelle il avait été séquestré jusqu'à son transport au corral. |
5391 |
On pouvait reconnaître déjà que, de ces nombreuses vallées qui se ramifiaient à la base du mont Franklin, trois seulement étaient boisées et riches en pâturages comme celle du corral, qui confinait par l'ouest à la vallée de la rivière de la chute, et, par l'est, à la vallée du creek rouge. |
5392 |
Or, de ces trois vallées où l'eau ne manquait pas, l'une aurait pu servir de retraite à quelque solitaire qui y eût trouvé toutes les choses nécessaires à la vie. Mais les colons les avaient déjà explorées, et nulle part ils n'avaient pu constater la présence de l'homme. |
5393 |
La partie nord du mont Franklin se composait uniquement à sa base de deux vallées, larges, peu profondes, sans apparence de verdure, semées de blocs erratiques, zébrées de longues moraines, pavées de laves, accidentées de grosses tumeurs minérales, saupoudrées d'obsidiennes et de labradorites. |
5394 |
Là se creusaient mille cavités, peu confortables sans doute, mais absolument dissimulées et d'un accès difficile. Les colons visitèrent même de sombres tunnels qui dataient de l'époque plutonienne, encore noircis par le passage des feux d'autrefois, et qui s'enfonçaient dans le massif du mont. |
5395 |
Mais partout le silence, l'obscurité. Il ne semblait pas qu'un être humain eût jamais porté ses pas dans ces antiques couloirs, que son bras eût jamais déplacé un seul de ces blocs. Tels ils étaient, tels le volcan les avait projetés au-dessus des eaux à l'époque de l'émersion de l'île. |
5396 |
Gédéon Spilett, qui l'accompagnait, entendit également ces lointains murmures, qui indiquaient une revivification des feux souterrains. À plusieurs reprises, tous deux écoutèrent, et ils furent d'accord sur ce point que quelque réaction chimique s'élaborait dans les entrailles du sol. |
5397 |
Mais, au premier effort sérieux, tout obstacle disparaîtra, et vous pouvez être certain, mon cher Spilett, que ni l'île, qui est la chaudière, ni le volcan, qui est la cheminée, n'éclateront sous la pression des gaz. Néanmoins, je le répète, mieux vaudrait qu'il n'y eût pas d'éruption. |
5398 |
Il fallut donc songer à revenir, car ces recherches ne pouvaient se poursuivre indéfiniment. Les colons étaient véritablement en droit de croire que l'être mystérieux ne résidait pas à la surface de l'île, et alors les plus folles hypothèses hantèrent leurs imaginations surexcitées. |
5399 |
Mais Cyrus Smith, moins confiant, leur conseilla de rentrer dans la réalité, et ce fut à propos de la construction d'un bâtiment, besogne véritablement urgente, puisqu'il s'agissait de déposer le plus tôt possible à l'île Tabor un document qui indiquât la nouvelle résidence d'Ayrton. |
5400 |
Il est vrai que la construction d'un navire de deux à trois cents tonneaux, c'était une grosse besogne, mais les colons avaient en eux-mêmes une confiance que justifiaient bien des succès déjà obtenus. Cyrus Smith s'occupa donc de faire le plan du navire et d'en déterminer le gabarit. |
5401 |
Quand ils allaient au corral, ils examinaient avec non moins d'attention la partie ouest de la mer, et, en s'élevant sur le contrefort, leur regard pouvait parcourir un large secteur de l'horizon occidental. Rien de suspect n'apparaissait, mais encore fallait-il se tenir toujours sur ses gardes. |
5402 |
Aussi l'ingénieur, un soir, fit-il part à ses amis du projet qu'il avait conçu de fortifier le corral. Il lui semblait prudent d'en rehausser l'enceinte palissadée et de la flanquer d'une sorte de blockhaus dans lequel, le cas échéant, les colons pourraient tenir contre une troupe ennemie. |
5403 |
Le vent hala plutôt la partie sud-est, et, dans ces conditions, le rivage de Granite-House se trouvait complètement couvert par le redan de la pointe de l'épave. Pencroff et Ayrton, les deux plus zélés constructeurs du nouveau bâtiment, poursuivirent leurs travaux aussi longtemps qu'ils le purent. |
5404 |
Cyrus Smith et ses compagnons n'avaient point été sans observer combien la température était rude pendant les hivers de l'île Lincoln. Le froid était comparable à celui que ressentent les états de la Nouvelle-Angleterre, situés à peu près à la même distance qu'elle de l'équateur. |
5405 |
Enfin, pour une raison ou pour une autre, le mois de juin ramena les froids avec leur violence accoutumée, et les colons furent le plus souvent consignés dans Granite-House. Ah ! Cette séquestration leur semblait dure à tous, et peut-être plus particulièrement à Gédéon Spilett. |
5406 |
L'incident du brick détruit avait été une nouvelle source de richesses. Sans parler du gréement complet, qui servirait au navire en chantier, ustensiles et outils de toutes sortes, armes et munitions, vêtements et instruments, encombraient maintenant les magasins de Granite-House. |
5407 |
D'ailleurs, on ne faisait plus que quatre lessives par année, ainsi que cela se pratiquait jadis dans les familles du vieux temps, et qu'il soit permis d'ajouter que Pencroff et Gédéon Spilett, en attendant que le facteur lui apportât son journal, se montrèrent des blanchisseurs distingués. |
5408 |
Ainsi se passèrent les mois d'hiver, juin, juillet et août. Ils furent très rigoureux, et la moyenne des observations thermométriques ne donna pas plus de huit degrés fahrenheit (13, 33 degrés centigrade au-dessous de zéro). Elle fut donc inférieure à la température du précédent hivernage. |
5409 |
On n'épargnait pas le combustible, qui poussait tout naturellement à quelques pas de là. En outre, le superflu des bois destinés à la construction du navire permit d'économiser la houille, qui exigeait un transport plus pénible. Hommes et animaux se portaient tous bien. |
5410 |
Cyrus Smith observa même que si, par hasard, les communications entre l'inconnu et les hôtes de Granite-House s'étaient jamais établies à travers le massif de granit, et si l'instinct de Top les avait pour ainsi dire pressenties, il n'en fut plus rien pendant cette période. |
5411 |
Toutefois, le passé n'engageait pas nécessairement l'avenir. Souvent, à la cime des volcans, d'anciens cratères se ferment et de nouveaux s'ouvrent. Le fait s'est produit dans les deux mondes, à l'Etna, au Popocatepelt, à l'Orizaba, et, la veille d'une éruption, on peut tout craindre. |
5412 |
Cyrus Smith expliqua ces choses à ses compagnons, et, sans exagérer la situation, il leur en fit connaître le pour et le contre. Après tout, on n'y pouvait rien. Granite-House, à moins d'un tremblement de terre qui ébranlerait le sol, ne semblait pas devoir être menacée. |
5413 |
Depuis ce jour, les vapeurs ne cessèrent d'empanacher la cime de la montagne, et l'on put même reconnaître qu'elles gagnaient en hauteur et en épaisseur, sans qu'aucune flamme se mêlât à leurs épaisses volutes. Le phénomène se concentrait encore dans la partie inférieure de la cheminée centrale. |
5414 |
Cependant, avec les beaux jours, les travaux avaient été repris. On pressait le plus possible la construction du navire, et, au moyen de la chute de la grève, Cyrus Smith parvint à établir une scierie hydraulique qui débita plus rapidement les troncs d'arbres en planches et en madriers. |
5415 |
C'était autant d'économisé pour les forgerons, mais les charpentiers eurent beaucoup à faire. Les travaux de construction durent être interrompus pendant une semaine pour ceux de la moisson, de la fenaison et la rentrée des diverses récoltes qui abondaient au plateau de Grande-vue. |
5416 |
Les colons se laissaient aller à parler de l'avenir, et ils causaient volontiers des changements qu'apporterait à leur situation un voyage de la goélette aux terres les plus rapprochées. Mais au milieu de ces projets dominait toujours la pensée d'un retour ultérieur à l'île Lincoln. |
5417 |
C'est ce qui a fondé sa domination, et c'est ce qui la justifie dans le monde entier. Après cela, qui sait si Jup et Top n'avaient pas, eux aussi, leur petit rêve d'avenir ? Ayrton, silencieux, se disait qu'il voudrait revoir lord Glenarvan et se montrer à tous, réhabilité. |
5418 |
Oui ! Enfin ! Le mystère allait se dévoiler ! devant cet immense intérêt qui allait les pousser au corral, toute fatigue des colons avait disparu, tout besoin de repos avait cessé. Sans avoir prononcé une parole, en quelques instants, ils avaient quitté Granite-House et se trouvaient sur la grève. |
5419 |
Quelques éclairs de chaleur, reflets d'un orage lointain, illuminaient l'horizon. Il était possible que, quelques heures plus tard, la foudre tonnât sur l'île même. C'était une nuit menaçante. Mais l'obscurité, si profonde qu'elle fût, ne pouvait arrêter des gens habitués à cette route du corral. |
5420 |
Chacun, abîmé dans ses réflexions, pressait le pas. Sous cette voûte d'arbres, l'obscurité était telle que la lisière de la route ne se voyait même pas. Aucun bruit, d'ailleurs, dans la forêt. Quadrupèdes et oiseaux, influencés par la lourdeur de l'atmosphère, étaient immobiles et silencieux. |
5421 |
À neuf heures quarante-sept, ils avaient franchi une distance de trois milles sur les cinq qui séparaient l'embouchure de la Mercy du corral. En ce moment, de grands éclairs blanchâtres s'épanouissaient au-dessus de l'île et dessinaient en noir les découpures du feuillage. |
5422 |
L'atmosphère était étouffante. Les colons allaient, comme s'ils eussent été poussés en avant par quelque irrésistible force. À neuf heures un quart, un vif éclair leur montrait l'enceinte palissadée, et ils n'avaient pas franchi la porte, que le tonnerre éclatait avec une formidable violence. |
5423 |
En un instant, le corral était traversé, et Cyrus Smith se trouvait devant l'habitation. Il était possible que la maison fût occupée par l'inconnu, puisque c'était de la maison même que le télégramme avait dû partir. Toutefois, aucune lumière n'en éclairait la fenêtre. L'ingénieur frappa à la porte. |
5424 |
Non ! Ce n'était pas possible ! Le télégramme avait bien dit : « Venez au corral en toute hâte. » On s'approcha de la table qui était spécialement affectée au service du fil. Tout y était en place, la pile et la boîte qui la contenait, ainsi que l'appareil récepteur et transmetteur. |
5425 |
Nab prit le fanal allumé, et tous quittèrent le corral. L'orage se déchaînait alors avec une extrême violence. L'intervalle qui séparait chaque éclair de chaque coup de tonnerre diminuait sensiblement. Le météore allait bientôt dominer le mont Franklin et l'île entière. |
5426 |
Il n'y avait, dans toute la portion du corral qui séparait la maison de l'enceinte palissadée, aucune communication télégraphique. Mais, après avoir franchi la porte, l'ingénieur, courant droit au premier poteau, vit à la lueur d'un éclair qu'un nouveau fil retombait de l'isoloir jusqu'à terre. |
5427 |
Cyrus Smith et les siens gravirent d'abord le contrefort dressé entre la vallée du corral et celle de la rivière de la chute, qu'ils traversèrent dans sa partie la plus étroite. Le fil, tantôt tendu sur les basses branches des arbres, tantôt se déroulant à terre, les guidait sûrement. |
5428 |
L'ingénieur avait supposé que ce fil s'arrêterait peut-être au fond de la vallée, et que là serait la retraite inconnue. Il n'en fut rien. Il fallut remonter le contrefort du sud-ouest et redescendre sur ce plateau aride que terminait cette muraille de basaltes si étrangement amoncelés. |
5429 |
Là, sans doute, dans quelque profondeur des roches ignées, se creusait la demeure si vainement cherchée jusqu'alors. Le ciel était en feu. Un éclair n'attendait pas l'autre. Plusieurs frappaient la cime du volcan et se précipitaient dans le cratère au milieu de l'épaisse fumée. |
5430 |
À dix heures moins quelques minutes, les colons étaient arrivés sur la haute lisière qui dominait l'océan à l'ouest. Le vent s'était levé. Le ressac mugissait à cinq cents pieds plus bas. Cyrus Smith calcula que ses compagnons et lui avaient franchi la distance d'un mille et demi depuis le corral. |
5431 |
Aussi descendirent-ils presque inconsciemment ce ravin, qui, même en pleine lumière, eût été pour ainsi dire impraticable. Les pierres roulaient et resplendissaient comme des bolides enflammés, quand elles traversaient les zones de lumière. Cyrus Smith était en tête. Ayrton fermait la marche. |
5432 |
Le fil le suivait, et les colons s'y engagèrent. Ils n'avaient pas fait cent pas, que l'épaulement, s'inclinant par une pente modérée, arrivait ainsi au niveau même des lames. L'ingénieur saisit le fil, et il vit qu'il s'enfonçait dans la mer. Ses compagnons, arrêtés près de lui, étaient stupéfaits. |
5433 |
Il fallait admettre qu'une ouverture, praticable à mer basse, que le flot obstruait en ce moment, s'ouvrait au pied de la muraille. C'étaient quelques heures à attendre. Les colons restèrent donc silencieusement blottis sous une sorte de portique profond, creusé dans la roche. |
5434 |
À minuit, Cyrus Smith, emportant le fanal, descendit jusqu'au niveau de la grève afin d'observer la disposition des roches. Il y avait déjà deux heures de mer baissée. L'ingénieur ne s'était pas trompé. La voussure d'une vaste excavation commençait à se dessiner au-dessus des eaux. |
5435 |
Tous descendirent sous la pluie au niveau de la mer. En trois heures, la marée avait baissé de quinze pieds. Le sommet de l'arc tracé par la voussure dominait son niveau de huit pieds au moins. C'était comme l'arche d'un pont, sous laquelle passaient les eaux, mêlées d'écume. |
5436 |
Et les deux avirons, plongeant dans les eaux noires, enlevèrent l'embarcation. Le canot marcha pendant un quart d'heure encore, et, depuis l'ouverture de la caverne, il devait avoir franchi une distance d'un demi-mille, lorsque la voix de Cyrus Smith se fit entendre de nouveau. |
5437 |
L'éclat du foyer de lumière, signalé par l'ingénieur, saisissant chaque arête prismatique et les piquant de pointes de feux, pénétrait pour ainsi dire les parois comme si elles eussent été diaphanes et changeait en autant de cabochons étincelants les moindres saillies de cette substruction. |
5438 |
Il n'y avait pas à se tromper sur la nature de l'irradiation projetée par le centre lumineux dont les rayons, nets et rectilignes, se brisaient à tous les angles, à toutes les nervures de la crypte. Cette lumière provenait d'une source électrique, et sa couleur blanche en trahissait l'origine. |
5439 |
C'était là le soleil de cette caverne, et il l'emplissait tout entière. Sur un signe de Cyrus Smith, les avirons retombèrent en faisant jaillir une véritable pluie d'escarboucles, et le canot se dirigea vers le foyer lumineux, dont il ne fut bientôt plus qu'à une demi-encablure. |
5440 |
En cet endroit, la largeur de la nappe d'eau mesurait environ trois cent cinquante pieds, et l'on pouvait apercevoir, au delà du centre éblouissant, un énorme mur basaltique qui fermait toute issue de ce côté. La caverne s'était donc considérablement élargie, et la mer y formait un petit lac. |
5441 |
L'éclat qui en sortait s'échappait de ses flancs, comme de deux gueules de four qui eussent été chauffées au blanc soudant. Cet appareil, semblable au corps d'un énorme cétacé, était long de deux cent cinquante pieds environ et s'élevait de dix à douze pieds au-dessus du niveau de la mer. |
5442 |
Sur l'ordre de l'ingénieur, le canot s'approcha de ce singulier appareil flottant. Le canot accosta la hanche gauche, de laquelle s'échappait un faisceau de lumière à travers une épaisse vitre. Cyrus Smith et ses compagnons montèrent sur la plate-forme. Un capot béant était là. |
5443 |
Ayrton, Pencroff, Harbert et Nab se tenaient respectueusement à l'écart dans un angle de ce magnifique salon, dont l'air était saturé d'effluences électriques. Cependant, le capitaine Nemo avait aussitôt retiré sa main, et d'un signe il pria l'ingénieur et le reporter de s'asseoir. |
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Et le capitaine, en quelques phrases nettes et pressées, fit connaître sa vie tout entière. Son histoire fut brève, et, cependant, il dut concentrer en lui tout ce qui lui restait d'énergie pour la dire jusqu'au bout. Il était évident qu'il luttait contre une extrême faiblesse. |
5445 |
Aux yeux de ceux qui l'observaient incomplètement, il passait peut-être pour un de ces cosmopolites, curieux de savoir, mais dédaigneux d'agir, pour un de ces opulents voyageurs, esprits fiers et platoniques, qui courent incessamment le monde et ne sont d'aucun pays. Il n'en était rien. |
5446 |
Le prince Dakkar emprunta la voix des mécontents. Il fit passer dans leur esprit toute la haine qu'il éprouvait contre l'étranger. Il parcourut non seulement les contrées encore indépendantes de la péninsule indienne, mais aussi les régions directement soumises à l'administration anglaise. |
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Il rappela les grands jours de Tippo-Saïb, mort héroïquement à Seringapatam pour la défense de sa patrie. En 1857, la grande révolte des cipayes éclata. Le prince Dakkar en fut l'âme. Il organisa l'immense soulèvement. Il mit ses talents et ses richesses au service de cette cause. |
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Jamais la puissance britannique dans l'Inde ne courut un tel danger, et si, comme ils l'avaient espéré, les cipayes eussent trouvé secours au dehors, c'en était fait peut-être en Asie de l'influence et de la domination du royaume-uni. Le nom du prince Dakkar fut illustre alors. |
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Le héros qui le portait ne se cacha pas et lutta ouvertement. Sa tête fut mise à prix, et, s'il ne se rencontra pas un traître pour la livrer, son père, sa mère, sa femme, ses enfants payèrent pour lui avant même qu'il pût connaître les dangers qu'à cause de lui ils couraient. |
5450 |
Le droit, cette fois encore, était tombé devant la force. Mais la civilisation ne recule jamais, et il semble qu'elle emprunte tous les droits à la nécessité. Les cipayes furent vaincus, et le pays des anciens rajahs retomba sous la domination plus étroite de l'Angleterre. |
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Là, seul désormais, pris d'un immense dégoût contre tout ce qui portait le nom d'homme, ayant la haine et l'horreur du monde civilisé, voulant à jamais le fuir, il réalisa les débris de sa fortune, réunit une vingtaine de ses plus fidèles compagnons, et, un jour, tous disparurent. |
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L'électricité, dont, par des moyens qui seront connus un jour, il avait su utiliser l'incommensurable force mécanique, et qu'il puisait à d'intarissables sources, fut employée à toutes les nécessités de son appareil flottant, comme force motrice, force éclairante, force calorifique. |
5453 |
Il nomma son appareil sous-marin le Nautilus, il s'appela le capitaine Nemo, et il disparut sous les mers. Pendant bien des années, le capitaine visita tous les océans, d'un pôle à l'autre. Paria de l'univers habité, il recueillit dans ces mondes inconnus des trésors admirables. |
5454 |
Le capitaine Nemo avait alors soixante ans. Quand il fut seul, il parvint à ramener son Nautilus vers un des ports sous-marins qui lui servaient quelquefois de points de relâche. L'un de ces ports était creusé sous l'île Lincoln, et c'était celui qui donnait en ce moment asile au Nautilus. |
5455 |
Il apprit d'eux l'immense effort de l'Amérique contre l'Amérique même, pour abolir l'esclavage. Oui ! Ces hommes étaient dignes de réconcilier le capitaine Nemo avec cette humanité qu'ils représentaient si honnêtement dans l'île ! Le capitaine Nemo avait sauvé Cyrus Smith. |
5456 |
Le capitaine avait terminé le récit de sa vie. Cyrus Smith prit alors la parole ; il rappela tous les incidents qui avaient exercé sur la colonie une si salutaire influence, et, au nom de ses compagnons comme au sien, il remercia l'être généreux auquel ils devaient tant. |
5457 |
En effet, quelques jours avant la fuite du professeur et de ses deux compagnons, le Nautilus, poursuivi par une frégate dans le nord de l'Atlantique, s'était précipité comme un bélier sur cette frégate et l'avait coulée sans merci. Cyrus Smith comprit l'allusion et demeura sans répondre. |
5458 |
Aucun rayon lumineux ne pénétrait dans cette profonde crypte. La mer, haute en ce moment, en obstruait l'ouverture. Mais la lumière factice qui s'échappait en longs faisceaux à travers les parois du Nautilus n'avait pas faibli, et la nappe d'eau resplendissait toujours autour de l'appareil flottant. |
5459 |
Il ne pourrait, d'ailleurs, nous servir en aucun cas. Outre qu'il ne peut plus sortir de cette caverne, dont l'entrée est maintenant fermée par un exhaussement des roches basaltiques, le capitaine Nemo veut qu'il s'engloutisse avec lui après sa mort. Sa volonté est formelle, et nous l'accomplirons. |
5460 |
Gédéon Spilett observa alors le malade avec une extrême attention. Il était évident que le capitaine n'était plus soutenu que par une énergie morale, qui ne pourrait bientôt plus réagir contre son affaiblissement physique. La journée se termina sans qu'aucun changement se manifestât. |
5461 |
Sa noble figure, pâlie par les approches de la mort, était calme. De ses lèvres s'échappaient parfois des mots presque insaisissables, qui se rapportaient à divers incidents de son étrange existence. On sentait que la vie se retirait peu à peu de ce corps, dont les extrémités étaient déjà froides. |
5462 |
Un dernier feu brilla sous cette prunelle, d'où tant de flammes avaient jailli autrefois. Puis, murmurant ces mots : « Dieu et patrie ! » il expira doucement. Cyrus Smith, s'inclinant alors, ferma les yeux de celui qui avait été le prince Dakkar et qui n'était même plus le capitaine Nemo. |
5463 |
Puis, les colons descendirent dans le canot, qui était amarré au flanc du bateau sous-marin. Ce canot fut conduit à l'arrière. Là, à la ligne de flottaison, s'ouvraient deux larges robinets qui étaient en communication avec les réservoirs destinés à déterminer l'immersion de l'appareil. |
5464 |
Ces robinets furent ouverts, les réservoirs s'emplirent, et le Nautilus, s'enfonçant peu à peu, disparut sous la nappe liquide. Mais les colons purent le suivre encore à travers les couches profondes. Sa puissante lumière éclairait les eaux transparentes, tandis que la crypte redevenait obscure. |
5465 |
Le canot de tôle demeura en cet endroit, et de telle manière qu'il fût à l'abri des lames. Par surcroît de précaution, Pencroff, Nab et Ayrton le halèrent sur la petite grève qui confinait à l'un des côtés de la crypte, en un endroit où il ne courait aucun danger. L'orage avait cessé avec la nuit. |
5466 |
Il ne pleuvait plus, mais le ciel était encore chargé de nuages. En somme, ce mois d'octobre, début du printemps austral, ne s'annonçait pas d'une façon satisfaisante, et le vent avait une tendance à sauter d'un point du compas à l'autre, qui ne permettait pas de compter sur un temps fait. |
5467 |
Cyrus Smith et ses compagnons, en quittant la crypte Dakkar, avaient repris la route du corral. Chemin faisant, Nab et Harbert eurent soin de dégager le fil qui avait été tendu par le capitaine entre le corral et la crypte, et qu'on pourrait utiliser plus tard. En marchant, les colons parlaient peu. |
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Les divers incidents de cette nuit du 15 au 16 octobre les avaient très vivement impressionnés. Cet inconnu dont l'influence les protégeait si efficacement, cet homme dont leur imagination faisait un génie, le capitaine Nemo n'était plus. Son Nautilus et lui étaient ensevelis au fond d'un abîme. |
5469 |
Aussi gardèrent-ils tous un profond silence en suivant la route du corral. Vers neuf heures du matin, les colons étaient rentrés à Granite-House. Il avait été bien convenu que la construction du navire serait très activement poussée, et Cyrus Smith y donna plus que jamais son temps et ses soins. |
5470 |
Si, le bâtiment achevé, les colons ne se décidaient pas à quitter encore l'île Lincoln et à gagner, soit un archipel polynésien du Pacifique, soit les côtes de la Nouvelle-Zélande, du moins devaient-ils se rendre au plus tôt à l'île Tabor, afin d'y déposer la notice relative à Ayrton. |
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Il était nécessaire que le nouveau bâtiment fût prêt dans cinq mois, c'est-à-dire pour le commencement de mars, si l'on voulait rendre visite à l'île Tabor avant que les coups de vent d'équinoxe eussent rendu cette traversée impraticable. Aussi les charpentiers ne perdirent-ils pas un moment. |
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Du reste, ils n'avaient pas à se préoccuper de fabriquer un gréement, car celui du speedy avait été sauvé en entier. C'était donc, avant tout, la coque du navire qu'il fallait achever. La fin de l'année 1868 s'écoula au milieu de ces importants travaux, presque à l'exclusion de tous autres. |
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On pouvait déjà juger que les plans donnés par Cyrus Smith étaient excellents, et que le navire se comporterait bien à la mer. Pencroff apportait à ce travail une activité dévorante et ne se gênait pas de grommeler, quand l'un ou l'autre abandonnait la hache du charpentier pour le fusil du chasseur. |
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Il fallait bien, cependant, entretenir les réserves de Granite-House, en vue du prochain hiver. Mais n'importe. Le brave marin n'était pas content lorsque les ouvriers manquaient au chantier. Dans ces occasions-là, et en bougonnant, il faisait – par colère – l'ouvrage de six hommes. |
5475 |
Pendant quelques jours, les chaleurs étaient accablantes, et l'atmosphère, saturée d'électricité, ne se déchargeait ensuite que par de violents orages qui troublaient profondément les couches d'air. Il était rare que des roulements lointains du tonnerre ne se fissent pas entendre. |
5476 |
Cette fois, aux vapeurs venait de succéder une fumée épaisse, s'élevant sous la forme d'une colonne grisâtre, large de plus de trois cents pieds à sa base, et qui s'épanouissait comme un immense champignon à une hauteur de sept à huit cents pieds au-dessus de la cime du mont. |
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Aux roulements se mêlaient parfois des mugissements souterrains qui formaient une sorte de « rinfordzando » Et s'éteignaient peu à peu, comme si quelque brise violente eût passé dans les profondeurs du globe. Mais aucune détonation proprement dite ne se faisait encore entendre. |
5478 |
Le vent, soufflant du large, emportait toutes ces vapeurs dans l'ouest. Cyrus Smith et Gédéon Spilett remarquèrent parfaitement ces assombrissements passagers, et causèrent à plusieurs reprises des progrès que faisait évidemment le phénomène volcanique, mais le travail ne fut pas interrompu. |
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En présence d'éventualités qui pouvaient naître, la sécurité des colons n'en serait que mieux garantie. Qui sait si ce navire ne serait pas un jour leur unique refuge ? Le soir, après souper, Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Harbert remontèrent sur le plateau de Grande-vue. |
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Non. Ces vibrations sont dues à l'effervescence du feu central. L'écorce terrestre n'est autre chose que la paroi d'une chaudière, et vous savez que la paroi d'une chaudière, sous la pression des gaz, vibre comme une plaque sonore. C'est cet effet qui se produit en ce moment. |
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Cet épanouissement fut accompagné de détonations successives comme le déchirement d'une batterie de mitrailleuses. Cyrus Smith, le reporter et le jeune garçon, après avoir passé une heure au plateau de Grande-vue, redescendirent sur la grève et regagnèrent Granite-House. |
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Du moins, l'égueulement du nord-est, qui était en partie visible, ne versait aucun torrent sur le talus septentrional du mont. Cependant, quelque pressés que fussent les travaux de construction, d'autres soins réclamaient la présence des colons sur divers points de l'île. |
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Harbert aurait bien voulu accompagner Cyrus Smith, mais il ne voulut pas contrarier Pencroff en s'absentant. Le lendemain, dès le lever du jour, Cyrus Smith et Ayrton, montant le chariot attelé des deux onaggas, prenaient la route du corral et y couraient au grand trot. |
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Ce n'était pas à la fumée seule du volcan qu'ils devaient d'être si étrangement opaques et lourds. Des scories à l'état de poussière, telles que de la pouzzolane pulvérisée et des cendres grisâtres aussi fines que la plus fine fécule, se tenaient en suspension au milieu de leurs épaisses volutes. |
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Ces cendres sont si ténues, qu'on les a vues se maintenir quelquefois dans l'air durant des mois entiers. Après l'éruption de 1783, en Islande, pendant plus d'une année, l'atmosphère fut ainsi chargée de poussières volcaniques que les rayons du soleil perçaient à peine. |
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Mais, le plus souvent, ces matières pulvérisées se rabattent, et c'est ce qui arriva en cette occasion. Cyrus Smith et Ayrton étaient à peine arrivés au corral, qu'une sorte de neige noirâtre semblable à une légère poudre de chasse tomba et modifia instantanément l'aspect du sol. |
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Les choses avaient bien changé ! Au lieu d'une seule colonne de fumée, il en compta treize qui fusaient hors de terre, comme si elles eussent été violemment poussées par quelque piston. Il était évident que l'écorce terrestre subissait en ce point du globe une pression effroyable. |
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Il n'y avait pas doute pour lui que la dernière éruption ne remontât à une époque très éloignée. Alors il revint sur ses pas, prêtant l'oreille aux roulements souterrains qui se propageaient comme un tonnerre continu, et sur lequel se détachaient d'éclatantes détonations. |
5489 |
La porte fut fermée extérieurement, et Cyrus Smith, précédant Ayrton, prit, vers l'ouest, l'étroit sentier qui conduisait à la côte. Tous deux marchaient sur un sol ouaté par les matières pulvérulentes tombées du nuage. Aucun quadrupède n'apparaissait sous bois. Les oiseaux eux-mêmes avaient fui. |
5490 |
Quelquefois, une brise qui passait soulevait la couche de cendre, et les deux colons, pris dans un tourbillon opaque, ne se voyaient plus. Ils avaient soin alors d'appliquer un mouchoir sur leurs yeux et leur bouche, car ils couraient le risque d'être aveuglés et étouffés. |
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En plein jour, cette descente fut moins périlleuse, et, d'ailleurs, la couche de cendres, recouvrant le poli des roches, permettait d'assurer plus solidement le pied sur leurs surfaces déclives. L'épaulement qui prolongeait le rivage, à une hauteur de quarante pieds environ, fut bientôt atteint. |
5492 |
Cyrus Smith se rappelait que cet épaulement s'abaissait par une pente douce, jusqu'au niveau de la mer. Quoique la marée fût basse en ce moment, aucune grève ne découvrait, et les lames, salies par la poussière volcanique, venaient directement battre les basaltes du littoral. |
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Puis, il saisit les deux avirons, et le fanal ayant été posé sur l'étrave du canot, de manière à projeter ses rayons en avant, Cyrus Smith prit la barre et se dirigea au milieu des ténèbres de la crypte. Le Nautilus n'était plus là pour embraser de ses feux cette sombre caverne. |
5494 |
Mais les bruits souterrains étaient trop perceptibles pour qu'elle fût bien épaisse. L'ingénieur, après avoir exploré la muraille suivant une ligne horizontale, fixa le fanal à l'extrémité d'un aviron, et il le promena de nouveau à une plus grande hauteur sur la paroi basaltique. |
5495 |
Là, par des fentes à peine visibles, à travers les prismes mal joints, transpirait une fumée âcre, qui infectait l'atmosphère de la caverne. Des fractures zébraient la muraille, et quelques-unes, plus vivement dessinées, s'abaissaient jusqu'à deux ou trois pieds seulement des eaux de la crypte. |
5496 |
Voici ce qu'avait constaté le capitaine Nemo, et ce que j'ai constaté moi-même, hier, pendant l'exploration que j'ai faite à la crypte Dakkar. Cette crypte se prolonge sous l'île jusqu'au volcan, et elle n'est séparée de la cheminée centrale que par la paroi qui en ferme le chevet. |
5497 |
Ils avaient compris quel danger les menaçait. Il faut dire, d'ailleurs, que Cyrus Smith n'exagérait en aucune façon. Bien des gens ont déjà eu l'idée qu'on pourrait peut-être éteindre les volcans, qui, presque tous, s'élèvent sur les bords de la mer ou des lacs, en ouvrant passage à leurs eaux. |
5498 |
Ce qu'il fallait, c'était qu'il fût à la disposition des colons avant l'accomplissement de l'inévitable catastrophe. Les travaux furent repris avec une fiévreuse ardeur. Vers le 23 janvier, le navire était à demi bordé. Jusqu'alors, aucune modification ne s'était produite à la cime du volcan. |
5499 |
C'était toujours des vapeurs, des fumées mêlées de flammes et traversées de pierres incandescentes, qui s'échappaient du cratère. Mais, pendant la nuit du 23 au 24, sous l'effort des laves, qui arrivèrent au niveau du premier étage du volcan, celui-ci fut décoiffé du cône qui formait chapeau. |
5500 |
Les colons crurent d'abord que l'île se disloquait. Ils se précipitèrent hors de Granite-House. Il était environ deux heures du matin. Le ciel était en feu. Le cône supérieur – un massif haut de mille pieds, pesant des milliards de livres – avait été précipité sur l'île, dont le sol trembla. |
5501 |
Le chariot avait été attelé. Tous n'avaient qu'une pensée ! Courir au corral et mettre en liberté les animaux qu'il renfermait. Avant trois heures du matin, ils étaient arrivés au corral. D'effroyables hurlements indiquaient assez quelle épouvante terrifiait les mouflons et les chèvres. |
5502 |
Vers sept heures du matin, la position n'était plus tenable pour les colons, qui s'étaient réfugiés à la lisière du bois de jacamar. Non seulement les projectiles commençaient à pleuvoir autour d'eux, mais les laves, débordant du lit du creek rouge, menaçaient de couper la route du corral. |
5503 |
Mais, par suite de l'inclinaison du sol, le torrent gagnait rapidement dans l'est, et, dès que les couches inférieures des laves s'étaient durcies, d'autres nappes bouillonnantes les recouvraient aussitôt. Cependant, le principal courant de la vallée du creek rouge devenait de plus en plus menaçant. |
5504 |
Toute cette partie de la forêt était embrasée, et d'énormes volutes de fumée roulaient au-dessus des arbres, dont le pied crépitait déjà dans la lave. Les colons s'arrêtèrent près du lac, à un demi-mille de l'embouchure du creek rouge. Une question de vie ou de mort allait se décider pour eux. |
5505 |
Il était temps. Les matières liquéfiées atteignirent presque aussitôt la partie inférieure de l'épaulement. Le fleuve se gonfla comme une rivière en pleine crue qui cherche à déborder et menaça de dépasser le seul obstacle qui pût l'empêcher d'envahir tout le Far-West.. |
5506 |
Mais la digue parvint à le contenir, et, après une minute d'hésitation qui fut terrible, il se précipita dans le lac Grant par une chute haute de vingt pieds. Les colons, haletants, sans faire un geste, sans prononcer une parole, regardèrent alors cette lutte des deux éléments. |
5507 |
Une jetée se forma de la sorte et menaça de combler le lac, qui ne pouvait déborder, car le trop-plein de ses eaux se dépensait en vapeurs. Sifflements et grésillements déchiraient l'air avec un bruit assourdissant, et les buées, entraînées par le vent, retombaient en pluie sur la mer. |
5508 |
Cependant, ce fut une circonstance heureuse pour les colons, que l'épanchement lavique eût été dirigé vers le lac Grant. Ils avaient devant eux quelques jours de répit. Le plateau de Grande-vue, Granite-House et le chantier de construction étaient momentanément préservés. |
5509 |
Mais si de ce côté l'île était en partie protégée, il n'en était pas ainsi de sa portion occidentale. En effet, le second courant de laves qui avait suivi la vallée de la rivière de la chute, vallée large, dont les terrains se déprimaient de chaque côté du creek, ne devait trouver aucun obstacle. |
5510 |
À cette époque de l'année où les essences étaient desséchées par une chaleur torride, la forêt prit feu instantanément, de telle sorte que l'incendie se propagea à la fois par la base des troncs et par les hautes ramures dont l'entrelacement aidait aux progrès de la conflagration. |
5511 |
Mais les colons étaient trop occupés de leur besogne, pour faire attention même aux plus redoutables de ces animaux. Ils avaient, d'ailleurs, abandonné Granite-House, ils n'avaient même pas voulu chercher abri dans les cheminées, et ils campaient sous une tente, près de l'embouchure de la Mercy. |
5512 |
Toute la partie boisée de l'île était maintenant dénudée. Un seul bouquet d'arbres verts se dressait à l'extrémité de la presqu'île serpentine. Çà et là grimaçaient quelques souches ébranchées et noircies. L'emplacement des forêts détruites était plus aride que le marais des tadornes. |
5513 |
Mais, heureusement, sa pointe sud avait été épargnée et formait une sorte d'étang, contenant tout ce qui restait d'eau potable dans l'île. Vers le nord-ouest se dessinaient en âpres et vives arêtes les contreforts du volcan, qui figuraient une griffe gigantesque appliquée sur le sol. |
5514 |
L'intention de Pencroff et de Cyrus Smith était de procéder au lancement du navire dès que sa coque serait suffisamment étanche. Le pont, l'accastillage, l'aménagement intérieur et le gréement se feraient après, mais l'important était que les colons eussent un refuge assuré en dehors de l'île. |
5515 |
Le torrent courut à la surface des tufs durcis, et il acheva de détruire les maigres squelettes d'arbres qui avaient résisté à la première éruption. Le courant, suivant, cette fois, la rive sud-ouest du lac Grant, se porta au delà du creek glycérine et envahit le plateau de Grande-vue. |
5516 |
Mais le cratère ne put donner une issue suffisante à ces vapeurs. Une explosion, qu'on eût entendue à cent milles de distance, ébranla les couches de l'air. Des morceaux de montagnes retombèrent dans le Pacifique, et, en quelques minutes, l'océan recouvrait la place où avait été l'île Lincoln. |
5517 |
Quelques provisions retirées avant la catastrophe du magasin de Granite-House, un peu d'eau douce que la pluie avait versée dans un creux de roche, voilà tout ce que les infortunés possédaient. Leur dernier espoir, leur navire, avait été brisé. Ils n'avaient aucun moyen de quitter ce récif. |
5518 |
Pas de feu ni de quoi en faire. Ils étaient destinés à périr ! Ce jour-là, 18 mars, il ne leur restait plus de conserves que pour deux jours, bien qu'ils n'eussent consommé que le strict nécessaire. Toute leur science, toute leur intelligence ne pouvait rien dans cette situation. |
5519 |
Cyrus Smith était calme. Gédéon Spilett, plus nerveux, et Pencroff, en proie à une sourde colère, allaient et venaient sur ce roc. Harbert ne quittait pas l'ingénieur, et le regardait, comme pour lui demander un secours que celui-ci ne pouvait apporter. Nab et Ayrton étaient résignés à leur sort. |
5520 |
Seul, Ayrton, par un suprême effort, relevait encore la tête et jetait un regard désespéré sur cette mer déserte !... Mais voilà que, dans la matinée du 24 mars, les bras d'Ayrton s'étendirent vers un point de l'espace, il se releva, à genoux d'abord, puis debout, sa main sembla faire un signal. |
5521 |
Là, sur ce domaine, les colons appelèrent au travail, c'est-à-dire à la fortune et au bonheur, tous ceux auxquels ils avaient compté offrir l'hospitalité de l'île Lincoln. Là fut fondée une vaste colonie à laquelle ils donnèrent le nom de l'île disparue dans les profondeurs du Pacifique. |
5522 |
Il s'y trouvait une rivière qui fut appelée la Mercy, une montagne qui prit le nom de Franklin, un petit lac qui fut le lac Grant, des forêts qui devinrent les forêts du Far-West. C'était comme une île en terre ferme. Là, sous la main intelligente de l'ingénieur et de ses compagnons, tout prospéra. |
5523 |
Ce gentleman ne figurait dans aucun comité d'administration. Son nom n'avait jamais retenti dans un collège d'avocats, ni au temple, ni à Lincoln's Inn, ni à Gray's Inn. Jamais il ne plaida ni à la cour du chancelier, ni au banc de la reine, ni à l'échiquier, ni en cour ecclésiastique. |
5524 |
Il n'appartenait enfin à aucune des nombreuses sociétés qui pullulent dans la capitale de l'Angleterre, depuis la Société de l'Armonica jusqu'à la Société entomologique, fondée principalement dans le but de détruire les insectes nuisibles. Phileas Fogg était membre du Reform Club, et voilà tout. |
5525 |
À ce jeu du silence, si bien approprié à sa nature, il gagnait souvent, mais ses gains n'entraient jamais dans sa bourse et figuraient pour une somme importante à son budget de charité. D'ailleurs, il faut le remarquer, Mr. Fogg jouait évidemment pour jouer, non pour gagner. |
5526 |
On ne connaissait à Phileas Fogg ni femme ni enfants, – ce qui peut arriver aux gens les plus honnêtes, – ni parents ni amis, – ce qui est plus rare en vérité. Phileas Fogg vivait seul dans sa maison de Saville row, où personne ne pénétrait. De son intérieur, jamais il n'était question. |
5527 |
Si vivre dans ces conditions, c'est être un excentrique, il faut convenir que l'excentricité a du bon ! La maison de Saville row, sans être somptueuse, se recommandait par un extrême confort. D'ailleurs, avec les habitudes invariables du locataire, le service s'y réduisait à peu. |
5528 |
J'ai été chanteur ambulant, écuyer dans un cirque, faisant de la voltige comme Léotard, et dansant sur la corde comme Blondin ; puis je suis devenu professeur de gymnastique, afin de rendre mes talents plus utiles, et, en dernier lieu, j'étais sergent de pompiers, à Paris. |
5529 |
Il ne faisait pas une enjambée de trop, allant toujours par le plus court. Il ne perdait pas un regard au plafond. Il ne se permettait aucun geste superflu. On ne l'avait jamais vu ému ni troublé. C'était l'homme le moins hâté du monde, mais il arrivait toujours à temps. |
5530 |
Il avait les yeux bleus, le teint animé, la figure assez grasse pour qu'il pût lui même voir les pommettes de ses joues, la poitrine large, la taille forte, une musculature vigoureuse, et il possédait une force herculéenne que les exercices de sa jeunesse avaient admirablement développée. |
5531 |
On ne le verrait qu'à l'user. Après avoir eu, on le sait, une jeunesse assez vagabonde, il aspirait au repos. Ayant entendu vanter le méthodisme anglais et la froideur proverbiale des gentlemen, il vint chercher fortune en Angleterre. Mais, jusqu'alors, le sort l'avait mal servi. |
5532 |
Il apprit, sur les entrefaites, que Phileas Fogg, esq., cherchait un domestique. Il prit des renseignements sur ce gentleman. Un personnage dont l'existence était si régulière, qui ne découchait pas, qui ne voyageait pas, qui ne s'absentait jamais, pas même un jour, ne pouvait que lui convenir. |
5533 |
Passepartout – onze heures et demie étant sonnées – se trouvait donc seul dans la maison de Saville row. Aussitôt il en commença l'inspection. Il la parcourut de la cave au grenier. Cette maison propre, rangée, sévère, puritaine, bien organisée pour le service, lui plut. |
5534 |
Elle lui fit l'effet d'une belle coquille de colimaçon, mais d'une coquille éclairée et chauffée au gaz ! Car l'hydrogène carburé y suffisait à tous les besoins de lumière et de chaleur. Passepartout trouva sans peine, au second étage, la chambre qui lui était destinée. |
5535 |
Quant à la garde robe de monsieur, elle était fort bien montée et merveilleusement comprise. Chaque pantalon, habit ou gilet portait un numéro d'ordre reproduit sur un registre d'entrée et de sortie, indiquant la date à laquelle, suivant la saison, ces vêtements devaient être tour à tour portés. |
5536 |
On discutait, on se passionnait pour ou contre les probabilités du succès de la police métropolitaine. On ne s'étonnera donc pas d'entendre les membres du Reform Club traiter la même question, d'autant plus que l'un des sous gouverneurs de la Banque se trouvait parmi eux. |
5537 |
Phileas Fogg était demeuré froid. Il n'avait certainement pas parié pour gagner, et n'avait engagé ces vingt mille livres – la moitié de sa fortune – que parce qu'il prévoyait qu'il pourrait avoir à dépenser l'autre pour mener à bien ce difficile, pour ne pas dire inexécutable projet. |
5538 |
Quant à ses adversaires, eux, ils paraissaient émus, non pas à cause de la valeur de l'enjeu, mais parce qu' ils se faisaient une sorte de scrupule de lutter dans ces conditions. Sept heures sonnaient alors. On offrit à M. Fogg de suspendre le whist afin qu'il pût faire ses préparatifs de départ. |
5539 |
Le tour du monde en quatre vingts jours ! Avait il affaire à un fou ? Non... C'était une plaisanterie ? On allait à Douvres, bien. À Calais, soit. Après tout, cela ne pouvait notablement contrarier le brave garçon, qui, depuis cinq ans, n'avait pas foulé le sol de la patrie. |
5540 |
Phileas Fogg et son domestique montèrent dans un cab, qui se dirigea rapidement vers la gare de Charing Cross, à laquelle aboutit un des embranchements du South Eastern railway. À huit heures vingt, le cab s'arrêta devant la grille de la gare. Passepartout sauta à terre. |
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Son maître le suivit et paya le cocher. En ce moment, une pauvre mendiante, tenant un enfant à la main, pieds nus dans la boue, coiffée d'un chapeau dépenaillé auquel pendait une plume lamentable, un châle en loques sur ses haillons, s'approcha de Mr. Fogg et lui demanda l'aumône. |
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À huit heures quarante cinq, un coup de sifflet retentit, et le train se mit en marche. La nuit était noire. Il tombait une pluie fine. Phileas Fogg, accoté dans son coin, ne parlait pas. Passepartout, encore abasourdi, pressait machinalement contre lui le sac aux bank notes. |
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Phileas Fogg fut généralement traité de maniaque, de fou, et ses collègues du Reform Club furent blâmés d'avoir tenu ce pari, qui accusait un affaiblissement dans les facultés mentales de son auteur. Des articles extrêmement passionnés, mais logiques, parurent sur la question. |
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En effet, un long article parut le 7 octobre dans le Bulletin de la Société royale de géographie. Il traita la question à tous les points de vue, et démontra clairement la folie de l'entreprise. D'après cet article, tout était contre le voyageur, obstacles de l'homme, obstacles de la nature. |
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Or, il suffisait d'un retard, un seul, pour que la chaîne de communications fût irréparablement brisée. Si Phileas Fogg manquait, ne fût ce que de quelques heures, le départ d'un paquebot, il serait forcé d'attendre le paquebot suivant, et par cela même son voyage était compromis irrévocablement. |
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L'article fit grand bruit. Presque tous les journaux le reproduisirent, et les actions de Phileas Fogg baissèrent singulièrement. Pendant les premiers jours qui suivirent le départ du gentleman, d'importantes affaires s'étaient engagées sur « l'aléa » de son entreprise. |
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Parier est dans le tempérament anglais. Aussi, non seulement les divers membres du Reform Club établirent ils des paris considérables pour ou contre Phileas Fogg, mais la masse du public entra dans le mouvement. Phileas Fogg fut inscrit comme un cheval de course, à une sorte de studbook. |
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On demandait, on offrait du « Phileas Fogg » ferme ou à prime, et il se fit des affaires énormes. Mais cinq jours après son départ, après l'article du Bulletin de la Société de géographie, les offres commencèrent à affluer. Le Phileas Fogg baissa. On l'offrit par paquets. |
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En effet, pendant cette journée, à neuf heures du soir, le directeur de la police métropolitaine avait reçu une dépêche télégraphique ainsi conçue : Suez à Londres. Rowan, directeur police, administration centrale, Scotland place. Je file voleur de Banque, Phileas Fogg. |
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Envoyez sans retard mandat d'arrestation à Bombay (Inde anglaise). Fix, détective. L'effet de cette dépêche fut immédiat. L'honorable gentleman disparut pour faire place au voleur de bank notes. Sa photographie, déposée au Reform Club avec celles de tous ses collègues, fut examinée. |
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On rappela ce que l'existence de Phileas Fogg avait de mystérieux, son isolement, son départ subit, et il parut évident que ce personnage, prétextant un voyage autour du monde et l'appuyant sur un pari insensé, n'avait eu d'autre but que de dépister les agents de la police anglaise. |
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En ce moment, il donnait certaines marques d'impatience, allant, venant, ne pouvant tenir en place. Cet homme se nommait Fix, et c'était un de ces « détectives » ou agents de police anglais, qui avaient été envoyés dans les divers ports, après le vol commis à la Banque d'Angleterre. |
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C'était celui de ce personnage distingué et bien mis que l'on avait observé dans la salle des paiements de la Banque. Le détective, très alléché évidemment par la forte prime promise en cas de succès, attendait donc avec une impatience facile à comprendre l'arrivée du Mongolia. |
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Vous comprenez bien que ceux qui ont des figures de coquins n'ont qu'un parti à prendre, c'est de rester probes, sans cela ils se feraient arrêter. Les physionomies honnêtes, ce sont celles là qu'il faut dévisager surtout. Travail difficile, j'en conviens, et qui n'est plus du métier, mais de l'art. |
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Marins de diverses nationalités, commerçants, courtiers, portefaix, fellahs, y affluaient. L'arrivée du paquebot était évidemment prochaine. Le temps était assez beau, mais l'air froid, par ce vent d'est. Quelques minarets se dessinaient au dessus de la ville sous les pâles rayons du soleil. |
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De vifs coups de sifflet annoncèrent l'arrivée du paquebot. Toute la horde des portefaix et des fellahs se précipita vers le quai dans un tumulte un peu inquiétant pour les membres et les vêtements des passagers. Une dizaine de canots se détachèrent de la rive et allèrent au devant du Mongolia. |
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Les passagers étaient assez nombreux à bord. Quelques uns restèrent sur le spardeck à contempler le panorama pittoresque de la ville ; mais la plupart débarquèrent dans les canots qui étaient venus accoster le Mongolia. Fix examinait scrupuleusement tous ceux qui mettaient pied à terre. |
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C'étaient, en effet, le maître et le serviteur. Le maître présenta son passeport, en priant laconiquement le consul de vouloir bien y apposer son visa. Celui ci prit le passeport et le lut attentivement, tandis que Fix, dans un coin du cabinet, observait ou plutôt dévorait l'étranger des yeux. |
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Ce méthodique itinéraire tenait ainsi compte de tout, et Mr. Fogg savait toujours s'il était en avance ou en retard. Il inscrivit donc, ce jour là, mercredi 9 octobre, son arrivée à Suez, qui, concordant avec l'arrivée réglementaire, ne le constituait ni en gain ni en perte. |
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C'est peu probable. Il n'écoutait plus et prenait un parti. Le Français et lui étaient arrivés au bazar. Fix laissa son compagnon y faire ses emplettes, il lui recommanda de ne pas manquer le départ du Mongolia, et il revint en toute hâte aux bureaux de l'agent consulaire. |
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De là, il lança au directeur de la police métropolitaine cette dépêche que l'on connaît. Un quart d'heure plus tard, Fix, son léger bagage à la main, bien muni d'argent, d'ailleurs, s'embarquait à bord du Mongolia, et bientôt le rapide steamer filait à toute vapeur sur les eaux de la mer Rouge. |
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Aucunement, ou tout au moins, si ce gentleman songeait à ces éventualités, il n'en laissait rien paraître. C'était toujours l'homme impassible, le membre imperturbable du Reform Club, qu'aucun incident ou accident ne pouvait surprendre. Il ne paraissait pas plus ému que les chronomètres du bord. |
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Il s'inquiétait peu d'observer cette mer Rouge, si féconde en souvenirs, ce théâtre des premières scènes historiques de l'humanité. Il ne venait pas reconnaître les curieuses villes semées sur ses bords, et dont la pittoresque silhouette se découpait quelquefois à l'horizon. |
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Il ne rêvait même pas aux dangers de ce golfe Arabique, dont les anciens historiens, Strabon, Arrien, Arthémidore, Edrisi, ont toujours parlé avec épouvante, et sur lequel les navigateurs ne se hasardaient jamais autrefois sans avoir consacré leur voyage par des sacrifices propitiatoires. |
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Puis il jouait au whist. Oui ! il avait rencontré des partenaires, aussi enragés que lui : un collecteur de taxes qui se rendait à son poste à Goa, un ministre, le révérend Décimus Smith, retournant à Bombay, et un brigadier général de l'armée anglaise, qui rejoignait son corps à Bénarès. |
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Ces trois passagers avaient pour le whist la même passion que Mr. Fogg, et ils jouaient pendant des heures entières, non moins silencieusement que lui. Quant à Passepartout, le mal de mer n'avait aucune prise sur lui. Il occupait une cabine à l'avant et mangeait, lui aussi, consciencieusement. |
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Cela pouvait le servir à l'occasion. Il lui offrait donc souvent, au bar room du Mongolia, quelques verres de whisky ou de pale ale, que le brave garçon acceptait sans cérémonie et rendait même pour ne pas être en reste, – trouvant, d'ailleurs, ce Fix un gentleman bien honnête. |
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Cependant le paquebot s'avançait rapidement. Le 13, on eut connaissance de Moka, qui apparut dans sa ceinture de murailles ruinées, au dessus desquelles se détachaient quelques dattiers verdoyants. Au loin, dans les montagnes, se développaient de vastes champs de caféiers. |
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Pendant la nuit suivante, le Mongolia franchit le détroit de Bab el Mandeb, dont le nom arabe signifie la Porte des Larmes, et le lendemain, 14, il faisait escale à Steamer Point, au nord ouest de la rade d'Aden. C'est là qu'il devait se réapprovisionner de combustible. |
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Rien que pour la Compagnie péninsulaire, c'est une dépense annuelle qui se chiffre par huit cent mille livres (20 millions de francs). Il a fallu, en effet, établir des dépôts en plusieurs ports, et, dans ces mers éloignées, le charbon revient à quatre vingts francs la tonne. |
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Mais ce retard ne pouvait nuire en aucune façon au programme de Phileas Fogg. Il était prévu. D'ailleurs le Mongolia, au lieu d'arriver à Aden le 15 octobre seulement au matin, y entrait le 14 au soir. C'était un gain de quinze heures. Mr. Fogg et son domestique descendirent à terre. |
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La formalité du visa accomplie, Phileas Fogg revint à bord reprendre sa partie interrompue. Passepartout, lui, flâna, suivant sa coutume, au milieu de cette population de Somanlis, de Banians, de Parsis, de Juifs, d'Arabes, d'Européens, composant les vingt cinq mille habitants d'Aden. |
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Le vent tenait dans le nord ouest. Les voiles vinrent en aide à la vapeur. Le navire, mieux appuyé, roula moins. Les passagères, en fraîches toilettes, reparurent sur le pont. Les chants et les danses recommencèrent. Le voyage s'accomplit donc dans les meilleures conditions. |
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Il entretient un gouverneur général à Calcutta, des gouverneurs à Madras, à Bombay, au Bengale, et un lieutenant gouverneur à Agra. Mais l'Inde anglaise proprement dite ne compte qu'une superficie de sept cent mille milles carrés et une population de cent à cent dix millions d'habitants. |
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Maintenant, des steamboats parcourent à grande vitesse l'Indus, le Gange, et un chemin de fer, qui traverse l'Inde dans toute sa largeur en se ramifiant sur son parcours, met Bombay à trois jours seulement de Calcutta. Le tracé de ce chemin de fer ne suit pas la ligne droite à travers l'Inde. |
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Entre autres mets, le maître d'hôtel crut devoir lui recommander une certaine gibelotte de « lapin du pays », dont il lui dit merveille. Phileas Fogg accepta la gibelotte et la goûta consciencieusement ; mais, en dépit de sa sauce épicée, il la trouva détestable. Il sonna le maître d'hôtel. |
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Il fit reconnaître sa qualité de détective, la mission dont il était chargé, sa situation vis à vis de l'auteur présumé du vol. Avait on reçu de Londres un mandat d'arrêt ?... On n'avait rien reçu. Et, en effet, le mandat, parti après Fogg, ne pouvait être encore arrivé. |
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Mais il résolut de ne point perdre de vue son impénétrable coquin, pendant tout le temps que celui ci demeurerait à Bombay. Il ne doutait pas que Phileas Fogg n'y séjournât, et, on le sait, c'était aussi la conviction de Passepartout, – ce qui laisserait au mandat d'arrêt le temps d'arriver. |
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Mais depuis les derniers ordres que lui avait donnés son maître en quittant le Mongolia, Passepartout avait bien compris qu'il en serait de Bombay comme de Suez et de Paris, que le voyage ne finirait pas ici, qu'il se poursuivrait au moins jusqu'à Calcutta, et peut être plus loin. |
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D'un coup de poing et d'un coup de pied, il renversa deux de ses adversaires, fort empêtrés dans leurs longues robes, et, s'élançant hors de la pagode de toute la vitesse de ses jambes, il eut bientôt distancé le troisième Indou, qui s'était jeté sur ses traces, en ameutant la foule. |
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Passepartout occupait le même compartiment que son maître. Un troisième voyageur se trouvait placé dans le coin opposé. C'était le brigadier général, Sir Francis Cromarty, l'un des partenaires de Mr. Fogg pendant la traversée de Suez à Bombay, qui rejoignait ses troupes cantonnées auprès de Bénarès. |
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Sir Francis Cromarty, grand, blond, âgé de cinquante ans environ, qui s'était fort distingué pendant la dernière révolte des cipayes, eût véritablement mérité la qualification d'indigène. Depuis son jeune âge, il habitait l'Inde et n'avait fait que de rares apparitions dans son pays natal. |
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Pour lui, cela faisait question. De tous les originaux que le brigadier général avait rencontrés, aucun n'était comparable à ce produit des sciences exactes. Phileas Fogg n'avait point caché à Sir Francis Cromarty son projet de voyage autour du monde, ni dans quelles conditions il l'opérait. |
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Une heure après avoir quitté Bombay, le train, franchissant les viaducs, avait traversé l'île Salcette et courait sur le continent. À la station de Callyan, il laissa sur la droite l'embranchement qui, par Kandallah et Pounah, descend vers le sud est de l'Inde, et il gagna la station de Pauwell. |
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De nombreux petits cours d'eau, la plupart affluents ou sous affluents du Godavery, irriguaient cette contrée fertile. Passepartout, réveillé, regardait, et ne pouvait croire qu'il traversait le pays des Indous dans un train du « Great peninsular railway ». Cela lui paraissait invraisemblable. |
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La vapeur se contournait en spirales autour des groupes de palmiers, entre lesquels apparaissaient de pittoresques bungalows, quelques viharis, sortes de monastères abandonnés, et des temples merveilleux qu'enrichissait l'inépuisable ornementation de l'architecture indienne. |
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Les voyageurs déjeunèrent rapidement, et repartirent pour la station d'Assurghur, après avoir un instant côtoyé la rive du Tapty, petit fleuve qui va se jeter dans le golfe de Cambaye, près de Surate. Il est opportun de faire connaître quelles pensées occupaient alors l'esprit de Passepartout. |
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Il ne savait pas, le brave garçon, que ce qui était possible sur un paquebot ne l'était plus sur un chemin de fer, dont la vitesse est réglementée. Vers le soir, on s'engagea dans les défilés des montagnes de Sutpour, qui séparent le territoire du Khandeish de celui du Bundelkund. |
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Ce traitement peut paraître impropre à donner un tel résultat, mais il n'en est pas moins employé avec succès par les éleveurs. Très heureusement pour Mr. Fogg, l'éléphant en question venait à peine d'être mis à ce régime, et le « mutsh » ne s'était point encore déclaré. |
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Ces animaux ne se reproduisent que rarement, quand ils sont réduits à l'état de domesticité, de telle sorte qu'on ne peut s'en procurer que par la chasse. Aussi sont ils l'objet de soins extrêmes, et lorsque Mr. Fogg demanda à l'Indien s'il voulait lui louer son éléphant, l'Indien refusa net. |
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Fogg insista et offrit de la bête un prix excessif, dix livres (250 fr.) l'heure. Refus. Vingt livres ? Refus encore. Quarante livres ? Refus toujours. Passepartout bondissait à chaque surenchère. Mais l'Indien ne se laissait pas tenter. La somme était belle, cependant. |
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Ce fut plus facile. Un jeune Parsi, à la figure intelligente, offrit ses services. Mr. Fogg accepta et lui promit une forte rémunération, qui ne pouvait que doubler son intelligence. L'éléphant fut amené et équipé sans retard. Le Parsi connaissait parfaitement le métier de « mahout » ou cornac. |
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Il couvrit d'une sorte de housse le dos de l'éléphant et disposa, de chaque côté sur ses flancs, deux espèces de cacolets assez peu confortables. Phileas Fogg paya l'Indien en bank notes qui furent extraites du fameux sac. Il semblait vraiment qu'on les tirât des entrailles de Passepartout. |
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Un voyageur de plus n'était pas pour fatiguer le gigantesque animal. Des vivres furent achetées à Kholby. Sir Francis Cromarty prit place dans l'un des cacolets, Phileas Fogg dans l'autre. Passepartout se mit à califourchon sur la housse entre son maître et le brigadier général. |
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Le prix du transport ajouté au prix d'acquisition en ferait un animal ruineux. Le vendrait on, le rendrait on à la liberté ? Cette estimable bête méritait bien qu'on eût des égards pour elle. Si, par hasard, Mr. Fogg lui en faisait cadeau, à lui, Passepartout, il en serait très embarrassé. |
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La distance parcourue pendant cette journée était d'environ vingt cinq milles, et il en restait autant à faire pour atteindre la station d'Allahabad. La nuit était froide. À l'intérieur du bungalow, le Parsi alluma un feu de branches sèches, dont la chaleur fut très appréciée. |
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Les voyageurs mangèrent en gens harassés et moulus. La conversation, qui commença par quelques phrases entrecoupées, se termina bientôt par des ronflements sonores. Le guide veilla près de Kiouni, qui s'endormit debout, appuyé au tronc d'un gros arbre. Nul incident ne signala cette nuit. |
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Mais les carnassiers s'en tinrent à des cris et ne firent aucune démonstration hostile contre les hôtes du bungalow. Sir Francis Cromarty dormit lourdement comme un brave militaire rompu de fatigues. Passepartout, dans un sommeil agité, recommença en rêve la culbute de la veille. |
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À six heures du matin, on se remit en marche. Le guide espérait arriver à la station d'Allahabad le soir même. De cette façon, Mr. Fogg ne perdrait qu'une partie des quarante huit heures économisées depuis le commencement du voyage. On descendit les dernières rampes des Vindhias. |
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On fit halte sous un bouquet de bananiers, dont les fruits, aussi sains que le pain, « aussi succulents que la crème », disent les voyageurs, furent extrêmement appréciés. À deux heures, le guide entra sous le couvert d'une épaisse forêt, qu'il devait traverser sur un espace de plusieurs milles. |
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Il préférait voyager ainsi à l'abri des bois. En tout cas, il n'avait fait jusqu'alors aucune rencontre fâcheuse, et le voyage semblait devoir s'accomplir sans accident, quand l'éléphant, donnant quelques signes d'inquiétude, s'arrêta soudain. Il était quatre heures alors. |
5602 |
On eût dit un concert, encore fort éloigné, de voix humaines et d'instruments de cuivre. Passepartout était tout yeux, tout oreilles. Mr. Fogg attendait patiemment, sans prononcer une parole. Le Parsi sauta à terre, attacha l'éléphant à un arbre et s'enfonça au plus épais du taillis. |
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Lui même se tint prêt à enfourcher rapidement sa monture, si la fuite devenait nécessaire. Mais il pensa que la troupe des fidèles passerait sans l'apercevoir, car l'épaisseur du feuillage le dissimulait entièrement. Le bruit discordant des voix et des instruments se rapprochait. |
5604 |
En première ligne s'avançaient des prêtres, coiffés de mitres et vêtus de longues robes chamarrées. Ils étaient entourés d'hommes, de femmes, d'enfants, qui faisaient entendre une sorte de psalmodie funèbre, interrompue à intervalles égaux par des coups de tam tams et de cymbales. |
5605 |
Cette femme était jeune, blanche comme une Européenne. Sa tête, son cou, ses épaules, ses oreilles, ses bras, ses mains, ses orteils étaient surchargés de bijoux, colliers, bracelets, boucles et bagues. Une tunique lamée d'or, recouverte d'une mousseline légère, dessinait les contours de sa taille. |
5606 |
La longue procession se déroula lentement sous les arbres, et bientôt ses derniers rangs disparurent dans la profondeur de la forêt. Peu à peu, les chants s'éteignirent. Il y eut encore quelques éclats de cris lointains, et enfin à tout ce tumulte succéda un profond silence. |
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Aussi la perspective de cette affreuse existence pousse-t-elle souvent ces malheureuses au supplice, bien plus que l'amour ou le fanatisme religieux. Quelquefois, cependant, le sacrifice est réellement volontaire, et il faut l'intervention énergique du gouvernement pour l'empêcher. |
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Ce brave Indou donna alors quelques détails sur la victime. C'était une Indienne d'une beauté célèbre, de race parsie, fille de riches négociants de Bombay. Elle avait reçu dans cette ville une éducation absolument anglaise, et à ses manières, à son instruction, on l'eût crue Européenne. |
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Sachant le sort qui l'attendait, elle s'échappa, fut reprise aussitôt, et les parents du rajah, qui avaient intérêt à sa mort, la vouèrent à ce supplice auquel il ne semblait pas qu'elle pût échapper. Ce récit ne pouvait qu'enraciner Mr. Fogg et ses compagnons dans leur généreuse résolution. |
5610 |
C'est ce qui ne pourrait être décidé qu'au moment et au lieu mêmes. Mais ce qui ne fit aucun doute, c'est que l'enlèvement devait s'opérer cette nuit même, et non quand, le jour venu, la victime serait conduite au supplice. À cet instant, aucune intervention humaine n'eût pu la sauver. |
5611 |
Après dix minutes de reptation sous les ramures, ils arrivèrent au bord d'une petite rivière, et là, à la lueur de torches de fer à la pointe desquelles brûlaient des résines, ils aperçurent un monceau de bois empilé. C'était le bûcher, fait de précieux santal, et déjà imprégné d'une huile parfumée. |
5612 |
Et, redoublant de précaution, suivi de ses compagnons, il se glissa silencieusement à travers les grandes herbes. Le silence n'était plus interrompu que par le murmure du vent dans les branches. Bientôt le guide s'arrêta à l'extrémité d'une clairière. Quelques résines éclairaient la place. |
5613 |
Le sol était jonché de groupes de dormeurs, appesantis par l'ivresse. On eût dit un champ de bataille couvert de morts. Hommes, femmes, enfants, tout était confondu. Quelques ivrognes râlaient encore çà et là. À l'arrière plan, entre la masse des arbres, le temple de Pillaji se dressait confusément. |
5614 |
Le Parsi ne s'avança pas plus loin. Il avait reconnu l'impossibilité de forcer l'entrée du temple, et il ramena ses compagnons en arrière. Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty avaient compris comme lui qu'ils ne pouvaient rien tenter de ce côté. Ils s'arrêtèrent et s'entretinrent à voix basse. |
5615 |
Le temps leur parut long ! Le guide les quittait parfois et allait observer la lisière du bois. Les gardes du rajah veillaient toujours à la lueur des torches, et une vague lumière filtrait à travers les fenêtres de la pagode. On attendit ainsi jusqu'à minuit. La situation ne changea pas. |
5616 |
L'ivresse du « hang » leur avait été probablement épargnée. Il fallait donc agir autrement et pénétrer par une ouverture pratiquée aux murailles de la pagode. Restait la question de savoir si les prêtres veillaient auprès de leur victime avec autant de soin que les soldats à la porte du temple. |
5617 |
Après une dernière conversation, le guide se dit prêt à partir. Mr. Fogg, Sir Francis et Passepartout le suivirent. Ils firent un détour assez long, afin d'atteindre la pagode par son chevet. Vers minuit et demi, ils arrivèrent au pied des murs sans avoir rencontré personne. |
5618 |
Aucune surveillance n'avait été établie de ce côté, mais il est vrai de dire que fenêtres et portes manquaient absolument. Là nuit était sombre. La lune, alors dans son dernier quartier, quittait à peine l'horizon, encombré de gros nuages. La hauteur des arbres accroissait encore l'obscurité. |
5619 |
La première brique une fois enlevée, les autres viendraient facilement. On se mit à la besogne, en faisant le moins de bruit possible. Le Parsi d'un côté, Passepartout, de l'autre, travaillaient à desceller les briques, de manière à obtenir une ouverture large de deux pieds. |
5620 |
La plus vulgaire prudence leur commandait de s'éloigner, – ce qu'ils firent en même temps que Phileas Fogg et sir Francis Cromarty. Ils se blottirent de nouveau sous le couvert du bois, attendant que l'alerte, si c'en était une, se fût dissipée, et prêts, dans ce cas, à reprendre leur opération. |
5621 |
Maintenant qu'ils ne pouvaient plus parvenir jusqu'à la victime, comment la sauveraient ils ? Sir Francis Cromarty se rongeait les poings. Passepartout était hors de lui, et le guide avait quelque peine à le contenir. L'impassible Fogg attendait sans manifester ses sentiments. |
5622 |
Voulait il, au moment du supplice, se précipiter vers la jeune femme et l'arracher ouvertement à ses bourreaux ? C'eût été une folie, et comment admettre que cet homme fût fou à ce point ? Néanmoins, Sir Francis Cromarty consentit à attendre jusqu'au dénouement de cette terrible scène. |
5623 |
Là, abrités par un bouquet d'arbres, ils pouvaient observer les groupes endormis. Cependant Passepartout, juché sur les premières branches d'un arbre, ruminait une idée qui avait d'abord traversé son esprit comme un éclair, et qui finit par s'incruster dans son cerveau. |
5624 |
Les heures s'écoulaient, et bientôt quelques nuances moins sombres annoncèrent l'approche du jour. Cependant l'obscurité était profonde encore. C'était le moment. Il se fit comme une résurrection dans cette foule assoupie. Les groupes s'animèrent. Des coups de tam tam retentirent. |
5625 |
L'heure était venue à laquelle l'infortunée allait mourir. En effet, les portes de la pagode s'ouvrirent. Une lumière plus vive s'échappa de l'intérieur. Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty purent apercevoir la victime, vivement éclairée, que deux prêtres traînaient au dehors. |
5626 |
En ce moment, la foule s'ébranla. La jeune femme était retombée dans cette torpeur provoquée par les fumées du chanvre. Elle passa à travers les fakirs, qui l'escortaient de leurs vociférations religieuses. Phileas Fogg et ses compagnons, se mêlant aux derniers rangs de la foule, la suivirent. |
5627 |
Puis une torche fut approchée et le bois imprégné d'huile, s'enflamma aussitôt. À ce moment, Sir Francis Cromarty et le guide retinrent Phileas Fogg, qui dans un moment de folie généreuse, s'élançait vers le bûcher... Mais Phileas Fogg les avait déjà repoussés, quand la scène changea soudain. |
5628 |
Mais des cris, des clameurs et même une balle, perçant le chapeau de Phileas Fogg, leur apprirent que la ruse était découverte. En effet, sur le bûcher enflammé se détachait alors le corps du vieux rajah. Les prêtres, revenus de leur frayeur, avaient compris qu'un enlèvement venait de s'accomplir. |
5629 |
Quant à la jeune Indienne, elle n'avait pas eu conscience de ce qui s'était passé. Enveloppée dans les couvertures de voyage, elle reposait sur l'un des cacolets. Cependant l'éléphant, guidé avec une extrême sûreté par le Parsi, courait rapidement dans la forêt encore obscure. |
5630 |
Mais si le rétablissement de la jeune Indienne ne fit pas question dans l'esprit du brigadier général, celui ci se montrait moins rassuré pour l'avenir. Il n'hésita pas à dire à Phileas Fogg que si Mrs. Aouda restait dans l'Inde, elle retomberait inévitablement entre les mains de ses bourreaux. |
5631 |
Ces énergumènes se tenaient dans toute la péninsule, et certainement, malgré la police anglaise, ils sauraient reprendre leur victime, fût ce à Madras, à Bombay, à Calcutta. Et Sir Francis Cromarty citait, à l'appui de ce dire, un fait de même nature qui s'était passé récemment. |
5632 |
La jeune femme fut déposée dans une chambre de la gare. Passepartout fut chargé d'aller acheter pour elle divers objets de toilette, robe, châle, fourrures, etc., ce qu'il trouverait. Son maître lui ouvrait un crédit illimité. Passepartout partit aussitôt et courut les rues de la ville. |
5633 |
On sait d'ailleurs que, suivant les légendes du Ramayana, le Gange prend sa source dans le ciel, d'où, grâce à Brahma, il descend sur la terre. Tout en faisant ses emplettes, Passepartout eut bientôt vu la ville, autrefois défendue par un fort magnifique qui est devenu une prison d'État. |
5634 |
Ceci étonna un peu Passepartout, qui savait tout ce que son maître devait au dévouement du guide. Le Parsi avait, en effet, risqué volontairement sa vie dans l'affaire de Pillaji, et si, plus tard, les Indous l'apprenaient, il échapperait difficilement à leur vengeance. |
5635 |
Quelques instants après, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty et Passepartout, installés dans un confortable wagon dont Mrs. Aouda occupait la meilleure place, couraient à toute vapeur vers Bénarès. Quatre vingts milles au plus séparent cette ville d'Allahabad, et ils furent franchis en deux heures. |
5636 |
Mr. Fogg laissa dire sans prononcer une parole. Passepartout, tout honteux, répétait que « ça n'en valait pas la peine » ! Mrs. Aouda remercia ses sauveurs avec effusion, par ses larmes plus que par ses paroles. Ses beaux yeux, mieux que ses lèvres, furent les interprètes de sa reconnaissance. |
5637 |
Phileas Fogg comprit ce qui se passait dans l'esprit de Mrs. Aouda, et, pour la rassurer, il lui offrit, très froidement d'ailleurs, de la conduire à Hong Kong, où elle demeurerait jusqu'à ce que cette affaire fût assoupie. Mrs. Aouda accepta l'offre avec reconnaissance. |
5638 |
Mais, à cette époque plus réaliste, Bénarès, Athènes de l'Inde au dire des orientalistes, reposait tout prosaïquement sur le sol, et Passepartout put un instant entrevoir ses maisons de briques, ses huttes en clayonnage, qui lui donnaient un aspect absolument désolé, sans aucune couleur locale. |
5639 |
Mr. Fogg pressa légèrement les doigts de son compagnon. Les compliments de Mrs. Aouda furent plus affectueux. Jamais elle n'oublierait ce qu'elle devait à Sir Francis Cromarty. Quant à Passepartout, il fut honoré d'une vraie poignée de main de la part du brigadier général. |
5640 |
À travers les vitres du wagon, par un temps assez clair, apparaissait le paysage varié du Béhar, puis des montagnes couvertes de verdure, les champs d'orge, de maïs et de froment, des rios et des étangs peuplés d'alligators verdâtres, des villages bien entretenus, des forêts encore verdoyantes. |
5641 |
Ces fidèles, ennemis acharnés du bouddhisme, sont sectateurs fervents de la religion brahmanique, qui s'incarne en ces trois personnes : Whisnou, la divinité solaire, Shiva, la personnification divine des forces naturelles, et Brahma, le maître suprême des prêtres et des législateurs. |
5642 |
Le paquebot, en partance pour Hong Kong, ne levait l'ancre qu'à midi. Phileas Fogg avait donc cinq heures devant lui. D'après son itinéraire, ce gentleman devait arriver dans la capitale des Indes le 25 octobre, vingt trois jours après avoir quitté Londres, et il y arrivait au jour fixé. |
5643 |
Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout s'assirent sur un banc en face des sièges réservés au magistrat et au greffier. Ce magistrat, le juge Obadiah, entra presque aussitôt, suivi du greffier. C'était un gros homme tout rond. Il décrocha une perruque pendue à un clou et s'en coiffa lestement. |
5644 |
Cette condamnation ruinait son maître. Un pari de vingt mille livres perdu, et tout cela parce que, en vrai badaud, il était entré dans cette maudite pagode ! Phileas Fogg, aussi maître de lui que si cette condamnation ne l'eût pas concerné, n'avait pas même froncé le sourcil. |
5645 |
Fix espérait encore que son voleur ne se déciderait jamais à abandonner cette somme de deux mille livres et qu'il ferait ses huit jours de prison. Il se jeta donc sur les traces de Fogg. Mr. Fogg prit une voiture, dans laquelle Mrs. Aouda, Passepartout et lui montèrent aussitôt. |
5646 |
À un demi mille en rade, le Rangoon était mouillé, son pavillon de partance hissé en tête de mât. Onze heures sonnaient. Mr. Fogg était en avance d'une heure. Fix le vit descendre de voiture et s'embarquer dans un canot avec Mrs. Aouda et son domestique. Le détective frappa la terre du pied. |
5647 |
Après tout, il ne s'agissait que d'une traversée de trois mille cinq cents milles, soit de onze à douze jours, et la jeune femme ne se montra pas une difficile passagère. Pendant les premiers jours de cette traversée, Mrs. Aouda fit plus ample connaissance avec Phileas Fogg. |
5648 |
En toute occasion, elle lui témoignait la plus vive reconnaissance. Le flegmatique gentleman l'écoutait, en apparence au moins, avec la plus extrême froideur, sans qu'une intonation, un geste décelât en lui la plus légère émotion. Il veillait à ce que rien ne manquât à la jeune femme. |
5649 |
Mrs. Aouda confirma le récit que le guide indou avait fait de sa touchante histoire. Elle était, en effet, de cette race qui tient le premier rang parmi les races indigènes. Plusieurs négociants parsis ont fait de grandes fortunes aux Indes, dans le commerce des cotons. |
5650 |
C'était même un cousin de Sir Jejeebhoy, l'honorable Jejeeh, qu'elle comptait rejoindre à Hong Kong. Trouverait elle près de lui refuge et assistance ? Elle ne pouvait l'affirmer. À quoi Mr. Fogg répondait qu'elle n'eût pas à s'inquiéter, et que tout s'arrangerait mathématiquement ! Ce fut son mot. |
5651 |
La jeune femme comprenait elle cet horrible adverbe ? On ne sait. Toutefois, ses grands yeux se fixaient sur ceux de Mr. Fogg, ses grands yeux « limpides comme les lacs sacrés de l'Himalaya » ! Mais l'intraitable Fogg, aussi boutonné que jamais, ne semblait point homme à se jeter dans ce lac. |
5652 |
Le Rangoon eut bientôt connaissance du Grand Andaman, la principale du groupe, que sa pittoresque montagne de Saddle Peak, haute de deux mille quatre cents pieds, signale de fort loin aux navigateurs. La côte fut prolongée d'assez près. Les sauvages Papouas de l'île ne se montrèrent point. |
5653 |
Le développement panoramique de ces îles était superbe. D'immenses forêts de lataniers, d'arecs, de bambousiers, de muscadiers, de tecks, de gigantesques mimosées, de fougères arborescentes, couvraient le pays en premier plan, et en arrière se profilait l'élégante silhouette des montagnes. |
5654 |
Au départ de Calcutta, après avoir laissé des instructions pour que le mandat, s'il arrivait enfin, lui fût adressé à Hong Kong, il avait pu s'embarquer à bord du Rangoon sans avoir été aperçu de Passepartout, et il espérait bien dissimuler sa présence jusqu'à l'arrivée du paquebot. |
5655 |
En effet, il lui eût été difficile d'expliquer pourquoi il se trouvait à bord, sans éveiller les soupçons de Passepartout, qui devait le croire à Bombay. Mais il fut amené à renouer connaissance avec l'honnête garçon par la logique même des circonstances. Comment ? On va le voir. |
5656 |
Au delà, la Chine, le Japon, l'Amérique offraient un refuge à peu près assuré au sieur Fogg. À Hong Kong, s'il y trouvait enfin le mandat d'arrestation qui courait évidemment après lui, Fix arrêtait Fogg et le remettait entre les mains de la police locale. Nulle difficulté. |
5657 |
Il faudrait un acte d'extradition. De là retards, lenteurs, obstacles de toute nature, dont le coquin profiterait pour échapper définitivement. Si l'opération manquait à Hong Kong, il serait, sinon impossible, du moins bien difficile, de la reprendre avec quelque chance de succès. |
5658 |
Passepartout, éclairé par cette révélation, devant craindre d'être compromis, se rangerait sans doute à lui, Fix. Mais enfin c'était un moyen hasardeux, qui ne pouvait être employé qu'à défaut de tout autre. Un mot de Passepartout à son maître eût suffi à compromettre irrévocablement l'affaire. |
5659 |
Ce voyage à travers l'Inde, au contraire, n'avait il pas été entrepris par ce gentleman dans le but de rejoindre cette charmante personne ? car elle était charmante ! Fix l'avait bien vu dans la salle d'audience du tribunal de Calcutta. On comprend à quel point l'agent devait être intrigué. |
5660 |
L'important était donc de prévenir les autorités anglaises et de signaler le passage du Rangoon avant son débarquement. Or, rien n'était plus facile, puisque le paquebot faisait escale à Singapore, et que Singapore est reliée à la côte chinoise par un fil télégraphique. |
5661 |
Toutefois, avant d'agir et pour opérer plus sûrement, Fix résolut d'interroger Passepartout. Il savait qu'il n'était pas très difficile de faire parler ce garçon, et il se décida à rompre l'incognito qu'il avait gardé jusqu'alors. Or, il n'y avait pas de temps à perdre. |
5662 |
Mais Passepartout l'eut bientôt mis au courant de son histoire. Il raconta l'incident de la pagode de Bombay, l'acquisition de l'éléphant au prix de deux mille livres, l'affaire du sutty, l'enlèvement d'Aouda, la condamnation du tribunal de Calcutta, la liberté sous caution. |
5663 |
Passepartout était prêt a parier ses babouches – il les avait précieusement conservées – que le Fix quitterait Hong Kong en même temps qu'eux, et probablement sur le même paquebot. Passepartout eût réfléchi pendant un siècle, qu'il n'aurait jamais deviné de quelle mission l'agent avait été chargé. |
5664 |
Des îlots montagneux très escarpés, très pittoresques dérobaient aux passagers la vue de la grande île. Le lendemain, à quatre heures du matin, le Rangoon, ayant gagné une demi journée sur sa traversée réglementaire, relâchait à Singapore, afin d'y renouveler sa provision de charbon. |
5665 |
Phileas Fogg inscrivit cette avance à la colonne des gains, et, cette fois, il descendit à terre, accompagnant Mrs. Aouda, qui avait manifesté le désir de se promener pendant quelques heures. Fix, à qui toute action de Fogg paraissait suspecte, le suivit sans se laisser apercevoir. |
5666 |
Un joli équipage, attelé de ces chevaux élégants qui ont été importés de la Nouvelle Hollande, transporta Mrs. Aouda et Phileas Fogg au milieu des massifs de palmiers à l'éclatant feuillage, et de girofliers dont les clous sont formés du bouton même de la fleur entrouverte. |
5667 |
Là, les buissons de poivriers remplaçaient les haies épineuses des campagnes européennes ; des sagoutiers, de grandes fougères avec leur ramure superbe, variaient l'aspect de cette région tropicale ; des muscadiers au feuillage verni saturaient l'air d'un parfum pénétrant. |
5668 |
Le Rangoon était fort chargé. De nombreux passagers s'étaient embarqués à Singapore, des Indous, des Ceylandais, des Chinois, des Malais, des Portugais, qui, pour la plupart, occupaient les secondes places. Le temps, assez beau jusqu'alors, changea avec le dernier quartier de la lune. |
5669 |
C'est ainsi que l'on prolongea, sur une lame courte et parfois très fatigante, les côtes d'Annam et de Cochinchine. Mais la faute en était plutôt au Rangoon qu'à la mer, et c'est à ce paquebot que les passagers, dont la plupart furent malades, durent s'en prendre de cette fatigue. |
5670 |
En effet, les navires de la Compagnie péninsulaire, qui font le service des mers de Chine, ont un sérieux défaut de construction. Le rapport de leur tirant d'eau en charge avec leur creux a été mal calculé, et, par suite, ils n'offrent qu'une faible résistance à la mer. |
5671 |
Tandis que, suivant les calculs des ingénieurs, ceux ci peuvent embarquer un poids d'eau égal à leur propre poids avant de sombrer, les bateaux de la Compagnie péninsulaire, le Golgonda, le Corea, et enfin le Rangoon, ne pourraient pas embarquer le sixième de leur poids sans couler par le fond. |
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Donc, par le mauvais temps, il convenait de prendre de grandes précautions. Il fallait quelquefois mettre à la cape sous petite vapeur. C'était une perte de temps qui ne paraissait affecter Phileas Fogg en aucune façon, mais dont Passepartout se montrait extrêmement irrité. |
5673 |
Il accusait alors le capitaine, le mécanicien, la Compagnie, et envoyait au diable tous ceux qui se mêlent de transporter des voyageurs. Peut être aussi la pensée de ce bec de gaz qui continuait de brûler à son compte dans la maison de Saville row entrait elle pour beaucoup dans son impatience. |
5674 |
Mais sa qualité de détective, dont seul il avait le secret, comment Passepartout aurait il pu la reconnaître ? Et cependant, en lui parlant ainsi, Passepartout avait certainement eu une arrière pensée. Il arriva même que le brave garçon alla plus loin, un autre jour, mais c'était plus fort que lui. |
5675 |
Quel rôle jouait il dans tout ceci ? Était il complice ou non ? L'affaire était elle éventée, et par conséquent manquée ? L'agent passa là quelques heures difficiles, tantôt croyant tout perdu, tantôt espérant que Fogg ignorait la situation, enfin ne sachant quel parti prendre. |
5676 |
Un jour, appuyé sur la rambarde de l'« engine room », il regardait la puissante machine qui s'emportait parfois, quand dans un violent mouvement de tangage, l'hélice s'affolait hors des flots. La vapeur fusait alors par les soupapes, ce qui provoqua la colère du digne garçon. |
5677 |
Le Rangoon, trop instable, roula considérablement, et les passagers furent en droit de garder rancune à ces longues lames affadissantes que le vent soulevait du large. Pendant les journées du 3 et du 4 novembre, ce fut une sorte de tempête. La bourrasque battit la mer avec véhémence. |
5678 |
Sa satisfaction aurait même été sans bornes, si le Rangoon eût été obligé de fuir devant la tourmente. Tous ces retards lui allaient, car ils obligeraient le sieur Fogg à rester quelques jours à Hong Kong. Enfin, le ciel, avec ses rafales et ses bourrasques, entrait dans son jeu. |
5679 |
Il était bien un peu malade, mais qu'importe ! Il ne comptait pas ses nausées, et, quand son corps se tordait sous le mal de mer, son esprit s'ébaudissait d'une immense satisfaction. Quant à Passepartout, on devine dans quelle colère peu dissimulée il passa ce temps d'épreuve. |
5680 |
Pauvre garçon ! Fix lui cacha soigneusement sa satisfaction personnelle, et il fit bien, car si Passepartout eût deviné le secret contentement de Fix, Fix eût passé un mauvais quart d'heure. Passepartout, pendant toute la durée de la bourrasque, demeura sur le pont du Rangoon. |
5681 |
Cent fois il interrogea le capitaine, les officiers, les matelots, qui ne pouvaient s'empêcher de rire en voyant un garçon si décontenancé. Passepartout voulait absolument savoir combien de temps durerait la tempête. On le renvoyait alors au baromètre, qui ne se décidait pas à remonter. |
5682 |
Passepartout secouait le baromètre, mais rien n'y faisait, ni les secousses, ni les injures dont il accablait l'irresponsable instrument. Enfin la tourmente s'apaisa. L'état de la mer se modifia dans la journée du 4 novembre. Le vent sauta de deux quarts dans le sud et redevint favorable. |
5683 |
Il fallait bien en prendre son parti, et la terre ne fut signalée que le 6, à cinq heures du matin. L'itinéraire de Phileas Fogg portait l'arrivée du paquebot au 5. Or, il n'arrivait que le 6. C'était donc vingt quatre heures de retard, et le départ pour Yokohama serait nécessairement manqué. |
5684 |
À six heures, le pilote monta à bord du Rangoon et prit place sur la passerelle, afin de diriger le navire à travers les passes jusqu'au port de Hong Kong. Passepartout mourait du désir d'interroger cet homme, de lui demander si le paquebot de Yokohama avait quitté Hong Kong. |
5685 |
Ce qui mettait Passepartout dans une colère bleue. Mais si Passepartout ne se hasarda pas à interroger le pilote, Mr. Fogg, après avoir consulté son Bradshaw, demanda de son air tranquille audit pilote s'il savait quand il partirait un bateau de Hong Kong pour Yokohama. |
5686 |
À un coup de sifflet, il remonta sur la passerelle et dirigea le paquebot au milieu de cette flottille de jonques, de tankas, de bateaux pêcheurs, de navires de toutes sortes, qui encombraient les pertuis de Hong Kong. À une heure, le Rangoon était à quai, et les passagers débarquaient. |
5687 |
En cette circonstance, le hasard avait singulièrement servi Phileas Fogg, il faut en convenir. Sans cette nécessité de réparer ses chaudières, le Carnatic fût parti à la date du 5 novembre, et les voyageurs pour le Japon auraient dû attendre pendant huit jours le départ du paquebot suivant. |
5688 |
Le Carnatic ne devant partir que le lendemain matin à cinq heures, Mr. Fogg avait devant lui seize heures pour s'occuper de ses affaires, c'est à dire de celles qui concernaient Mrs. Aouda. Au débarqué du bateau, il offrit son bras à la jeune femme et la conduisit vers un palanquin. |
5689 |
Il demanda aux porteurs de lui indiquer un hôtel, et ceux ci lui désignèrent l'Hôtel du Club. Le palanquin se mit en route, suivi de Passepartout, et vingt minutes après il arrivait à destination. Un appartement fut retenu pour la jeune femme et Phileas Fogg veilla à ce qu'elle ne manquât de rien. |
5690 |
Puis il dit à Mrs. Aouda qu'il allait immédiatement se mettre à la recherche de ce parent aux soins duquel il devait la laisser à Hong Kong. En même temps il donnait à Passepartout l'ordre de demeurer à l'hôtel jusqu'à son retour, afin que la jeune femme n'y restât pas seule. |
5691 |
Là, on connaîtrait immanquablement un personnage tel que l'honorable Jejeeh, qui comptait parmi les plus riches commerçants de la ville. Le courtier auquel s'adressa Mr. Fogg connaissait en effet le négociant parsi. Mais, depuis deux ans, celui ci n'habitait plus la Chine. |
5692 |
En quelques années, le génie colonisateur de la Grande Bretagne y avait fondé une ville importante et créé un port, le port Victoria. Cette île est située à l'embouchure de la rivière de Canton, et soixante milles seulement la séparent de la cité portugaise de Macao, bâtie sur l'autre rive. |
5693 |
Pas de mandat ! Il était évident que le mandat courait après lui, et ne pourrait l'atteindre que s'il séjournait quelques jours en cette ville. Or, Hong Kong étant la dernière terre anglaise du parcours, le sieur Fogg allait lui échapper définitivement, s'il ne parvenait pas à l'y retenir. |
5694 |
C'était le seul moyen peut être qu'il eût de retenir Phileas Fogg pendant quelques jours à Hong Kong. En quittant le bureau, Fix offrit à son compagnon de se rafraîchir dans une taverne. Passepartout avait le temps. Il accepta l'invitation de Fix. Une taverne s'ouvrait sur le quai. |
5695 |
Tous deux y entrèrent. C'était une vaste salle bien décorée, au fond de laquelle s'étendait un lit de camp, garni de coussins. Sur ce lit étaient rangés un certain nombre de dormeurs. Une trentaine de consommateurs occupaient dans la grande salle de petites tables en jonc tressé. |
5696 |
Le gouvernement chinois a bien essayé de remédier à un tel abus par des lois sévères, mais en vain. De la classe riche, à laquelle l'usage de l'opium était d'abord formellement réservé, cet usage descendit jusqu'aux classes inférieures, et les ravages ne purent plus être arrêtés. |
5697 |
Hommes et femmes s'adonnent à cette passion déplorable, et lorsqu'ils sont accoutumés à cette inhalation, ils ne peuvent plus s'en passer, à moins d'éprouver d'horribles contractions de l'estomac. Un grand fumeur peut fumer jusqu'à huit pipes par jour mais il meurt en cinq ans. |
5698 |
On demanda deux bouteilles de porto, auxquelles le Français fit largement honneur, tandis que Fix, plus réservé, observait son compagnon avec une extrême attention. On causa de choses et d'autres, et surtout de cette excellente idée qu'avait eue Fix de prendre passage sur le Carnatic. |
5699 |
Il n'était plus reconnaissable. Il n'osait regarder l'inspecteur de police. Phileas Fogg un voleur, lui, le sauveur d'Aouda, l'homme généreux et brave ! Et pourtant que de présomptions relevées contre lui ! Passepartout essayait de repousser les soupçons qui se glissaient dans son esprit. |
5700 |
Les acquisitions faites, Mr. Fogg et la jeune femme rentrèrent à l'hôtel et dînèrent à la table d'hôte, qui était somptueusement servie. Puis Mrs. Aouda, un peu fatiguée, remonta dans son appartement, après avoir « à l'anglaise » serré la main de son imperturbable sauveur. |
5701 |
Le lendemain, Passepartout ne vint point au coup de sonnette de Mr. Fogg. Ce que pensa l'honorable gentleman en apprenant que son domestique n'était pas rentré à l'hôtel nul n'aurait pu le dire. Mr. Fogg se contenta de prendre son sac, fit prévenir Mrs. Aouda, et envoya chercher un palanquin. |
5702 |
Une demi heure plus tard, les voyageurs descendaient sur le quai d'embarquement, et là Mr. Fogg apprenait que le Carnatic était parti depuis la veille. Mr. Fogg, qui comptait trouver, à la fois, et le paquebot et son domestique, en était réduit à se passer de l'un et de l'autre. |
5703 |
Phileas Fogg, pendant trois heures, parcourut le port en tous sens, décidé, s'il le fallait, à fréter un bâtiment pour le transporter à Yokohama ; mais il ne vit que des navires en chargement ou en déchargement, et qui, par conséquent, ne pouvaient appareiller. Fix se reprit à espérer. |
5704 |
Nous avons donc quatre jours devant nous. Quatre jours, c'est quatre vingt seize heures, et avec une moyenne de huit milles à l'heure, si nous sommes bien servis, si le vent tient au sud est, si la mer est calme, nous pouvons enlever les huit cents milles qui nous séparent de Shangaï. |
5705 |
Là, Phileas Fogg donna le signalement de Passepartout, et laissa une somme suffisante pour le rapatrier. Même formalité fut remplie chez l'agent consulaire français, et le palanquin, après avoir touché à l'hôtel, où les bagages furent pris, ramena les voyageurs à l'avant port. |
5706 |
Ses deux mâts s'inclinaient un peu sur l'arrière. Elle portait brigantine, misaine, trinquette, focs, flèches, et pouvait gréer une fortune pour le vent arrière. Elle devait merveilleusement marcher, et, de fait, elle avait déjà gagné plusieurs prix dans les « matches » de bateaux pilotes. |
5707 |
Phileas Fogg et Mrs. Aouda passèrent à bord. Fix s'y trouvait déjà. Par le capot d'arrière de la goélette, on descendait dans une chambre carrée, dont les parois s'évidaient en forme de cadres, au dessus d'un divan circulaire. Au milieu, une table éclairée par une lampe de roulis. |
5708 |
Mais le Français ne se montra pas, et, sans doute, l'abrutissant narcotique le tenait encore sous son influence. Enfin, le patron John Bunsby passa au large, et la Tankadère, prenant le vent sous sa brigantine, sa misaine et ses focs, s'élança en bondissant sur les flots. |
5709 |
La goélette, soulevée par le vent, semblait voler dans l'air. La nuit vint. La lune entrait dans son premier quartier, et son insuffisante lumière devait s'éteindre bientôt dans les brumes de l'horizon. Des nuages chassaient de l'est et envahissaient déjà une partie du ciel. |
5710 |
Le pilote avait disposé ses feux de position, – précaution indispensable à prendre dans ces mers très fréquentées aux approches des atterrages. Les rencontres de navires n'y étaient pas rares, et, avec la vitesse dont elle était animée, la goélette se fût brisée au moindre choc. |
5711 |
Cela lui paraissait certain que le sieur Fogg ne s'arrêterait pas à Yokohama, qu'il prendrait immédiatement le paquebot de San Francisco afin d'atteindre l'Amérique, dont la vaste étendue lui assurerait l'impunité avec la sécurité. Le plan de Phileas Fogg lui semblait on ne peut plus simple. |
5712 |
Au lieu de s'embarquer en Angleterre pour les États Unis, comme un coquin vulgaire, ce Fogg avait fait le grand tour et traversé les trois quarts du globe, afin de gagner plus sûrement le continent américain, où il mangerait tranquillement le million de la Banque, après avoir dépisté la police. |
5713 |
C'était son devoir, et il l'accomplirait jusqu'au bout. En tout cas, une circonstance heureuse s'était produite : Passepartout n'était plus auprès de son maître, et surtout, après les confidences de Fix, il était important que le maître et le serviteur ne se revissent jamais. |
5714 |
Toutes réflexions faites, il ne lui sembla pas impossible que, par suite d'un malentendu, le pauvre garçon ne se fût embarqué sur le Carnatic, au dernier moment. C'était aussi l'opinion de Mrs. Aouda, qui regrettait profondément cet honnête serviteur, auquel elle devait tant. |
5715 |
D'ailleurs, la Tankadère portait admirablement la toile, ayant un grand tirant d'eau, et tout était paré à amener rapidement, en cas de grain. À minuit, Phileas Fogg et Mrs. Aouda descendirent dans la cabine. Fix les y avait précédés, et s'était étendu sur l'un des cadres. |
5716 |
Le loch, souvent jeté, indiquait que la moyenne de sa vitesse était entre huit et neuf milles. La Tankadère avait du largue dans ses voiles qui portaient toutes et elle obtenait, sous cette allure, son maximum de rapidité. Si le vent tenait dans ces conditions, les chances étaient pour elle. |
5717 |
La Tankadère, pendant toute cette journée, ne s'éloigna pas sensiblement de la côte, dont les courants lui étaient favorables. Elle l'avait à cinq milles au plus par sa hanche de bâbord, et cette côte, irrégulièrement profilée, apparaissait parfois à travers quelques éclaircies. |
5718 |
Cependant on filait rapidement. John Bunsby avait bon espoir. Plusieurs fois il dit à Mr. Fogg qu'on arriverait en temps voulu à Shangaï. Mr. Fogg répondit simplement qu'il y comptait. D'ailleurs, tout l'équipage de la petite goélette y mettait du zèle. La prime affriolait ces braves gens. |
5719 |
Pendant la nuit, vers les premières heures du matin, la Tankadère entrait franchement dans le détroit de Fo Kien, qui sépare la grande île Formose de la côte chinoise, et elle coupait le tropique du Cancer. La mer était très dure dans ce détroit, plein de remous formés par les contre courants. |
5720 |
À une époque moins avancée de l'année, le typhon, suivant l'expression d'un célèbre météorologiste, se fût écoulé comme une cascade lumineuse de flammes électriques, mais en équinoxe hiver il était à craindre qu'il ne se déchaînât avec violence. Le pilote prit ses précautions par avance. |
5721 |
On rentra le bout dehors. Les panneaux furent condamnés avec soin. Pas une goutte d'eau ne pouvait, dès lors, pénétrer dans la coque de l'embarcation. Une seule voile triangulaire, un tourmentin de forte toile, fut hissé en guise de trinquette, de manière à maintenir la goélette vent arrière. |
5722 |
Et on attendit. John Bunsby avait engagé ses passagers à descendre dans la cabine ; mais, dans un étroit espace, à peu près privé d'air, et par les secousses de la houle, cet emprisonnement n'avait rien d'agréable. Ni Mr. Fogg, ni Mrs. Aouda, ni Fix lui même ne consentirent à quitter le pont. |
5723 |
Rien qu'avec son petit morceau de toile, la Tankadère fut enlevée comme une plume par ce vent dont on ne saurait donner une idée exacte, quand il souffle en tempête. Comparer sa vitesse à la quadruple vitesse d'une locomotive lancée à toute vapeur, ce serait rester au dessous de la vérité. |
5724 |
Vingt fois elle faillit être coiffée par une de ces montagnes d'eau qui se dressaient à l'arrière ; mais un adroit coup de barre, donné par le pilote, parait la catastrophe. Les passagers étaient quelquefois couverts en grand par les embruns qu'ils recevaient philosophiquement. |
5725 |
La goélette, prêtant alors le flanc à la lame, fut effroyablement secouée. La mer la frappait avec une violence bien faite pour effrayer, quand on ne sait pas avec quelle solidité toutes les parties d'un bâtiment sont reliées entre elles. Avec la nuit, la tempête s'accentua encore. |
5726 |
Deux fois elle fut engagée, et tout aurait été enlevé à bord, si les saisines eussent manqué. Mrs. Aouda était brisée, mais elle ne fit pas entendre une plainte. Plus d'une fois Mr. Fogg dut se précipiter vers elle pour la protéger contre la violence des lames. Le jour reparut. |
5727 |
La tempête se déchaînait encore avec une extrême fureur. Toutefois, le vent retomba dans le sud est. C'était une modification favorable, et la Tankadère fit de nouveau route sur cette mer démontée, dont les lames se heurtaient alors à celles que provoquait la nouvelle aire du vent. |
5728 |
La brise mollissait sensiblement, mais heureusement la Mer tombait avec elle. La goélette se couvrit de toile. Flèches, voiles d'étais, contre foc, tout portait, et la mer écumait sous l'étrave. À midi, la Tankadère n'était pas à plus de quarante cinq milles de Shangaï. |
5729 |
À sept heures, on était encore à trois milles de Shangaï. Un formidable juron s'échappa des lèvres du pilote... La prime de deux cents livres allait évidemment lui échapper. Il regarda Mr. Fogg. Mr. Fogg était impassible, et cependant sa fortune entière se jouait à ce moment. |
5730 |
Il quittait ce lit d'ivrognes, et trébuchant, s'appuyant aux murailles, tombant et se relevant, mais toujours et irrésistiblement poussé par une sorte d'instinct, il sortait de la tabagie, criant comme dans un rêve : « Le Carnatic ! le Carnatic ! » Le paquebot était là fumant, prêt à partir. |
5731 |
Convenait il de lui apprendre le rôle joué par Fix dans cette affaire ? Ne ferait il pas mieux d'attendre son arrivée à Londres, pour lui dire qu'un agent de la police métropolitaine l'avait filé autour du monde, et pour en rire avec lui ? Oui, sans doute. En tout cas, question à examiner. |
5732 |
Le plus pressé, c'était de rejoindre Mr. Fogg et de lui faire agréer ses excuses pour cette inqualifiable conduite. Passepartout se leva donc. La mer était houleuse, et le paquebot roulait fortement. Le digne garçon, aux jambes peu solides encore, gagna tant bien que mal l'arrière du navire. |
5733 |
Le Français se trouvait en route pour le Japon. Certain d'y arriver, comment en reviendrait il ? Il avait la poche vide. Pas un shilling, pas un penny ! Toutefois, son passage et sa nourriture à bord étaient payés d'avance. Il avait donc cinq ou six jours devant lui pour prendre un parti. |
5734 |
Le 13, à la marée du matin, le Carnatic entrait dans le port de Yokohama. Ce point est une relâche importante du Pacifique, où font escale tous les steamers employés au service de la poste et des voyageurs entre l'Amérique du Nord, la Chine, le Japon et les îles de la Malaisie. |
5735 |
Là, comme à Hong Kong, comme à Calcutta, fourmillait un pêle mêle de gens de toutes races, Américains, Anglais, Chinois, Hollandais, marchands prêts à tout vendre et à tout acheter, au milieu desquels le Français se trouvait aussi étranger que s'il eût été jeté au pays des Hottentots. |
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Passepartout avait bien une ressource : c'était de se recommander près des agents consulaires français ou anglais établis à Yokohama ; mais il lui répugnait de raconter son histoire, si intimement mêlée à celle de son maître, et avant d'en venir là, il voulait avoir épuisé toutes les autres chances. |
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Il ne se trompait pas ; mais à défaut de viande de boucherie, son estomac se fût fort accommodé des quartiers de sanglier ou de daim, des perdrix ou des cailles, de la volaille ou du poisson, dont les Japonais se nourrissent presque exclusivement avec le produit des rizières. |
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La nuit vint. Passepartout rentra dans la ville indigène, et il erra dans les rues au milieu des lanternes multicolores, regardant les groupes de baladins exécuter leurs prestigieux exercices, et les astrologues en plein vent qui amassaient la foule autour de leur lunette. |
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Il avait bien cette ressource de vendre sa montre, mais il fût plutôt mort de faim. C'était alors le cas ou jamais, pour ce brave garçon, d'utiliser la voix forte, sinon mélodieuse, dont la nature l'avait gratifié. Il savait quelques refrains de France et d'Angleterre, et il résolut de les essayer. |
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Cet échange devait, d'ailleurs, produire une soulte, qu'il pourrait immédiatement appliquer à satisfaire son appétit. Cette résolution prise, restait à l'exécuter. Ce ne fut qu'après de longues recherches que Passepartout découvrit un brocanteur indigène, auquel il exposa sa demande. |
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Une fois à San Francisco, il verrait à se tirer d'affaire. L'important, c'était de traverser ces quatre mille sept cents milles du Pacifique qui s'étendent entre le Japon et le Nouveau Monde. Passepartout, n'étant point homme à laisser languir une idée, se dirigea vers le port de Yokohama. |
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C'était l'établissement de l'honorable Batulcar, sorte de Barnum américain, directeur d'une troupe de saltimbanques, jongleurs, clowns, acrobates, équilibristes, gymnastes, qui, suivant l'affiche, donnait ses dernières représentations avant de quitter l'empire du Soleil pour les États de l'Union. |
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C'était peu flatteur, mais avant huit jours il serait en route pour San Francisco. La représentation, annoncée à grand fracas par l'honorable Batulcar, devait commencer à trois heures, et bientôt les formidables instruments d'un orchestre japonais, tambours et tam tams, tonnaient à la porte. |
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On comprend bien que Passepartout n'avait pu étudier un rôle, mais il devait prêter l'appui de ses solides épaules dans le grand exercice de la « grappe humaine » exécuté par les Longs Nez du dieu Tingou. Ce « great attraction » de la représentation devait clore la série des exercices. |
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Cette représentation fut ce que sont toutes ces exhibitions d'acrobates. Mais il faut bien avouer que les Japonais sont les premiers équilibristes du monde. L'un, armé de son éventail et de petits morceaux de papier, exécutait l'exercice si gracieux des papillons et des fleurs. |
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Mais ce qui les distinguait plus spécialement, c'était ce long nez dont leur face était agrémentée, et surtout l'usage qu'ils en faisaient. Ces nez n'étaient rien moins que des bambous, longs de cinq, de six, de dix pieds, les uns droits, les autres courbés, ceux ci lisses, ceux là verruqueux. |
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Certes, le digne garçon se sentit tout piteux, quand – triste souvenir de sa jeunesse – il eut endossé son costume du Moyen Age, orné d'ailes multicolores, et qu'un nez de six pieds lui eut été appliqué sur la face ! Mais enfin, ce nez, c'était son gagne pain, et il en prit son parti. |
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Il s'adressa, mais en vain, aux agents consulaires français et anglais, et, après avoir inutilement parcouru les rues de Yokohama, il désespérait de retrouver Passepartout, quand le hasard, ou peut être une sorte de pressentiment, le fit entrer dans la case de l'honorable Batulcar. |
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Il pensait que le moment n'était pas venu de dire à son maître ce qui s'était passé entre l'inspecteur de police et lui. Aussi, dans l'histoire que Passepartout fit de ses aventures, il s'accusa et s'excusa seulement d'avoir été surpris par l'ivresse de l'opium dans une tabagie de Yokohama. |
5750 |
Un énorme balancier s'élevait et s'abaissait successivement au dessus du pont ; à l'une de ses extrémités s'articulait la tige d'un piston, et à l'autre celle d'une bielle, qui, transformant le mouvement rectiligne en mouvement circulaire, s'appliquait directement à l'arbre des roues. |
5751 |
Neuf jours après avoir quitté Yokohama, Phileas Fogg avait exactement parcouru la moitié du globe terrestre. En effet, le General Grant, le 23 novembre, passait au cent quatre vingtième méridien, celui sur lequel se trouvent, dans l'hémisphère austral, les antipodes de Londres. |
5752 |
On se rappelle que l'entêté s'était obstiné à garder l'heure de Londres à sa fameuse montre de famille, tenant pour fausses toutes les heures des pays qu'il traversait. Or, ce jour là, bien qu'il ne l'eût jamais ni avancée ni retardée, sa montre se trouva d'accord avec les chronomètres du bord. |
5753 |
Et en tout cas, si, par impossible, l'inspecteur de police se fût inopinément montré à bord en ce moment, il est probable que Passepartout, à bon droit rancunier, eût traité avec lui un sujet tout différent et d'une tout autre manière. Or, où était Fix en ce moment ?... |
5754 |
Il se cacha aussitôt dans sa cabine, afin d'éviter une explication qui pouvait tout compromettre, – et, grâce au nombre des passagers, il comptait bien n'être point aperçu de son ennemi, lorsque ce jour là précisément il se trouva face à face avec lui sur l'avant du navire. |
5755 |
Passepartout sauta à la gorge de Fix, sans autre explication, et, au grand plaisir de certains Américains qui parièrent immédiatement pour lui, il administra au malheureux inspecteur une volée superbe, qui démontra la haute supériorité de la boxe française sur la boxe anglaise. |
5756 |
Ces quais, montant et descendant avec la marée, facilitent le chargement et le déchargement des navires. Là s'embossent les clippers de toutes dimensions, les steamers de toutes nationalités, et ces steam boats à plusieurs étages, qui font le service du Sacramento et de ses affluents. |
5757 |
C'était à six heures du soir. Mr. Fogg avait donc une journée entière à dépenser dans la capitale californienne. Il fit venir une voiture pour Mrs. Aouda et pour lui. Passepartout monta sur le siège, et le véhicule, à trois dollars la course, se dirigea vers International Hôtel. |
5758 |
La haute tour de l'hôtel de ville, où veillent les guetteurs, dominait tout cet ensemble de rues et d'avenues, se coupant à angles droits, entre lesquels s'épanouissaient des squares verdoyants, puis une ville chinoise qui semblait avoir été importée du Céleste Empire dans une boîte à joujoux. |
5759 |
Viande sèche, soupe aux huîtres, biscuit et chester s'y débitaient sans que le consommateur eût à délier sa bourse. Il ne payait que sa boisson, ale, porto ou xérès, si sa fantaisie le portait à se rafraîchir. Cela parut « très américain » à Passepartout. Le restaurant de l'hôtel était confortable. |
5760 |
Mr. Fogg et Mrs. Aouda s'installèrent devant une table et furent abondamment servis dans des plats lilliputiens par des Nègres du plus beau noir. Après déjeuner, Phileas Fogg, accompagné de Mrs. Aouda, quitta l'hôtel pour se rendre aux bureaux du consul anglais afin d'y faire viser son passeport. |
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Passepartout avait entendu parler de Sioux et de Pawnies, qui arrêtent les trains comme de simples voleurs espagnols. Mr. Fogg répondit que c'était là une précaution inutile, mais il le laissa libre d'agir comme il lui conviendrait. Puis il se dirigea vers les bureaux de l'agent consulaire. |
5762 |
Sur les trottoirs, au milieu de la chaussée, sur les rails des tramways, malgré le passage incessant des coaches et des omnibus, au seuil des boutiques, aux fenêtres de toutes les maisons, et même jusque sur les toits, foule innombrable. Des hommes affiches circulaient au milieu des groupes. |
5763 |
À quelle occasion se tenait il ? Phileas Fogg l'ignorait absolument. S'agissait il de la nomination d'un haut fonctionnaire militaire ou civil, d'un gouverneur d'État ou d'un membre du Congrès ? Il était permis de le conjecturer, à voir l'animation extraordinaire qui passionnait la ville. |
5764 |
En ce moment un mouvement considérable se produisit dans la foule. Toutes les mains étaient en l'air. Quelques unes, solidement fermées, semblaient se lever et s'abattre rapidement au milieu des cris, – manière énergique, sans doute, de formuler un vote. Des remous agitaient la masse qui refluait. |
5765 |
Les hurrahs, agrémentés d'injures, redoublèrent. La hampe des bannières se transforma en arme offensive. Plus de mains, des poings partout. Du haut des voitures arrêtées, et des omnibus enrayés dans leur course, s'échangeaient force horions. Tout servait de projectiles. |
5766 |
Mais le gentleman ne put achever sa phrase. Derrière lui, de cette terrasse qui précédait l'escalier, partirent des hurlements épouvantables. On criait : « Hurrah ! Hip ! Hip ! pour Mandiboy ! » C'était une troupe d'électeurs qui arrivait à la rescousse, prenant en flanc les partisans de Kamerfield. |
5767 |
Fix fut renversé et se releva, les habits déchirés, mais sans meurtrissure sérieuse. Son paletot de voyage s'était séparé en deux parties inégales, et son pantalon ressemblait à ces culottes dont certains Indiens – affaire de mode – ne se vêtent qu'après en avoir préalablement enlevé le fond. |
5768 |
Une heure après, ils étaient convenablement vêtus et coiffés. Puis ils revinrent à International Hôtel. Là, Passepartout attendait son maître, armé d'une demi douzaine de revolvers poignards à six coups et à inflammation centrale. Quand il aperçut Fix en compagnie de Mr. Fogg, son front s'obscurcit. |
5769 |
Mais Mrs. Aouda, ayant fait en quelques mots le récit de ce qui s'était passé, Passepartout se rasséréna. Évidemment Fix n'était plus un ennemi, c'était un allié. Il tenait sa parole. Le dîner terminé, un coach fut amené, qui devait conduire à la gare les voyageurs et leurs colis. |
5770 |
Mais, on le voit, Mr. Fogg était de cette race d'Anglais qui, s'ils ne tolèrent pas le duel chez eux, se battent à l'étranger, quand il s'agit de soutenir leur honneur. À six heures moins un quart, les voyageurs atteignaient la gare et trouvaient le train prêt à partir. |
5771 |
Le président Lincoln, de si regrettée mémoire, fixa lui même, dans l'État de Nebraska, à la ville d'Omaha, la tête de ligne du nouveau réseau. Les travaux furent aussitôt commencés et poursuivis avec cette activité américaine, qui n'est ni paperassière ni bureaucratique. |
5772 |
Une locomotive, roulant sur les rails de la veille, apportait les rails du lendemain, et courait à leur surface au fur et à mesure qu'ils étaient posés. Le Pacific rail road jette plusieurs embranchements sur son parcours, dans les États de Iowa, du Kansas, du Colorado et de l'Oregon. |
5773 |
Sur toute la longueur du train, les voitures communiquaient entre elles par des passerelles, et les voyageurs pouvaient circuler d'une extrémité à l'autre du convoi, qui mettait à leur disposition des wagons salons, des wagons terrasses, des wagons restaurants et des wagons à cafés. |
5774 |
Il n'y manquait que des wagons théâtres. Mais il y en aura un jour. Sur les passerelles circulaient incessamment des marchands de livres et de journaux, débitant leur marchandise, et des vendeurs de liqueurs, de comestibles, de cigares, qui ne manquaient point de chalands. |
5775 |
En tenant compte des arrêts, il ne parcourait pas plus de vingt milles à l'heure, vitesse qui devait, cependant, lui permettre de franchir les États Unis dans les temps réglementaires. On causait peu dans le wagon. D'ailleurs, le sommeil allait bientôt gagner les voyageurs. |
5776 |
Depuis les derniers événements, leurs relations s'étaient notablement refroidies. Plus de sympathie, plus d'intimité. Fix n'avait rien changé à sa manière d'être, mais Passepartout se tenait, au contraire, sur une extrême réserve, prêt au moindre soupçon à étrangler son ancien ami. |
5777 |
Une heure après le départ du train, la neige tomba –, neige fine, qui ne pouvait, fort heureusement, retarder la marche du convoi. On n'apercevait plus à travers les fenêtres qu'une immense nappe blanche, sur laquelle, en déroulant ses volutes, la vapeur de la locomotive paraissait grisâtre. |
5778 |
Les dossiers des bancs se replièrent, des couchettes soigneusement paquetées se déroulèrent par un système ingénieux, des cabines furent improvisées en quelques instants, et chaque voyageur eut bientôt à sa disposition un lit confortable, que d'épais rideaux défendaient contre tout regard indiscret. |
5779 |
Dans cette portion du territoire qui s'étend entre San Francisco et Sacramento, le sol est peu accidenté. Cette partie du chemin de fer, sous le nom de « Central Pacific road », prit d'abord Sacramento pour point de départ, et s'avança vers l'est à la rencontre de celui qui partait d'Omaha. |
5780 |
La locomotive, étincelante comme une châsse, avec son grand fanal qui jetait de fauves lueurs, sa cloche argentée, son « chasse vache », qui s'étendait comme un éperon, mêlait ses sifflements et ses mugissements à ceux des torrent et des cascades, et tordait sa fumée à la noire ramure des sapins. |
5781 |
Le rail road contournait le flanc des montagnes, ne cherchant pas dans la ligne droite le plus court chemin d'un point à un autre, et ne violentant pas la nature. Vers neuf heures, par la vallée de Carson, le train pénétrait dans l'État de Nevada, suivant toujours la direction du nord est. |
5782 |
Puis elle s'infléchit vers l'est, et ne devait plus quitter le cours d'eau avant d'avoir atteint les Humboldt Ranges, qui lui donnent naissance, presque à l'extrémité orientale de l'État du Nevada. Après avoir déjeuné, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs compagnons reprirent leur place dans le wagon. |
5783 |
Ce fut même ce qui arriva dans cette occasion. Vers trois heures du soir, un troupeau de dix à douze mille têtes barra le rail road. La machine, après avoir modéré sa vitesse, essaya d'engager son éperon dans le flanc de l'immense colonne, mais elle dut s'arrêter devant l'impénétrable masse. |
5784 |
Il ne fallait pas songer à arrêter cette migration. Quand les bisons ont adopté une direction, rien ne pourrait ni enrayer ni modifier leur marche. C'est un torrent de chair vivante qu'aucune digue ne saurait contenir. Les voyageurs, dispersés sur les passerelles, regardaient ce curieux spectacle. |
5785 |
Lac admirable, encadré de belles roches sauvages, à larges assises, encroûtées de sel blanc, superbe nappe d'eau qui couvrait autrefois un espace plus considérable ; mais avec le temps, ses bords, montant peu à peu, ont réduit sa superficie en accroissant sa profondeur. |
5786 |
À deux heures, les voyageurs descendaient à la station d'Ogden. Le train ne devant repartir qu'à six heures, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs deux compagnons avaient donc le temps de se rendre à la Cité des Saints par le petit embranchement qui se détache de la station d'Ogden. |
5787 |
Le fondateur de la Cité des Saints ne pouvait échapper à ce besoin de symétrie qui distingue les Anglo Saxons. Dans ce singulier pays, où les hommes ne sont certainement pas à la hauteur des institutions, tout se fait « carrément », les villes, les maisons et les sottises. |
5788 |
Décidément, il ne se sentait pas la vocation, et il trouvait – peut être s'abusait il en ceci – que les citoyennes de Great Lake City jetaient sur sa personne des regards un peu inquiétants. Très heureusement, son séjour dans la Cité des Saints ne devait pas se prolonger. |
5789 |
Le gentleman qui proférait ces cris était évidemment un Mormon attardé. Il courait à perdre haleine. Heureusement pour lui, la gare n'avait ni portes ni barrières. Il s'élança donc sur la voie, sauta sur le marchepied de la dernière voiture, et tomba essoufflé sur une des banquettes du wagon. |
5790 |
C'était au lac Salé même que le tracé avait atteint jusqu'alors sa plus haute cote d'altitude. Depuis ce point, son profil décrivait une courbe très allongée, s'abaissant vers la vallée du Bitter creek, pour remonter jusqu'au point de partage des eaux entre l'Atlantique et le Pacifique. |
5791 |
Les rios étaient nombreux dans cette montagneuse région. Il fallut franchir sur des ponceaux le Muddy, le Green et autres. Passepartout était devenu plus impatient à mesure qu'il s'approchait du but. Mais Fix, à son tour, aurait voulu être déjà sorti de cette difficile contrée. |
5792 |
Tout l'horizon du nord et de l'est était couvert par cette immense courtine semi circulaire, qui forme la portion septentrionale des Rocky Mountains, dominée par le pic de Laramie. Entre cette courbure et la ligne de fer s'étendaient de vastes plaines, largement arrosées. |
5793 |
Sur la droite du rail road s'étageaient les premières rampes du massif montagneux qui s'arrondit au sud jusqu'aux sources de la rivière de l'Arkansas, l'un des grands tributaires du Missouri. À midi et demi, les voyageurs entrevoyaient un instant le fort Halleck, qui commande cette contrée. |
5794 |
Aucun fauve, ours ou loup, ne se montrait sur la plaine. C'était le désert dans son immense nudité. Après un déjeuner assez confortable, servi dans le wagon même, Mr. Fogg et ses partenaires venaient de reprendre leur interminable whist, quand de violents coups de sifflet se firent entendre. |
5795 |
Le colonel lança une bordée de jurons, s'en prenant à la compagnie, s'en prenant au conducteur, et Passepartout, furieux, n'était pas loin de faire chorus avec lui. Il y avait là un obstacle matériel contre lequel échoueraient, cette fois, toutes les bank notes de son maître. |
5796 |
Ce cerveau brûlé trouvait la chose très faisable. Il rappela même que des ingénieurs avaient eu l'idée de passer des rivières « sans pont » avec des trains rigides lancés à toute vitesse, etc. Et, en fin de compte, tous les intéressés dans la question se rangèrent à l'avis du mécanicien. |
5797 |
Passepartout reprit sa place, sans rien dire de ce qui s'était passé. Les joueurs étaient tout entiers à leur whist. La locomotive siffla vigoureusement. Le mécanicien, renversant la vapeur, ramena son train en arrière pendant près d'un mille –, reculant comme un sauteur qui veut prendre son élan. |
5798 |
À ce moment, treize cent quatre vingt deux milles avaient été faits depuis San Francisco, en trois jours et trois nuits. Quatre nuits et quatre jours, selon toute prévision, devaient suffire pour atteindre New York. Phileas Fogg se maintenait donc dans les délais réglementaires. |
5799 |
Le Lodge pole creek courait parallèlement à la voie, en suivant la frontière rectiligne commune aux États du Wyoming et du Colorado. À onze heures, on entrait dans le Nebraska, on passait près du Sedgwick, et l'on touchait à Julesburgh, placé sur la branche sud de Platte river. |
5800 |
À neuf heures, on arrivait à l'importante ville de North Platte, bâtie entre ces deux bras du grand cours d'eau, qui se rejoignent autour d'elle pour ne plus former qu'une seule artère –, affluent considérable dont les eaux se confondent avec celles du Missouri, un peu au dessus d'Omaha. |
5801 |
Aucun d'eux ne se plaignait de la longueur de la route –, pas même le mort. Fix avait commencé par gagner quelques guinées, qu'il était en train de reperdre, mais il ne se montrait pas moins passionné que Mr. Fogg. Pendant cette matinée, la chance favorisa singulièrement ce gentleman. |
5802 |
Puis il pria Fix de lui servir de témoin dans la rencontre qui allait avoir lieu. Fix ne pouvait refuser, et Phileas Fogg reprit tranquillement son jeu interrompu, en jouant pique avec un calme parfait. À onze heures, le sifflet de la locomotive annonça l'approche de la station de Plum Creek. |
5803 |
Passepartout l'accompagnait, portant une paire de revolvers. Mrs. Aouda était restée dans le wagon, pâle comme une morte. En ce moment, la porte de l'autre wagon s'ouvrit, et le colonel Proctor apparut également sur la passerelle, suivi de son témoin, un Yankee de sa trempe. |
5804 |
Le conducteur leur demanda s'ils voulaient bien, pour quelques instants, laisser la place libre à deux gentlemen qui avaient une affaire d'honneur à vider. Comment donc ! Mais les voyageurs étaient trop heureux de pouvoir être agréables aux deux gentlemen, et ils se retirèrent sur les passerelles. |
5805 |
Les deux adversaires pouvaient marcher l'un sur l'autre entre les banquettes et s'arquebuser à leur aise. Jamais duel ne fut plus facile à régler. Mr. Fogg et le colonel Proctor, munis chacun de deux revolvers à six coups, entrèrent dans le wagon. Leurs témoins, restés en dehors, les y enfermèrent. |
5806 |
On attendait donc le coup de sifflet convenu, quand soudain des cris sauvages retentirent. Des détonations les accompagnèrent, mais elles ne venaient point du wagon réservé aux duellistes. Ces détonations se prolongeaient, au contraire, jusqu'à l'avant et sur toute la ligne du train. |
5807 |
Ces hardis Indiens n'en étaient pas à leur coup d'essai, et plus d'une fois déjà ils avaient arrêté les convois. Suivant leur habitude, sans attendre l'arrêt du train, s'élançant sur les marchepieds au nombre d'une centaine, ils avaient escaladé les wagons comme fait un clown d'un cheval au galop. |
5808 |
Ces Sioux étaient munis de fusils. De là les détonations auxquelles les voyageurs, presque tous armés, ripostaient par des coups de revolver. Tout d'abord, les Indiens s'étaient précipités sur la machine. Le mécanicien et le chauffeur avaient été à demi assommés à coups de casse tête. |
5809 |
En même temps, les Sioux avaient envahi les wagons, ils couraient comme des singes en fureur sur les impériales, ils enfonçaient les portières et luttaient corps à corps avec les voyageurs. Hors du wagon de bagages, forcé et pillé, les colis étaient précipités sur la voie. |
5810 |
Une vingtaine de Sioux, frappés à mort, étaient tombés sur la voie, et les roues des wagons écrasaient comme des vers ceux d'entre eux qui glissaient sur les rails du haut des passerelles. Plusieurs voyageurs, grièvement atteints par les balles ou les casse tête, gisaient sur les banquettes. |
5811 |
En effet, la station du fort Kearney n'était pas à deux milles de distance. Là se trouvait un poste américain ; mais ce poste passé, entre le fort Kearney et la station suivante les Sioux seraient les maîtres du train. Le conducteur se battait aux côtés de Mr. Fogg, quand une balle le renversa. |
5812 |
Étaient ils prisonniers des Sioux ? On ne pouvait encore le savoir. Les blessés étaient assez nombreux, mais on reconnut qu'aucun n'était atteint mortellement. Un dès plus grièvement frappé, c'était le colonel Proctor, qui s'était bravement battu, et qu'une balle à l'aine avait renversé. |
5813 |
Mrs. Aouda était sauve. Phileas Fogg, qui ne s'était pas épargné, n'avait pas une égratignure. Fix était blessé au bras, blessure sans importance. Mais Passepartout manquait, et des larmes coulaient des yeux de la jeune femme. Cependant tous les voyageurs avaient quitté le train. |
5814 |
Les roues des wagons étaient tachées de sang. Aux moyeux et aux rayons pendaient d'informes lambeaux de chair. On voyait à perte de vue sur la plaine blanche de longues traînées rouges. Les derniers Indiens disparaissaient alors dans le sud, du côté de Republican river. |
5815 |
Mr. Fogg, les bras croisés, restait immobile. Il avait une grave décision à prendre. Mrs. Aouda, près de lui, le regardait sans prononcer une parole... Il comprit ce regard. Si son serviteur était prisonnier, ne devait il pas tout risquer pour l'arracher aux Indiens ?.. |
5816 |
Mais devant cette pensée : « C'est mon devoir ! » il n'avait pas hésité. Le capitaine commandant le fort Kearney était là. Ses soldats – une centaine d'hommes environ – s'étaient mis sur la défensive pour le cas où les Sioux auraient dirigé une attaque directe contre la gare. |
5817 |
Mrs. Aouda s'était retirée dans une chambre de la gare, et là, seule, elle attendait, songeant à Phileas Fogg, à cette générosité simple et grande, à ce tranquille courage. Mr. Fogg avait sacrifié sa fortune, et maintenant il jouait sa vie, tout cela sans hésitation, par devoir, sans phrases. |
5818 |
Phileas Fogg était un héros à ses yeux. L'inspecteur Fix, lui, ne pensait pas ainsi, et il ne pouvait contenir son agitation. Il se promenait fébrilement sur le quai de la gare. Un moment subjugué, il redevenait lui même. Fogg parti, il comprenait la sottise qu'il avait faite de le laisser partir. |
5819 |
Quoi ! cet homme qu'il venait de suivre autour du monde, il avait consenti à s'en séparer ! Sa nature reprenait le dessus, il s'incriminait, il s'accusait, il se traitait comme s'il eût été le directeur de la police métropolitaine, admonestant un agent pris en flagrant délit de naïveté. |
5820 |
Quelquefois, il avait envie de tout dire à Mrs. Aouda. Mais il comprenait comment il serait reçu par la jeune femme. Quel parti prendre ? Il était tenté de s'en aller à travers les longues plaines blanches, à la poursuite de ce Fogg ! Il ne lui semblait pas impossible de le retrouver. |
5821 |
Mais bientôt, sous une couche nouvelle, toute empreinte s'effaça. Alors le découragement prit Fix. Il éprouva comme une insurmontable envie d'abandonner la partie. Or, précisément, cette occasion de quitter la station de Kearney et de poursuivre ce voyage, si fécond en déconvenues, lui fut offerte. |
5822 |
En effet, vers deux heures après midi, pendant que la neige tombait à gros flocons, on entendit de longs sifflets qui venaient de l'est. Une énorme ombre, précédée d'une lueur fauve, s'avançait lentement, considérablement grandie par les brumes, qui lui donnaient un aspect fantastique. |
5823 |
Ni le mécanicien ni le chauffeur n'avaient succombé, et, après un évanouissement assez prolongé, ils étaient revenus à eux. La machine était alors arrêtée. Quand il se vit dans le désert, la locomotive seule, n'ayant plus de wagons à sa suite, le mécanicien comprit ce qui s'était passé. |
5824 |
N'importe ! Des pelletées de charbon et de bois furent engouffrées dans le foyer de sa chaudière, le feu se ranima, la pression monta de nouveau, et, vers deux heures après midi, la machine revenait en arrière vers la station de Kearney. C'était elle qui sifflait dans la brume. |
5825 |
Il voulait lutter jusqu'au bout. Cependant les voyageurs et quelques blessés – entre autres le colonel Proctor, dont l'état était grave – avaient pris place dans les wagons. On entendait les bourdonnements de la chaudière surchauffée, et la vapeur s'échappait par les soupapes. |
5826 |
Le mécanicien siffla, le train se mit en marche, et disparut bientôt, mêlant sa fumée blanche au tourbillon des neiges. L'inspecteur Fix était resté. Quelques heures s'écoulèrent. Le temps était fort mauvais, le froid très vif. Fix, assis sur un banc dans la gare, restait immobile. |
5827 |
Mrs. Aouda, malgré la rafale, quittait à chaque instant la chambre qui avait été mise à sa disposition. Elle venait à l'extrémité du quai, cherchant à voir à travers la tempête de neige, voulant percer cette brume qui réduisait l'horizon autour d'elle, écoutant si quelque bruit se ferait entendre. |
5828 |
Y avait il eu lutte, ou ces soldats, perdus dans la brume, erraient ils au hasard ? Le capitaine du fort Kearney était très inquiet, bien qu'il ne voulût rien laisser paraître de son inquiétude. La nuit vint, la neige tomba moins abondamment, mais l'intensité du froid s'accrut. |
5829 |
La nuit s'écoula ainsi. À l'aube, le disque à demi éteint du soleil se leva sur un horizon embrumé. Cependant la portée du regard pouvait s'étendre à une distance de deux milles. C'était vers le sud que Phileas Fogg et le détachement s'étaient dirigés... Le sud était absolument désert. |
5830 |
Devait il sacrifier de nouveaux hommes avec si peu de chances de sauver ceux qui étaient sacrifiés tout d'abord ? Mais son hésitation ne dura pas, et d'un geste, appelant un de ses lieutenants, il lui donnait l'ordre de pousser une reconnaissance dans le sud –, quand des coups de feu éclatèrent. |
5831 |
Les soldats se jetèrent hors du fort, et à un demi mille ils aperçurent une petite troupe qui revenait en bon ordre. Mr. Fogg marchait en tête, et près de lui Passepartout et les deux autres voyageurs, arrachés aux mains des Sioux. Il y avait eu combat à dix milles au sud de Kearney. |
5832 |
À l'arrière, une sorte de gouvernail godille permettait de diriger l'appareil. C'était, on le voit, un traîneau gréé en sloop. Pendant l'hiver, sur la plaine glacée, lorsque les trains sont arrêtés par les neiges, ces véhicules font des traversées extrêmement rapides d'une station à l'autre. |
5833 |
En quelques instants, un marché fut conclu entre Mr. Fogg et le patron de cette embarcation de terre. Le vent était bon. Il soufflait de l'ouest en grande brise. La neige était durcie, et Mudge se faisait fort de conduire Mr. Fogg en quelques heures à la station d'Omaha. |
5834 |
Il n'y avait donc pas à hésiter à tenter l'aventure. Mr. Fogg, ne voulant pas exposer Mrs. Aouda aux tortures d'une traversée en plein air, par ce froid que la vitesse rendrait plus insupportable encore, lui proposa de rester sous la garde de Passepartout à la station de Kearney. |
5835 |
Mrs. Aouda refusa de se séparer de Mr. Fogg, et Passepartout se sentit très heureux de cette détermination. En effet, pour rien au monde il n'eût voulu quitter son maître, puisque Fix devait l'accompagner. Quant à ce que pensait alors l'inspecteur de police ce serait difficile à dire. |
5836 |
Sa conviction avait elle été ébranlée par le retour de Phileas Fogg, ou bien le tenait il pour un coquin extrêmement fort, qui, son tour du monde accompli, devait croire qu'il serait absolument en sûreté en Angleterre ? Peut être l'opinion de Fix touchant Phileas Fogg était elle en effet modifiée. |
5837 |
Les voyageurs – on serait tenté de dire les passagers – y prenaient place et se serraient étroitement dans leurs couvertures de voyage. Les deux immenses voiles étaient hissées, et, sous l'impulsion du vent, le véhicule filait sur la neige durcie avec une rapidité de quarante milles à l'heure. |
5838 |
Quelle traversée ! Les voyageurs, pressés les uns contre les autres, ne pouvaient se parler. Le froid, accru par la vitesse, leur eût coupé la parole. Le traîneau glissait aussi légèrement à la surface de la plaine qu'une embarcation à la surface des eaux –, avec la houle en moins. |
5839 |
Quand la brise arrivait en rasant la terre, il semblait que le traîneau fût enlevé du sol par ses voiles, vastes ailes d'une immense envergure. Mudge, au gouvernail se maintenait dans la ligne droite, et, d'un coup de godille il rectifiait les embardées que l'appareil tendait à faire. |
5840 |
La prairie, que le traîneau coupait en ligne droite, était plate comme une mer. On eût dit un immense étang glacé. Le rail road qui desservait cette partie du territoire remontait, du sud ouest au nord ouest, par Grand Island, Columbus, ville importante du Nebraska, Schuyler, Fremont, puis Omaha. |
5841 |
Elle soufflait à courber le mât, que les haubans de fer maintenaient solidement. Ces filins métalliques, semblables aux cordes d'un instrument, résonnaient comme si un archet eût provoqué leurs vibrations. Le traîneau s'enlevait au milieu d'une harmonie plaintive, d'une intensité toute particulière. |
5842 |
Mrs. Aouda, soigneusement empaquetée dans les fourrures et les couvertures de voyage, était, autant que possible, préservée des atteintes du froid. Quant à Passepartout, la face rouge comme le disque solaire quand il se couche dans les brumes, il humait cet air piquant. |
5843 |
Mais, par on ne sait quel pressentiment, il se tint dans sa réserve accoutumée. En tout cas, une chose que Passepartout n'oublierait jamais, c'était le sacrifice que Mr. Fogg avait fait, sans hésiter, pour l'arracher aux mains des Sioux. À cela, Mr. Fogg avait risqué sa fortune et sa vie. |
5844 |
Non ! son serviteur ne l'oublierait pas ! Pendant que chacun des voyageurs se laissait aller à des réflexions si diverses, le traîneau volait sur l'immense tapis de neige. S'il passait quelques creeks, affluents ou sous affluents de la Little Blue river, on ne s'en apercevait pas. |
5845 |
Arrivés, en effet, à cette station qui, par des trains nombreux, est quotidiennement en communication avec l'est des États Unis ! Passepartout et Fix avaient sauté à terre et secouaient leurs membres engourdis. Ils aidèrent Mr. Fogg et la jeune femme à descendre du traîneau. |
5846 |
Pour aller d'Omaha à Chicago, le rail road, sous le nom de « Chicago Rock island road », court directement dans l'est en desservant cinquante stations. Un train direct était prêt à partir. Phileas Fogg et ses compagnons n'eurent que le temps de se précipiter dans un wagon. |
5847 |
Pendant la nuit, il traversait le Mississippi à Davenport, et par Rock Island, il entrait dans l'Illinois. Le lendemain, 10, à quatre heures du soir il arrivait à Chicago, déjà relevée de ses ruines, et plus fièrement assise que jamais sur les bords de son beau lac Michigan. |
5848 |
En effet, aucun des autres paquebots qui font le service direct entre l'Amérique et l'Europe, ni les transatlantiques français, ni les navires du « White Star line », ni les steamers de la Compagnie Imman, ni ceux de la ligne Hambourgeoise, ni autres, ne pouvaient servir les projets du gentleman. |
5849 |
Quant aux paquebots Imman, dont l'un, le City of Paris, mettait en mer le lendemain, il n'y fallait pas songer. Ces navires sont particulièrement affectés au transport des émigrants, leurs machines sont faibles, ils naviguent autant à la voile qu'à la vapeur, et leur vitesse est médiocre. |
5850 |
Ils employaient à cette traversée de New York à l'Angleterre plus de temps qu'il n'en restait à Mr. Fogg pour gagner son pari. De tout ceci le gentleman se rendit parfaitement compte en consultant son Bradshaw, qui lui donnait, jour par jour, les mouvements de la navigation transocéanienne. |
5851 |
Ce gentleman semblait devoir échouer dans sa dernière tentative, quand il aperçut, mouillé devant la Batterie, à une encablure au plus, un navire de commerce à hélice, de formes fines, dont la cheminée, laissant échapper de gros flocons de fumée, indiquait qu'il se préparait à appareiller. |
5852 |
Phileas Fogg héla un canot, s'y embarqua, et, en quelques coups d'aviron, il se trouvait à l'échelle de l'Henrietta, steamer à coque de fer, dont tous les hauts étaient en bois. Le capitaine de l'Henrietta était à bord. Phileas Fogg monta sur le pont et fit demander le capitaine. |
5853 |
Jusqu'ici l'argent du gentleman avait toujours eu raison des obstacles. Cette fois ci, l'argent échouait. Cependant, il fallait trouver le moyen de traverser l'Atlantique en bateau – à moins de le traverser en ballon –, ce qui eût été fort aventureux, et ce qui, d'ailleurs, n'était pas réalisable. |
5854 |
Débarquer de l'Henrietta, monter dans une voiture, se rendre à l'hôtel Saint Nicolas, en ramener Mrs. Aouda, Passepartout, et même l'inséparable Fix, auquel il offrait gracieusement le passage, cela fut fait par le gentleman avec ce calme qui ne l'abandonnait en aucune circonstance. |
5855 |
Pendant la journée, il prolongea Long Island, au large du feu de Fire Island, et courut rapidement vers l'est. Le lendemain, 13 décembre, à midi, un homme monta sur la passerelle pour faire le point. Certes, on doit croire que cet homme était le capitaine Speedy ! Pas le moins du monde. |
5856 |
Pendant les premiers jours, la navigation se fit dans d'excellentes conditions. La mer n'était pas trop dure ; le vent paraissait fixé au nord est ; les voiles furent établies, et, sous ses goélettes, l'Henrietta marcha comme un vrai transatlantique. Passepartout était enchanté. |
5857 |
Quant au capitaine Speedy, il continuait à hurler dans sa cabine, et Passepartout, chargé de pourvoir à sa nourriture, ne le faisait qu'en prenant les plus grandes précautions, quelque vigoureux qu'il fût. Mr. Fogg, lui, n'avait plus même l'air de se douter qu'il y eût un capitaine à bord. |
5858 |
Le 13, on passe sur la queue du banc de Terre Neuve. Ce sont là de mauvais parages. Pendant l'hiver surtout, les brumes y sont fréquentes, les coups de vent redoutables. Depuis la veille, le baromètre, brusquement abaissé, faisait pressentir un changement prochain dans l'atmosphère. |
5859 |
Il éprouva des mouvements de tangage très violents, et cela au détriment de sa vitesse. La brise tournait peu à peu à l'ouragan, et l'on prévoyait déjà le cas où l'Henrietta ne pourrait plus se maintenir debout à la lame. Or, s'il fallait fuir, c'était l'inconnu avec toutes ses mauvaises chances. |
5860 |
Le visage de Passepartout se rembrunit en même temps que le ciel, et, pendant deux jours, l'honnête garçon éprouva de mortelles transes. Mais Phileas Fogg était un marin hardi, qui savait tenir tête à la mer, et il fit toujours route, même sans se mettre sous petite vapeur. |
5861 |
Le 16 décembre, c'était le soixante quinzième jour écoulé depuis le départ de Londres. En somme, l'Henrietta n'avait pas encore un retard inquiétant. La moitié de la traversée était à peu près faite, et les plus mauvais parages avaient été franchis. En été, on eût répondu du succès. |
5862 |
En hiver, on était à la merci de la mauvaise saison. Passepartout ne se prononçait pas. Au fond, il avait espoir, et, si le vent faisait défaut, du moins il comptait sur la vapeur. Or, ce jour là, le mécanicien étant monté sur le pont, rencontra Mr. Fogg et s'entretint assez vivement avec lui. |
5863 |
Cela fit un effet prodigieux sur Andrew Speedy. On n'est pas Américain sans que la vue de soixante mille dollars vous cause une certaine émotion. Le capitaine oublia en un instant sa colère, son emprisonnement, tous ses griefs contre son passager. Son navire avait vingt ans. |
5864 |
Le lendemain, 19 décembre, on brûla la mâture, les dromes, les esparres. On abattit les mâts, on les débita à coups de hache. L'équipage y mettait un zèle incroyable. Passepartout, taillant, coupant, sciant, faisait l'ouvrage de dix hommes. C'était une fureur de démolition. |
5865 |
Toutefois, à dix heures du soir, le navire n'était encore que par le travers de Queenstown. Phileas Fogg n'avait plus que vingt quatre heures pour atteindre Londres ! Or, c'était le temps qu'il fallait à l'Henrietta pour gagner Liverpool, – même en marchant à toute vapeur. |
5866 |
Ces douze heures que gagnait ainsi le courrier d'Amérique, Phileas Fogg prétendait les gagner aussi. Au lieu d'arriver sur l'Henrietta, le lendemain soir, à Liverpool, il y serait à midi, et, par conséquent, il aurait le temps d'être à Londres avant huit heures quarante cinq minutes du soir. |
5867 |
Mrs. Aouda et lui étaient restés, malgré le froid, sous le péristyle de la douane. Ils ne voulaient ni l'un ni l'autre quitter la place. Ils voulaient revoir encore une fois Mr. Fogg. Quant à ce gentleman, il était bien et dûment ruiné, et cela au moment où il allait atteindre son but. |
5868 |
Cette arrestation le perdait sans retour. Arrivé à midi moins vingt à Liverpool, le 21 décembre, il avait jusqu'à huit heures quarante cinq minutes pour se présenter au Reform Club, soit neuf heures quinze minutes, – et il ne lui en fallait que six pour atteindre Londres. |
5869 |
On ne sait. Mais Phileas Fogg était là, calme, attendant... quoi ? Conservait il quelque espoir ? Croyait il encore au succès, quand la porte de cette prison était fermée sur lui ? Quoi qu'il en soit, Mr. Fogg avait soigneusement posé sa montre sur une table et il en regardait les aiguilles marcher. |
5870 |
Pas une parole ne s'échappait de ses lèvres, mais son regard avait une fixité singulière. En tout cas, la situation était terrible, et, pour qui ne pouvait lire dans cette conscience, elle se résumait ainsi : Honnête homme, Phileas Fogg était ruiné. Malhonnête homme, il était pris. |
5871 |
Eut il alors la pensée de se sauver ? Songea-t-il à chercher si ce poste présentait une issue praticable ? Pensa-t-il à fuir ? On serait tenté de le croire, car, à un certain moment, il fit le tour de la chambre. Mais la porte était solidement fermée et la fenêtre garnie de barreaux de fer. |
5872 |
Une heure sonna à l'horloge de Custom house. Mr. Fogg constata que sa montre avançait de deux minutes sur cette horloge. Deux heures ! En admettant qu'il montât en ce moment dans un express, il pouvait encore arriver à Londres et au Reform Club avant huit heures quarante cinq du soir. |
5873 |
Il alla au détective. Il le regarda bien en face, et, faisant le seul mouvement rapide qu'il eût jamais fait eût qu'il dût jamais faire de sa vie, il ramena ses deux bras en arrière, puis, avec la précision d'un automate, il frappa de ses deux poings le malheureux inspecteur. |
5874 |
Il n'avait que ce qu'il méritait. Mais aussitôt Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Passepartout quittèrent la douane. Ils se jetèrent dans une voiture, et, en quelques minutes, ils arrivèrent à la gare de Liverpool. Phileas Fogg demanda s'il y avait un express prêt à partir pour Londres. |
5875 |
Il était deux heures quarante... L'express était parti depuis trente cinq minutes. Phileas Fogg commanda alors un train spécial. Il y avait plusieurs locomotives de grande vitesse en pression ; mais, attendu les exigences du service, le train spécial ne put quitter la gare avant trois heures. |
5876 |
Il fallait franchir en cinq heures et demie la distance qui sépare Liverpool de Londres –, chose très faisable, quand la voie est libre sur tout le parcours. Mais il y eut des retards forcés, et, quand le gentleman arriva à la gare, neuf heures moins dix sonnaient à toutes les horloges de Londres. |
5877 |
Aucun changement ne s'était produit à l'extérieur. En effet, après avoir quitté la gare, Phileas Fogg avait donné à Passepartout l'ordre d'acheter quelques provisions, et il était rentré dans sa maison. Ce gentleman avait reçu avec son impassibilité habituelle le coup qui le frappait. |
5878 |
Après tant de dépenses faites, ce pari gagné ne l'eût pas enrichi sans doute, et il est probable qu'il n'avait pas cherché à s'enrichir – étant de ces hommes qui parient pour l'honneur –, mais ce pari perdu le ruinait totalement. Au surplus, le parti du gentleman était pris. |
5879 |
La jeune femme était désespérée. À certaines paroles prononcées par Mr. Fogg, elle avait compris que celui ci méditait quelque projet funeste. On sait, en effet, à quelles déplorables extrémités se portent quelquefois ces Anglais monomanes sous la pression d'une idée fixe. |
5880 |
Mais, tout d'abord, l'honnête garçon était monté dans sa chambre et avait éteint le bec qui brûlait depuis quatre vingts jours. Il avait trouvé dans la boîte aux lettres une note de la Compagnie du gaz, et il pensa qu'il était plus que temps d'arrêter ces frais dont il était responsable. |
5881 |
Le soir seulement, il demanderait à Mrs. Aouda la permission de l'entretenir pendant quelques instants. Passepartout, ayant communication du programme de la journée, n'avait plus qu'à s'y conformer. Il regardait son maître toujours impassible, et il ne pouvait se décider à quitter sa chambre. |
5882 |
Et pourquoi ce gentleman se fût il présenté au Reform Club ? Ses collègues ne l'y attendaient plus. Puisque, la veille au soir, à cette date fatale du samedi 21 décembre, à huit heures quarante cinq, Phileas Fogg n'avait pas paru dans le salon du Reform Club, son pari était perdu. |
5883 |
Parfois, il songeait à Fix, mais un revirement s'était fait dans son esprit. Il n'en voulait plus à l'inspecteur de police. Fix s'était trompé comme tout le monde à l'égard de Phileas Fogg, et, en le filant, en l'arrêtant, il n'avait fait que son devoir, tandis que lui. |
5884 |
Cette pensée l'accablait, et il se tenait pour le dernier des misérables. Quand, enfin, Passepartout se trouvait trop malheureux d'être seul, il frappait à la porte de Mrs. Aouda, il entrait dans sa chambre, il s'asseyait dans un coin sans mot dire, et il regardait la jeune femme toujours pensive. |
5885 |
Il y avait comme un reflet inaccoutumé dans ses yeux, comme un tremblement sur ses lèvres. Mrs. Aouda le regardait. La sincérité, la droiture, la fermeté et la douceur de ce beau regard d'une noble femme qui ose tout pour sauver celui auquel elle doit tout, l'étonnèrent d'abord, puis le pénétrèrent. |
5886 |
Mr. Fogg tenait encore dans sa main la main de Mrs. Aouda. Passepartout comprit, et sa large face rayonna comme le soleil au zénith des régions tropicales. Mr. Fogg lui demanda s'il ne serait pas trop tard pour aller prévenir le révérend Samuel Wilson, de la paroisse de Mary le Bone. |
5887 |
Quel effet, quel bruit dans les journaux ! Tous les parieurs pour ou contre, qui avaient déjà oublié cette affaire, ressuscitèrent comme par magie. Toutes les transactions redevenaient valables. Tous les engagements revivaient, et, il faut le dire, les paris reprirent avec une nouvelle énergie. |
5888 |
Et le samedi 21 décembre, à huit heures quarante cinq du soir, allait il apparaître, comme le dieu de l'exactitude, sur le seuil du salon du Reform Club ? Il faut renoncer à peindre l'anxiété dans laquelle, pendant trois jours, vécut tout ce monde de la société anglaise. |
5889 |
On lança des dépêches en Amérique, en Asie, pour avoir des nouvelles de Phileas Fogg ! On envoya matin et soir observer la maison de Saville row,.. Rien. La police elle même ne savait plus ce qu'était devenu le détective Fix, qui s'était si malencontreusement jeté sur une fausse piste. |
5890 |
Ce qui n'empêcha pas les paris de s'engager de nouveau sur une plus vaste échelle. Phileas Fogg, comme un cheval de course, arrivait au dernier tournant. On ne le cotait plus à cent, mais à vingt, mais à dix, mais à cinq, et le vieux paralytique, Lord Albermale, le prenait, lui, à égalité. |
5891 |
On discutait, on disputait, on criait les cours du « Phileas Fogg », comme ceux des fonds anglais. Les policemen avaient beaucoup de peine à contenir le populaire, et à mesure que s'avançait l'heure à laquelle devait arriver Phileas Fogg, l'émotion prenait des proportions invraisemblables. |
5892 |
Le vaste salon du club était tranquille. Mais, au dehors, on entendait le brouhaha de la foule, que dominaient parfois des cris aigus. Le balancier de l'horloge battait la seconde avec une régularité mathématique. Chaque joueur pouvait compter les divisions sexagésimales qui frappaient son oreille. |
5893 |
Ils comptaient les secondes ! À la quarantième seconde, rien. À la cinquantième, rien encore ! À la cinquante cinquième, on entendit comme un tonnerre au dehors, des applaudissements, des hurrahs, et même des imprécations, qui se propagèrent dans un roulement continu. Les joueurs se levèrent. |
5894 |
Phileas Fogg en personne. On se rappelle qu'à huit heures cinq du soir – vingt cinq heures environ après l'arrivée des voyageurs à Londres –, Passepartout avait été chargé par son maître de prévenir le révérend Samuel Wilson au sujet d'un certain mariage qui devait se conclure le lendemain même. |
5895 |
Voici la raison de cette erreur. Elle est fort simple. Phileas Fogg avait, « sans s'en douter », gagné un jour sur son itinéraire, – et cela uniquement parce qu'il avait fait le tour du monde en allant vers lest, et il eût, au contraire, perdu ce jour en allant en sens inverse, soit vers louest. |
5896 |
Le Duncan, nouvellement construit, était venu faire ses essais à quelques milles au dehors du golfe de la Clyde, et cherchait à rentrer à Glasgow ; déjà l'île d'Arran se relevait à l'horizon, quand le matelot de vigie signala un énorme poisson qui s'ébattait dans le sillage du yacht. |
5897 |
Puis il envoya prévenir lady Helena, qui le rejoignit sur la dunette, fort tentée vraiment par cette pêche émouvante. La mer était magnifique ; on pouvait facilement suivre à sa surface les rapides évolutions du squale, qui plongeait ou s'élançait avec une surprenante vigueur. |
5898 |
John Mangles donna ses ordres. Les matelots jetèrent par dessus les bastingages de tribord une forte corde, munie d'un émerillon amorcé avec un épais morceau de lard. Le requin, bien qu'il fût encore à une distance de cinquante yards, sentit l'appât offert à sa voracité. |
5899 |
Aussitôt il «se ferra» lui même en donnant une violente secousse au câble, et les matelots halèrent le monstrueux squale au moyen d'un palan frappé à l'extrémité de la grande vergue. Le requin se débattit violemment, en se voyant arracher de son élément naturel. Mais on eut raison de sa violence. |
5900 |
Le requin haletait encore ; il avait dix pieds de long et pesait plus de six cents livres. Cette dimension et ce poids n'ont rien d'extraordinaire ; mais si le balance fish n'est pas classé parmi les géants de l'espèce, du moins compte-t-il au nombre des plus redoutables. |
5901 |
Bientôt ses débris tombèrent sur la table, et l'on aperçut plusieurs fragments de papier adhérents les uns aux autres. Glenarvan les retira avec précaution, les sépara, et les étala devant ses yeux, pendant que lady Helena, le major et le capitaine se pressaient autour de lui. |
5902 |
Quant aux deux derniers mots, ils s'expliquent sans difficultés. Bringt ihnen signifie portez leur, et si on les rapproche du mot anglais situé comme eux sur la septième ligne du premier document, je veux dire du mot assistance, la phrase portez leur secours se dégage toute seule. |
5903 |
Je vois d'abord, dès les premières lettres, qu'il s'agit d'un trois mâts, dont le nom, grâce aux documents anglais et français, nous est entièrement conservé : le Britannia. Des deux mots suivants gonie et austral, le dernier seul a une signification que vous comprenez tous. |
5904 |
Il est évident que chacun d'eux était la traduction littérale des autres, car ils contiennent tous le même nombre de lignes. Il faut donc maintenant les réunir, les traduire en une seule langue, et chercher leur sens le plus probable, le plus logique et le plus explicite. |
5905 |
Voilà son histoire tout entière dans ces restes de mots qui semblaient indéchiffrables. Vous voyez, mes amis, que la part est belle des choses que nous pouvions conjecturer. Quant à celles que nous ne savons pas, elles se réduisent à une seule, au degré de longitude qui nous manque. |
5906 |
À l'époque où s'accomplit la révolution sociale en écosse, grand nombre de vassaux furent chassés, qui ne pouvaient payer de gros fermages aux anciens chefs de clans. Les uns moururent de faim ; ceux ci se firent pêcheurs ; d'autres émigrèrent. C'était un désespoir général. |
5907 |
Seuls entre tous, les Glenarvan crurent que la fidélité liait les grands comme les petits, et ils demeurèrent fidèles à leurs tenanciers. Pas un ne quitta le toit qui l'avait vu naître ; nul n'abandonna la terre où reposaient ses ancêtres ; tous restèrent au clan de leurs anciens seigneurs. |
5908 |
Lord Glenarvan possédait une fortune immense ; il l'employait à faire beaucoup de bien ; sa bonté l'emportait encore sur sa générosité, car l'une était infinie, si l'autre avait forcément des bornes. Le seigneur de Luss, «le laird» de Malcolm, représentait son comté à la chambre des lords. |
5909 |
Il comprit que la pauvre fille ferait une vaillante femme ; il l'épousa. Miss Helena avait vingt deux ans ; c'était une jeune personne blonde, aux yeux bleus comme l'eau des lacs écossais par un beau matin du printemps. Son amour pour son mari l'emportait encore sur sa reconnaissance. |
5910 |
Pas un mot non plus ne fut dit touchant la captivité probable du capitaine Grant chez les indiens de l'Amérique méridionale. À quoi bon attrister ces pauvres enfants sur la situation de leur père et diminuer l'espérance qu'ils venaient de concevoir ? Cela ne changeait rien aux choses. |
5911 |
C'était un hardi marin que le capitaine Grant, un homme sachant bien son métier, bon navigateur et bon négociant tout à la fois, réunissant ainsi une double aptitude précieuse aux skippers de la marine marchande. Il habitait la ville de Dundee, dans le comté de Perth, en écosse. |
5912 |
Ce fut dans ces circonstances là que mourut la vieille cousine d'Harry Grant, et les deux enfants restèrent seuls au monde. Mary Grant avait alors quatorze ans ; son âme vaillante ne recula pas devant la situation qui lui était faite, et elle se dévoua tout entière à son frère encore enfant. |
5913 |
Les deux enfants vivaient donc à Dundee dans cette situation touchante d'une misère noblement acceptée, mais vaillamment combattue. Mary ne songeait qu'à son frère, et rêvait pour lui quelque heureux avenir. Pour elle, hélas ! Le Britannia était à jamais perdu, et son père mort, bien mort. |
5914 |
Pendant cette conversation, la nuit était tout à fait venue. Lady Helena, tenant compte de la fatigue des deux enfants, ne voulut pas prolonger plus longtemps cet entretien. Mary Grant et Robert furent conduits dans leurs chambres, et s'endormirent en rêvant à un meilleur avenir. |
5915 |
Lord Glenarvan rentrait à Malcolm Castle de toute la vitesse de ses chevaux. Presque aussitôt lady Helena, accompagnée du major, parut dans la cour, et vola au devant de son mari. Celui ci semblait triste, désappointé, furieux. Il serrait sa femme dans ses bras et se taisait. |
5916 |
Mais puisque lady Helena demandait à partir elle même, toute hésitation cessait. Les serviteurs du château avaient salué de leurs cris cette proposition ; il s'agissait de sauver des frères, des écossais comme eux, et lord Glenarvan s'unit cordialement aux hurrahs qui acclamaient la dame de Luss. |
5917 |
Eût il dû faire le métier de mousse, comme Nelson et Franklin, il se serait embarqué sur le Duncan. Le moyen de résister à un pareil petit bonhomme ! On n'essaya pas. Il fallut même consentir «à lui refuser» la qualité de passager, car, mousse, novice ou matelot, il voulait servir. |
5918 |
Le Scotia, vu sa taille, avait le droit de considérer le Duncan comme un simple fly boat. Cependant tout l'intérêt se concentrait sur le yacht de lord Glenarvan, et s'accroissait de jour en jour. En effet, le moment du départ approchait, John Mangles s'était montré habile et expéditif. |
5919 |
Lord Glenarvan, dès que son projet fut connu, n'avait pas été sans recevoir quelques observations sur les fatigues et les dangers du voyage ; mais il n'en tint aucun compte, et il se disposa à quitter Malcolm Castle. D'ailleurs, beaucoup le blâmaient qui l'admiraient sincèrement. |
5920 |
Une foule immense les accompagnait. Là, dans la grande nef, pleine de tombes comme un cimetière, le révérend Morton implora les bénédictions du ciel et mit l'expédition sous la garde de la providence. Il y eut un moment où la voix de Mary Grant s'éleva dans la vieille église. |
5921 |
La jeune fille priait pour ses bienfaiteurs et versait devant Dieu les douces larmes de la reconnaissance. Puis, l'assemblée se retira sous l'empire d'une émotion profonde. À onze heures, chacun était rentré à bord. John Mangles et l'équipage s'occupaient des derniers préparatifs. |
5922 |
Lady Helena et Mary Grant purent dès l'aube rejoindre sur le pont lord Glenarvan, le major et le capitaine. Le lever du soleil fut magnifique. L'astre du jour, semblable à un disque de métal doré par les procédés Ruolz, sortait de l'océan comme d'un immense bain voltaïque. |
5923 |
L'agitation de cet inconnu contrastait singulièrement avec la placidité du major ; il tournait autour de mac Nabbs, il le regardait, il l'interrogeait des yeux, sans que celui ci s'inquiétât de savoir d'où il venait, où il allait, pourquoi il se trouvait à bord du Duncan. |
5924 |
Olbinett, mon ami, répondit l'étranger de la cabine numéro six, il faut penser au déjeuner, et vivement. Voilà trente six heures que je n'ai mangé, ou plutôt trente six heures que je n'ai que dormi, ce qui est pardonnable à un homme venu tout d'une traite de Paris à Glasgow. |
5925 |
Puis, dégringolant l'escalier de la dunette, il se précipita vers sa cabine. Dès que l'infortuné savant eut disparu, personne à bord, sauf le major, ne put garder son sérieux, et le rire gagna jusqu'aux matelots. Se tromper de railway ! Bon ! Prendre le train d'Édimbourg pour celui de Dumbarton. |
5926 |
Et il avait raison de sourire. Les Canaries sont peu éloignées de Madère. Deux cent cinquante milles à peine séparent les deux groupes, distance insignifiante pour un aussi bon marcheur que le Duncan. Le 31 août, à deux heures du soir, John Mangles et Paganel se promenaient sur la dunette. |
5927 |
Un grand génie, ce Humboldt ! Il a fait l'ascension de cette montagne ; il en a donné une description qui ne laisse rien à désirer ; il en a reconnu les cinq zones : la zone des vins, la zone des lauriers, la zone des pins, la zone des bruyères alpines, et enfin la zone de la stérilité. |
5928 |
C'est au sommet du piton même qu'il a posé le pied, et là, il n'avait même pas la place de s'asseoir. Du haut de la montagne, sa vue embrassait un espace égal au quart de l'Espagne. Puis il a visité le volcan jusque dans ses entrailles, et il a atteint le fond de son cratère éteint. |
5929 |
Le temps vint alors à changer. C'était l'atmosphère humide et pesante de la saison des pluies, «le tempo das aguas», suivant l'expression espagnole, saison pénible aux voyageurs, mais utile aux habitants des îles africaines, qui manquent d'arbres, et conséquemment qui manquent d'eau. |
5930 |
Lady Helena ne put donner suite à son projet de visiter la ville ; l'embarquement du charbon ne se faisait pas sans de grandes difficultés. Les passagers du Duncan se virent donc consignés sous la dunette, pendant que la mer et le ciel mêlaient leurs eaux dans une inexprimable confusion. |
5931 |
Les îles du Cap Vert ne sont pas très fréquentées des navires pendant la saison des pluies. Mais vous pourrez employer votre temps d'une façon utile. Cet archipel est encore peu connu ; en topographie, en climatologie, en ethnographie, en hypsométrie, il y a beaucoup à faire. |
5932 |
De plus, ayant découvert toute une cargaison de livres fort dépareillés dans les coffres du second, et parmi eux un certain nombre d'ouvrages espagnols, Paganel résolut d'apprendre la langue de Cervantes, que personne ne savait à bord. Cela devait faciliter ses recherches sur le littoral chilien. |
5933 |
Aussi étudiait il avec acharnement, et on l'entendait marmotter incessamment des syllabes hétérogènes. Pendant ses loisirs, il ne manquait pas de donner une instruction pratique au jeune Robert, et il lui apprenait l'histoire de ces côtes dont le Duncan s'approchait si rapidement. |
5934 |
Paganel racontait l'histoire de l'Amérique, et pour arriver aux grands navigateurs, dont le yacht suivait alors la route, il remonta à Christophe Colomb ; puis il finit en disant que le célèbre génois était mort sans savoir qu'il avait découvert un nouveau monde. Tout l'auditoire se récria. |
5935 |
Je ne veux pas diminuer la gloire de Colomb, mais le fait est acquis. À la fin du quinzième siècle, les esprits n'avaient qu'une préoccupation : faciliter les communications avec l'Asie, et chercher l'orient par les routes de l'occident ; en un mot, aller par le plus court «au pays des épices». |
5936 |
Voyez, mes amis, nous avons coupé l'équateur à l'endroit même où Pinzon le passa dans la dernière année du quinzième siècle, et nous approchons de ce huitième degré de latitude australe sous lequel il accosta les terres du Brésil. Un an après, le portugais Cabral descendit jusqu'au port Séguro. |
5937 |
Quelques négociants voulurent donc lutter contre ce monopole, en découvrant un autre détroit, et de ce nombre fut un certain Isaac Lemaire, homme intelligent et instruit. Il fit les frais d'une expédition commandée par son neveu, Jacob Lemaire, et Shouten, un bon marin, originaire de Horn. |
5938 |
Il voit les terres se former peu à peu sous ses regards, île par île, promontoire par promontoire, et, pour ainsi dire, émerger du sein des flots ! D'abord, les lignes terminales sont vagues, brisées, interrompues ! Ici un cap solitaire, là une baie isolée, plus loin un golfe perdu dans l'espace. |
5939 |
Jacques Paganel ne voulait perdre ni un point de vue, ni un détail du détroit. La traversée devait durer trente six heures à peine, et ce panorama mouvant des deux rives valait bien la peine que le savant s'imposât de l'admirer sous les splendides clartés du soleil austral. |
5940 |
Bientôt des ruines apparurent, et quelques écroulements auxquels la nuit prêtait un aspect grandiose, triste reste d'une colonie abandonnée, dont le nom protestera éternellement contre la fertilité de ces côtes et la richesse de ces forêts giboyeuses. Le Duncan passait devant le Port Famine. |
5941 |
Il passa à l'ouvert de la baie Saint Nicolas, autrefois la baie des français, ainsi nommée par Bougainville ; au loin, se jouaient des troupeaux de phoques et de baleines d'une grande taille, à en juger par leurs jets, qui étaient visibles à une distance de quatre milles. |
5942 |
Au cap Tamar, le détroit s'élargit ; le yacht put prendre du champ pour tourner la côte accore des îles Narborough et se rapprocha des rivages du sud. Enfin, trente six heures après avoir embouqué le détroit, il vit surgir le rocher du cap Pilares sur l'extrême pointe de la terre de la désolation. |
5943 |
Le ciel de ce pays n'a pas un nuage de novembre à mars, et le vent du sud règne invariablement le long des côtes abritées par la chaîne des Andes. John Mangles, suivant les ordres d'Edward Glenarvan, avait serré de près l'archipel des Chiloé et les innombrables débris de tout ce continent américain. |
5944 |
Quelque épave, un espars brisé, un bout de bois travaillé de la main des hommes, pouvaient mettre le Duncan sur les traces du naufrage ; mais on ne vit rien, et le yacht, continuant sa route, mouilla dans le port de Talcahuano, quarante deux jours après avoir quitté les eaux brumeuses de la Clyde. |
5945 |
Souvent pillée par les indigènes, incendiée en 1819, désolée, ruinée, ses murs encore noircis par la flamme des dévastations, éclipsée déjà par Talcahuano, elle comptait à peine huit mille âmes. Sous le pied paresseux des habitants, ses rues se transformaient en prairies. |
5946 |
Quant à la question de savoir si le trois mâts Britannia avait fait côte vers le trente septième parallèle le long des rivages chiliens ou araucaniens, elle fut résolue négativement. Aucun rapport sur un événement de cette nature n'était parvenu ni au consul, ni à ses collègues des autres nations. |
5947 |
Vaines recherches. Les enquêtes les plus minutieuses faites chez les populations riveraines ne produisirent pas de résultat. Il fallut en conclure que le Britannia n'avait laissé aucune trace de son naufrage. Glenarvan instruisit alors ses compagnons de l'insuccès de ses démarches. |
5948 |
Lady Helena consolait, non par ses paroles, – qu'aurait elle pu dire ? – mais par ses caresses, les deux enfants du capitaine. Jacques Paganel avait repris le document, et il le considérait avec une profonde attention, comme s'il eût voulu lui arracher de nouveaux secrets. |
5949 |
Descendons au milieu des pampas. Les fleuves, les rivières, les cours d'eau manquent ils à ces régions ? Non. Voici le Rio Negro, voici le Rio Colorado, voici leurs affluents coupés par le trente septième degré de latitude, et qui tous ont pu servir au transport du document. |
5950 |
Dans ce dernier cas, nous le délivrerons. Dans l'autre, après avoir reconnu sa situation, nous rejoignons le Duncan sur la côte orientale, nous gagnons Buenos Ayres, et là, un détachement organisé par le major Mac Nabbs aura raison de tous les indiens des provinces argentines. |
5951 |
Mais les indiens ne sont pas des anthropophages ! Loin de là. Un de mes compatrio tes, que j'ai connu à la société de géographie, M Guinnard, est resté pendant trois ans prisonnier des indiens des pampas. Il a souffert, il a été fort maltraité, mais enfin il est sorti victorieux de cette épreuve. |
5952 |
Les préparatifs commencèrent le jour même. On résolut de tenir l'expédition secrète, pour ne pas donner l'éveil aux indiens. Le départ fut fixé au 14 octobre. Quand il s'agit de choisir les matelots destinés à débarquer, tous offrirent leurs services, et Glenarvan n'eut que l'embarras du choix. |
5953 |
C'est ce qui eut lieu, et le second, Tom Austin, Wilson, un vigoureux gaillard, et Mulrady, qui eût défié à la boxe Tom Sayers lui même, n'eurent point à se plaindre de la chance. Glenarvan avait déployé une extrême activité dans ses préparatifs. Il voulait être prêt au jour indiqué, et il le fut. |
5954 |
Il tenait à devancer les voyageurs sur la côte argentine. De là, une véritable rivalité entre Glenarvan et le jeune capitaine, qui tourna au profit de tous. En effet, le 14 octobre, à l'heure dite, chacun était prêt. Au moment du départ, les passagers du yacht se réunirent dans le carré. |
5955 |
Les péons allaient à pied, suivant leur habitude. Cette traversée de l'Amérique méridionale devait donc s'exécuter dans les conditions les meilleures, au point de vue de la sûreté et de la célérité. Ce n'est pas un voyage ordinaire que ce passage à travers la chaîne des Andes. |
5956 |
On ne peut l'entreprendre sans employer ces robustes mulets dont les plus estimés sont de provenance argentine. Ces excellentes bêtes ont acquis dans le pays un développement supérieur à celui de la race primitive. Elles sont peu difficiles sur la question de nourriture. |
5957 |
Cette selle est faite de «pelions», peaux de moutons tannées d'un côté et garnies de laine de l'autre, que maintiennent de larges sangles luxueusement brodées. Un voyageur roulé dans ces chaudes couvertures brave impunément les nuits humides et dort du meilleur sommeil. |
5958 |
Paganel et Robert, deux enfants, – un grand et un petit, – ne se sentirent pas de joie, quand ils introduisirent leur tête à travers le puncho national, vaste tartan percé d'un trou à son centre, et leurs jambes dans des bottes de cuir faites de la patte de derrière d'un jeune cheval. |
5959 |
Il fallait voir leur mule richement harnachée, ayant à la bouche le mors arable, la longue bride en cuir tressé servant de fouet, la têtière enjolivée d'ornements de métal, et les «alforjas», doubles sacs en toile de couleur éclatante qui contenaient les vivres du jour. |
5960 |
Paganel, toujours distrait, faillit recevoir trois ou quatre ruades de son excellente monture au moment de l'enfourcher. Une fois en selle, son inséparable longue vue en bandoulière, les pieds cramponnés aux étriers, il se confia à la sagacité de sa bête et n'eut pas lieu de s'en repentir. |
5961 |
Quant au jeune Robert, il montra dès ses débuts de remarquables dispositions à devenir un excellent cavalier. On partit. Le temps était superbe, le ciel d'une limpidité parfaite, et l'atmosphère suffisamment rafraîchie par les brises de la mer, malgré les ardeurs du soleil. |
5962 |
La petite troupe suivit d'un pas rapide les sinueux rivages de la baie de Talcahuano, afin de gagner à trente milles au sud l'extrémité du parallèle. On marcha rapidement pendant cette première journée à travers les roseaux d'anciens marais desséchés, mais on parla peu. |
5963 |
Tous se taisaient, à l'exception de Paganel ; ce studieux géographe se posait à lui même des questions en espagnol, et se répondait dans cette langue nouvelle. Le catapaz, au surplus, était un homme assez taciturne, et que sa profession n'avait pas dû rendre bavard. Il parlait à peine à ses péons. |
5964 |
Arauco est la capitale de l'Araucanie, un état long de cent cinquante lieues, large de trente, habité par les molouches, ces fils aînés de la race chilienne chantés par le poète Ercilla. Race fière et forte, la seule des deux Amériques qui n'ait jamais subi une domination étrangère. |
5965 |
Tandis que l'on préparait le souper, Glenarvan, Paganel et le catapaz se promenèrent entre les maisons coiffées de chaumes. Sauf une église et les restes d'un couvent de franciscains, Arauco n'offrait rien de curieux. Glenarvan tenta de recueillir quelques renseignements qui n'aboutirent pas. |
5966 |
Le major le pria de vouloir bien faire connaître le nom de ce souverain. Jacques Paganel nomma fièrement le brave M De Tonneins, un excellent homme, ancien avoué de Périgueux, un peu trop barbu, et qui avait subi ce que les rois détrônés appellent volontiers «l'ingratitude de leurs sujets». |
5967 |
Deux rivières pendant cette journée barrèrent la route aux voyageurs, le Rio De Raque et le Rio De Tubal. Mais le catapaz découvrit un gué qui permit de passer outre. La chaîne des Andes se déroulait à l'horizon, enflant ses croupes et multipliant ses pics vers le nord. |
5968 |
À quatre heures du soir, après un trajet de trente cinq milles, on s'arrêta en pleine campagne sous un bouquet de myrtes géants. Les mules furent débridées, et allèrent paître en liberté l'herbe épaisse de la prairie. Les alforjas fournirent la viande et le riz accoutumés. |
5969 |
Puisque le temps devenait si favorable, puisque tous les voyageurs, sans en excepter Robert, se maintenaient en bonne santé, puisqu'enfin ce voyage débutait sous de si heureux auspices, il fallait en profiter et pousser en avant comme un joueur «pousse dans la veine». C'était l'avis de tous. |
5970 |
La journée suivante, on marcha vivement, on franchit sans accident le rapide de Bell et le soir, en campant sur les bords du Rio Biobio, qui sépare le Chili espagnol du Chili indépendant, Glenarvan put encore inscrire trente cinq milles de plus à l'actif de l'expédition. |
5971 |
Quelques animaux se tenaient tapis dans les fourrés. Mais d'indigènes, on voyait peu. À peine quelques «guassos», enfants dégénérés des indiens et des espagnols galopant sur des chevaux ensanglantés par l'éperon gigantesque qui chaussait leur pied nu et passant comme des ombres. |
5972 |
Il ne fallait rien de moins qu'un rappel sévère de Glenarvan pour maintenir le jeune garçon à son poste de marche. Le pays devint alors plus accidenté ; quelques ressauts de terrains indiquaient de prochaines montagnes ; les rio s se multipliaient, en obéissant bruyamment aux caprices des pentes. |
5973 |
Lorsque Glenarvan interrogeait le catapaz sur une particularité du pays, son savant compagnon devançait toujours la réponse du guide. Le catapaz le regardait d'un air ébahi. Ce jour là même, vers dix heures, une route se présenta, qui coupait la ligne suivie jusqu'alors. |
5974 |
On montait suivant une pente presque insensible. Vers onze heures, il fallut contourner les bords d'un petit lac, réservoir naturel et rendez vous pittoresque de tous les rio s du voisinage ; ils y arrivaient en murmurant et s'y confondaient dans une limpide tranquillité. |
5975 |
À une heure, le fort Ballenare apparut sur un roc à pic qu'il couronnait de ses courtines démantelées. On passa outre. Les pentes devenaient déjà raides, pierreuses, et les cailloux, détachés par le sabot des mules, roulaient sous leurs pas en formant de bruyantes cascades de pierres. |
5976 |
Souvent aussi, les capricieuses sinuosités du sentier ramenaient la colonne sur deux lignes parallèles, et le catapaz pouvait parler aux péons, tandis qu'une crevasse, large de deux toises à peine, mais profonde de deux cents, creusait entre eux un infranchissable abîme. |
5977 |
Les approches du volcan d'Antuco se reconnaissaient à quelques traînées de lave d'une couleur ferrugineuse et hérissées de cristaux jaunes en forme d'aiguilles. Les rocs, entassés les uns sur les autres, et prêts à choir, se tenaient contre toutes les lois de l'équilibre. |
5978 |
Glenarvan suivait son guide pas à pas ; il comprenait, il sentait son embarras croissant avec les difficultés du chemin ; il n'osait l'interroger et pensait, non sans raison peut être, qu'il en est des muletiers comme de l'instinct des mulets et qu'il vaut mieux s'en rapporter à lui. |
5979 |
Pendant une heure encore, le catapaz erra pour ainsi dire à l'aventure, mais toujours en gagnant des zones plus élevées de la montagne. Enfin il fut forcé de s'arrêter court. On se trouvait au fond d'une vallée de peu de largeur, une de ces gorges étroites que les indiens appellent «quebradas». |
5980 |
De quoi s'agit il, après tout ? De franchir une chaîne de montagnes, dont les versants opposés offrent une descente incomparablement plus facile ! Cela fait, nous trouverons les baqueanos argentins qui nous guideront à travers les pampas, et des chevaux rapides habitués à galoper dans les plaines. |
5981 |
Ces deux braves écossais se multiplièrent ; maintes fois, sans leur dévouement et leur courage, la petite troupe n'aurait pu passer. Glenarvan ne perdait pas de vue le jeune Robert, que son âge et sa vivacité portaient aux imprudences. Paganel, lui, s'avançait avec une furie toute française. |
5982 |
Cela n'est pas certain. Peut être s'imaginait il descendre. À cinq heures du matin, les voyageurs avaient atteint une hauteur de sept mille cinq cents pieds, déterminée par une observation barométrique. Ils se trouvaient alors sur les plateaux secondaires, dernière limite de la région arborescente. |
5983 |
C'était le chinchilla, petit rongeur doux et craintif, riche en fourrure, qui tient le milieu entre le lièvre et la gerboise, et auquel ses pattes de derrière donnent l'apparence d'un kangourou. Rien de charmant à voir comme ce léger animal courant sur la cime des arbres à la façon d'un écureuil. |
5984 |
À neuf mille pieds, sur la limite des neiges perpétuelles, vivaient encore, et par troupes, des ruminants d'une incomparable beauté, l'alpaga au pelage long et soyeux, puis cette sorte de chèvre sans cornes, élégante et fière, dont la laine est fine, et que les naturalistes ont nommée vigogne. |
5985 |
Mais il ne fallait pas songer à l'approcher, et c'est à peine s'il était donné de la voir ; elle s'enfuyait, on pourrait dire à tire d'aile, et glissait sans bruit sur les tapis éblouissants de blancheur. À cette heure, l'aspect des régions était entièrement métamorphosé. |
5986 |
De grands blocs de glace éclatants, d'une teinte bleuâtre dans certains escarpements, se dressaient de toutes parts et réfléchissaient les premiers rayons du jour. L'ascension devint très périlleuse alors. On ne s'aventurait plus sans sonder attentivement pour reconnaître les crevasses. |
5987 |
Çà et là, quelques pics de porphyre ou de basalte trouaient le suaire blanc comme les os d'un squelette, et, par instants, des fragments de quartz ou de gneiss, désunis sous l'action de l'air, s'éboulaient avec un bruit mat, qu'une atmosphère peu dense rendait presque imperceptible. |
5988 |
Cependant, la petite troupe, malgré son courage, était à bout de forces. Glenarvan, voyant l'épuisement de ses compagnons, regrettait de s'être engagé si avant dans la montagne. Le jeune Robert se raidissait contre la fatigue, mais il ne pouvait aller plus loin. À trois heures, Glenarvan s'arrêta. |
5989 |
Quelle que fût la volonté de ces hommes courageux, le moment vint donc où les plus vaillants défaillirent, et le vertige, ce terrible mal des montagnes, détruisit non seulement leurs forces physiques, mais aussi leur énergie morale. On ne lutte pas impunément contre des fatigues de ce genre. |
5990 |
Le froid piquait vivement malgré le calme absolu de l'atmosphère. Le bleu du ciel s'assombrissait déjà, et le soleil effleurait de ses derniers rayons les hauts pics des plateaux andins. Paganel, ayant emporté son baromètre, le consulta, et vit que le mercure se maintenait à 0, 495 millimètres. |
5991 |
Ils occupaient alors le sommet des nevados de la Cordillère, et dominaient un espace de quarante milles carrés. À l'est, les versants s'abaissaient en rampes douces par des pentes praticables sur lesquelles les péons se laissent glisser pendant l'espace de plusieurs centaines de toises. |
5992 |
Déjà la vallée du Colorado se noyait dans une ombre montante, produite par l'abaissement du soleil ; les reliefs du terrain, les saillies, les aiguilles, les pics, éclairés par ses rayons, s'éteignaient graduellement, et l'assombrissement se faisait peu à peu sur tout le versant oriental des Andes. |
5993 |
Mais au sud, au contraire, le spectacle devenait splendide, et, avec la nuit tombante, il allait prendre de sublimes proportions. En effet, le regard s'enfonçant dans la vallée sauvage du Torbido, dominait l'Antuco, dont le cratère béant se creusait à deux milles de là. |
5994 |
Un immense éclat, qui s'accroissait d'instant en instant, une déflagration éblouissante emplissait ce vaste circuit de ses réverbérations intenses, tandis que le soleil, dépouillé peu à peu de ses lueurs crépusculaires, disparaissait comme un astre éteint dans les ombres de l'horizon. |
5995 |
Le bois manquait, il est vrai ; heureusement, un lichen maigre et sec revêtait les rocs ; on en fit une ample provision, ainsi que d'une certaine plante nommée «ilaretta», dont la racine pouvait brûler suffisamment. Ce précieux combustible rapporté à la casucha, on l'entassa dans le foyer. |
5996 |
La nuit était venue, sombre et constellée. La lune ne montrait pas encore le disque à demi rongé de sa dernière phase. Les sommets du nord et de l'est disparaissaient dans les ténèbres, et le regard ne percevait plus que la silhouette fantastique de quelques rocs dominants. |
5997 |
Que se passait il ? Soudain, une avalanche furieuse arriva, mais une avalanche d'êtres animés et fous de terreur. Tout le plateau sembla s'agiter. De ces animaux, il en venait des centaines, des milliers peut être, qui, malgré la raréfaction de l'air, produisaient un vacarme assourdissant. |
5998 |
En ce moment la détonation d'une arme à feu éclata. Le major avait tiré au jugé. Il lui sembla qu'un animal tombait à quelques pas de lui, tandis que toute la bande, emportée par son irrésistible élan et redoublant ses clameurs, disparaissait sur les pentes éclairées par la réverbération du volcan. |
5999 |
Seul, Glenarvan ne dormit pas. De secrètes inquiétudes le tenaient dans un état de fatigante insomnie. Il songeait involontairement à ce troupeau fuyant dans une direction commune, à son effarement inexplicable. Les guanaques ne pouvaient être poursuivis par des bêtes fauves. |
6000 |
Quelle terreur les précipitait donc vers les abîmes de l'Antuco, et quelle en était la cause ? Glenarvan avait le pressentiment d'un danger prochain. Cependant, sous l'influence d'un demi assoupissement, ses idées se modifièrent peu à peu, et les craintes firent place à l'espérance. |
6001 |
Ces images passaient rapidement devant son esprit, à chaque instant distrait par un pétillement du feu, une étincelle crépitant dans l'air, une flamme vivement oxygénée qui éclairait la face endormie de ses compagnons, et agitait quelque ombre fuyante sur les murs de la casucha. |
6002 |
À un certain moment, il crut surprendre des grondements éloignés, sourds, menaçants, comme les roulements d'un tonnerre qui ne viendrait pas du ciel. Or, ces grondements ne pouvaient appartenir qu'à un orage déchaîné sur les flancs de la montagne, à quelques milles pieds au dessous de son sommet. |
6003 |
Glenarvan voulut constater le fait, et sortit. La lune se levait alors. L'atmosphère était limpide et calme. Pas un nuage, ni en haut, ni en bas. Çà et là, quelques reflets mobiles des flammes de l'Antuco. Nul orage, nul éclair. Au zénith étincelaient des milliers d'étoiles. |
6004 |
Tout d'un coup, de violents fracas le remirent sur pied. C'était un assourdissant vacarme, comparable au bruit saccadé que feraient d'innombrables caissons d'artillerie roulant sur un pavé sonore. Soudain Glenarvan sentit le sol manquer à ses pieds ; il vit la casucha osciller et s'entr'ouvrir. |
6005 |
De là ces secousses incessantes, connues sous le nom de «tremblores». Cependant, ce plateau auquel se cramponnaient sept hommes accrochés à des touffes de lichen, étourdis, épouvantés, glissait avec la rapidité d'un express, c'est à dire une vitesse de cinquante milles à l'heure. |
6006 |
Pas un cri n'était possible, pas un mouvement pour fuir ou s'enrayer. On n'aurait pu s'entendre. Les roulements intérieurs, le fracas des avalanches, le choc des masses de granit et de basalte, les tourbillons d'une neige pulvérisée, rendaient toute communication impossible. |
6007 |
Que l'on songe à la puissance d'une masse pesant plusieurs milliards de tonnes, lancée avec une vitesse toujours croissante sous un angle de cinquante degrés. Ce que dura cette chute indescriptible, nul n'aurait pu l'évaluer. À quel abîme elle devait aboutir, nul n'eût osé le prévoir. |
6008 |
Ils furent lancés en avant et roulèrent sur les derniers échelons de la montagne. Le plateau s'était arrêté net. Pendant quelques minutes, nul ne bougea. Enfin, l'un se releva étourdi du coup, mais ferme encore, – le major. Il secoua la poussière qui l'aveuglait, puis il regarda autour de lui. |
6009 |
Cette fois, la commotion avait été d'une violence extrême. La ligne des montagnes se trouvait entièrement modifiée. Un panorama nouveau de cimes, de crêtes et de pics se découpait sur le fond bleu du ciel, et le guide des pampas y eût en vain cherché ses points de repère accoutumés. |
6010 |
En somme, ils avaient subi un étourdissement effroyable, mais rien de plus. La cordillère était descendue, et ils n'auraient eu qu'à s'applaudir d'un moyen de locomotion dont la nature avait fait tous les frais, si l'un d'eux, le plus faible, un enfant, Robert Grant, n'eût manqué à l'appel. |
6011 |
J'ajouterai qu'en tenant compte du temps écoulé depuis sa disparition, l'enfant doit être tombé sur la partie de la montagne comprise entre le sol et deux milles de hauteur. C'est là qu'il faut le chercher, en nous partageant les différentes zones, et c'est là que nous le retrouverons. |
6012 |
Ils se maintenaient constamment à droite de la ligne de descente, fouillant les moindres fissures, descendant au fond des précipices comblés en partie par les débris du massif, et plus d'un en sortit les vêtements en lambeaux, les pieds et les mains ensanglantés, après avoir exposé sa vie. |
6013 |
Vaines recherches. L'enfant avait trouvé non seulement la mort dans la montagne, mais aussi un tombeau dont la pierre, faite de quelque roc énorme, s'était à jamais refermée sur lui. Vers une heure, Glenarvan et ses compagnons, brisés, anéantis, se retrouvaient au fond de la vallée. |
6014 |
Le major choisit un groupe de hauts caroubiers, sous lesquels il fit établir un campement provisoire. Quelques couvertures, les armes, un peu de viande séchée et du riz, voilà ce qui restait aux voyageurs. Un rio coulait non loin, qui fournit une eau encore troublée par l'avalanche. |
6015 |
Mulrady alluma du feu sur l'herbe, et bientôt il offrit à son maître une boisson chaude et réconfortante. Mais Glenarvan la refusa et demeura étendu sur son poncho dans une profonde prostration. La journée se passa ainsi. La nuit vint, calme et tranquille comme la nuit précédente. |
6016 |
Mais ses derniers efforts furent stériles, et à ces cris mille fois jetés de «Robert ! Robert !» l'écho seul répondit en répétant ce nom regretté. Le jour se leva. Il fallut aller chercher Glenarvan sur les plateaux éloignés, et, malgré lui, le ramener au campement. Son désespoir était affreux. |
6017 |
Non loin devaient se rencontrer les guides argentins annoncés par le muletier, et les chevaux nécessaires à la traversée des pampas. Revenir sur ses pas offrait plus de difficultés que marcher en avant. D'ailleurs, c'était à l'océan Atlantique que rendez vous avait été donné au Duncan. |
6018 |
Toutes les raisons graves ne permettaient pas un plus long retard, et, dans l'intérêt de tous, l'heure de partir ne pouvait être reculée. Ce fut Mac Nabbs qui tenta d'arracher Glenarvan à sa douleur. Longtemps il parla sans que son ami parût l'entendre. Glenarvan secouait la tête. |
6019 |
L'énorme oiseau s'approchait, tantôt planant, tantôt tombant avec la vitesse des corps inertes abandonnés dans l'espace. Bientôt il décrivit des cercles d'un large rayon, à moins de cent toises du sol. On le distinguait parfaitement. Il mesurait plus de quinze pieds d'envergure. |
6020 |
Une seconde s'écoula, une seconde que l'aiguille dut mettre un siècle à battre ! Puis l'énorme oiseau reparut pesamment chargé et s'élevant d'un vol plus lourd. Un cri d'horreur se fit entendre. Aux serres du condor un corps inanimé apparaissait suspendu et ballotté, celui de Robert Grant. |
6021 |
Mais il n'avait pas encore pressé la gâchette de sa carabine, qu'une détonation retentit dans le fond de la vallée ; une fumée blanche fusa entre deux masses de basalte, et le condor, frappé à la tête, tomba peu à peu en tournoyant, soutenu par ses grandes ailes déployées qui formaient parachute. |
6022 |
Au contraire. Mais après le sauvé, on pensa au sauveur, et ce fut naturellement le major qui eut l'idée de regarder autour de lui. À cinquante pas du rio, un homme d'une stature très élevée se tenait immobile sur un des premiers échelons de la montagne. Un long fusil reposait à ses pieds. |
6023 |
Le patagon fit deux pas en avant. Glenarvan prit sa main et la serra dans les siennes. Il y avait dans le regard du lord, dans l'épanouissement de sa figure, dans toute sa physionomie un tel sentiment de reconnaissance, une telle expression de gratitude, que l'indigène ne put s'y tromper. |
6024 |
Il inclina doucement la tête, et prononça quelques paroles que ni le major ni son ami ne purent comprendre. Alors, le patagon, après avoir regardé attentivement les étrangers, changea de langage ; mais, quoi qu'il fît, ce nouvel idiome ne fut pas plus compris que le premier. |
6025 |
Ses yeux se troublèrent sous ses lunettes, tandis qu'un éclat de rire homérique éclatait à ses oreilles, car tous ses compagnons étaient là qui l'entouraient. Le patagon ne sourcillait pas ; il attendait patiemment l'explication d'un incident absolument incompréhensible pour lui. |
6026 |
Il y avait dans cette rencontre quelque chose de si providentiel, que le succès de l'entreprise prit déjà la forme d'un fait accompli, et personne ne mit plus en doute le salut du capitaine Grant. Cependant, les voyageurs et le patagon étaient retournés auprès de Robert. |
6027 |
Celui ci tendit les bras vers l'indigène, qui, sans prononcer une parole, lui mit la main sur la tête. Il examina l'enfant et palpa ses membres endoloris. Puis, souriant, il alla cueillir sur les bords du rio quelques poignées de céleri sauvage dont il frotta le corps du malade. |
6028 |
Vivres et mulets manquaient également. Heureusement, Thalcave était là. Ce guide, habitué à conduire les voyageurs le long des frontières patagones, et l'un des plus intelligents baqueanos du pays, se chargea de fournir à Glenarvan tout ce qui manquait à sa petite troupe. |
6029 |
Il lui offrit de le conduire à une «tolderia» d'indiens, distante de quatre milles au plus, où se trouveraient les choses nécessaires à l'expédition. Cette proposition fut faite moitié par gestes, moitié en mots espagnols, que Paganel parvint à comprendre. Elle fut acceptée. |
6030 |
Ils marchèrent d'un bon pas pendant une heure et demie, et à grandes enjambées, pour suivre le géant Thalcave. Toute cette région andine était charmante et d'une opulente fertilité. Les gras pâturages se succédaient l'un à l'autre, et eussent nourri sans peine une armée de cent mille ruminants. |
6031 |
De larges étangs, liés entre eux par l'inextricable lacet des rio s, procuraient à ces plaines une verdoyante humidité. Des cygnes à tête noire s'y ébattaient capricieusement et disputaient l'empire des eaux à de nombreuses autruches qui gambadaient à travers les ilanos. |
6032 |
Glenarvan voulait acheter un huitième cheval pour le patagon, mais celui ci lui fit comprendre que c'était inutile. Ce marché terminé, Glenarvan prit congé de ses nouveaux «fournisseurs», suivant l'expression de Paganel, et il revint au campement en moins d'une demi heure. |
6033 |
Son arrivée fut saluée par des acclamations qu'il voulut bien rapporter à qui de droit, c'est à dire aux vivres et aux montures. Chacun mangea avec appétit. Robert prit quelques aliments ; ses forces lui étaient presque entièrement revenues. La fin de la journée se passa dans un repos complet. |
6034 |
Le major, en parfait connaisseur, admira sans réserve cet échantillon de la race pampéenne, auquel il trouva certaines ressemblances avec le «hunter». Anglais. Ce bel animal s'appelait «Thaouka», c'est à dire «oiseau» en langue patagone, et il méritait ce nom à juste titre. |
6035 |
Le patagon, écuyer consommé, était magnifique à voir. Son harnachement comportait les deux instruments de chasse usités dans la plaine argentine, les «bolas» et le «lazo». Les bolas consistent en trois boules réunies ensemble par une courroie de cuir, attachée à l'avant du recado. |
6036 |
L'indien les lance souvent à cent pas de distance sur l'animal ou l'ennemi qu'il poursuit, et avec une précision telle, qu'elles s'enroulent autour de ses jambes et l'abattent aussitôt. C'est donc entre ses mains un instrument redoutable, et il le manie avec une surprenante habileté. |
6037 |
La première s'étend depuis la chaîne des Andes sur un espace de deux cent cinquante milles, couvert d'arbres peu élevés et de buissons. La seconde, large de quatre cent cinquante milles, est tapissée d'une herbe magnifique, et s'arrête à cent quatre vingts milles de Buenos Ayres. |
6038 |
C'est la troisième partie des pampas. En sortant des gorges de la cordillère, la troupe de Glenarvan rencontra d'abord une grande quantité de dunes de sable appelées «medanos», véritables vagues incessamment agitées par le vent, lorsque la racine des végétaux ne les enchaîne pas au sol. |
6039 |
Les voyageurs étaient un peu fatigués de leur route, qui pouvait être estimée à trente huit milles. Aussi virent ils avec plaisir arriver l'heure du coucher. Ils campèrent sur les bords du rapide Neuquem, un rio torrentueux aux eaux troubles, encaissé dans de hautes falaises rouges. |
6040 |
On allait vite et bien. Un sol uni une température supportable rendaient facile la marche en avant. Vers midi, cependant, le soleil fut prodigue de rayons très chauds. Le soir venu, une barre de nuages raya l'horizon du sud ouest, symptôme assuré d'un changement de temps. |
6041 |
C'est un vent du sud ouest très sec. Thalcave ne s'était pas trompé, et pendant la nuit, qui fut assez pénible pour des gens abrités d'un simple poncho, le pampero souffla avec une grande force. Les chevaux se couchèrent sur le sol, et les hommes s'étendirent près d'eux en groupe serré. |
6042 |
Quatre vingt treize milles séparaient encore les voyageurs du point où le rio Colorado coupe le trente septième parallèle, c'est à dire trois jours de voyage. Pendant cette traversée du continent américain, lord Glenarvan guettait avec une scrupuleuse attention l'approche des indigènes. |
6043 |
Une pareille troupe devait sembler suspecte à quiconque se hasardait seul dans la plaine, au bandit dont la prudence s'alarmait à la vue de huit hommes bien armés et bien montés, comme au voyageur qui, par ces campagnes désertes, pouvait voir en eux des gens mal intentionnés. |
6044 |
Chaque matin, on marchait vers le soleil levant, sans s'écarter de la ligne droite, et chaque soir le soleil couchant se trouvait à l'extrémité opposée de cette ligne. En sa qualité de guide, Thalcave devait donc s'étonner de voir que non seulement il ne guidait pas, mais qu'on le guidait lui même. |
6045 |
Quand la langue n'alla plus, le bras lui vint en aide. Paganel mit pied à terre, et là, sur le sable, il traça une carte géographique où se croisaient des latitudes et des longitudes, où figuraient les deux océans, où s'allongeait la route de Carmen. Jamais professeur ne fut dans un tel embarras. |
6046 |
Que faisait il ? Quand Thalcave en avait il entendu parler ? Toutes ces questions se pressaient à la fois dans son esprit. Les réponses ne se firent pas attendre, et il apprit que l'européen était esclave de l'une des tribus indiennes qui parcourent le pays entre le Colorado et le rio Negro. |
6047 |
La date de sa captivité, l'endroit même où il devait être, tout, jusqu'à la phrase patagone employée pour exprimer son courage, se rapportait évidemment au capitaine Harry Grant. Le lendemain 25 octobre, les voyageurs reprirent avec une animation nouvelle la route de l'est. |
6048 |
Dans ses eaux colorées par une argile rougeâtre. Il fut surpris de les trouver aussi profondes, résultat uniquement dû à la fonte des neiges sous le premier soleil de l'été. De plus, la largeur du fleuve était assez considérable pour que les chevaux ne pussent le traverser à la nage. |
6049 |
La petite troupe put donc passer le fleuve et camper sur la rive gauche. Avant de s'endormir, Paganel voulut prendre un relèvement exact du Colorado, et il le pointa sur sa carte avec un soin particulier, à défaut du Yarou Dzangbo Tchou, qui coulait sans lui dans les montagnes du Tibet. |
6050 |
Même monotonie et même stérilité du terrain. Jamais paysage ne fut moins varié, jamais panorama plus insignifiant. Cependant, le sol devint très humide. Il fallut passer des «canadas», sortes de bas fonds inondés, et des «esteros», lagunes permanentes encombrées d'herbes aquatiques. |
6051 |
Son climat a des chaleurs et des froids plus extrêmes que celui de la province de Buenos Ayres, étant plus continental. Car, suivant l'explication que donna Paganel, la chaleur de l'été emmagasinée dans l'océan qui l'absorbe est lentement restituée par lui pendant l'hiver. |
6052 |
Aussi, le climat de la Pampasie occidentale n'a-t-il pas cette égalité qu'il présente sur les côtes, grâce au voisinage de l'Atlantique. Il est soumis à de brusques excès, à des modifications rapides qui font incessamment sauter d'un degré à l'autre les colonnes thermométriques. |
6053 |
Le voyage, sur ces plaines unies et droites, s'accomplissait donc facilement et rapidement. Aucun changement ne se produisait dans la nature de la prairie ; pas une pierre, pas un caillou, même à cent milles à la ronde. Jamais pareille monotonie ne se rencontra, ni si obstinément prolongée. |
6054 |
Il n'aurait pu le dire. Un buisson tout au plus ! Un brin d'herbe peut être. Cela lui suffisait pour exciter sa faconde inépuisable, et instruire Robert, qui se plaisait à l'écouter. Pendant cette journée du 29 octobre, la plaine se déroula devant les voyageurs avec son uniformité infinie. |
6055 |
Le soir, on s'arrêta près d'un «rancho» abandonné, un entrelacement de branchages mastiqués de boue et recouverts de chaume ; cette cabane attenait à une enceinte de pieux à demi pourris, qui suffit, cependant, à protéger les chevaux pendant la nuit contre les attaques des renards. |
6056 |
Non qu'ils eussent rien à redouter personnellement de la part de ces animaux, mais les malignes bêtes rongent leurs licous, et les chevaux en profitent pour s'échapper. À quelques pas du rancho était creusé un trou qui servait de cuisine et contenait des cendres refroidies. |
6057 |
Il consiste en une infusion de feuilles séchées au feu, et on l'aspire comme les boissons américaines au moyen d'un tube de paille. À la demande de Paganel, Thalcave prépara quelques tasses de ce breuvage, qui accompagna fort avantageusement les comestibles ordinaires et fut déclaré excellent. |
6058 |
Le lendemain, 30 octobre, le soleil se leva dans une brume ardente et versa sur le sol ses rayons les plus chauds. La température de cette journée devait être excessive, en effet, et malheureusement la plaine n'offrait aucun abri. Cependant, on reprit courageusement la route de l'est. |
6059 |
Elles firent place à de maigres bardanes, et à des chardons gigantesques, hauts de neuf pieds, qui eussent fait le bonheur de tous les ânes de la terre. Des chanares rabougris et autres arbrisseaux épineux d'un vert sombre, plantes chères aux terrains desséchés, poussaient çà et là. |
6060 |
Jusqu'alors une certaine humidité conservée dans l'argile de la prairie entretenait les pâturages ; le tapis d'herbe était épais et luxueux ; mais alors, sa moquette, usée par places, arrachée en maint endroit, laissait voir la trame et étalait aux regards la misère du sol. |
6061 |
Or, pas de fumée sans feu, et le proverbe est vrai en Amérique comme en Europe. Il y a donc un feu quelque part. Seulement, ces pampas sont si unies que rien n'y gêne les courants de l'atmosphère, et l'on y sent souvent l'odeur d'herbes qui brûlent à une distance de près de soixante quinze milles. |
6062 |
Il n'y avait pas d'ombre à espérer, à moins qu'elle ne vînt de quelque rare nuage voilant le disque enflammé ; l'ombre courait alors sur le sol uni, et les cavaliers, poussant leur monture, essayaient de se maintenir dans la nappe fraîche que les vents d'ouest chassaient devant eux. |
6063 |
Cependant, il ne se fit point prier pour repartir dès l'aube naissante, car il s'agissait d'arriver le jour même au lac Salinas. Les chevaux étaient très fatigués ; ils mouraient de soif, et quoique leurs cavaliers se fussent privés pour eux, leur ration avait été très restreinte. |
6064 |
Glenarvan songea aux renseignements que ces indigènes pourraient lui fournir sur les naufragés du Britannia. Thalcave, pour son compte, ne se réjouit guère de trouver sur sa route les indiens nomades de la prairie ; il les tenait pour pillards et voleurs, et ne cherchait qu'à les éviter. |
6065 |
Suivant ses ordres, la petite troupe se massa, et les armes furent mises en état. Bientôt, on aperçut le détachement indien. Il se composait seulement d'une dizaine d'indigènes, ce qui rassura le patagon. Les indiens s'approchèrent à une centaine de pas. On pouvait facilement les distinguer. |
6066 |
Leur front élevé, bombé et non fuyant, leur haute taille, leur couleur olivâtre, en faisaient de beaux types de la race indienne. Ils étaient vêtus de peaux de guanaques ou de mouffettes, et portaient avec la lance, longue de vingt pieds, couteaux, frondes, bolas et lazos. |
6067 |
Leur dextérité à manier le cheval indiquait d'habiles cavaliers. Ils s'arrêtèrent à cent pas et parurent conférer, criant et gesticulant. Glenarvan s'avança vers eux. Mais il n'avait pas franchi deux toises, que le détachement, faisant volte face, disparut avec une incroyable vélocité. |
6068 |
Un quart d'heure après, il n'y pensait plus. À huit heures du soir, Thalcave ayant poussé une pointe en avant, signala les barrancas du lac tant désiré. Un quart d'heure après, la petite troupe descendait les berges du Salinas. Mais là l'attendait une grave déception. Le lac était à sec. |
6069 |
L'ardent soleil avait tout bu. De là, consternation générale, quand la troupe altérée arriva sur les rives desséchées du Salinas. Il fallait prendre un parti. Le peu d'eau conservée dans les outres était à demi corrompue, et ne pouvait désaltérer. La soif commençait à se faire cruellement sentir. |
6070 |
Lorsque chacun eut pris place dans le roukah, Paganel interrogea Thalcave et lui demanda son avis sur ce qu'il convenait de faire. Une conversation rapide, dont Glenarvan saisit quelques mots, cependant, s'établit entre le géographe et l'indien. Thalcave parlait avec calme. |
6071 |
Les mieux montés, au contraire, les devançant sur cette route, iront reconnaître la rivière Guamini, qui se jette dans le lac San Lucas, à trente et un milles d'ici. Si l'eau s'y trouve en quantité suffisante, ils attendront leurs compagnons sur les bords de la Guamini. |
6072 |
Le lendemain, à six heures, les chevaux de Thalcave, de Glenarvan et de Robert Grant furent sellés ; on leur fit boire la dernière ration d'eau, et ils l'avalèrent avec plus d'envie que de satisfaction, car elle était très nauséabonde. Puis les trois cavaliers se mirent en selle. |
6073 |
Thalcave avait donc raison de se diriger d'abord vers la Guamini, qui, sans l'écarter de sa route, se trouvait à une distance beaucoup plus rapprochée. Les trois chevaux galopaient avec entrain. Ces excellentes bêtes sentaient d'instinct sans doute où les menaient leurs maîtres. |
6074 |
Les chevaux de Glenarvan et de Robert, d'un pas plus lourd, mais entraînés par son exemple, le suivaient courageusement. Thalcave, immobile sur sa selle, donnait à ses compagnons, l'exemple que Thaouka donnait aux siens. Le patagon tournait souvent la tête pour considérer Robert Grant. |
6075 |
Ils s'étaient laissé devancer. Or, il fallait ne pas perdre de temps et songer à ceux qui restaient en arrière. On reprit donc une allure rapide, mais il fut bientôt évident que, Thaouka excepté, les chevaux ne pourraient longtemps la soutenir. À midi, il fallut leur donner une heure de repos. |
6076 |
Ils n'en pouvaient plus et refusaient de manger les touffes d'alfafares, sorte de luzerne maigre et torréfiée par les rayons du soleil. Glenarvan devint inquiet. Les symptômes de stérilité ne diminuaient pas, et le manque d'eau pouvait amener des conséquences désastreuses. |
6077 |
Thalcave causait véritablement avec son cheval, et Thaouka, s'il ne lui répondait pas, le comprenait du moins. Il faut croire que le patagon lui donna d'excellentes raisons, car, après avoir pendant quelque temps «discuté», Thaouka se rendit à ses arguments et obéit, non sans ronger son frein. |
6078 |
Mais si Thaouka comprit Thalcave, Thalcave n'avait pas moins compris Thaouka. L'intelligent animal, servi par des organes supérieurs, sentait quelque humidité dans l'air ; il l'aspirait avec frénésie, agitant et faisant claquer sa langue, comme si elle eût trempé dans un bienfaisant liquide. |
6079 |
Il encouragea donc ses compagnons en interprétant les impatiences de Thaouka, que les deux autres chevaux ne tardèrent pas à comprendre. Ils firent un dernier effort, et galopèrent à la suite de l'indien. Vers trois heures, une ligne blanche apparut dans un pli de terrain. |
6080 |
Ils n'avaient plus besoin d'exciter leurs montures ; les pauvres bêtes, sentant leurs forces ranimées, s'emportèrent avec une irrésistible violence. En quelques minutes, elles eurent atteint le rio de Guamini, et, toutes harnachées, se précipitèrent jusqu'au poitrail dans ses eaux bienfaisantes. |
6081 |
On n'entendait plus que le bruit de rapides lampées. Pour son compte, Thalcave but tranquillement, sans se presser, à petites gorgées, mais «long comme un lazo », suivant l'expression patagone. Il n'en finissait pas, et l'on pouvait craindre que le rio n'y passât tout entier. |
6082 |
L'emplacement était excellent pour s'y établir, du moment qu'on ne craignait pas de dormir à la belle étoile, et c'était le moindre souci des compagnons de Thalcave. Aussi ne cherchèrent ils pas mieux, et ils s'étendirent en plein soleil pour sécher leurs vêtements imprégnés d'eau. |
6083 |
Quant aux quadrupèdes, ils ne se laissaient pas apercevoir ; mais Thalcave, indiquant les grandes herbes et les taillis épais, fit comprendre qu'ils s'y tenaient cachés. Les chasseurs n'avaient que quelques pas à faire pour se trouver dans le pays le plus giboyeux du monde. |
6084 |
Bientôt, se levèrent devant eux, et par centaines, des chevreuils et des guanaques, semblables à ceux qui les assaillirent si violemment sur les cimes de la cordillère ; mais ces animaux, très craintifs, s'enfuirent avec une telle vitesse, qu'il fut impossible de les approcher à portée de fusil. |
6085 |
L'indien ne chercha pas à ruser avec un animal si prompt à la course ; il poussa Thaouka au galop, droit à lui, de manière à l'atteindre aussitôt, car, la première attaque manquée, le nandou eût bientôt fatigué cheval et chasseur dans l'inextricable lacet de ses détours. |
6086 |
En quelques secondes, elle gisait à terre. On rapporta donc à la ramada, le chapelet de bartavelles, l'autruche de Thalcave, le pécari de Glenarvan et le tatou de Robert. L'autruche et le pécari furent préparés aussitôt, c'est à dire dépouillés de leur peau coriace et coupés en tranches minces. |
6087 |
Quant au tatou, c'est un animal précieux, qui porte sa rôtissoire avec lui, et on le plaça dans sa propre carapace sur des charbons ardents. Les trois chasseurs se contentèrent, pour le souper, de dévorer les bartavelles, et ils gardèrent à leurs amis les pièces de résistance. |
6088 |
Une grande quantité de fourrage sec, amassé dans la ramada, leur servit à la fois de nourriture et de litière. Quand tout fut préparé, Glenarvan, Robert et l'indien s'enveloppèrent de leur poncho, et s'étendirent sur un édredon d'alfafares, le lit habituel des chasseurs pampéens. |
6089 |
Oiseaux, quadrupèdes et reptiles se reposaient des fatigues du jour, et un silence de désert s'étendait sur l'immense territoire des pampas. Glenarvan, Robert et Thalcave avaient subi la loi commune. Allongés sur l'épaisse couche de luzerne, ils dormaient d'un profond sommeil. |
6090 |
Mais où un étranger n'eût rien soupçonné, les sens surexcités et l'instinct naturel de l'indien pressentaient quelque danger prochain. Pendant qu'il écoutait et épiait, Thaouka fit entendre un hennissement sourd ; ses naseaux s'allongèrent vers l'entrée de la ramada. Le patagon se redressa soudain. |
6091 |
Le silence y régnait encore, mais non la tranquillité. Thalcave entrevit des ombres se mouvant sans bruit à travers les touffes de curra mammel. Çà et là étincelaient des points lumineux, qui se croisaient dans tous les sens, s'éteignaient et se rallumaient tour à tour. |
6092 |
Peut être étaient ils là par centaines, et trois hommes, si bien armés qu'ils fussent, ne pouvaient lutter avec avantage contre un tel nombre d'animaux. Lorsque le patagon prononça le mot «aguara», Glenarvan reconnut aussitôt le nom donné au loup rouge par les indiens de la pampa. |
6093 |
Cependant le cercle des loups se restreignit peu à peu. Les chevaux réveillés donnèrent des signes de la plus vive terreur. Seul, Thaouka frappait du pied, cherchant à rompre son licol et prêt à s'élancer au dehors. Son maître ne parvenait à le calmer qu'en faisant entendre un sifflement continu. |
6094 |
Glenarvan put juger alors de l'innombrable quantité d'animaux auxquels il fallait résister. Jamais tant de loups ne s'étaient vus ensemble, ni si excités par la convoitise. La barrière de feu que venait de leur opposer Thalcave avait redoublé leur colère en les arrêtant net. |
6095 |
Vers deux heures du matin, Thalcave jetait dans le brasier la dernière brassée de combustible, et il ne restait plus aux assiégés que cinq coups à tirer. Glenarvan porta autour de lui un regard douloureux. Il songea à cet enfant qui était là, à ses compagnons, à tous ceux qu'il aimait. |
6096 |
Encore quelques minutes, et toute la horde se précipiterait dans l'enceinte. Thalcave déchargea pour la dernière fois sa carabine, jeta un ennemi de plus à terre, et, ses munitions épuisées, il se croisa les bras. Sa tête s'inclina sur sa poitrine. Il parut méditer silencieusement. |
6097 |
Cherchait il donc quelque moyen hardi, impossible, insensé, de repousser cette troupe furieuse ? Glenarvan n'osait l'interroger. En ce moment, un changement se produisit dans l'attaque des loups. Ils semblèrent s'éloigner, et leurs hurlements, si assourdissants jusqu'alors, cessèrent subitement. |
6098 |
Entre les poteaux ébranlés passaient déjà des pattes vigoureuses, des gueules sanglantes. Les chevaux, effarés, rompant leur licol, couraient dans l'enceinte, pris d'une terreur folle. Glenarvan saisit entre ses bras le jeune enfant, afin de le défendre jusqu'à la dernière extrémité. |
6099 |
Thalcave, après avoir tourné comme une bête fauve dans la ramada, s'était brusquement rapproché de son cheval qui frémissait d'impatience, et il commença à le seller avec soin, n'oubliant ni une courroie, ni un ardillon. Il ne semblait plus s'inquiéter des hurlements qui redoublaient alors. |
6100 |
Thalcave et Glenarvan se précipitèrent hors de la ramada. Déjà la plaine avait repris sa tranquillité, et c'est à peine s'ils purent entrevoir une ligne mouvante qui ondulait au loin dans les ombres de la nuit. Glenarvan tomba sur le sol, accablé, désespéré, joignant les mains. |
6101 |
Bientôt les deux cavaliers galopaient vers l'ouest, remontant la ligne droite dont leurs compagnons ne devaient pas s'écarter. Pendant une heure, ils allèrent ainsi à une vitesse prodigieuse, cherchant Robert des yeux, craignant à chaque pas de rencontrer son cadavre ensanglanté. |
6102 |
Fort heureusement, la Guamini coulait à peu de distance. On se remit donc en route, et à sept heures du matin la petite troupe arriva près de l'enceinte. À voir ses abords jonchés des cadavres des loups, il fut facile de comprendre la violence de l'attaque et la vigueur de la défense. |
6103 |
C'est là que Thalcave espérait rencontrer les caciques aux mains desquels il ne doutait pas de trouver Harry Grant et ses deux compagnons d'esclavage. Des quatorze provinces qui composent la république argentine, celle de Buenos Ayres est à la fois la plus vaste et la plus peuplée. |
6104 |
Sa moyenne ne dépassait pas dix sept degrés centigrades, grâce aux vents violents et froids de la Patagonie qui agitent incessamment les ondes atmosphériques. Bêtes et gens n'avaient donc aucun motif de se plaindre, après avoir tant souffert de la sécheresse et de la chaleur. |
6105 |
On s'avançait avec ardeur et confiance. Mais, quoi qu'en eût dit Thalcave, le pays semblait être entièrement inhabité, ou, pour employer un mot plus juste, «déshabité.» Souvent la ligne de l'est côtoya ou coupa des petites lagunes, faites tantôt d'eaux douces, tantôt d'eaux saumâtres. |
6106 |
Cela n'a pas empêché le plus orgueilleux des gens modestes, mon illustre compatrio te Chateaubriand, d'avoir fait cette comparaison inexacte entre les flamants et les flèches ! Ah ! Robert, la comparaison, vois tu bien, c'est la plus dangereuse figure de rhétorique que je connaisse. |
6107 |
Depuis cette époque, ils se sont soumis autant qu'un indien peut se soumettre, et ils battent la plaine de la Pampasie aussi bien que la province de Buenos Ayres. Je m'étonne donc avec Thalcave de ne pas rencontrer leurs traces dans un pays où ils font généralement le métier de salteadores. |
6108 |
Il y en a trop ordinairement. Il fallait donc qu'une circonstance toute spéciale les eût écartés. Mais, chose grave surtout, si Harry Grant était prisonnier de l'une de ces tribus, il avait été entraîné dans le nord ou dans le sud ? Ce doute ne laissa pas d'inquiéter Glenarvan. |
6109 |
Vers quatre heures du soir, une colline, qui pouvait passer pour une montagne dans un pays si plat, fut signalée à l'horizon. C'était la sierra Tapalquem, au pied de laquelle les voyageurs campèrent la nuit suivante. Le passage de cette sierra se fit le lendemain le plus facilement du monde. |
6110 |
C'est là que le bétail, après avoir été engraissé au milieu de succulents pâturages, vient tendre la gorge au couteau du boucher. Le saladero, ainsi que son nom l'indique, est l'endroit où se salent les viandes. C'est à la fin du printemps que commencent ces travaux répugnants. |
6111 |
Mais souvent les taureaux ne se laissent pas prendre sans résistance. L'écorcheur se transforme alors en toréador, et ce métier périlleux, il le fait avec une adresse et, il faut le dire, une férocité peu communes. En somme, cette boucherie présente un affreux spectacle. |
6112 |
On passa à gué le rio de los Huesos, et, quelques milles plus loin, le Chapaléofu. Bientôt la sierra Tandil offrit au pied des chevaux le talus gazonné de ses premières pentes, et, une heure après, le village apparut au fond d'une gorge étroite, dominée par les murs crénelés du fort indépendance. |
6113 |
Elle est formée d'une succession semi circulaire de collines de gneiss couvertes de gazon. Le district de Tandil, auquel elle a donné son nom, comprend tout le sud de la province de Buenos Ayres, et se délimite par un versant qui envoie vers le nord les rio s nés sur ses pentes. |
6114 |
Et d'abord, Paganel eut bonne idée d'un gouvernement qui ne se ruinait pas en galons. Chacun de ces jeunes bambins portait un fusil à percussion et un sabre, le sabre trop long et le fusil trop lourd pour les petits. Tous avaient la figure basanée, et un certain air de famille. |
6115 |
Paganel ne s'en étonna pas ; il connaissait sa statistique argentine, et savait que dans le pays la moyenne des enfants dépasse neuf par ménage ; mais ce qui le surprit fort, ce fut de voir ces petits une précision parfaite les principaux mouvements de la charge en douze temps. |
6116 |
Mais Glenarvan n'était pas venu au fort indépendance pour voir des bambins faire l'exercice, encore moins pour s'occuper de leur nationalité ou de leur origine. Il ne laissa donc pas à Paganel le temps de s'étonner davantage, et il le pria de demander le chef de la garnison. |
6117 |
Sa démarche rappela fort à Paganel la tournure sui generis des vieux sous officiers de son pays. Thalcave, s'adressant au commandant, lui présenta lord Glenarvan et ses compagnons. Pendant qu'il parlait, le commandant ne cessait de dévisager Paganel avec une persistance assez embarrassante. |
6118 |
Depuis la fondation du fort, en 1828, il ne l'avait plus quitté, et actuellement il le commandait avec l'agrément du gouvernement argentin. C'était un homme de cinquante ans, un basque ; il se nommait Manuel Ipharaguerre. On voit que, s'il n'était pas espagnol, il l'avait échappé belle. |
6119 |
Deux garçons, bien entendu, car la digne compagne du sergent ne se serait pas permis de lui donner des filles. Manuel ne concevait pas d'autre état que l'état militaire, et il espérait bien, avec le temps et l'aide de Dieu, offrir à la république une compagnie de jeunes soldats tout entière. |
6120 |
Il était heureux, et, comme l'a dit Goethe : «Rien de ce qui nous rend heureux n'est illusion.» Toute cette histoire dura un bon quart d'heure, au grand étonnement de Thalcave. L'indien ne pouvait comprendre que tant de paroles sortissent d'un seul gosier. Personne n'interrompit le commandant. |
6121 |
En effet, Thalcave l'ignorait ou l'avait oublié, une guerre civile, qui devait entraîner plus tard l'intervention du Brésil, décimait les deux partis de la république. Les indiens ont tout à gagner à ces luttes intestines, et ils ne pouvaient manquer de si belles occasions de pillage. |
6122 |
Glenarvan était désespéré de ce renversement complet de ses espérances. Robert marchait près de lui sans rien dire, les yeux humides de larmes. Glenarvan ne trouvait pas une seule parole pour le consoler. Paganel gesticulait en se parlant à lui même. Le major ne desserrait pas les lèvres. |
6123 |
Mais chacun voyait s'anéantir en un instant tout espoir de succès. En effet, pouvait on rencontrer le capitaine Grant entre la sierra Tandil et la mer ? Non. Le sergent Manuel, si quelque prisonnier fût tombé aux mains des indiens sur les côtes de l'Atlantique, en aurait été certainement informé. |
6124 |
Le lendemain, à mesure que la plaine s'abaissait, la présence des eaux souterraines se trahit plus sensiblement encore ; l'humidité suintait par tous les pores du sol. Bientôt de larges étangs, les uns déjà profonds, les autres commençant à se former, coupèrent la route de l'est. |
6125 |
Thalcave lui répondit qu'il s'étonnait de voir la plaine imprégnée d'eau. Jamais, à sa connaissance, et depuis qu'il exerçait le métier de guide, ses pieds n'avaient foulé un sol si détrempé. Même à la saison des grandes pluies, la campagne argentine offrait toujours des passes praticables. |
6126 |
Conseil plus facile à donner qu'à suivre. Les chevaux se fatiguaient promptement à fouler un sol qui fuyait sous eux, la dépression s'accusait de plus en plus, et cette partie de la plaine pouvait être assimilée à un immense bas fond, où les eaux envahissantes devaient rapidement s'accumuler. |
6127 |
On hâta le pas. Mais ce ne fut pas assez de cette eau qui se déroulait en nappes sous le pied des chevaux. Vers deux heures, les cataractes du ciel s'ouvrirent, et des torrents d'une pluie tropicale se précipitèrent sur la plaine. Jamais plus belle occasion ne se présenta de se montrer philosophe. |
6128 |
Ce fut ainsi que, trempés, transis et brisés de fatigue, ils arrivèrent le soir à un rancho fort misérable. Des gens peu difficiles pouvaient seuls lui donner le nom d'abri, et des voyageurs aux abois consentir à s'y abriter. Mais Glenarvan et ses compagnons n'avaient pas le choix. |
6129 |
Les rafales de pluie faisaient rage au dehors, et à travers le chaume pourri suintaient de larges gouttes. Si le foyer ne s'éteignit pas vingt fois, c'est que vingt fois Mulrady et Wilson luttèrent contre l'envahissement de l'eau. Le souper, très médiocre et peu réconfortant, fut assez triste. |
6130 |
Cependant le sommeil finit par l'emporter. Robert le premier, fermant les yeux, laissa reposer sa tête sur l'épaule de lord Glenarvan, et bientôt tous les hôtes du rancho dormaient sous la garde de Dieu. Il paraît que Dieu fit bonne garde, car la nuit s'acheva sans accident. |
6131 |
Paganel, consultant sa carte, pensa, non sans raison, que les rio s Grande et Vivarota, où se drainent habituellement les eaux de cette plaine, devaient s'être confondus dans un lit large de plusieurs milles. Une extrême vitesse de marche devint alors nécessaire. Il s'agissait du salut commun. |
6132 |
Thaouka tenait la tête, et, mieux que certains amphibies aux puissantes nageoires, il méritait le nom de cheval marin, car il bondissait comme s'il eût été dans son élément naturel. Tout d'un coup, vers dix heures du matin, Thaouka donna les signes d'une extrême agitation. |
6133 |
Bientôt un bruit formidable, des beuglements, des hennissements, des bêlements retentirent à un demi mille dans le sud, et d'immenses troupeaux apparurent, qui, se renversant, se relevant, se précipitant, mélange incohérent de bêtes effarées, fuyaient avec une effroyable rapidité. |
6134 |
Il était temps. En effet, à cinq milles vers le sud, un haut et large mascaret dévalait sur la campagne, qui se changeait en océan. Les grandes herbes disparaissaient comme fauchées. Les touffes de mimosées, arrachées par le courant, dérivaient et formaient des îlots flottants. |
6135 |
La masse liquide se débitait par nappes épaisses d'une irrésistible puissance. Il y avait évidemment eu rupture des barrancas des grands fleuves de la Pampasie, et peut être les eaux du Colorado au nord et du rio Negro au sud se réunissaient elles alors dans un lit commun. |
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Et l'on pressait encore les malheureuses bêtes. De leur flanc labouré par l'éperon s'échappait un sang vif qui traçait sur l'eau de longs filets rouges. Ils trébuchaient dans les crevasses du sol. Ils s'embarrassaient dans les herbes cachées. Ils s'abattaient. On les relevait. |
6137 |
Ils s'abattaient encore. On les relevait toujours. Le niveau des eaux montait sensiblement. De longues ondulations annonçaient l'assaut de cette barre qui agitait à moins de deux milles sa tête écumante. Pendant un quart d'heure se prolongea cette lutte suprême contre le plus terrible des éléments. |
6138 |
Cinq minutes après, les chevaux étaient à la nage ; le courant seul les entraînait avec une incomparable violence et une vitesse égale à celle de leur galop le plus rapide, qui devait dépasser vingt milles à l'heure. Tout salut semblait impossible, quand la voix du major se fit entendre. |
6139 |
Cet arbre qui s'offrait si inopinément à eux, il fallait le gagner à tout prix. Les chevaux ne l'atteindraient pas sans doute, mais les hommes, du moins, pouvaient être sauvés. Le courant les portait. En ce moment, le cheval de Tom Austin fit entendre un hennissement étouffé et disparut. |
6140 |
Une masse liquide pesant plusieurs millions de tonnes les roula dans ses eaux furieuses. Lorsque la barre fut passée, les hommes revinrent à la surface des eaux et se comptèrent rapidement ; mais les chevaux, sauf Thaouka portant son maître, avaient pour jamais disparu. |
6141 |
Les matelots se faufilaient comme deux marsouins dans leur liquide élément. Quant à Robert, accroché à la crinière de Thaouka, il se laissait emporter avec lui. Thaouka fendait les eaux avec une énergie superbe, et se maintenait instinctivement dans la ligne de l'arbre où portait le courant. |
6142 |
L'eau s'élevait jusqu'au sommet du tronc, à l'endroit où les branches mères prenaient naissance. Il fut donc facile de s'y accrocher. Thalcave, abandonnant son cheval et hissant Robert, grimpa le premier, et bientôt ses bras puissants eurent mis en lieu sûr les nageurs épuisés. |
6143 |
Aussi avait il résisté à l'assaut du mascaret. Cet ombu mesurait en hauteur une centaine de pieds, et pouvait couvrir de son ombre une circonférence de soixante toises. Tout cet échafaudage reposait sur trois grosses branches qui se trifurquaient au sommet du tronc large de six pieds. |
6144 |
Tel était l'asile offert à la petite troupe de Glenarvan. Le jeune Grant et l'agile Wilson, à peine juchés dans l'arbre, se hâtèrent de grimper jusqu'à ses branches supérieures. Leur tête trouait alors le dôme de verdure. De ce point culminant, la vue embrassait un vaste horizon. |
6145 |
La situation des hôtes de l'ombu était, sans contredit, beaucoup plus alarmante. L'arbre ne céderait pas sans doute à la force du courant, mais l'inondation croissante pouvait gagner ses hautes branches, car la dépression du sol faisait de cette partie de la plaine un profond réservoir. |
6146 |
J'aperçois là haut des berceaux naturels dans lesquels, une fois bien attachés, nous dormirons comme dans les meilleurs lits du monde. Nous n'avons rien à craindre ; d'ailleurs, on veillera, et nous sommes en nombre pour repousser des flottes d'indiens et autres animaux. |
6147 |
Ce ne fut ni difficile ni long. Pas de couvertures à faire, ni de meubles à ranger, et bientôt chacun vint reprendre sa place autour du brasero. On causa alors, mais non plus de la situation présente, qu'il fallait supporter avec patience. On en revint à ce thème inépuisable du capitaine Grant. |
6148 |
Non ; mais un cri formidable se fit entendre dans les hauteurs de l'ombu. Glenarvan et ses amis pâlirent en se regardant. Une nouvelle catastrophe venait elle d'arriver ? Le malheureux Paganel s'était il laissé choir ? Déjà Wilson et Mulrady volaient à son secours, quand un long corps apparut. |
6149 |
Il parlait cependant avec une telle conviction, que tous les regards se portèrent sur Glenarvan. Cette affirmation de Paganel était une réponse directe à la question qu'il venait de poser. Mais Glenarvan se borna à faire un geste de dénégation qui ne prouvait pas en faveur du savant. |
6150 |
Il n'y a pas plus d'indiens dans le texte du document que de Patagonie ! Le mot incomplet indi... N e signifie pas indiens ; mais bien indigènes ! or, admettez vous qu'il y ait des «indigènes» en Australie ?» Il faut avouer qu'en ce moment Glenarvan regarda fixement Paganel. |
6151 |
Aussi, ils oublièrent les dangers de leur situation pour se livrer à la joie, et ils n'eurent qu'un seul regret, celui de ne pouvoir partir sans retard. Il était alors quatre heures du soir. On résolut de souper à six. Paganel voulut célébrer par un festin splendide cette heureuse journée. |
6152 |
Avant de baisser, il fallait d'abord que cette masse liquide demeurât étale, comme la mer au moment où le flot finit et le jusant commence. On ne pouvait donc pas compter sur un abaissement des eaux tant qu'elles courraient vers le nord avec cette torrentueuse rapidité. |
6153 |
Ce brave marin, au moyen d'une épingle et d'un bout de ficelle, s'était livré à une pêche miraculeuse. Plusieurs douzaines de petits poissons, délicats comme les éperlans, et nommés «mojarras», frétillaient dans un pli de son poncho, et promettaient de faire un plat exquis. |
6154 |
J'ai cru un moment que nous allions nous perdre. Je ne pouvais plus retrouver mon chemin ! Le soleil déclinait à l'horizon ! Je cherchais en vain la trace de mes pas. La faim se faisait cruellement sentir ! Déjà les sombres taillis retentissaient du rugissement des bêtes féroces. |
6155 |
C'est fâcheux, car ç'eût été là une chasse superbe. Un féroce carnassier que ce jaguar ! D'un seul coup de patte, il tord le cou à un cheval ! Quand il a goûté de la chair humaine, il y revient avec sensualité. Ce qu'il aime le mieux, c'est l'indien, puis le nègre, puis le mulâtre, puis le blanc. |
6156 |
Il visite toutes les capitales de la terre ! Il essaye des chemises de roi, des chemises d'empereurs, des chemises de princes, des chemises de seigneurs. Peine inutile. Il n'en est pas plus heureux ! Il endosse alors des chemises d'artistes, des chemises de guerriers, des chemises de marchands. |
6157 |
Pas davantage. Il fit ainsi bien du chemin sans trouver le bonheur. Enfin, désespéré d'avoir essayé tant de chemises, il revenait fort triste, un beau jour, au palais de son père, quand il avisa dans la campagne un brave laboureur, tout joyeux et tout chantant, qui poussait sa charrue. |
6158 |
Pendant ces discours et autres, le soir était venu. Un bon sommeil pouvait seul terminer dignement cette émouvante journée. Les hôtes de l'ombu se sentaient non seulement fatigués des péripéties de l'inondation, mais surtout accablés par la chaleur du jour, qui avait été excessive. |
6159 |
Cependant, avant de se «mettre au nid», comme dit Paganel, Glenarvan, Robert et lui grimpèrent à l'observatoire pour examiner une dernière fois la plaine liquide. Il était neuf heures environ. Le soleil venait de se coucher dans les brumes étincelantes de l'horizon occidental. |
6160 |
Aux yeux de ces poétiques indiens, Orio n représente un immense lazo et trois bolas lancées par la main du chasseur qui parcourt les célestes prairies. Toutes ces constellations, reflétées dans le miroir des eaux, provoquaient les admirations du regard en créant autour de lui comme un double ciel. |
6161 |
Pendant que le savant Paganel discourait ainsi, tout l'horizon de l'est prenait un aspect orageux. Une barre épaisse et sombre, nettement tranchée, y montait peu à peu en éteignant les étoiles. Ce nuage, d'apparence sinistre, envahit bientôt une moitié de la voûte qu'il semblait combler. |
6162 |
Pas une feuille ne remuait à l'arbre, pas une ride ne plissait la surface des eaux. L'air même paraissait manquer, comme si queue vaste machine pneumatique l'eût raréfié. Une électricité à haute tension saturait l'atmosphère, et tout être vivant la sentait courir le long de ses nerfs. |
6163 |
La masse des nuages le couvrait alors tout entier. À peine une bande indécise vers le couchant s'éclairait elle de lueurs crépusculaires. L'eau revêtait une teinte sombre et ressemblait à un grand nuage inférieur prêt à se confondre avec les lourdes vapeurs. L'ombre même n'était plus visible. |
6164 |
Paganel ne s'était pas trompé. C'était une sorte de gros bourdon, long d'un pouce, auquel les indiens ont donné le nom de «tuco tuco». Ce curieux coléoptère jetait des lueurs par deux taches situées en avant de son corselet, et sa lumière assez vive eût permis de lire dans l'obscurité. |
6165 |
Les hôtes de l'ombu, agités, oppressés, ne purent clore leur paupière, et le premier coup de tonnerre les trouva tout éveillés. Il se produisit un peu avant onze heures sous la forme d'un roulement éloigné. Glenarvan gagna l'extrémité de la branche horizontale et hasarda sa tête hors du feuillage. |
6166 |
Un paratonnerre serait ici fort utile, car précisément cet arbre est, entre tous ceux de la pampa, celui que la foudre affectionne particulièrement. Et puis, vous ne l'ignorez pas, mes amis, les savants recommandent de ne point chercher refuge sous les arbres pendant l'orage. |
6167 |
L'espace était en feu, et dans cet embrasement, on ne pouvait reconnaître à quelle étincelle électrique appartenaient ces roulements indéfiniment prolongés, qui se répercutaient d'écho en écho jusque dans les profondeurs du ciel. Les éclairs incessants affectaient des formes variées. |
6168 |
Quelques uns, divisés en mille branches diverses, se débitaient sous l'aspect de zigzags coralliformes, et produisaient sur la voûte obscure des jeux étonnants de lumière arborescente. Bientôt tout le ciel, de l'est au nord, fut sous tendu par une bande phosphorique d'un éclat intense. |
6169 |
Mais bientôt les cataractes du ciel s'entr'ouvrirent, et des raies verticales se tendirent comme les fils d'un tisseur sur le fond noir du ciel. Ces larges gouttes d'eau, frappant la surface du lac, rejaillissaient en milliers d'étincelles illuminées par le feu des éclairs. |
6170 |
En un moment, la flamme, comme si elle eût été communiquée à une immense pièce d'artifice, se propagea sur le côté ouest de l'ombu ; le bois mort, les nids d'herbes desséchée, et enfin tout l'aubier, de nature spongieuse, fournirent un aliment favorable à sa dévorante activité. |
6171 |
Le vent se levait alors et souffla sur cet incendie. Il fallait fuir. Glenarvan et les siens se réfugièrent en toute hâte dans la partie orientale de l'ombu respectée par la flamme, muets, troublés, effarés, se hissant, se glissant, s'aventurant sur des rameaux qui pliaient sous leur poids. |
6172 |
Il reconnut ces féroces alligators particuliers à l'Amérique, et nommés caïmans dans les pays espagnols. Ils étaient là une dizaine qui battaient l'eau de leur queue formidable, et attaquaient l'ombu avec les longues dents de leur mâchoire inférieure. À cette vue, les malheureux se sentirent perdus. |
6173 |
Les caïmans avaient fui, sauf un seul, qui rampait sur les racines retournées et s'avançait les mâchoires ouvertes ; mais Mulrady saisissant une branche à demi entamée par le feu, en assomma l'animal d'un si rude coup qu'il lui cassa les reins. Le caïman culbuté s'abîma dans les remous du torrent. |
6174 |
Glenarvan et ses compagnons, délivrés de ses voraces sauriens, gagnèrent les branches situées au vent de l'incendie, tandis que l'ombu, dont les flammes, au souffle de l'ouragan, s'arrondissaient en voiles incandescentes, dériva comme un brûlot en feu dans les ombres de la nuit. |
6175 |
Les flammes qui le rongeaient s'étaient peu à peu éteintes. Le principal danger de cette épouvantable traversée avait disparu. Le major se borna à dire qu'il n'y aurait pas lieu de s'étonner si l'on se sauvait. Le courant, conservant sa direction première, allait toujours du sud ouest au nord est. |
6176 |
Rien ne prouvait qu'il ne dût pas dériver ainsi pendant des jours entiers. Vers trois heures du matin, cependant, le major fit observer que ses racines frôlaient le sol. Tom Austin, au moyen d'une longue branche détachée, sonda avec soin et constata que le terrain allait en pente remontante. |
6177 |
L'extrémité des branches calcinées avait donné contre une extumescence du sol. Jamais navigateurs ne furent plus satisfaits de toucher. L'écueil, ici, c'était le port. Déjà Robert et Wilson, lancés sur un plateau solide, poussaient un hurrah de joie, quand un sifflement bien connu se fit entendre. |
6178 |
Paganel essaya alors de lui expliquer la nouvelle interprétation du document, et quelles espérances elle permettait de concevoir. L'indien comprit il bien les ingénieuses hypothèses du savant ? On peut en douter, mais il vit ses amis heureux et confiants, et il ne lui en fallait pas davantage. |
6179 |
On croira sans peine que ces intrépides voyageurs après leur journée de repos passée sur l'ombu, ne se firent pas prier pour se remettre en route. À huit heures du matin, ils étaient prêts à partir. On se trouvait trop au sud des estancias et des saladeros pour se procurer des moyens de transport. |
6180 |
Donc, nécessité absolue d'aller à pied. Il ne s'agissait, en somme, que d'une quarantaine de milles, et Thaouka ne se refuserait pas à porter de temps en temps un piéton fatigué, et même deux au besoin. En trente six heures on pouvait atteindre les rivages de l'Atlantique. |
6181 |
La virazon, un vent singulier qui souffle régulièrement pendant les deuxièmes moitiés du jour et de la nuit, courbait les grandes herbes. Du sol amaigri s'élevaient des bois clairsemés, de petites mimosées arborescentes, des buissons d'acacias et des bouquets de curra mabol. |
6182 |
On pressait le pas, afin d'arriver le jour même au lac Salado sur les rivages de l'océan, et, pour tout dire, les voyageurs étaient passablement fatigués, quand, à huit heures du soir, ils aperçurent les dunes de sable, hautes de vingt toises, qui en délimitent la lisière écumeuse. |
6183 |
Le vent était d'ailleurs très fort, et la mer assez mauvaise. Les nuages chassaient de l'ouest, et la crête écumante des vagues s'envolait en fine poussière jusqu'au dessus des dunes. Si donc le Duncan était au rendez vous assigné, l'homme du bossoir ne pouvait ni être entendu ni entendre. |
6184 |
Les bancs, en effet, irritent la lame ; la mer y est particulièrement mauvaise, et les navires sont à coup sûr perdus, qui par les gros temps viennent s'échouer sur ces tapis de sable. Il était donc fort naturel que le Duncan, jugeant cette côte détestable et sans port de refuge, se tînt éloigné. |
6185 |
Seul Glenarvan veilla. Le vent se maintenait en grande brise, et l'océan se ressentait encore de l'orage passé. Ses vagues, toujours tumultueuses, se brisaient au pied des bancs avec un bruit de tonnerre. Glenarvan ne pouvait se faire à l'idée de savoir le Duncan si près de lui. |
6186 |
Et se relevant, secouant ses membres engourdis, «broumbroumant» comme les gens qui s'éveillent, il suivit son ami sur le rivage. Glenarvan le pria d'examiner le sombre horizon de la mer. Pendant quelques minutes, Paganel se livra consciencieusement à cette contemplation. |
6187 |
Pendant une demi heure, il suivit son impatient ami, machinalement, laissant tomber sa tête sur sa poitrine, puis la relevant brusquement. Il ne répondait pas, il ne parlait plus. Ses pas mal assurés le laissaient rouler comme un homme ivre. Glenarvan regarda Paganel. Paganel dormait en marchant. |
6188 |
En effet, à cinq milles au large, le yacht, ses basses voiles soigneusement serrées, se maintenait sous petite vapeur. Sa fumée se perdait confusément dans les brumes du matin. La mer était forte, et un navire de ce tonnage ne pouvait sans danger approcher le pied des bancs. |
6189 |
John Mangles ne devait pas avoir aperçu ses passagers, car il n'évoluait pas, et continuait de courir, bâbord amures, sous son hunier au bas ris. Mais en ce moment, Thalcave, après avoir fortement bourré sa carabine, la déchargea dans la direction du yacht. On écouta. On regarda surtout. |
6190 |
Quant à Robert, il n'avait que ses caresses à donner ; il les offrit à son sauveur, et Thaouka ne fut pas oublié dans sa distribution. En ce moment, l'embarcation du Duncan approchait ; elle se glissa dans un étroit chenal creusé entre les bancs, et vint bientôt échouer au rivage. |
6191 |
Une heure après, Robert s'élançait le premier à bord du Duncan et se jetait au cou de Mary Grant, pendant que l'équipage du yacht remplissait l'air de ses joyeux hurrahs. Ainsi s'était accomplie cette traversée de l'Amérique du sud suivant une ligne rigoureusement droite. |
6192 |
Aussi ses premières paroles furent elles celles ci : «Confiance, mes amis, confiance ! Le capitaine Grant n'est pas avec nous, mais nous avons la certitude de le retrouver.» Il ne fallait rien de moins qu'une telle assurance pour rendre l'espoir aux passagères du Duncan. |
6193 |
Il voulut embrasser tout l'équipage du Duncan, et, soutenant que lady Helena en faisait partie aussi bien que Mary Grant, il commença sa distribution par elles pour finir à Mr Olbinett. Le stewart ne crut pouvoir mieux reconnaître une telle politesse, qu'en annonçant le déjeuner. |
6194 |
Le major, rasé de frais, et les voyageurs, après une rapide toilette, prirent place à la table. On fit fête au déjeuner de Mr Olbinett. Il fut déclaré excellent, et même supérieur aux splendides festins de la pampa, Paganel revint deux fois à chacun des plats, «par distraction», dit il. |
6195 |
Quant à lady Glenarvan et à miss Grant, le capitaine du Duncan serait injuste en méconnaissant leur rare intrépidité. La tempête ne les effraya pas, et si elles manifestèrent quelques craintes, ce fut en songeant à leurs amis, qui erraient alors dans les plaines de la république Argentine. |
6196 |
Il a démontré que nous suivions une voie fausse, et il a interprété le document de manière à ne plus laisser aucune hésitation dans notre esprit. Il s'agit du document écrit en français, et je prierai Paganel de l'expliquer ici, afin que personne ne conserve le moindre doute à cet égard. |
6197 |
Quand, il y a cinq mois, dans le golfe de la Clyde, nous avons étudié les trois documents, leur interprétation nous a paru évidente. Nulle autre côte que la côte occidentale de la Patagonie ne pouvait avoir été le théâtre du naufrage. Nous n'avions même pas à ce sujet l'ombre d'un doute. |
6198 |
Chapitre II Tristan d'Acunha Si le yacht eût suivi la ligne de l'équateur, les cent quatre vingt seize degrés qui séparent l'Australie de l'Amérique, ou pour mieux dire, le cap Bernouilli du cap Corrientes, auraient valu onze mille sept cent soixante milles géographiques. |
6199 |
Les passagers avaient repris le jour même leurs habitudes du bord. Il ne semblait pas qu'ils eussent quitté le navire pendant un mois. Après les eaux du Pacifique, les eaux de l'Atlantique s'étendaient sous leurs yeux, et, à quelques nuances près, tous les flots se ressemblent. |
6200 |
Les éléments, après les avoir si terriblement éprouvés, unissaient maintenant leurs efforts pour les favoriser. L'océan était paisible, le vent soufflait du bon côté, et tout le jeu de voiles, tendu sous les brises de l'ouest, vint en aide à l'infatigable vapeur emmagasinée dans la chaudière. |
6201 |
Les probabilités se changeaient en certitudes. On causait du capitaine Grant comme si le yacht allait le prendre dans un port déterminé. Sa cabine et les cadres de ses deux compagnons furent préparés à bord. Mary Grant se plaisait à la disposer de ses mains, à l'embellir. |
6202 |
C'est à peine si son hélice mordait sur les eaux fuyantes que coupait son étrave, et il semblait qu'il luttait alors avec les yachts de course du royal thames club. Le lendemain, l'océan se montra couvert d'immenses goémons, semblable à un vaste étang obstrué par les herbes. |
6203 |
Le commandant Maury les a spécialement signalées à l'attention des navigateurs. Le Duncan paraissait glisser sur une longue prairie que Paganel compara justement aux pampas, et sa marche fut un peu retardée. Vingt quatre heures après, au lever du jour, la voix du matelot de vigie se fit entendre. |
6204 |
Vers midi, on releva les deux principaux amers qui servent aux marins de point de reconnaissance, savoir, à un angle de l'île Inaccessible, une roche qui figure fort exactement un bateau sous voile, et, à la pointe nord de l'île du Rossignol, deux îlots semblables à un fortin en ruine. |
6205 |
Aussitôt, passagères et passagers s'embarquèrent dans le grand canot et prirent pied sur un sable fin et noir, impalpable débris des roches calcinées de l'île. La capitale de tout le groupe de Tristan d'Acunha consiste en un petit village situé au fond de la baie sur un gros ruisseau fort murmurant. |
6206 |
Lord Glenarvan fut reçu par un gouverneur qui relève de la colonie anglaise du Cap. Il s'enquit immédiatement d'Harry Grant et du Britannia. Ces noms étaient entièrement inconnus. Les îles Tristan d'Acunha sont hors de la route des navires, et par conséquent peu fréquentées. |
6207 |
Londres ou Paris n'y tiendrait pas, quand même elle serait trois fois plus grande. Pendant cette reconnaissance, les passagers du Duncan se promenèrent dans le village et sur les côtes voisines. La population de Tristan d'Acunha ne s'élève pas à cent cinquante habitants. |
6208 |
Ce sont des anglais et des américains mariés à des négresses et à des hottentotes du Cap, qui ne laissent rien à désirer sous le rapport de la laideur. Les enfants de ces ménages hétérogènes présentaient un mélange très désagréable de la roideur saxonne et de la noirceur africaine. |
6209 |
Cette promenade de touristes, heureux de sentir la terre ferme sous leurs pieds, se prolongea sur le rivage auquel confine la grande plaine cultivée qui n'existe que dans cette partie de l'île. Partout ailleurs, la côte est faite de falaises de laves, escarpées et arides. |
6210 |
L'équipage du yacht résolut d'employer la nuit à les chasser, et le jour suivant à faire une ample provision d'huile. Aussi le départ du Duncan fut il remis au surlendemain 20 novembre. Pendant le souper, Paganel donna quelques détails sur les îles Tristan qui intéressèrent ses auditeurs. |
6211 |
Ils apprirent que ce groupe, découvert en 1506 par le portugais Tristan d'Acunha, un des compagnons d'Albuquerque, demeura inexploré pendant plus d'un siècle. Ces îles passaient, non sans raison, pour des nids à tempêtes, et n'avaient pas meilleure réputation que les Bermudes. |
6212 |
Lui et deux compagnons y abordèrent au mois de janvier, et firent courageusement leur métier de colons. Le gouverneur anglais du cap de Bonne Espérance, ayant appris qu'ils prospéraient, leur offrit le protectorat de l'Angleterre. Jonathan accepta, et hissa sur sa cabane le pavillon britannique. |
6213 |
Après avoir autorisé la chasse, Glenarvan ne pouvait en interdire le profit. La journée suivante fut donc employée à recueillir l'huile et à préparer les peaux de ces lucratifs amphibies. Les passagers employèrent naturellement ce second jour de relâche à faire une nouvelle excursion dans l'île. |
6214 |
Les chasseurs aperçurent quelques sangliers. L'un d'eux tomba frappé sous la balle du major. Glenarvan se contenta d'abattre plusieurs couples de perdrix noires dont le cuisinier du bord devait faire un excellent salmis. Une grande quantité de chèvres furent entrevues au sommet des plateaux élevés. |
6215 |
En moins de six jours, il franchit les treize cents milles qui séparent Tristan d'Acunha de la pointe africaine. Le 24 novembre, à trois heures du soir, on eut connaissance de la montagne de la Table, et un peu plus tard John releva la montagne des Signaux, qui marque l'entrée de la baie. |
6216 |
Dans les steppes de la Sibérie, dans les plaines de l'Asie centrale, dans les déserts de l'Afrique, dans les prairies de l'Amérique, dans les vastes terrains de l'Australie, dans les solitudes glacées des pôles, l'homme ose à peine s'y aventurer, le plus hardi recule, le plus courageux succombe. |
6217 |
Ne peut on choisir des amis dans la race animale, apprivoiser un jeune chevreau, un perroquet éloquent, un singe aimable ? Et si le hasard vous envoie un compagnon, comme le fidèle Vendredi, que faut il de plus pour être heureux ? Deux amis sur un rocher, voilà le bonheur ! Supposez le major et moi. |
6218 |
La solitude ne peut engendrer que le désespoir. C'est une question de temps. Que d'abord les soucis de la vie matérielle, les besoins de l'existence, distraient le malheureux à peine sauvé des flots, que les nécessités du présent lui dérobent les menaces de l'avenir, c'est possible. |
6219 |
L'île Saint Paul, située au sud de l'île Amsterdam, n'est qu'un îlot inhabité, formé d'une montagne conique qui doit être un ancien volcan. L'île Amsterdam, au contraire, à laquelle la chaloupe conduisit les passagers du Duncan, peut avoir douze milles de circonférence. |
6220 |
Le capitaine s'approcha du rivage, et vit bientôt deux hommes qui faisaient des signaux de détresse. Il envoya son canot à terre, qui recueillit Jacques Paine, un garçon de vingt deux ans, et Robert Proudfoot, âgé de quarante huit ans. Ces deux infortunés étaient méconnaissables. |
6221 |
Deux fois l'île Amsterdam devint ainsi la patrie de matelots abandonnés, que la providence sauva deux fois de la misère et de la mort. Mais, depuis lors, aucun navire ne s'était perdu sur ces côtes. Un naufrage eût jeté ses épaves à la grève ; des naufragés seraient parvenus aux pêcheries de M Viot. |
6222 |
Ils voulaient constater son absence de ces différents points du parallèle, voilà tout. Le départ du Duncan fut donc décidé pour le lendemain. Vers le soir, après une bonne promenade, Glenarvan fit ses adieux à l'honnête M Viot. Chacun lui souhaita tout le bonheur possible sur son îlot désert. |
6223 |
Que le vent d'ouest tînt bon une douzaine de jours encore, que la mer se montrât favorable, et le Duncan atteindrait le but de son voyage. Mary Grant et Robert ne considéraient pas sans émotion ces flots que le Britannia sillonnait sans doute quelques jours avant son naufrage. |
6224 |
Or, précisément, la difficulté susdite fut soulevée incidemment, et eut pour effet immédiat d'enrayer les esprits sur cette route de l'espérance. Paganel, à cette remarque inattendue que fit Glenarvan, releva vivement la tête. Puis, sans répondre, il alla chercher le document. |
6225 |
Il revint, en 1689, à la baie même où Hertoge avait débarqué, non plus en flibustier, mais en commandant du Roebuck, un bâtiment de la marine royale. Jusqu'ici, cependant, la découverte de la Nouvelle Hollande n'avait eu d'autre intérêt que celui d'un fait géographique. |
6226 |
Ayant reconnu la Nouvelle Zélande, il arriva dans une baie de la côte ouest de l'Australie, et il la trouva si riche en plantes nouvelles qu'il lui donna le nom de Baie Botanique. C'est le Botany Bay actuel. Ses relations avec des naturels à demi abrutis furent peu intéressantes. |
6227 |
Cook put conduire son bâtiment à une petite crique où se jetait une rivière qui fut nommée Endeavour. Là, pendant trois mois que durèrent leurs réparations, les anglais essayèrent d'établir des communications utiles avec les indigènes ; mais ils y réussirent peu, et remirent à la voile. |
6228 |
L'Endeavour continua sa route vers le nord. Cook voulait savoir si un détroit existait entre la Nouvelle Guinée et la Nouvelle Hollande ; après de nouveaux dangers, après avoir sacrifié vingt fois son navire, il aperçut la mer, qui s'ouvrait largement dans le sud ouest. |
6229 |
C'était en 1789, un an après l'établissement de la colonie à Port Jackson. On avait fait le tour du nouveau continent ; mais ce qu'il renfermait, personne n'eût pu le dire. Une longue rangée de montagnes parallèles au rivage oriental semblait interdire tout accès à l'intérieur. |
6230 |
Entre ce cap et la pointe d'Entrecasteaux, la côte australienne décrit un arc que sous tend le trente septième parallèle. Si alors le Duncan fût remonté vers l'équateur, il aurait eu promptement connaissance du cap Chatham, qui lui restait à cent vingt milles dans le nord. |
6231 |
Le 13 décembre, il tomba tout à fait, et les voiles inertes pendirent le long des mâts. Le Duncan, sans sa puissante hélice, eût été enchaîné par les calmes de l'océan. Cet état de l'atmosphère pouvait se prolonger indéfiniment. Le soir, Glenarvan s'entretenait à ce sujet avec John Mangles. |
6232 |
Rien n'est plus trompeur. Depuis deux jours, le baromètre baisse d'une manière inquiétante ; il est en ce moment à vingt sept pouces. C'est un avertissement que je ne puis négliger. Or je redoute particulièrement les colères de la mer australe, car je me suis déjà trouvé aux prises avec elles. |
6233 |
John fit monter tout son monde en haut et amener ses petites voiles ; il ne conserva que sa misaine, sa brigantine, son hunier et ses focs. À minuit, le vent fraîchit. Il ventait grand frais, c'est à dire que les molécules d'air étaient chassées avec une vitesse de six toises par seconde. |
6234 |
Les matelots s'élancèrent dans les enfléchures du vent, et, non sans peine, ils diminuèrent la surface de la voile en l'enroulant de ses garcettes sur la vergue amenée. John Mangles tenait à conserver le plus de toile possible, afin d'appuyer le yacht et d'adoucir ses mouvements de roulis. |
6235 |
Puis, ces précautions prises, il donna des ordres à Austin et au maître d'équipage, pour parer à l'assaut de l'ouragan, qui ne pouvait tarder à se déchaîner. Les saisines des embarcations et les amarres de la drome furent doublées. On renforça les palans de côté du canon. |
6236 |
En ce moment, le baromètre était tombé à vingt six pouces, abaissement qui se produit rarement dans la colonne barométrique, et le storm glass indiquait la tempête. Il était une heure du matin. Lady Helena et miss Grant, violemment secouées dans leur cabine, se hasardèrent à venir sur le pont. |
6237 |
John devait donc en revenir à ses voiles, et chercher un auxiliaire dans ce vent qui s'était fait son plus dangereux ennemi. Il remonta, et dit en deux mots la situation à lord Glenarvan ; puis il le pressa de rentrer dans la dunette avec les autres passagers, Glenarvan voulut rester sur le pont. |
6238 |
Cette voilure si réduite tiendrait elle ? Elle était faite de la meilleure toile de Dundee ; mais quel tissu peut résister à de pareilles violences ? Cette allure de la cape avait l'avantage d'offrir aux vagues les portions les plus solides du yacht, et de le maintenir dans sa direction première. |
6239 |
Son équipage se tenait là sous ses yeux, prêt à se porter où sa présence serait nécessaire. John, attaché aux haubans, surveillait la mer courroucée. Le reste de la nuit se passa dans cette situation. On espérait que la tempête diminuerait au lever du jour. Vain espoir. |
6240 |
John ne dit rien, mais il trembla pour son navire et ceux qu'il portait. Le Duncan donnait une bande effroyable ; ses épontilles en craquaient, et parfois les bouts dehors de misaine venaient fouetter la crête des vagues. Il y eut un instant où l'équipage crut que le yacht ne se relèverait pas. |
6241 |
Alors, sous ce morceau de toile, le Duncan laissa porter et se prit à fuir vent arrière avec une incalculable rapidité. Il allait ainsi dans le nord est où le poussait la tempête. Il lui fallait conserver le plus de vitesse possible, car d'elle seule dépendait sa sécurité. |
6242 |
John Mangles ne quitta pas un instant son poste ; il ne prit aucune nourriture ; il était torturé par des craintes que son impassible figure ne voulait pas trahir, et son regard cherchait obstinément à percer les brumes amoncelées dans le nord. En effet, il pouvait tout craindre. |
6243 |
John Mangles sentait aussi par instinct, non autrement, qu'un courant de foudre l'entraînait. À chaque instant, il redoutait le choc d'un écueil sur lequel le yacht se fût brisé en mille pièces. Il estimait que la côte ne devait pas se rencontrer à moins de douze milles sous le vent. |
6244 |
John Mangles alla trouver lord Glenarvan ; il l'entretint en particulier ; il lui dépeignit la situation sans diminuer sa gravité ; il l'envisagea avec le sang froid d'un marin prêt à tout, et termina en disant qu'il serait peut être obligé de jeter le Duncan à la côte. |
6245 |
Paganel se livrait aux théories les plus inopportunes sur la direction des courants atmosphériques ; il faisait à Robert, qui l'écoutait, d'intéressantes comparaisons entre les tornades, les cyclones et les tempêtes rectilignes. Quant au major, il attendait la fin avec le fatalisme d'un musulman. |
6246 |
Là, le Duncan se fût trouvé dans une sûreté relative. Mais comment passer ? John fit monter ses passagers sur le pont ; il ne voulait pas que, l'heure du naufrage venue, ils fussent renfermés dans la dunette. Glenarvan et ses compagnons regardèrent la mer épouvantable. Mary Grant pâlit. |
6247 |
Les barils furent chavirés, et de leurs flancs s'échappèrent des flots d'huile. Instantanément, la nappe onctueuse nivela, pour ainsi dire, l'écumeuse surface de la mer. Le Duncan vola sur les eaux calmées et se trouva bientôt dans un bassin paisible, au delà des redoutables bancs. |
6248 |
Chapitre VI Le cap Bernouilli Le premier soin de John Mangles fut d'affourcher solidement son navire sur deux ancres. Il mouilla par cinq brasses d'eau. Le fond était bon, un gravier dur qui donnait une excellente tenue. Donc, nulle crainte de chasser ou de s'échouer à mer basse. |
6249 |
Le Duncan, après tant d'heures périlleuses, se trouvait dans une sorte de crique abritée par une haute pointe circulaire contre les vents du large. Lord Glenarvan avait serré la main du jeune capitaine en disant : «Merci, John.» Et John se sentit généreusement récompensé avec ces deux seuls mots. |
6250 |
Le cap Catastrophe, au nom de funeste augure, a pour pendant le cap Borda, formé par un promontoire de l'île Kanguroo. Entre ces deux caps s'ouvre le détroit de l'Investigator, qui conduit à deux golfes assez profonds, l'un au nord, le golfe Spencer, l'autre au sud, le golfe Saint Vincent. |
6251 |
Cette ville, fondée en 1836, compte quarante mille habitants, et offre des ressources assez complètes. Mais elle est plus occupée de cultiver un sol fécond, d'exploiter ses raisins et ses oranges, et toutes ses richesses agricoles, que de créer de grandes entreprises industrielles. |
6252 |
Sa population compte moins d'ingénieurs que d'agriculteurs, et l'esprit général est peu tourné vers les opérations commerciales ou les arts mécaniques. Le Duncan pourrait il réparer ses avaries ? C'était la question à décider. John Mangles voulut savoir à quoi s'en tenir. |
6253 |
L'hélice remise en état, le Duncan irait croiser sur les côtes orientales pour achever la série de ses recherches. Cette proposition fut approuvée. John Mangles résolut de profiter du premier bon vent pour appareiller. Il n'attendit pas longtemps. Vers le soir, l'ouragan était entièrement tombé. |
6254 |
À quatre heures du matin, les matelots virèrent au cabestan. Bientôt l'ancre fut à pic, elle dérapa, et le Duncan, sous sa misaine, son hunier, son perroquet, ses focs, sa brigantine et sa voile de flèche, courut au plus près, tribord amures, au vent des rivages australiens. |
6255 |
Deux heures après, il perdit de vue le cap Catastrophe, et se trouva par le travers du détroit de l'Investigator. Le soir, le cap Borda fut doublé, et l'île Kanguroo prolongée à quelques encablures. C'est la plus grande des petites îles australiennes, et elle sert de refuge aux déportés fugitifs. |
6256 |
On voyait comme au temps de sa découverte, en 1802, d'innombrables bandes de kanguroos bondir à travers les bois et les plaines. Le lendemain, pendant que le Duncan courait bord sur bord, ses embarcations furent envoyées à terre avec mission de visiter les accores de la côte. |
6257 |
Il se trouvait alors sur le trente sixième parallèle, et, jusqu'au trente huitième, Glenarvan ne voulait pas laisser un point inexploré. Pendant la journée du 18 décembre, le yacht, qui boulinait comme un vrai clipper sous sa voilure entièrement déployée, rasa le rivage de la baie Encounter. |
6258 |
Les rivages australiens furent aussi muets à cet égard que les terres patagones. Cependant, il ne fallait pas perdre tout espoir tant que ne serait pas atteint le point précis indiqué par le document. On n'agissait ainsi que par surcroît de prudence, et pour ne rien abandonner au hasard. |
6259 |
Pendant la nuit, le Duncan mettait en panne, de manière à se maintenir sur place autant que possible, et, le jour, la côte était fouillée avec soin. Ce fut ainsi que, le 20 décembre, on arriva par le cap Bernouilli, qui termine la baie Lacépède, sans avoir trouvé la moindre épave. |
6260 |
Cette impossibilité ne pouvait échapper à des esprits perspicaces. L'hypothèse de Paganel, plausible en Patagonie dans les provinces argentines, eût donc été illogique en Australie. Paganel le reconnut dans une discussion qui fut soulevée à ce sujet par le major Mac Nabbs. |
6261 |
Celui ci, d'ailleurs, le faisait pressentir dans son document par ces mots, dont il fallait tenir compte : où ils seront prisonniers de cruels indigènes. Mais il n'existait plus aucune raison pour rechercher les prisonniers sur le trente septième parallèle plutôt que sur un autre. |
6262 |
Les passagers du Duncan débarquèrent sans difficulté sur un rivage absolument désert. Des falaises à bandes stratifiées formaient une ligne côtière haute de soixante à quatre vingts pieds. Il eût été difficile d'escalader cette courtine naturelle sans échelles ni crampons. |
6263 |
John Mangles, heureusement, découvrit fort à propos une brèche produite à un demi mille au sud par un éboulement partiel de la falaise. La mer, sans doute, battait cette barrière de tuf friable pendant ses grandes colères d'équinoxe, et déterminait ainsi la chute des portions supérieures du massif. |
6264 |
La petite troupe, bientôt réunie, examina la plaine qui s'étendait sous ses regards. C'était un vaste terrain inculte avec des buissons et des broussailles, une contrée stérile, que Glenarvan compara aux glens des basses terres d'écosse, et Paganel aux landes infertiles de la Bretagne. |
6265 |
En ce moment, un homme d'une cinquantaine d'années, d'une physionomie prévenante, sortit de la maison principale, aux aboiements de quatre grands chiens qui annonçaient la venue des étrangers. Cinq beaux et forts garçons, ses fils, le suivirent avec leur mère, une grande et robuste femme. |
6266 |
On ne pouvait s'y méprendre : cet homme, entouré de sa vaillante famille, au milieu de ces constructions encore neuves, dans cette campagne presque vierge, présentait le type accompli du colon irlandais qui, las des misères de son pays, est venu chercher la fortune et le bonheur au delà des mers. |
6267 |
Lady Helena et Mary Grant, conduites par mistress O'Moore, entrèrent dans l'habitation, pendant que les fils du colon débarrassaient les visiteurs de leurs armes. Une vaste salle, fraîche et claire, occupait le rez de chaussée de la maison construite en forts madriers disposés horizontalement. |
6268 |
La conversation s'engagea sur toute la ligne. D'écossais à irlandais, il n'y a que la main. La Tweed, large de quelques toises, creuse un fossé plus profond entre l'écosse et l'Angleterre que les vingt lieues du canal d'Irlande qui séparent la vieille Calédonie de la verte Erin. |
6269 |
Paddy O'Moore raconta son histoire. C'était celle de tous les émigrants que la misère chasse de leur pays. Beaucoup viennent chercher au loin la fortune, qui n'y trouvent que déboires et malheurs. Ils accusent la chance, oubliant d'accuser leur inintelligence, leur paresse et leurs vices. |
6270 |
Il quitta Dundalk, où il mourait de faim, emmena sa famille vers les contrées australiennes, débarqua à Adélaïde, dédaigna les travaux du mineur pour les fatigues moins aléatoires de l'agriculteur, et, deux mois après, il commença son exploitation, si prospère aujourd'hui. |
6271 |
Ces divers lots sont cédés aux colons par le gouvernement, et par chaque lot un laborieux agriculteur peut gagner de quoi vivre et mettre de côté une somme nette de quatre vingts livres sterling. Paddy O'Moore savait cela. Ses connaissances agronomiques le servirent fort. |
6272 |
Il était de ces gens discrets qui disent : voilà ce que je suis, mais je ne vous demande pas qui vous êtes. Glenarvan, lui, avait un intérêt immédiat à parler du Duncan, de sa présence au cap Bernouilli, et des recherches qu'il poursuivait avec une infatigable persévérance. |
6273 |
Mais, en homme qui va droit au but, il interrogea d'abord Paddy O'Moore sur le naufrage du Britannia. La réponse de l'irlandais ne fut pas favorable. Il n'avait jamais entendu parler de ce navire. Depuis deux ans, aucun bâtiment n'était venu se perdre à la côte, ni au dessus du cap, ni au dessous. |
6274 |
De telles paroles devaient produire une douloureuse impression sur les auditeurs de Glenarvan. Robert et Mary étaient là qui l'écoutaient, les yeux mouillés de larmes. Paganel ne trouvait pas un mot de consolation et d'espoir. John Mangles souffrait d'une douleur qu'il ne pouvait adoucir. |
6275 |
John Mangles, Robert, Paganel, quittant leur place, se précipitèrent vers celui que Paddy O'Moore venait de nommer Ayrton. C'était un homme de quarante cinq ans, d'une rude physionomie, dont le regard très brillant se perdait sous une arcade sourcilière profondément enfoncée. |
6276 |
Il était tout os et tout nerfs, et, suivant une expression écossaise, il ne perdait pas son temps à faire de la chair grasse. Une taille moyenne, des épaules larges, une allure décidée, une figure pleine d'intelligence et d'énergie, quoique les traits en fussent durs, prévenaient en sa faveur. |
6277 |
La sympathie qu'il inspirait était encore accrue par les traces d'une récente misère empreinte sur son visage. On voyait qu'il avait souffert et beaucoup, bien qu'il parût homme à supporter les souffrances, à les braver, à les vaincre. Glenarvan et ses amis avaient senti cela à première vue. |
6278 |
Glenarvan, se faisant l'interprète de tous, le pressa de questions auxquelles Ayrton répondit. La rencontre de Glenarvan et Ayrton avait évidemment produit chez tous deux une émotion réciproque. Aussi les premières questions de Glenarvan se pressèrent elles sans ordre, et comme malgré lui. |
6279 |
Puisque le matelot avait échappé aux dangers du naufrage, pourquoi le capitaine ne se serait il pas tiré sain et sauf de cette catastrophe ? Ayrton répétait volontiers que le capitaine Grant devait être vivant comme lui. Où, il ne saurait le dire, mais certainement sur ce continent. |
6280 |
Il avait vécu près d'Harry Grant, courant avec lui les mers, bravant les mêmes dangers ! Mary ne pouvait détacher ses regards de cette rude physionomie et pleurait de bonheur. Jusqu'ici, personne n'avait eu la pensée de mettre en doute la véracité et l'identité du quartier maître. |
6281 |
Seuls, le major et peut être John Mangles, moins prompts à se rendre, se demandaient si les paroles d'Ayrton méritaient une entière confiance. Sa rencontre imprévue pouvait exciter quelques soupçons. Certainement, Ayrton avait cité des faits et des dates concordantes, de frappantes particularités. |
6282 |
Il rappela leur présence à ce déjeuner d'adieu donné à bord aux amis du capitaine. Le shérif Mac Intyre y assistait. On avait confié Robert, – il avait dix ans à peine, – aux soins de Dick Turner, le maître d'équipage, et il lui échappa pour grimper aux barres du perroquet. |
6283 |
Il toucha aux Hébrides, à la Nouvelle Guinée, à la Nouvelle Zélande, à la Nouvelle Calédonie, se heurtant à des prises de possession souvent peu justifiées, subissant le mauvais vouloir des autorités anglaises, car son navire était signalé dans les colonies britanniques. |
6284 |
Il fallut couper la mâture. Une voie d'eau se déclara dans les fonds, qu'on ne parvint pas à aveugler. L'équipage fut bientôt exténué, à bout de forces. On ne put pas affranchir les pompes. Pendant huit jours, le Britannia fut le jouet des ouragans. Il avait six pieds d'eau dans sa cale. |
6285 |
Il s'enfonçait peu à peu. Les embarcations avaient été enlevées pendant la tempête. Il fallait périr à bord, quand, dans la nuit du 27 juin, comme l'avait parfaitement compris Paganel, on eut connaissance du rivage oriental de l'Australie. Bientôt le navire fit côte. Un choc violent eut lieu. |
6286 |
En effet, Grant, on n'en doutait pas, grâce au document, avait survécu au naufrage avec deux de ses matelots, comme Ayrton lui même. Du sort de l'un on pouvait raisonnablement conclure au sort de l'autre. Ayrton fut donc invité à faire le récit de ses aventures. Il fut très simple et très court. |
6287 |
Le matelot naufragé, prisonnier d'une tribu indigène, se vit emmené dans ces régions intérieures arrosées par le Darling, c'est à dire à quatre cents milles au nord du trente septième parallèle. Là, il vécut fort misérable, parce que la tribu était misérable elle même, mais non maltraité. |
6288 |
Mais ce trente septième parallèle coupe la province de Victoria, un pays anglais s'il en fut, avec des routes, des chemins de fer, et peuplé en grande partie sur ce parcours. C'est un voyage qui se fait en calèche, si l'on veut, ou en charrette, ce qui est encore préférable. |
6289 |
Le départ fut fixé au surlendemain 22 décembre. Quels résultats devait produire cette traversée de l'Australie ? La présence d'Harry Grant étant devenue un fait indiscutable, les conséquences de cette expédition pouvaient être grandes. Elle accroissait la somme des chances favorables. |
6290 |
Les enfants de son capitaine lui prodiguèrent leurs meilleures caresses. Tous étaient heureux de sa décision, sauf l'irlandais, qui perdait en lui un aide intelligent et fidèle. Mais Paddy comprit l'importance que Glenarvan devait attacher à la présence du quartier maître, et il se résigna. |
6291 |
Glenarvan le chargea de lui fournir des moyens de transport pour ce voyage à travers l'Australie, et, cette affaire conclue, les passagers revinrent à bord, après avoir pris rendez vous avec Ayrton. Le retour se fit joyeusement. Tout était changé. Toute hésitation disparaissait. |
6292 |
Dans deux mois, si les circonstances le favorisaient, le Duncan débarquerait Harry Grant sur les rivages d'écosse ! Quand John Mangles appuya la proposition de tenter avec les passagers la traversée de l'Australie, il supposait bien que, cette fois, il accompagnerait l'expédition. |
6293 |
Il conduira le Duncan à sa destination, il le réparera habilement et le ramènera au jour dit. Tom est un homme esclave du devoir et de la discipline. Jamais il ne prendra sur lui de modifier ou de retarder l'exécution d'un ordre. Votre honneur peut donc compter sur lui comme sur moi même. |
6294 |
Il pâlit un instant et saisit la main que lui tendait lord Glenarvan. Le lendemain, John Mangles, accompagné du charpentier et de matelots chargés de vivres, retourna à l'établissement de Paddy O'Moore. Il devait organiser les moyens de transport de concert avec l'irlandais. |
6295 |
À lui donc fut dévolu le rôle de conducteur. Le véhicule, dépourvu de ressorts, n'offrait aucun confort ; mais tel il était, tel il le fallait prendre. John Mangles, ne pouvant rien changer à sa construction grossière, le fit disposer à l'intérieur de la plus convenable façon. |
6296 |
D'épais rideaux de cuir fermaient, au besoin, ce premier compartiment et le défendaient contre la fraîcheur des nuits. À la rigueur, les hommes pourraient y trouver un refuge pendant les grandes pluies ; mais une tente devait habituellement les abriter à l'heure du campement. |
6297 |
Ses dispositions prises et ses ordres donnés au maître charpentier, John Mangles revint à bord avec la famille irlandaise, qui voulut rendre visite à lord Glenarvan. Ayrton avait jugé convenable de se joindre à eux, et, vers quatre heures, John et ses compagnons franchissaient la coupée du Duncan. |
6298 |
Lorsqu'il apprit que deux d'entre eux seulement, Mulrady et Wilson, devaient l'accompagner, il parut étonné. Il engagea Glenarvan à former sa troupe des meilleurs marins du Duncan. Il insista même à cet égard, insistance qui, soit dit en passant, dut effacer tout soupçon de l'esprit du major. |
6299 |
Le soir venu, écossais et irlandais se séparèrent. Ayrton et la famille de Paddy O'Moore retournèrent à leur habitation. Chevaux et chario t devaient être prêts pour le lendemain. Le départ fut fixé à huit heures du matin. Lady Helena et Mary Grant firent alors leurs derniers préparatifs. |
6300 |
Ils furent courts, et surtout moins minutieux que ceux de Jacques Paganel. Le savant passa une partie de la nuit à dévisser, essuyer, visser et revisser les verres de sa longue vue. Aussi dormait il encore quand le lendemain, à l'aube, le major l'éveilla d'une voix retentissante. |
6301 |
Une embarcation attendait les voyageurs, qui ne tardèrent pas à y prendre place. Le jeune capitaine donna ses derniers ordres à Tom Austin. Il lui recommanda par dessus tout d'attendre les ordres de lord Glenarvan à Melbourne, et de les exécuter scrupuleusement quels qu'ils fussent. |
6302 |
En dix minutes, l'embarcation atteignit le rivage. Un quart d'heure plus tard, les voyageurs arrivaient à la ferme irlandaise. Tout était prêt. Lady Helena fut enchantée de son installation. L'immense chario t avec ses roues primitives et ses ais massifs lui plut particulièrement. |
6303 |
Cet échange de politesses fut interrompu par l'arrivée de sept chevaux tout harnachés que conduisait un des fils de Paddy. Lord Glenarvan régla avec l'irlandais le prix de ces diverses acquisitions, en y ajoutant force remercîments que le brave colon estimait au moins à l'égal des guinées. |
6304 |
On donna le signal du départ. Lady Helena et miss Grant prirent place dans leur compartiment, Ayrton sur le siège, Olbinett à l'arrière du chario t ; Glenarvan, le major, Paganel, Robert, John Mangles, les deux matelots, tous armés de carabines et de revolvers, enfourchèrent leurs chevaux. |
6305 |
Quant à l'intérieur du continent, c'est à dire sur une surface égale aux deux tiers de l'Europe, il est à peu près inconnu. Fort heureusement, le trente septième parallèle ne traverse pas ces immenses solitudes, ces inaccessibles contrées, qui ont déjà coûté de nombreuses victimes à la science. |
6306 |
Glenarvan n'aurait pu les affronter. Il n'avait affaire qu'à la partie méridionale de l'Australie, qui se décomposait ainsi : une étroite portion de la province d'Adélaïde, la province de Victoria dans toute sa largeur, et enfin le sommet du triangle renversé que forme la Nouvelle Galles du sud. |
6307 |
Jusqu'alors ces plaines rappelaient singulièrement les monotones étendues de la Pampasie argentine. Même sol herbeux et uni. Même horizon nettement tranché sur le ciel. Mac Nabbs soutenait que l'on n'avait pas changé de pays ; mais Paganel affirma que la contrée se modifierait bientôt. |
6308 |
Vers le soir, quelques haies vives d'acacias égayèrent la plaine ; çà et là, des bouquets de gommiers blancs ; plus loin, une ornière fraîchement creusée ; puis, des arbres d'origine européenne, oliviers, citronniers et chênes verts, enfin des palissades bien entretenues. |
6309 |
Red Gum Station était un établissement de peu d'importance. Mais Glenarvan y trouva la plus franche hospitalité. La table est invariablement servie pour le voyageur sous le toit de ces habitations solitaires, et dans un colon australien on rencontre toujours un hôte obligeant. |
6310 |
Le chario t fut remisé, par les soins d'Ayrton, à Crown's Inn, une auberge qui, faute de mieux, s'appelait l'hôtel de la couronne. Le souper, uniquement composé de mouton accommodé sous toutes les formes, fumait sur la table. On mangea beaucoup, mais l'on causa plus encore. |
6311 |
On eût mieux fait de l'appeler l'Australie riche, car il en est des pays comme des individus : la richesse ne fait pas le bonheur. L'Australie, grâce à ses mines d'or, a été livrée à la bande dévastatrice et féroce des aventuriers. Vous verrez cela quand nous traverserons les terrains aurifères. |
6312 |
L'éloquent secrétaire de la société géographique ne se possédait plus. Il allait, il allait, gesticulant à tout rompre et brandissant sa fourchette au grand danger de ses voisins de table. Mais enfin sa voix fut couverte par un tonnerre de bravos, et il parvint à se taire. |
6313 |
Oui, moralisateur ! Ici les métaux ne s'oxydent pas à l'air, les hommes non plus. Ici l'atmosphère pure et sèche blanchit tout rapidement, le linge et les âmes ! Et on avait bien remarqué en Angleterre les vertus de ce climat, quand on résolut d'envoyer dans ce pays les gens à moraliser. |
6314 |
La chaleur était déjà forte, mais supportable, la route presque unie et propice au pas des chevaux. La petite troupe s'engagea sous un taillis assez clairsemé. Le soir, après une bonne journée de marche, elle campa sur les bords du lac Blanc, aux eaux saumâtres et impotables. |
6315 |
Une plaine admirable, toute diaprée de chrysanthèmes, s'étendait au delà du lac Blanc. Le lendemain, Glenarvan et ses compagnons, au réveil, auraient volontiers applaudi le magnifique décor offert à leurs regards. Ils partirent. Quelques gibbosités lointaines trahissaient seules le relief du sol. |
6316 |
Paganel, qui devenait botaniste au milieu des fleurs, appelait de leurs noms ces productions variées, et, avec sa manie de tout chiffrer, il ne manqua pas de dire que l'on comptait jusqu'ici quatre mille deux cents espèces de plantes réparties en cent vingt familles dans la flore australienne. |
6317 |
Ce volatile avait cinq pieds de haut, et son bec noir, large, conique, à bout très pointu, mesurait dix huit pouces de longueur. Les reflets violets et pourpres de sa tête contrastaient vivement avec le vert lustré de son cou, l'éclatante blancheur de sa gorge et le rouge vif de ses longues jambes. |
6318 |
On admira beaucoup cet oiseau, et le major aurait eu les honneurs de la journée, si le jeune Robert n'eût rencontré, quelques milles plus loin, et bravement assommé une bête informe, moitié hérisson, moitié fourmilier, un être à demi ébauché comme les animaux des premiers âges de la création. |
6319 |
Mais Mr Olbinett réclama avec une telle indignation, que le savant renonça à conserver cet échantillon des monothrèmes. Ce jour là, les voyageurs dépassèrent de trente minutes le cent quarante et unième degré de longitude. Jusqu'ici, peu de colons, peu de squatters s'étaient offerts à leur vue. |
6320 |
Paganel penchait pour un météore quelconque, auquel sa vive imagination cherchait déjà une cause naturelle. Mais Ayrton l'arrêta dans le champ des conjectures où il s'aventurait, en affirmant que ce soulèvement de poussière provenait d'un troupeau en marche. Le quartier maître ne se trompait pas. |
6321 |
Il s'en échappait tout un concert de bêlements, de hennissements et de beuglements. La voix humaine sous forme de cris, de sifflets, de vociférations, se mêlait aussi à cette symphonie pastorale. Un homme sortit du nuage bruyant. C'était le conducteur en chef de cette armée à quatre pattes. |
6322 |
Mais quelle patience, quelle énergie pour conduire à destination cette troupe rétive, et quelles fatigues à braver ! Le gain est péniblement acquis que ce dur métier rapporte ! Sam Machell raconta en peu de mots son histoire, tandis que le troupeau continuait sa marche entre les bouquets de mimosas. |
6323 |
Lady Helena, Mary Grant, les cavaliers avaient mis pied à terre, et, assis à l'ombre d'un vaste gommier, ils écoutaient le récit du stockeeper. Sam Machell était parti depuis sept mois. Il faisait environ dix milles par jour, et son interminable voyage devait durer trois mois encore. |
6324 |
Six chario ts suivaient l'armée. Les conducteurs, armés de stockwhipps, fouets dont le manche a dix huit pouces et la lanière neuf pieds de longueur, circulaient entre les rangs, rétablissant çà et là l'ordre souvent troublé, tandis que la cavalerie légère des chiens voltigeait sur les ailes. |
6325 |
Que les grandes pluies vinssent à tomber, les bêtes paresseuses refusaient d'avancer, et par les violents orages une panique désordonnée s'emparait de ces animaux fous de terreur. Cependant, à force d'énergie et d'activité, le stockeeper trio mphait de ces difficultés sans cesse renaissantes. |
6326 |
Mais où il fallait joindre à tant de qualités cette qualité supérieure, qui s'appelle la patience, – une patience à toute épreuve, une patience que non seulement des heures, non seulement des jours, mais des semaines ne doivent pas abattre, – c'était au passage des rivières. |
6327 |
Puis, un beau jour, sans raison, par caprice, on ne sait pourquoi ni comment, un détachement franchissait la rivière, et alors c'était une autre difficulté d'empêcher le troupeau de s'y jeter en désordre. La confusion se mettait dans les rangs, et beaucoup d'animaux se noyaient dans les rapides. |
6328 |
Il était temps qu'il allât rejoindre la tête de son armée et choisir les meilleurs pâturages. Il prit donc congé de lord Glenarvan, enfourcha un excellent cheval indigène qu'un de ses hommes tenait en laisse, et reçut les adieux de tous avec de cordiales poignées de main. |
6329 |
Le géographe s'obstina à les manger si consciencieusement par amour de la science, qu'il se mit le palais en feu, et ne put répondre aux questions dont le major l'accabla sur les particularités des déserts australiens. La journée du lendemain, 26 décembre, n'offrit aucun incident utile à relater. |
6330 |
Le soir, la troupe campa à cinq milles au delà du lac Lonsdale, entre le mont Drummond qui se dressait au nord, et le mont Dryden dont le médiocre sommet écornait l'horizon du sud. Le lendemain, à onze heures, le chario t atteignit les bords de la Wimerra, sur le cent quarante troisième méridien. |
6331 |
La rivière, large d'un demi mille, s'en allait par nappes limpides entre deux hautes rangées de gommiers et d'acacias. Quelques magnifiques myrtacées, le «metrosideros speciosa» entre autres, élevaient à une quinzaine de pieds leurs branches longues et pleurantes, agrémentées de fleurs rouges. |
6332 |
Ce «rara avis» des rivières australiennes se perdit bientôt dans les méandres de la Wimerra, qui arrosait capricieusement cette campagne attrayante. Cependant, le chario t s'était arrêté sur un tapis de gazon dont les franges pendaient sur les eaux rapides. Là, ni radeau, ni pont. |
6333 |
Ainsi, tantôt couchés sur l'herbe au bord des eaux murmurantes, tantôt errant à l'aventure entre les touffes de mimosas, les promeneurs admirèrent cette belle nature jusqu'au coucher du jour. La nuit, précédée d'un rapide crépuscule, les surprit à un demi mille du campement. |
6334 |
On se mit à table. Le succès du repas fut un certain salmis de perroquets adroitement tués par Wilson et habilement préparés par le stewart. Le souper terminé, ce fut à qui trouverait un prétexte pour ne point donner au repos les premières heures de cette nuit si belle. |
6335 |
De Mac Kinlay, et de Landsborough, je vous dirai peu de chose. Le premier alla d'Adélaïde au golfe Carpentarie ; le second, du golfe Carpentarie à Melbourne, tous deux envoyés par des comités australiens à la recherche de Burke, qui ne reparaissait plus et ne devait jamais reparaître. |
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Là, Burke divisa sa troupe en deux parts. L'une, sous les ordres de Brahe, dut rester au fort Wills pendant trois mois et plus, si les provisions ne lui manquaient pas, et attendre le retour de l'autre. Celle ci ne comprit que Burke, King, Gray et Wills. Ils emmenaient six chameaux. |
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Cependant, si Burke parvient à gagner le fort Wills, où l'attend Brahe avec son dépôt de provisions, ses compagnons et lui sont sauvés. Ils redoublent d'énergie ; ils se traînent pendant quelques jours encore ; le 21 avril, ils aperçoivent les palissades du fort, ils l'atteignent !. |
6338 |
La note laissée par Brahe n'avait pas sept heures de date ! Burke ne pouvait songer à le rejoindre. Les malheureux abandonnés se refirent un peu avec les provisions du dépôt. Mais les moyens de transport leur manquaient, et cent cinquante lieues les séparaient encore du Darling. |
6339 |
Quant à King, il fut recueilli par des indigènes et, au mois de septembre, retrouvé par l'expédition de M Howitt, envoyée à la recherche de Burke en même temps que Mac Kinlay et Landsborough. Ainsi donc, des quatre explorateurs, un seul survécut à cette traversée du continent australien. |
6340 |
Chacun songeait au capitaine Grant, qui errait peut être comme Burke et les siens au milieu de ce continent funeste. Les naufragés avaient ils échappé aux souffrances qui décimèrent ces hardis pionniers ? Ce rapprochement fut si naturel, que les larmes vinrent aux yeux de Mary Grant. |
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Stuart, émerveillé, continua de se porter en avant ; il atteignit les rives de la rivière Strangway et du Roper's Creek découvert par Leichardt ; leurs eaux coulaient au milieu de palmiers dignes de cette région tropicale ; là vivaient des tribus d'indigènes qui firent bon accueil aux explorateurs. |
6342 |
Au commencement de septembre, sa maladie avait fait de tels progrès, qu'il ne croyait pas revoir les districts habités. Il ne pouvait plus se tenir en selle ; il allait, couché dans un palanquin suspendu entre deux chevaux. À la fin d'octobre, des crachements de sang le mirent à toute extrémité. |
6343 |
La tranquillité de ces paisibles campagnes ne fut aucunement troublée, et, après quelques heures de nuit, le soleil reparut au dessus de l'horizon. Pour son compte, Glenarvan n'avait d'autre crainte que de voir Ayrton revenir seul. Faute d'ouvriers, le chario t ne pouvait se remettre en route. |
6344 |
Il travaillait adroitement, avec une vigueur peu commune. Le major observa que la chair de ses poignets, fortement érodée, présentait un collier noirâtre de sang extravasé. C'était l'indice d'une blessure récente que les manches d'une mauvaise chemise de laine dissimulaient assez mal. |
6345 |
Mais celui ci ne répondit pas et continua son travail. Deux heures après, les avaries du chario t étaient réparées. Quant au cheval de Glenarvan, ce fut vite fait. Le maréchal ferrant avait eu soin d'apporter des fers tout préparés. Ces fers offraient une particularité qui n'échappa point au major. |
6346 |
Le voyage se faisait sans peine, et, il faut ajouter, sans ennui. Lady Helena invitait les cavaliers à lui rendre visite tour à tour, car son salon était fort exigu. Mais chacun se délassait ainsi des fatigues du cheval et se récréait à la conversation de cette aimable femme. |
6347 |
John Mangles n'était pas oublié dans ces invitations quotidiennes, et sa conversation un peu sérieuse ne déplaisait point. Au contraire. Ce fut ainsi que l'on coupa diagonalement le mail road de Growland à Horsham, une route très poussiéreuse que les piétons n'usaient guère. |
6348 |
Il tombait une pluie fine, qui en tout autre pays eût détrempé le sol ; mais ici l'air absorbait l'humidité si merveilleusement, que le campement n'en souffrit pas. Le lendemain, 29 décembre, la marche fut un peu retardée par une suite de monticules qui formaient une petite Suisse en miniature. |
6349 |
À onze heures, on arriva à Carlsbrook, municipalité assez importante. Ayrton était d'avis de tourner la ville sans y pénétrer, afin, disait il, de gagner du temps. Glenarvan partagea son opinion, mais Paganel, toujours friand de curio sités, désirait visiter Carlsbrook. |
6350 |
Il y avait là une banque, un palais de justice, un marché, une école, une église, et une centaine de maisons de brique parfaitement uniformes. Le tout disposé dans un quadrilatère régulier coupé de rues parallèles, d'après la méthode anglaise. Rien de plus simple, mais de moins récréatif. |
6351 |
Il semble qu'en Australie les villes poussent comme des arbres, à la chaleur du soleil. Des gens affairés couraient les rues ; des expéditeurs d'or se pressaient aux bureaux d'arrivage, le précieux métal, escorté par la police indigène, venait des usines de Bendigo et du mont Alexandre. |
6352 |
Tout ce monde éperonné par l'intérêt ne songeait qu'à ses affaires, et les étrangers passèrent inaperçus au milieu de cette population laborieuse. Après une heure employée à parcourir Carlsbrook, les deux visiteurs rejoignirent leurs compagnons à travers une campagne soigneusement cultivée. |
6353 |
Glenarvan se demandait si les australiens manqueraient à l'Australie comme avaient manqué les indiens dans la Pampasie argentine. Mais Paganel lui apprit que, sous cette latitude, les sauvages fréquentaient principalement les plaines du Murray, situées à cent milles dans l'est. |
6354 |
C'est là que s'est abattue en 1852 la nuée des mineurs. Les naturels ont dû s'enfuir vers les déserts de l'intérieur. Nous sommes en pays civilisé sans qu'il y paraisse, et notre route, avant la fin de cette journée, aura coupé le railway qui met en communication le Murray et la mer. |
6355 |
Un vigoureux coup de sifflet interrompit la discussion. Les voyageurs n'étaient pas à un mille du chemin de fer. Une locomotive, venant du sud et marchant à petite vitesse, s'arrêta précisément au point d'intersection de la voie ferrée et de la route suivie par le chario t. |
6356 |
Ce chemin de fer était alors exploité sur une longueur de cent cinq milles entre Melbourne et Sandhurst, desservant Kyneton et Castlemaine. La voie, en construction, se poursuivait pendant soixante dix milles jusqu'à Echuca, capitale de la colonie la Riverine, fondée cette année même sur le Murray. |
6357 |
C'est vers ce point qu'Ayrton dirigea son chario t, précédé des cavaliers, qui se permirent un temps de galop jusqu'à Camden Bridge. Ils y étaient attirés, d'ailleurs, par un vif sentiment de curio sité. En effet, une foule considérable se portait vers le pont du chemin de fer. |
6358 |
La rivière que traversait la voie ferrée était comblée de débris de wagons et de locomotive. Soit que le pont eût cédé sous la charge du train, soit que le convoi se fût jeté hors des rails, cinq voitures sur six avaient été précipitées dans le lit de la Lutton à la suite de la locomotive. |
6359 |
Seul, le dernier wagon, miraculeusement préservé par la rupture de sa chaîne, restait sur la voie à une demi toise de l'abîme. Au dessous, ce n'était qu'un sinistre amoncellement d'essieux noircis et faussés, de caissons défoncés, de rails tordus, de traverses calcinées. |
6360 |
De larges traces de sang, des membres épars, des tronçons de cadavres carbonisés apparaissaient çà et là, et personne n'osait calculer le nombre de victimes entassées sous ces débris. Glenarvan, Paganel, le major, Mangles, mêlés à la foule, écoutaient les propos qui couraient de l'un à l'autre. |
6361 |
Il fallut trois heures aux autorités de Castlemaine pour arriver sur le lieu du sinistre. Il était donc six heures du matin quand le sauvetage fut organisé sous la direction de M Mitchell, surveyor général de la colonie, et d'une escouade de policemen commandés par un officier de police. |
6362 |
Les voyageurs survivants ont été attaqués par une troupe de cinq à six malfaiteurs. C'est intentionnellement que le pont a été ouvert, non par négligence, et si l'on rapproche ce fait de la disparition du garde, on en doit conclure que ce misérable s'est fait le complice des criminels. |
6363 |
De grands arbustes à brindilles retombantes faisaient dans les massifs l'effet d'une eau verte débordant de vasques trop pleines. Le regard hésitait entre toutes ces merveilles naturelles, et ne savait où fixer son admiration. La petite troupe s'était arrêtée un instant. |
6364 |
Les gros disques du chario t cessaient de crier sur le sable quartzeux. De longs tapis verts s'étendaient sous les groupes d'arbres ; seulement, quelques extumescences du sol, des renflements réguliers, les divisaient en cases encore assez apparentes, comme un vaste échiquier. |
6365 |
En effet, un cimetière indigène était là, devant ses yeux, mais si frais, si ombragé, si égayé par de joyeuses volées d'oiseaux, si engageant, qu'il n'éveillait aucune idée triste. On l'eût pris volontiers pour un des jardins de l'Eden, alors que la mort était bannie de la terre. |
6366 |
Mais ces tombes, que le sauvage entretenait avec un soin pieux, disparaissaient déjà sous une marée montante de verdure. La conquête avait chassé l'australien loin de la terre où reposaient ses ancêtres, et la colonisation allait bientôt livrer ces champs de la mort à la dent des troupeaux. |
6367 |
Ils causaient et s'instruisaient l'un l'autre, car le géographe prétendait qu'il gagnait beaucoup à la conversation du jeune Grant. Mais ils n'avaient pas fait un quart de mille, que lord Glenarvan les vit s'arrêter, puis descendre de cheval, et enfin se pencher vers la terre. |
6368 |
Ayrton piqua son attelage, et le chario t ne tarda pas à rejoindre les deux amis. La cause de leur halte et de leur étonnement fut aussitôt reconnue. Un enfant indigène, un petit garçon de huit ans, vêtu d'habits européens, dormait d'un paisible sommeil à l'ombre d'un magnifique banksia. |
6369 |
Mais une intelligente physionomie le distinguait, et certainement l'éducation avait déjà relevé ce jeune sauvage de sa basse origine. Lady Helena, très intéressée à sa vue, mit pied à terre, et bientôt toute la troupe entoura le petit indigène, qui dormait profondément. |
6370 |
Peu à peu ses yeux s'ouvrirent et se refermèrent aussitôt, blessés par l'éclat du jour. Mais lady Helena lui prit la main ; il se leva et jeta un regard étonné au groupe des voyageurs. Un sentiment de crainte altéra d'abord ses traits, mais la présence de lady Glenarvan le rassura. |
6371 |
Il embrassa le petit indigène, et il n'en fallait pas plus pour faire d'eux une paire d'amis. Cependant les voyageurs, vivement intéressés par les réponses de ce jeune sauvage, s'étaient peu à peu assis autour de lui, et l'écoutaient parler. Déjà le soleil s'abaissait derrière les grands arbres. |
6372 |
Toliné accepta d'en prendre sa part, non sans faire quelque cérémonie, quoiqu'il eût faim. On se mit donc à table, les deux enfants l'un près de l'autre. Robert choisissait les meilleurs morceaux pour son nouveau camarade, et Toliné les acceptait avec une grâce craintive et pleine de charme. |
6373 |
Ils ne professent pas envers leurs envahisseurs cette haine farouche qui caractérise les nouveaux zélandais, et peut être quelques peuplades de l'Australie septentrio nale. On les voit fréquenter les grandes villes, Adélaïde, Sydney, Melbourne, et s'y promener même dans un costume assez primitif. |
6374 |
Un australien fort en géographie, cela l'émerveillait, et il embrassa Toliné sur les deux joues, ni plus ni moins que s'il eût été le révérend Paxton lui même, un jour de distribution de prix. Paganel, cependant, aurait dû savoir que ce fait n'est pas rare dans les écoles australiennes. |
6375 |
Toliné ne savait que penser. On l'avait interrogé, il avait répondu de son mieux. Mais la singularité de ses réponses ne pouvait lui être imputée ; il ne la soupçonnait même pas. Cependant, il ne paraissait point déconcerté, et il attendait gravement la fin de ces incompréhensibles ébats. |
6376 |
Jusqu'alors il n'était pas question de la province de Victoria, qui devait cependant l'emporter par l'opulence de ses gîtes. En effet, quelques mois plus tard, au mois d'août 1851, les premières pépites de la province furent déterrées, et bientôt quatre districts se virent largement exploités. |
6377 |
C'était l'heure de la récolte, et ces nouveaux moissonneurs couraient à la moisson. Le métier du «digger», du bêcheur, primait tous les autres, et, s'il est vrai que beaucoup succombèrent à la tâche, brisés par les fatigues, quelques uns, cependant, s'enrichirent d'un seul coup de pioche. |
6378 |
Pendant ces premières années d'ivresse folle, ce fut un inexprimable désordre. Cependant, les anglais, avec leur énergie accoutumée, se rendirent maîtres de la situation. Les policemen et les gendarmes indigènes abandonnèrent le parti des voleurs pour celui des honnêtes gens. |
6379 |
Aussi Glenarvan ne devait il rien retrouver des scènes violentes de 1852. Treize ans s'étaient écoulés depuis cette époque, et maintenant l'exploitation des terrains aurifères se faisait avec méthode, suivant les règles d'une sévère organisation. D'ailleurs, les placers s'épuisaient déjà. |
6380 |
Vers onze heures, on arriva au centre des exploitations. Là, s'élevait une véritable ville, avec usines, maison de banque, église, caserne, cottage et bureaux de journal. Les hôtels, les fermes, les villas, n'y manquaient point. Il y avait même un théâtre à dix shillings la place, et très suivi. |
6381 |
Le héros, au dénouement, donnait le dernier coup de pioche du désespoir, et trouvait un «nugget» d'un poids invraisemblable. Glenarvan, curieux de visiter cette vaste exploitation du mont Alexandre, laissa le chario t marcher en avant sous la conduite d'Ayrton et de Mulrady. |
6382 |
Il devait le rejoindre quelques heures plus tard. Paganel fut enchanté de cette détermination, et suivant son habitude, il se fit le guide et le cicerone de la petite troupe. D'après son conseil, on se dirigea vers la banque. Les rues étaient larges, macadamisées et arrosées soigneusement. |
6383 |
Lord Glenarvan fut reçu par l'inspecteur général, qui fit les honneurs de son établissement. C'est là que les compagnies déposent contre un reçu l'or arraché aux entrailles du sol. Il y avait loin du temps où le mineur des premiers jours était exploité par les marchands de la colonie. |
6384 |
Ceux ci lui payaient aux placers cinquante trois shillings l'once qu'ils revendaient soixante cinq à Melbourne ! Le marchand, il est vrai, courait les risques du transport, et comme les spéculateurs de grande route pullulaient, l'escorte n'arrivait pas toujours à destination. |
6385 |
Aussi, pour l'extraire, procède-t-on suivant la nature du terrain, par les fouilles de surface ou les fouilles de profondeur. Quand c'est de l'or roulé, il gît au fond des torrents, des vallées et des ravins, étagé suivant sa grosseur, les grains d'abord, puis les lamelles, et enfin les paillettes. |
6386 |
Il y a de ces pochettes qui renferment une fortune. Au mont Alexandre, l'or se recueille plus spécialement dans les couches argileuses et dans l'interstice des roches ardoisiennes. Là, sont les nids à pépites ; là, le mineur heureux a souvent mis la main sur le gros lot des placers. |
6387 |
Glenarvan prit congé de l'inspecteur de la banque, après l'avoir remercié de sa complaisance, dont il avait largement usé. Puis, la visite des placers fut reprise. Paganel, si détaché qu'il fût des biens de ce monde, ne faisait pas un pas sans fouiller du regard ce sol. |
6388 |
C'était plus fort que lui, et les plaisanteries de ses compagnons n'y pouvaient rien. À chaque instant, il se baissait, ramassait un caillou, un morceau de gangue, des débris de quartz ; il les examinait avec attention et les rejetait bientôt avec mépris. Ce manège dura pendant toute la promenade. |
6389 |
Après deux heures de promenade, Paganel avisa une auberge fort décente, où il proposa de s'asseoir en attendant l'heure de rejoindre le chario t. Lady Helena y consentit, et comme l'auberge ne va pas sans rafraîchissements, Paganel demanda à l'aubergiste de servir quelque boisson du pays. |
6390 |
On apporta un «nobler» pour chaque personne. Or, le nobler, c'est tout bonnement le grog, mais le grog retourné. Au lieu de mettre un petit verre d'eau de vie dans un grand verre d'eau, on met un petit verre d'eau dans un grand verre d'eau de vie, on sucre et l'on boit. |
6391 |
On le buvait, on le jouait, et cette auberge où nous sommes était un «enfer», comme on disait alors. Les coups de dés amenaient les coups de couteau. La police n'y pouvait rien, et maintes fois le gouverneur de la colonie fut obligé de marcher avec des troupes régulières contre les mineurs révoltés. |
6392 |
De bons bras suffisent. Les aventuriers, chassés par la misère, arrivaient aux mines sans argent pour la plupart, les riches avec une pioche, les pauvres avec un couteau, et tous apportaient dans ce travail une rage qu'ils n'eussent pas mise à un métier d'honnête homme. |
6393 |
Au milieu, dominait la marquise du gouvernement, ornée du pavillon britannique, les tentes en coutil bleu de ses agents, et les établissements des changeurs, des marchands d'or, des trafiquants, qui spéculaient sur cet ensemble de richesse et de pauvreté. Ceux là se sont enrichis à coup sûr. |
6394 |
Les premiers mineurs faisaient le métier d'orpailleurs, tel qu'il est encore pratiqué dans quelques parties des Cévennes, en France. Aujourd'hui les compagnies procèdent autrement ; elles remontent à la source même, au filon qui produit les lamelles, les paillettes et les pépites. |
6395 |
Le premier était muni d'un crible grossier, superposé à d'autres cribles à mailles plus serrées ; le second était rétréci à sa partie inférieure. On mettait le sable sur le crible à une extrémité, on y versait de l'eau, et de la main on agitait, ou plutôt on berçait l'instrument. |
6396 |
Pendant la première année plus d'un mineur a fait fortune sans autres frais. Voyez vous, mes amis, c'était le bon temps, bien que les bottes valussent cent cinquante francs la paire, et qu'on payât dix shillings un verre de limonade ! Les premiers arrivés ont toujours raison. |
6397 |
La moitié du voyage était accomplie. Encore quinze jours d'une traversée aussi heureuse, et la petite troupe atteindrait les rivages de la baie Twofold. Du reste, tout le monde était bien portant. Les promesses de Paganel, relativement à cet hygiénique climat, se réalisaient. |
6398 |
Une seule modification avait été apportée à l'ordre de marche depuis Camden Bridge. La criminelle catastrophe du railway, lorsqu'elle fut connue d'Ayrton, l'engagea à prendre quelques précautions, jusque là fort inutiles. Les chasseurs durent ne point perdre le chario t de vue. |
6399 |
Pendant les heures de campement, l'un d'eux fut toujours de garde. Matin et soir, les amorces des armes furent renouvelées. Il était certain qu'une bande de malfaiteurs battait la campagne, et, quoique rien ne fît naître des craintes immédiates, il fallait être prêt à tout événement. |
6400 |
L'administration de la province elle même fit preuve de zèle et de prudence. Des détachements de gendarmes indigènes furent envoyés dans les campagnes. On assura plus spécialement le service des dépêches. Jusqu'à ce moment, le mail coach courait les grands chemins sans escorte. |
6401 |
Mais si vite qu'elle eût disparu, Glenarvan avait vu reluire les carabines des policemen qui galopaient à ses portières. On se serait cru reporté à cette époque funeste où la découverte des premiers placers jetait sur le continent australien l'écume des populations européennes. |
6402 |
Ce fut un cri d'admiration à la vue des eucalyptus hauts de deux cents pieds, dont l'écorce fongueuse mesurait jusqu'à cinq pouces d'épaisseur. Les troncs, de vingt pieds de tour, sillonnés par les baves d'une résine odorante, s'élevaient à cent cinquante pieds au dessus du sol. |
6403 |
La forêt du continent océanien ne rappelle en aucune façon les forêts du nouveau monde, et l'eucalyptus, le «tara» des aborigènes, rangé dans cette famille des myrtes dont les différentes espèces peuvent à peine s'énumérer, est l'arbre par excellence de la flore australienne. |
6404 |
De là ces feuilles étroites qui cherchent à se défendre elles mêmes contre le jour et à se préserver d'une trop grande évaporation. Voilà pourquoi elles se présentent de profil et non de face à l'action des rayons solaires. Il n'y a rien de plus intelligent qu'une feuille. |
6405 |
Cependant, cette disposition du feuillage était regrettable ; la traversée de ces forêts est souvent très longue, et pénible par conséquent, puisque rien ne protège le voyageur contre les ardeurs du jour. Pendant toute la journée, le chario t roula sous ces interminables travées d'eucalyptus. |
6406 |
Le soir venu, on campa au pied d'eucalyptus qui portaient la marque d'un feu assez récent. Ils formaient comme de hautes cheminées d'usines, car la flamme les avait creusés intérieurement dans toute leur longueur. Avec le seul revêtement d'écorce qui leur restait, ils ne s'en portaient pas plus mal. |
6407 |
On prit les précautions voulues pour la nuit, et Ayrton, Mulrady, Wilson, John Mangles, se relayant tour à tour, veillèrent jusqu'au lever du soleil. Pendant toute la journée du 3 janvier l'interminable forêt multiplia ses longues avenues symétriques. C'était à croire qu'elle ne finirait pas. |
6408 |
La lune s'approchait de l'horizon et ne jetait plus que des rayons obliques, noyés dans la brume. L'obscurité se faisait peu à peu. Toute la troupe pénétra dans les larges rues de Seymour sous la direction de Paganel, qui semblait toujours parfaitement connaître ce qu'il n'avait jamais vu. |
6409 |
Cependant Paganel n'avait rien soupçonné. Le major, lui, sans aller si loin, sans même sortir de l'hôtel, se rendit compte des craintes qui préoccupaient justement la petite ville. Dix minutes de conversation avec le loquace Dickson, le maître de l'hôtel, et il sut à quoi s'en tenir. |
6410 |
Mais on n'avait pas le choix, et le chario t se faufila pendant toute la journée entre les grands arbres monotones. Le soir, après avoir longé la frontière septentrio nale du comté d'Anglesey, il franchit le cent quarante sixième méridien, et l'on campa sur la limite du district de Murray. |
6411 |
On leur a laissé, dans les plaines éloignées, sous les bois inaccessibles, quelques places déterminées, où la race aborigène achèvera peu à peu de s'éteindre. Tout homme blanc, colon, émigrant, squatter, bushman, peut franchir les limites de ces réserves. Le noir seul n'en doit jamais sortir. |
6412 |
Les journaux de Sydney proposèrent même un moyen efficace de se débarrasser des tribus du lac Hunter : C'était de les empoisonner en masse. Les anglais, on le voit, au début de leur conquête, appelèrent le meurtre en aide à la colonisation. Leurs cruautés furent atroces. |
6413 |
Et dernièrement, le mercure a pu signaler l'arrivée à Hobart Town du dernier des tasmaniens. Ni Glenarvan, ni le major, ni John Mangles, ne contredirent Paganel. Eussent ils été anglais, ils n'auraient pas défendu leurs compatrio tes. Les faits étaient patents, incontestables. |
6414 |
Bientôt, on le vit redescendre avec la rapidité de l'éclair, courir sur le sol avec mille contorsions et gambades, puis saisir de ses longs bras le tronc lisse d'un énorme gommier. On se demandait comment il s'élèverait sur cet arbre droit et glissant qu'il ne pouvait embrasser. |
6415 |
Il y en avait là une trentaine, hommes, femmes et enfants, vêtus de peaux de kanguroos déchiquetées comme des haillons. Leur premier mouvement, à l'approche du chario t, fut de s'enfuir. Mais quelques mots d'Ayrton prononcés dans un inintelligible patois parurent les rassurer. |
6416 |
Depuis ce moment, frappée d'une vieillesse précoce et foudroyante, elle a été accablée de tous les pénibles travaux de la vie errante, portant avec ses enfants enroulés dans un paquet de jonc les instruments de pêche et de chasse, les provisions de «phormium tenax», dont elle fabrique des filets. |
6417 |
On les voyait étendues sur le sol brûlant, immobiles, comme mortes, attendre pendant des heures entières qu'un naïf oiseau vînt à portée de leur main ! Leur industrie en fait de pièges n'allait pas plus loin, et il fallait être un volatile australien pour s'y laisser prendre. |
6418 |
Ils parlaient un idiome sifflant, fait de battements de langue. Cela ressemblait à des cris d'animaux. Cependant, leur voix avait souvent des inflexions câlines d'une grande douceur ; le mot «noki, noki», se répétait souvent, et les gestes le faisaient suffisamment comprendre. |
6419 |
Mr Olbinett eut fort à faire pour défendre le compartiment aux bagages et surtout les vivres de l'expédition. Ces pauvres affamés jetaient sur le chario t un regard effrayant et montraient des dents aiguës qui s'étaient peut être exercées sur des lambeaux de chair humaine. |
6420 |
Mais ces malheureuses créatures n'osèrent manger avant leurs redoutables maîtres. Ceux ci se jetèrent sur le biscuit et la viande sèche comme sur une proie. Mary Grant, songeant que son père était prisonnier d'indigènes aussi grossiers, sentit les larmes lui venir aux yeux. |
6421 |
Leurs instruments d'attaque et de défense consistaient en un casse tête, sorte de massue de bois qui a raison des crânes les plus épais, et une espèce de «tomahawk», pierre aiguisée très dure, fixée entre deux bâtons par une gomme adhérente. Cette hache a une poignée longue de dix pieds. |
6422 |
À chaque instant, lady Helena craignait que le jeu ne dégénérât en bataille sérieuse. D'ailleurs, les enfants, qui avaient pris part au combat, y allaient franchement. Les petits garçons et les petites filles, plus rageuses, surtout, s'administraient des taloches superbes avec un entrain féroce. |
6423 |
Ce combat simulé durait déjà depuis dix minutes, quand soudain les combattants s'arrêtèrent. Les armes tombèrent de leurs mains. Un profond silence succéda au bruyant tumulte. Les indigènes demeurèrent fixes dans leur dernière attitude, comme des personnages de tableaux vivants. |
6424 |
Une bande de kakatoès se déployait en ce moment à la hauteur des gommiers. Ils remplissaient l'air de leurs babillements et ressemblaient, avec les nuances vigoureuses de leur plumage, à un arc en ciel volant. C'était l'apparition de cette éclatante nuée d'oiseaux qui avait interrompu le combat. |
6425 |
Cette arme parcourut ainsi un espace de quarante pieds environ ; puis, soudain, sans toucher la terre, elle se releva subitement par un angle droit, monta à cent pieds dans l'air, frappa mortellement une douzaine d'oiseaux, et, décrivant une parabole, revint tomber aux pieds du chasseur. |
6426 |
Cependant, le temps s'écoulait, et Glenarvan pensa qu'il ne devait pas retarder davantage sa marche vers l'est ; il allait donc prier les voyageurs de remonter dans leur chario t, quand un sauvage arriva tout courant, et prononça quelques mots avec une grande animation. |
6427 |
Mais, s'il ne vole pas, il court et défierait sur le turf le cheval le plus rapide. On ne peut donc le prendre que par la ruse, et encore faut il être singulièrement rusé. C'est pourquoi, à l'appel de l'indigène, une dizaine d'australiens se déployèrent comme un détachement de tirailleurs. |
6428 |
C'était dans une admirable plaine, où l'indigo croissait naturellement et bleuissait le sol de ses fleurs. Les voyageurs s'arrêtèrent sur la lisière d'un bois de mimosas. À l'approche des naturels, une demi douzaine d'émus se levèrent, prirent la fuite, et allèrent se remiser à un mille. |
6429 |
L'indigène se dirigea vers le troupeau ; tantôt il s'arrêtait, feignant de picorer quelques graines ; tantôt il faisait voler la poussière avec ses pieds et s'entourait d'un nuage poudreux. Tout ce manège était parfait. Rien de plus fidèle que cette reproduction des allures de l'ému. |
6430 |
Ce qui arriva. Le sauvage se trouva bientôt au milieu de la bande insoucieuse. Soudain, son bras brandit la massue, et cinq émus sur six tombèrent à ses côtés. Le chasseur avait réussi ; la chasse était terminée. Alors Glenarvan, les voyageuses, toute la petite troupe prit congé des indigènes. |
6431 |
La plaine était parfois sillonnée de creeks capricieux, entourés de buis, aux eaux plutôt temporaires que permanentes. Ils prenaient naissance sur les versants des «Buffalos Ranges», chaîne de médiocres montagnes dont la ligne pittoresque ondulait à l'horizon. On résolut d'y camper le soir même. |
6432 |
Paganel, à qui revenait le premier quart, ne se coucha pas, et, sa carabine à l'épaule, il veilla sur le campement, se promenant de long en large pour mieux résister au sommeil. Malgré l'absence de la lune, la nuit était presque lumineuse sous l'éclat des constellations australes. |
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Mais, en ce moment, une voix purement timbrée s'éleva dans les airs. Le pianiste était doublé d'un chanteur. Paganel écouta sans vouloir se rendre. Cependant après quelques instants, il fut forcé de reconnaître l'air sublime qui frappait son oreille. C'était il mio tesoro tanto, du Don Juan. |
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L'effet de cette suave mélodie, portée à travers une nuit limpide, était indescriptible. Paganel demeura longtemps sous ce charme inexprimable ; puis la voix se tut, et tout rentra dans le silence. Quand Wilson vint relever Paganel, il le trouva plongé dans une rêverie profonde. |
6435 |
Puis, Michel Patterson indiqua vers la droite la route à suivre. Les chevaux avaient été laissés aux soins d'Ayrton et des matelots. Ce fut donc à pied, causant et admirant, que les voyageurs, guidés par les deux jeunes gens, se rendirent à l'habitation d'Hottam Station. |
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Aux beuglements et aux bêlements se mêlaient l'aboiement des dogues et le claquement strident des stockwhipps. Vers l'est, le regard s'arrêtait sur une lisière de myalls et de gommiers, que dominait à sept mille cinq cents pieds dans les airs la cime imposante du mont Hottam. |
6437 |
De longues avenues d'arbres verts à feuilles persistantes rayonnaient dans toutes les directions. Çà et là se massaient d'épais taillis de «grass trees», arbustes hauts de dix pieds, semblables au palmier nain, et perdus dans leur chevelure de feuilles étroites et longues. |
6438 |
L'air était embaumé du parfum des lauriers menthes, dont les bouquets de fleurs blanches, alors en pleine floraison, dégageaient les plus fines senteurs aromatiques. Aux groupes charmants de ces arbres indigènes se mariaient les productions transplantées des climats européens. |
6439 |
On compte dans les provinces de Victoria, de la Nouvelle Galles du sud et de l'Australie méridionale plus de trois mille stations, les unes dirigées par les squatters qui élèvent le bétail, les autres par les settlers, dont la principale industrie est la culture du sol. |
6440 |
Aussi, l'élève du bétail et la culture du sol y réussissaient également. Dix mille acres de terre, admirablement assolés et aménagés, mêlaient les récoltes indigènes aux productions exotiques, tandis que plusieurs millions d'animaux s'engraissaient dans les verdoyants pâturages. |
6441 |
Aussi, les produits de Hottam Station étaient ils cotés à de hauts cours sur les marchés de Castlemaine et de Melbourne. Michel et Sandy Patterson achevaient de donner ces détails de leur industrieuse existence quand, à l'extrémité d'une avenue de casuarinas, apparut l'habitation. |
6442 |
Un intendant de haute mine vint au devant des voyageurs ; les portes de l'habitation s'ouvrirent, et les hôtes de Hottam Station pénétrèrent dans les somptueux appartements contenus sous cette enveloppe de briques et de fleurs. Tout le luxe de la vie artiste et fashionable s'offrit à leurs yeux. |
6443 |
Les cinq fenêtres laissaient passer à travers le fin tissu des bannes un jour tamisé et déjà adouci par les pénombres de la véranda. Lady Helena, en s'approchant, fut émerveillée. L'habitation de ce côté dominait une large vallée qui s'étendait jusqu'au pied des montagnes de l'est. |
6444 |
Nulle autre contrée au monde ne pouvait lui être comparée, pas même cette vallée du paradis, si renommée, des frontières norvégiennes du Telemarck. Ce vaste panorama, découpé par de grandes plaques d'ombre et de lumière, changeait à chaque heure suivant les caprices du soleil. |
6445 |
Elles corroboraient les renseignements déjà donnés par Paganel et Ayrton. Puis, on parla des convicts, lorsque les voyageuses eurent quitté la table. Les squatters connaissaient la catastrophe de Camden Bridge, mais la présence d'une bande d'évadés ne leur inspirait aucune inquiétude. |
6446 |
Pendant quatre heures, la cavalcade parcourut les allées et avenues de ce parc grand comme un petit état d'Allemagne. Le Reuss Schleitz ou la Saxe Cobourg Gotha y auraient tenu tout entiers. Si l'on y rencontrait moins d'habitants, les moutons, en revanche, foisonnaient. |
6447 |
Le bandicoot est une espèce de marsupiaux, qui en remontrerait au renard d'Europe et lui donnerait des leçons de pillage dans les basses cours. Cet animal, d'un aspect assez repoussant, long d'un pied et demi, tomba sous les coups de Paganel, qui, par amour propre de chasseur, le trouva charmant. |
6448 |
Mais de tous ces hauts faits, le plus intéressant fut, sans contredit, une chasse au kanguroo. Les chiens, vers quatre heures, firent lever une bande de ces curieux marsupiaux. Les petits rentrèrent précipitamment dans la poche maternelle, et toute la troupe s'échappa en file. |
6449 |
Il fallait donc en finir à coups de fusil, et les balles seules pouvaient abattre le gigantesque animal. En ce moment, Robert faillit être victime de son imprudence. Dans le but d'assurer son coup, il s'approcha si près du kanguroo, que celui ci s'élança d'un bond. Robert tomba, un cri retentit. |
6450 |
Lady Helena, très bonne pianiste, mit ses talents à la disposition des squatters. Michel et Sandy Patterson chantèrent avec un goût parfait des passages empruntés aux dernières partitions de Gounod, de Victor Massé, de Félicien David, et même de ce génie incompris, Richard Wagner. |
6451 |
Paganel, malgré ses grimaces, déclara ce breuvage excellent. À minuit, les hôtes de la station, conduits à des chambres fraîches et confortables, prolongèrent dans leurs rêves les plaisirs de cette journée. Le lendemain, dès l'aube, ils prirent congé des deux jeunes squatters. |
6452 |
John Mangles et ses deux matelots battaient la route à quelques centaines de pas en avant ; ils choisissaient les passages praticables, pour ne pas dire les passes, car tous ces ressauts du sol figuraient autant d'écueils entre lesquels le chario t choisissait le meilleur chenal. |
6453 |
Maintes fois, la hache de Wilson dut frayer un passage au milieu d'épais fourrés d'arbustes. Le sol argileux et humide fuyait sous le pied. La route s'allongea des mille détours que d'inabordables obstacles, hauts blocs de granit, ravins profonds, lagunes suspectes, obligeaient à faire. |
6454 |
Glenarvan reconnut par quelques couronnes la peine que l'aubergiste s'était donnée, et il allait quitter la taverne, quand une pancarte collée au mur attira ses regards. C'était une notice de la police coloniale. Elle signalait l'évasion des convicts de Perth et mettait à prix la tête de Ben Joyce. |
6455 |
Alors, d'obstacles insurmontables, de route difficile, il ne serait plus question jusqu'à la mer. Pendant la journée du 10, les voyageurs atteignirent le plus haut point du passage, deux mille pieds environ. Ils se trouvaient sur un plateau dégagé qui laissait la vue s'étendre au loin. |
6456 |
Vers le nord miroitaient les eaux tranquilles du lac Oméo, tout pointillé d'oiseaux aquatiques, et au delà, les vastes plaines du Murray. Au sud, se déroulaient les nappes verdoyantes du Gippsland, ses terrains riches en or, ses hautes forêts, avec l'apparence d'un pays primitif. |
6457 |
Là, la nature était encore maîtresse de ses produits, du cours de ses eaux, de ses grands arbres vierges de la hache, et les squatters, rares jusqu'alors, n'osaient lutter contre elle. Il semblait que cette chaîne des Alpes séparât deux contrées diverses, dont l'une avait conservé sa sauvagerie. |
6458 |
Ce contraste fut vivement senti de spectateurs placés entre ces deux pays si tranchés, et une certaine émotion les prit à voir cette contrée presque inconnue qu'ils allaient traverser jusqu'aux frontières victoriennes. On campa sur le plateau même, et le lendemain la descente commença. |
6459 |
Ce n'étaient pas des grêlons, mais de véritables plaques de glace, larges comme la main, qui se précipitaient des nuages orageux. Une fronde ne les eût pas lancées avec plus de force, et quelques bonnes contusions apprirent à Paganel et à Robert qu'il fallait se dérober à leurs coups. |
6460 |
Là seulement pouvaient être utilement rejointes les traces des naufragés, et non dans ces contrées désertes du Gippsland. Aussi, Ayrton pressait il lord Glenarvan d'expédier au Duncan l'ordre de se rendre à la côte, afin d'avoir à sa disposition tous les moyens de recherche. |
6461 |
Il fallait, selon lui, profiter de la route de Lucknow qui se rend à Melbourne. Plus tard, ce serait difficile, car les communications directes avec la capitale manqueraient absolument. Ces recommandations du quartier maître paraissaient bonnes à suivre. Paganel conseillait d'en tenir compte. |
6462 |
Au dessus des arbrisseaux sautaient et ressautaient des kanguroos comme une troupe de pantins élastiques. Mais les chasseurs de l'expédition ne songeaient guère à chasser, et leurs chevaux n'avaient pas besoin de ce surcroît de fatigue. D'ailleurs, une lourde chaleur pesait sur la contrée. |
6463 |
Bêtes et gens subissaient son influence. Ils allaient devant eux sans en chercher davantage. Le silence n'était interrompu que par les cris d'Ayrton excitant son attelage accablé. De midi à deux heures, on traversa une curieuse forêt de fougères qui eût excité l'admiration de gens moins harassés. |
6464 |
Sous ces parasols immobiles régnait une fraîcheur dont personne ne songea à se plaindre. Jacques Paganel, toujours démonstratif, poussa quelques soupirs de satisfaction qui firent lever des troupes de perruches et de kakatoès. Ce fut un concert de jacasseries assourdissantes. |
6465 |
Le géographe continuait de plus belle ses cris et ses jubilations, quand ses compagnons le virent tout d'un coup chanceler sur son cheval et s'abattre comme une masse. était ce quelque étourdissement, pis même, une suffocation causée par la haute température ? on courut à lui. |
6466 |
John Mangles et Glenarvan, très inquiets, examinèrent les chevaux survivants. Peut être pouvait on prévenir de nouveaux accidents. Examen fait, aucun symptôme de maladie, de défaillance même, ne fut remarqué. Ces animaux étaient en parfaite santé et supportaient vaillamment les fatigues du voyage. |
6467 |
Glenarvan espéra donc que cette singulière épidémie ne ferait pas d'autres victimes. Ce fut aussi l'avis d'Ayrton, qui avouait ne rien comprendre à ces morts foudroyantes. On se remit en marche. Le chario t servait de véhicule aux piétons qui s'y délassaient tour à tour. |
6468 |
Le soir, après une marche de dix milles seulement, le signal de halte fut donné, le campement fut organisé, et la nuit se passa sans encombre, sous un vaste bouquet de fougères arborescentes, entre lesquelles passaient d'énormes chauves souris, justement nommées des renards volants. |
6469 |
Un demi baril de scotch ale y passa tout entier. On déclara Barclay et Co le plus grand homme de la Grande Bretagne, même avant Wellington, qui n'eût jamais fabriqué d'aussi bonne bière. Amour propre d'écossais. Jacques Paganel but beaucoup et discourut encore plus de omni re scibili. |
6470 |
Bientôt la roue du chario t creusa ses ornières sur de larges plaines faites d'une alluvion noirâtre, entre des touffes d'herbe exubérantes et de nouveaux champs de gastrolobium. Le soir arriva, et un brouillard nettement tranché à l'horizon marqua le cours de la Snowy. |
6471 |
La nuit s'était faite rapidement après un court crépuscule, mais la chaleur n'avait pas fui avec la lumière. L'atmosphère recélait d'étouffantes vapeurs. Quelques éclairs, éblouissantes réverbérations d'un orage lointain, enflammaient l'horizon. La couchée fut organisée. |
6472 |
Ce service, il le faisait, d'ailleurs, avec intelligence, et, ce soir là, Glenarvan remarqua que ses soins redoublèrent ; ce dont il le remercia, car la conservation de l'attelage était d'un intérêt majeur. Pendant ce temps, les voyageurs prirent leur part d'un souper assez sommaire. |
6473 |
Ses yeux à demi fermés furent frappés d'une vague lumière qui courait sous les grands arbres. On eût dit une nappe blanchâtre, miroitante comme l'eau d'un lac, et Mac Nabbs crut d'abord que les premières lueurs d'un incendie se propageaient sur le sol. Il se leva, et marcha vers le bois. |
6474 |
Ses regards le trompaient ils ? était il le jouet d'une hallucination ? Mac Nabbs se coucha à terre, et, après une rigoureuse observation, il aperçut distinctement plusieurs hommes, qui, se baissant, se relevant, tour à tour, semblaient chercher sur le sol des traces encore fraîches. |
6475 |
À deux heures du matin, la pluie commença à tomber, une pluie torrentielle que les nuages orageux versèrent jusqu'au jour. La tente devint un insuffisant abri. Glenarvan et ses compagnons se réfugièrent dans le chario t. On ne dormit pas. On causa de choses et d'autres. |
6476 |
Seul, le major, dont personne n'avait remarqué la courte absence, se contenta d'écouter sans mot dire. La terrible averse ne discontinuait pas. On pouvait craindre qu'elle ne provoquât un débordement de la Snowy, dont le chario t, enlisé dans un sol mou, se fût très mal trouvé. |
6477 |
La pluie cessa, mais les rayons du soleil ne purent traverser l'épaisse nappe des nuages. De larges flaques d'eau jaunâtre, de vrais étangs troubles et bourbeux, salissaient le sol. Une buée chaude transpirait à travers ces terrains détrempés et saturait l'atmosphère d'une humidité malsaine. |
6478 |
Glenarvan s'occupa du chario t tout d'abord. C'était l'essentiel à ses yeux. On examina le lourd véhicule. Il se trouvait embourbé au milieu d'une vaste dépression du sol dans une glaise tenace. Le train de devant disparaissait presque en entier, et celui de derrière jusqu'au heurtequin de l'essieu. |
6479 |
C'était une haute forêt de gommiers d'un aspect sinistre. Rien que des arbres morts, largement espacés, écorcés depuis des siècles, ou plutôt écorchés comme les chênes lièges au moment de la récolte. Ils portaient à deux cents pieds dans les airs le maigre réseau de leurs branches dépouillées. |
6480 |
Pas un oiseau ne nichait sur ces squelettes aériens ; pas une feuille ne tremblait à cette ramure sèche et cliquetante comme un fouillis d'ossements. À quel cataclysme attribuer ce phénomène, assez fréquent en Australie, de forêts entières frappées d'une mort épidémique ? on ne sait. |
6481 |
Ni les plus vieux indigènes, ni leurs ancêtres, ensevelis depuis longtemps dans les bocages de la mort, ne les ont vus verdoyants. Glenarvan, tout en marchant, regardait le ciel gris sur lequel se profilaient nettement les moindres ramilles des gommiers comme de fines découpures. |
6482 |
Ces bêtes entravées ne pouvaient aller loin cependant. On les chercha dans le bois, mais sans les trouver. Ayrton, surpris, revint alors du côté de la Snowy river, bordée de magnifiques mimosas. Il faisait entendre un cri bien connu de son attelage, qui ne répondait pas. |
6483 |
Le quartier maître semblait très inquiet, et ses compagnons se regardaient d'un air désappointé. Une heure se passa dans de vaines recherches, et Glenarvan allait retourner au chario t, distant d'un bon mille, quand un hennissement frappa son oreille. Un beuglement se fit entendre presque aussitôt. |
6484 |
La glaise, déjà sèche, le retenait comme s'il eût été scellé dans du ciment hydraulique. John Mangles fit arroser la glaise pour la rendre moins tenace. Ce fut en vain. Le chario t conserva son immobilité. Après de nouveaux coups de vigueur, hommes et bêtes s'arrêtèrent. |
6485 |
Vous allez traverser la portion la plus difficile de Victoria, un désert où tout manque, disent les squatters, des plaines de broussailles sans chemin frayé, dans lesquelles les stations n'ont pu s'établir. Il y faudra marcher la hache ou la torche à la main, et, croyez moi, vous n'irez pas vite. |
6486 |
Aussi Ayrton, surpris, jeta un regard rapide sur le major. Cependant, Paganel, lady Helena, les matelots étaient très disposés à appuyer le projet du quartier maître. Ils n'hésitèrent plus après les paroles de Mac Nabbs. Glenarvan déclara donc le plan d'Ayrton adopté en principe. |
6487 |
Maintes fois, j'ai parcouru des régions plus difficiles. Je puis me tirer d'affaire là où un autre resterait. Je réclame donc dans l'intérêt commun ce droit de me rendre à Melbourne. Un mot m'accréditera auprès de votre second, et dans six jours, je me fais fort d'amener le Duncan à la baie Twofold. |
6488 |
Mais le major fit observer que l'expédition resterait campée sur les bords de la Snowy jusqu'au retour d'Ayrton, qu'il n'était pas question de reprendre sans lui ces importantes recherches, conséquemment que son absence ne préjudicierait en aucune façon aux intérêts du capitaine. |
6489 |
Le quartier maître fit donc ses préparatifs de départ aidé des deux matelots, dont l'un s'occupa de son cheval, et l'autre de ses provisions. Pendant ce temps, Glenarvan écrivait la lettre destinée à Tom Austin. Il ordonnait au second du Duncan de se rendre sans retard à la baie Twofold. |
6490 |
Une détonation éclata. Glenarvan tomba frappé d'une balle. Des coups de fusil retentirent au dehors. John Mangles et les matelots, d'abord surpris, voulurent se jeter sur Ben Joyce ; mais l'audacieux convict avait déjà disparu et rejoint sa bande disséminée sur la lisière du bois de gommiers. |
6491 |
Là, John, le major, Paganel, les matelots saisirent leurs carabines et se tinrent prêts à riposter aux convicts. Glenarvan et Robert avaient rejoint les voyageuses, tandis qu'Olbinett accourait à la défense commune. Ces événements s'étaient accomplis avec la rapidité de l'éclair. |
6492 |
John Mangles observait attentivement la lisière du bois. Les détonations s'étaient tues subitement à l'arrivée de Ben Joyce. Un profond silence succédait à la bruyante fusillade. Quelques volutes de vapeur blanche se contournaient encore entre les branches des gommiers. |
6493 |
Cette disparition était trop singulière pour laisser une sécurité parfaite. C'est pourquoi on résolut de se tenir sur le qui vive. Le chario t, véritable forteresse embourbée, devint le centre du campement, et deux hommes, se relevant d'heure en heure, firent bonne garde. |
6494 |
Le premier soin de lady Helena et de Mary Grant avait été de panser la blessure de Glenarvan. Au moment où son mari tomba sous la balle de Ben Joyce, lady Helena, épouvantée, s'était précipitée vers lui. Puis, maîtrisant son angoisse, cette femme courageuse avait conduit Glenarvan au chario t. |
6495 |
Ni l'os ni les muscles ne lui parurent attaqués. La blessure saignait beaucoup, mais Glenarvan, remuant les doigts de l'avant bras, rassura lui même ses amis sur les résultats du coup. Son pansement fait, il ne voulut plus que l'on s'occupât de lui, et on en vint aux explications. |
6496 |
Le major fut invité à parler. Avant de commencer son récit, il mit lady Helena au courant des choses qu'elle ignorait, c'est à dire l'évasion d'une bande de condamnés de Perth, leur apparition dans les contrées de la Victoria, leur complicité dans la catastrophe du chemin de fer. |
6497 |
Cependant, il n'aurait pu formuler une accusation directe, sans les événements qui s'étaient passés la nuit précédente. Mac Nabbs, se glissant entre les hautes touffes d'arbrisseaux, arriva près des ombres suspectes qui venaient d'éveiller son attention à un demi mille du campement. |
6498 |
Ben Joyce est son nom de guerre. Il est incontestable qu'il connaît Harry Grant et qu'il a été quartier maître à bord du Britannia. Ces faits, prouvés déjà par les détails précis que nous a donnés Ayrton, sont de plus corroborés par les paroles des convicts que je vous ai rapportées. |
6499 |
Il préparait quelque mauvais coup contre l'irlandais, quand une occasion meilleure s'est offerte à lui. Le hasard nous a mis en présence. Il a entendu le récit de Glenarvan, l'histoire du naufrage, et, en homme audacieux, il s'est promptement décidé à en tirer parti. L'expédition a été décidée. |
6500 |
Ses intentions, clairement démontrées, exigeaient de la part de Glenarvan une vigilance extrême. Heureusement, il y avait moins à craindre du bandit démasqué que du traître. Mais de cette situation nettement élucidée ressortait une conséquence grave. Personne n'y avait encore songé. |
6501 |
Jamais Harry Grant n'avait mis le pied sur le continent australien ! Pour la seconde fois, l'interprétation erronée du document venait de jeter sur une fausse piste les chercheurs du Britannia ! Tous, devant cette situation, devant la douleur des deux enfants, gardèrent un morne silence. |
6502 |
Un profond silence régnait sur cette plaine comprise entre la lisière du bois et la rivière. Les gros nuages immobiles s'écrasaient sur la voûte du ciel. Au milieu de cette atmosphère engourdie dans une torpeur profonde, le moindre bruit se fût transmis avec netteté, et rien ne se faisait entendre. |
6503 |
Peut être attendent ils la nuit pour commencer leur attaque. Il faudra redoubler de surveillance à la chute du jour. Ah ! Si nous pouvions quitter cette plaine marécageuse et poursuivre notre route vers la côte ! Mais les eaux grossies de la rivière nous barrent le passage. |
6504 |
Wilson se chargea de préparer le cheval. Il eut l'idée de changer le fer révélateur qu'il portait au pied gauche, et de le remplacer par le fer de l'un des chevaux morts dans la nuit. Les convicts ne pourraient pas reconnaître les traces de Mulrady, ni le suivre, n'étant pas montés. |
6505 |
Puis, plus bas, il répétait : «Aland ! Aland ! Aland ! » Il s'était levé. Il avait saisi le journal. Il le secouait, cherchant à retenir des paroles prêtes à s'échapper de ses lèvres. Lady Helena, Mary, Robert, Glenarvan, le regardaient sans rien comprendre à cette inexplicable agitation. |
6506 |
Il fallait toujours la suivre et ne point tenter de couper court à travers un pays peu connu. Ainsi rien de plus simple. Mulrady ne pouvait s'égarer. Quant aux dangers, ils n'existaient plus à quelques milles au delà du campement, où Ben Joyce et sa troupe devaient s'être embusqués. |
6507 |
Une fois passé, Mulrady se faisait fort de distancer rapidement les convicts et de mener à bien son importante mission. À six heures, le repas fut pris en commun. Une pluie torrentielle tombait. La tente n'offrait plus un abri suffisant, et chacun avait cherché refuge dans le chario t. |
6508 |
C'était, du reste, une retraite sûre. La glaise le tenait encastré au sol, et y adhérait comme un fort sur ses fondations. L'arsenal se composait de sept carabines et de sept revolvers, et permettait de soutenir un siège assez long, car ni les munitions ni les vivres ne manquaient. |
6509 |
Or, avant six jours, le Duncan mouillerait dans la baie Twofold. Vingt quatre heures après, son équipage atteindrait l'autre rive de la Snowy, et si le passage n'était pas encore praticable, les convicts, du moins, seraient forcés de se retirer devant des forces supérieures. |
6510 |
Mais, avant tout, il fallait que Mulrady réussît dans sa périlleuse entreprise. À huit heures, la nuit devint très sombre. C'était l'instant de partir. Le cheval destiné à Mulrady fut amené. Ses pieds, entourés de linges, par surcroît de précaution, ne faisaient aucun bruit sur le sol. |
6511 |
L'animal paraissait fatigué, et, cependant, de la sûreté et de la vigueur de ses jambes dépendait le salut de tous. Le major conseilla à Mulrady de le ménager, du moment qu'il serait hors de l'atteinte des convicts. Mieux valait un retard d'une demi journée et arriver sûrement. |
6512 |
John Mangles remit à son matelot un revolver qu'il venait de charger avec le plus grand soin. Arme redoutable dans la main d'un homme qui ne tremble pas, car six coups de feu, éclatant en quelques secondes, balayaient aisément un chemin obstrué de malfaiteurs. Mulrady se mit en selle. |
6513 |
Les hautes branches des eucalyptus cliquetaient dans l'ombre avec une sonorité mate. On pouvait entendre la chute de cette ramure sèche sur le sol détrempé. Plus d'un arbre géant, auquel manquait la sève, mais debout jusqu'alors, tomba pendant cette tempétueuse bourrasque. |
6514 |
Le vent hurlait à travers les craquements du bois et mêlait ses gémissements sinistres au grondement de la Snowy. Les gros nuages, qu'il chassait dans l'est, traînaient jusqu'à terre comme des haillons de vapeur. Une lugubre obscurité accroissait encore l'horreur de la nuit. |
6515 |
Les voyageurs, après le départ de Mulrady, se blottirent dans le chario t. Lady Helena et Mary Grant, Glenarvan et Paganel occupaient le premier compartiment, qui avait été hermétiquement clos. Dans le second, Olbinett, Wilson et Robert avaient trouvé un gîte suffisant. |
6516 |
Le major et John Mangles veillaient au dehors. Acte de prudence nécessaire, car une attaque des convicts était facile, possible par conséquent. Les deux fidèles gardiens faisaient donc leur quart, et recevaient philosophiquement ces rafales que la nuit leur crachait au visage. |
6517 |
Cependant, quelques courtes accalmies suspendaient parfois la bourrasque. Le vent se taisait comme pour reprendre haleine. La Snowy gémissait seule à travers les roseaux immobiles et le rideau noir des gommiers. Le silence semblait plus profond dans ces apaisements momentanés. |
6518 |
L'inexplicable sifflement se reproduisit soudain, et quelque chose comme une détonation lui répondit, mais presque insaisissable, car la tempête rugissait alors avec une nouvelle violence. Mac Nabbs et John Mangles ne pouvaient s'entendre. Ils vinrent se placer sous le vent du chario t. |
6519 |
La petite troupe de Glenarvan ne comptait pas un tel nombre d'hommes qu'elle pût en sacrifier encore. Cependant, Glenarvan semblait ne vouloir pas se rendre à ces raisons. Sa main tourmentait sa carabine. Il allait et venait autour du chario t. Il prêtait l'oreille au moindre bruit. |
6520 |
Paganel, Robert, Wilson, Olbinett, quittèrent le chario t, et lady Helena céda son compartiment au pauvre Mulrady. Le major ôta la veste du matelot qui ruisselait de sang et de pluie. Il découvrit sa blessure. C'était un coup de poignard que le malheureux avait au flanc droit. |
6521 |
Il parvint à suspendre l'hémorragie. Mulrady fut placé sur le côté correspondant à la blessure, la tête et la poitrine élevées, et lady Helena lui fit boire quelques gorgées d'eau. Au bout d'un quart d'heure, le blessé immobile jusqu'alors, fit un mouvement. Ses yeux s'entr'ouvrirent. |
6522 |
Jamais malade ne fut si bien soigné, et par des mains plus compatissantes. Le jour parut. La pluie avait cessé. De gros nuages roulaient encore dans les profondeurs du ciel. Le sol était jonché des débris de branches. La glaise, détrempée par des torrents d'eau, avait encore cédé. |
6523 |
John Mangles, Paganel et Glenarvan allèrent dès le point du jour faire une reconnaissance autour du campement. Ils remontèrent le sentier encore taché de sang. Ils ne virent aucun vestige de Ben Joyce ni de sa bande. Ils poussèrent jusqu'à l'endroit où l'attaque avait eu lieu. |
6524 |
L'un était le cadavre du maréchal ferrant de Black Point. Sa figure, décomposée par la mort, faisait horreur. Glenarvan ne porta plus loin ses investigations. La prudence lui défendait de s'éloigner. Il revint donc au chario t, très absorbé par la gravité de la situation. |
6525 |
Mais le premier soin de Mulrady, en reprenant le souvenir et la parole fut de demander lord Glenarvan, ou, à son défaut, le major. Mac Nabbs, le voyant si faible, voulait lui interdire toute conversation ; mais Mulrady insista avec une telle énergie que le major dut se rendre. |
6526 |
Or, l'entretien durait déjà depuis quelques minutes, quand Glenarvan revint. Il n'y avait plus qu'à attendre le rapport de Mac Nabbs. Bientôt, les rideaux du chario t s'agitèrent et le major parut. Il rejoignit ses amis au pied d'un gommier, où la tente avait été dressée. |
6527 |
Lorsque ses regards s'arrêtèrent sur lady Helena, sur la jeune fille, ils exprimèrent une douloureuse tristesse. Glenarvan l'interrogea, et voici en substance ce que le major venait d'apprendre. En quittant le campement, Mulrady suivit un des sentiers indiqués par Paganel. |
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Il se hâtait, autant du moins que le permettait l'obscurité de la nuit. D'après son estime, il avait franchi une distance de deux milles environ, quand plusieurs hommes, – cinq, croit il, – se jetèrent à la tête de son cheval. L'animal se cabra. Mulrady saisit son revolver et fit feu. |
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Il lui parut que deux des assaillants tombaient. À la lueur de la détonation, il reconnut Ben Joyce. Mais ce fut tout. Il n'eut pas le temps de décharger entièrement son arme. Un coup violent lui fut porté au côté droit, et le renversa. Cependant, il n'avait pas encore perdu connaissance. |
6530 |
Dans deux jours, je serai à bord du Duncan ; dans six, à la baie Twofold. C'est là le rendez vous. La troupe du mylord sera encore embourbée dans les marais de la Snowy. Passez la rivière au pont de Kemple Pier, gagnez la côte, et attendez moi. Je trouverai bien le moyen de vous introduire à bord. |
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Le cheval de Mulrady fut amené, et Ben Joyce disparut au galop par la route de Lucknow, pendant que la bande gagnait au sud est la Snowy river. Mulrady, quoique grièvement blessé, eut la force de se traîner jusqu'à trois cents pas du campement où nous l'avons recueilli presque mort. |
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Cette proposition acceptée, John Mangles et Paganel se préparèrent à partir à l'instant. Ils devaient descendre la Snowy, suivre ses bords jusqu'à l'endroit où ils rencontreraient ce point signalé par Ben Joyce, et se dérober surtout à la vue des convicts qui devaient battre les rives. |
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Donc, munis de vivres et bien armés, les deux courageux compagnons partirent, et disparurent bientôt en se faufilant au milieu des grands roseaux de la rivière. Pendant toute la journée, on les attendit. Le soir venu, ils n'étaient pas encore revenus. Les craintes furent très vives. |
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Il cherchait à combiner quelque hardi moyen pour la traverser. Mais en vain. Un torrent de laves eût coulé entre ses rives qu'elle n'eût pas été plus infranchissable. Pendant ces longues heures perdues, lady Helena, conseillée par le major, entourait Mulrady des soins les plus intelligents. |
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Le matelot se sentait revenir à la vie. Mac Nabbs osait affirmer qu'aucun organe essentiel n'avait été lésé. La perte de son sang suffisait à expliquer la faiblesse du malade. Aussi, sa blessure fermée, l'hémorragie suspendue, il n'attendait plus que du temps et du repos sa complète guérison. |
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Ces plaques, fort légères, étaient retenues par des barreaux de bois et formaient une embarcation bien fragile. Le capitaine et le matelot essayèrent ce frêle canot pendant la journée du 18. Tout ce que pouvaient l'habileté, la force, l'adresse, le courage, ils le firent. |
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L'embarcation, entraînée dans les remous, disparut. John Mangles et Wilson n'avaient même pas gagné dix brasses sur cette rivière, grossie par les pluies et la fonte de neiges, et qui mesurait alors un mille de largeur. Les journées du 19 et du 20 janvier se perdirent dans cette situation. |
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Partout même impétuosité des eaux, même rapidité torrentueuse. Tout le versant méridional des Alpes australiennes versait dans cet unique lit ses masses liquides. Il fallut renoncer à l'espoir de sauver le Duncan. Cinq jours s'étaient écoulés depuis le départ de Ben Joyce. |
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Aussitôt, John Mangles et Wilson s'occupèrent de construire une embarcation de grande dimension. L'expérience avait prouvé que des morceaux d'écorce ne pourraient résister à la violence du torrent. John abattit des troncs de gommiers dont il fit un radeau grossier, mais solide. |
6540 |
Mais bientôt l'appareil fut pris dans des remous, et tourna sur lui même sans que ni l'aviron ni la godille ne pussent le maintenir en droite ligne. Malgré leurs efforts, Wilson et John Mangles se trouvèrent bientôt placés dans une position inverse, qui rendit impossible l'action des rames. |
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Il fallut se résigner. Aucun moyen n'existait d'enrayer ce mouvement giratoire du radeau. Il tournait avec une vertigineuse rapidité, et il dérivait. John Mangles, debout, la figure pâle, les dents serrées, regardait l'eau qui tourbillonnait. Cependant, le radeau s'engagea au milieu de la Snowy. |
6542 |
Il se trouvait alors à un demi mille en aval de son point de départ. Là, le courant avait une force extrême, et, comme il rompait les remous, il rendit à l'appareil un peu de stabilité. John et Wilson reprirent leurs avirons et parvinrent à se pousser dans une direction oblique. |
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Le radeau, non soutenu, fut entraîné. John voulut résister, au risque de rompre sa godille. Wilson, les mains ensanglantées, joignit ses efforts aux siens. Enfin, ils réussirent, et le radeau, après une traversée qui dura plus d'une demi heure, vint heurter le talus à pic de la rive. |
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Ils tirèrent à eux Mulrady et les deux femmes à demi trempées. Bref, tout le monde fut sauvé, mais la plus grande partie des provisions embarquées et les armes, excepté la carabine du major, s'en allèrent à la dérive avec les débris du radeau. La rivière était franchie. |
6545 |
La petite troupe se trouvait à peu près sans ressources, à trente cinq milles de Delegete, au milieu de ces déserts inconnus de la frontière victorienne. Là ne se rencontrent ni colon ni squatter, car la région est inhabitée, si ce n'est par des bushrangers féroces et pillards. |
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On résolut de partir sans délai. Mulrady vit bien qu'il serait un sujet d'embarras ; il demanda à rester, et même à rester seul, pour attendre des secours de Delegete. Glenarvan refusa. Il ne pouvait atteindre Delegete avant trois jours, la côte avant cinq, c'est à dire le 26 janvier. |
6547 |
Et quand ses hardis compatrio tes atteindraient la côte australienne, ils n'y trouveraient pas même le Duncan pour les rapatrier ! Ce fut silencieusement et péniblement que se passa cette première journée. De dix minutes en dix minutes, on se relayait au portage de la civière. |
6548 |
Le soir, après cinq milles seulement, on campa sous un bouquet de gommiers. Le reste des provisions, échappé au naufrage, fournit le repas du soir. Mais il ne fallait plus compter que sur la carabine du major. La nuit fut mauvaise. La pluie s'en mêla. Le jour sembla long à reparaître. |
6549 |
Le souper eût été maigre, si Mac Nabbs n'eût enfin tué un gros rat, le «mus conditor», qui jouit d'une excellente réputation au point de vue alimentaire. Olbinett le fit rôtir, et il eût paru au dessus de sa renommée, si sa taille avait égalé celle d'un mouton. Il fallut s'en contenter, cependant. |
6550 |
Après avoir contourné la base de la montagne, ils traversèrent de longues prairies dont l'herbe semblait faite de fanons de baleine. C'était un enchevêtrement de dards, un fouillis de baïonnettes aiguës, où le chemin dut être frayé tantôt par la hache, tantôt par le feu. |
6551 |
La nourriture, ce fut celle qui soutient les indigènes, quand le gibier, les insectes, les serpents viennent à manquer. Paganel découvrit, dans le lit desséché d'un creek, une plante dont les excellentes propriétés lui avaient été souvent décrites par un de ses collègues de la société de géographie. |
6552 |
On en fit un pain grossier, qui calma les tortures de la faim. Cette plante se trouvait abondamment à cette place. Olbinett put donc en ramasser une grande quantité, et la nourriture fut assurée pour plusieurs jours. Le lendemain, 24, Mulrady fit une partie de la route à pied. |
6553 |
Il fallut donc se passer de feu, de pain par conséquent, et dormir dans les vêtements humides, tandis que les oiseaux rieurs, cachés dans les hautes branches, semblaient bafouer ces infortunés voyageurs. Cependant, Glenarvan touchait au terme de ses souffrances. Il était temps. |
6554 |
Les deux jeunes femmes faisaient d'héroïques efforts, mais leurs forces s'en allaient d'heure en heure. Elles se traînaient, elles ne marchaient plus. Le lendemain, on partit dès l'aube. À onze heures, apparut Delegete, dans le comté de Wellesley, à cinquante milles de la baie Twofold. |
6555 |
Peut être, s'il y avait eu le moindre retard, devancerait il l'arrivée du Duncan ! en vingt quatre heures, il serait parvenu à la baie ! À midi, après un repas réconfortant, tous les voyageurs, installés dans un mail coach, quittèrent Delegete au galop de cinq chevaux vigoureux. |
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Les postillons, stimulés par la promesse d'une bonne main princière, enlevaient la rapide voiture sur une route bien entretenue. Ils ne perdaient pas deux minutes aux relais, qui se succédaient de dix milles en dix milles. Il semblait que Glenarvan leur eût communiqué l'ardeur qui le dévorait. |
6557 |
Le Duncan, par un miracle de la providence, était il là, courant bord sur bord, comme un mois auparavant, par le travers du cap Corrientes, sur les côtes argentines ? On ne vit rien. Le ciel et l'eau se confondaient dans un même horizon. Pas une voile n'animait la vaste étendue de l'océan. |
6558 |
Mary l'accepta, et elle tendit sa main vers la main du jeune capitaine, comme pour ratifier ce traité. De la part de John Mangles, c'était un dévouement de toute sa vie ; de la part de Mary, une inaltérable reconnaissance. Pendant cette journée, le départ fut décidé définitivement. |
6559 |
Trois ou quatre bâtiments, ancrés dans la baie de Twofold, composaient toute la flotte marchande de l'endroit. Aucun en destination de Melbourne ni de Sydney, ni de Pointe De Galles. Or, en ces trois ports de l'Australie seulement, Glenarvan eût trouvé des navires en charge pour l'Angleterre. |
6560 |
Le géographe avait été rendre de son côté une visite à la baie Twofold. Il savait que les moyens de transport manquaient pour Sydney et Melbourne. Mais de ces trois navires mouillés en rade, l'un se préparait à partir pour Auckland, la capitale d'Ikana Maoui, l'île nord de la Nouvelle Zélande. |
6561 |
La distance qui sépare l'Australie de la Nouvelle Zélande n'est, en effet, que d'un millier de milles. Par une coïncidence singulière, Auckland se trouvait situé précisément sur cette ligne du trente septième parallèle que les chercheurs suivaient obstinément depuis la côte de l'Araucanie. |
6562 |
Quoi qu'il en soit, pour cette raison ou pour toute autre, Paganel ne rattacha aucune idée d'exploration nouvelle à cette proposition de gagner Auckland. Il fit seulement observer que des communications régulières existaient entre ce point et la Grande Bretagne, et qu'il serait facile d'en profiter. |
6563 |
En quelques heures ses provisions furent faites. Pendant ce temps, le major escomptait chez un changeur des traites que Glenarvan avait sur l'Union Bank de Melbourne. Il ne voulait pas être dépourvu d'or, non plus que d'armes et de munitions ; aussi renouvela-t-il son arsenal. |
6564 |
Mulrady allait bien alors. Il se ressentait à peine de la blessure qui mit ses jours en danger. Quelques heures de mer devaient achever sa guérison. Il comptait se traiter par les brises du Pacifique. Wilson fut chargé de disposer à bord du Macquarie le logement des passagers. |
6565 |
Sous ses coups de brosse et de balai, le roufle changea d'aspect. Will Halley, haussant les épaules, laissa le matelot faire à sa guise. De Glenarvan, de ses compagnes et de ses compagnons, il ne se souciait guère. Il ne savait même pas leur nom et ne s'en inquiéta pas. |
6566 |
C'était un négociant. Quant à ses qualités de marin, il passait pour un assez bon pratique de ces mers que les récifs de coraux rendent très dangereuses. Pendant les dernières heures de cette journée, Glenarvan voulut retourner à ce point du rivage coupé par le trente septième parallèle. |
6567 |
Deux motifs l'y poussaient. Il désirait visiter encore une fois cet endroit présumé du naufrage. En effet, Ayrton était certainement le quartier maître du Britannia, et le Britannia pouvait s'être réellement perdu sur cette partie de la côte australienne ; sur la côte est à défaut de la côte ouest. |
6568 |
Pourquoi ne trouverait on pas sur le rivage les traces d'une lutte, d'une suprême résistance ? Si l'équipage avait péri dans les flots, les flots n'auraient ils pas rejeté quelques cadavres à la côte ? Glenarvan, accompagné de son fidèle John, opéra cette reconnaissance. |
6569 |
Ce fut une triste exploration. Glenarvan et le capitaine John chevauchaient sans parler. Mais ils se comprenaient. Mêmes pensées, et, partant, mêmes angoisses torturaient leur esprit. Ils regardaient les rocs rongés par la mer. Ils n'avaient besoin ni de s'interroger ni de se répondre. |
6570 |
On peut s'en rapporter au zèle et à l'intelligence de John pour affirmer que chaque point du rivage fut scrupuleusement exploré, les moindres criques examinées avec soin comme les plages déclives et les plateaux sableux où les marées du Pacifique, médiocres cependant, auraient pu jeter une épave. |
6571 |
La trace du naufrage échappait encore. Quant au Duncan, rien non plus. Toute cette portion de l'Australie, riveraine de l'océan, était déserte. Toutefois, John Mangles découvrit sur la lisière du rivage des traces évidentes de campement, des restes de feux récemment allumés sous des myalls isolés. |
6572 |
Pendant quelques minutes, le lord regarda l'immensité des flots, cherchant peut être d'un dernier regard quelque navire perdu dans l'espace. Puis ses yeux s'éteignirent, il redevint lui même, et, sans ajouter un mot ni faire un geste, il reprit la route d'Eden au galop de son cheval. |
6573 |
Les convicts venaient de quitter l'Australie, grâce à un nouveau crime, il est vrai, mais enfin ils étaient partis. Cette importante nouvelle fut immédiatement télégraphiée aux autorités de Melbourne et de Sydney. Sa déclaration achevée, Glenarvan revint à l'hôtel Victoria. |
6574 |
Les voyageurs passèrent fort tristement cette dernière soirée. Leurs pensées erraient sur cette terre féconde en malheurs. Ils se rappelaient tant d'espérances si légitimement conçues au cap Bernouilli, si cruellement brisées à la baie Twofold ! Paganel, lui, était en proie à une agitation fébrile. |
6575 |
Et ma devise, c'est «spiro, spero,» qui vaut les plus belles devises du monde !» Chapitre II Le passé du pays où l'on va Le lendemain, 27 janvier, les passagers du Macquarie étaient installés à bord dans l'étroit roufle du brick. Will Halley n'avait point offert sa cabine aux voyageuses. |
6576 |
Cependant, avec le temps et les bras des cinq matelots stimulés par les jurons du master, la voilure fut établie. Le Macquarie courut grand largue, bâbord amure, sous ses basses voiles, ses huniers, ses perroquets, sa brigantine et ses focs. Plus tard, les bonnettes et les cacatois furent hissés. |
6577 |
À sept heures du soir, on perdit de vue les côtes de l'Australie et le feu fixe du port d'Eden. La mer, assez houleuse, fatiguait le navire ; il tombait lourdement dans le creux des vagues. Les passagers éprouvèrent de violentes secousses qui rendirent pénible leur séjour dans le roufle. |
6578 |
Cependant, ils ne pouvaient rester sur le pont, car la pluie était violente. Ils se virent donc condamnés à un emprisonnement rigoureux. Chacun alors se laissa aller au courant de ses pensées. On causa peu. C'est à peine si lady Helena et Mary Grant échangeaient quelques paroles. |
6579 |
Quant à Paganel, il murmurait dans son coin des mots vagues et incohérents. À quoi songeait le digne géographe ? À cette Nouvelle Zélande vers laquelle la fatalité le conduisait. Toute son histoire, il la refaisait dans son esprit, et le passé de ce pays sinistre réapparaissait à ses yeux. |
6580 |
Mais y avait il dans cette histoire un fait, un incident qui eût jamais autorisé les découvreurs de ces îles à les considérer comme un continent ? Un géographe moderne, un marin, pouvaient ils leur attribuer cette dénomination ? on le voit, Paganel revenait toujours à l'interprétation du document. |
6581 |
En cet endroit, non seulement la violence du ressac, mais les mauvaises dispositions des sauvages, l'empêchèrent de faire de l'eau, et il quitta définitivement ces terres auxquelles il donna le nom de Staten Land, c'est à dire Terre Des états, en l'honneur des états généraux. |
6582 |
Tout alla bien jusqu'au moment où un canot de Surville fut volé. Surville réclama vainement, et crut devoir punir de ce vol un village qu'il incendia tout entier. Terrible et injuste vengeance, qui ne fut pas étrangère aux sanglantes représailles dont la Nouvelle Zélande allait être le théâtre. |
6583 |
Il mouilla dans la baie de Taoué Roa avec son navire l'Endeavour, et chercha à se rallier les naturels par de bons traitements. Mais, pour bien traiter les gens, il faut commencer par les prendre. Cook n'hésita pas à faire deux ou trois prisonniers et à leur imposer ses bienfaits par la force. |
6584 |
Il se trouva là en présence d'indigènes belliqueux, criards, provocateurs. Leurs démonstrations allèrent même si loin qu'il devint nécessaire de les calmer par un coup de mitraille. Le 20 octobre, l'Endeavour mouilla sur la baie de Toko Malou, où vivait une population pacifique de deux cents âmes. |
6585 |
Les botanistes du bord firent dans le pays de fructueuses explorations, et les naturels les transportèrent au rivage avec leurs propres pirogues. Cook visita deux villages défendus par des palissades, des parapets et de doubles fossés, qui annonçaient de sérieuses connaissances en castramétation. |
6586 |
Le plus important de ces forts était situé sur un rocher dont les grandes marées faisaient une île véritable ; mieux qu'une île même, car non seulement les eaux l'entouraient, mais elles mugissaient à travers une arche naturelle, haute de soixante pieds, sur laquelle reposait ce «pâh» inaccessible. |
6587 |
Le 31 mars, Cook, après avoir fait pendant cinq mois une ample moisson d'objets curieux, de plantes indigènes, de documents ethnographiques et ethnologiques, donna son nom au détroit qui sépare les deux îles, et quitta la Nouvelle Zélande. Il devait la retrouver dans ses voyages ultérieurs. |
6588 |
Peut être les aventures de Doua Tara fourniront elles un sujet d'épopée à quelque Homère maori. Elles furent fécondes en désastres, en injustices, en mauvais traitements. Manque de foi, séquestration, coups et blessures, voilà ce que le pauvre sauvage reçut en échange de ses bons services. |
6589 |
On en fit un matelot de la dernière classe, le souffre douleur des équipages. Sans le révérend Marsden, il fût mort à la peine. Ce missionnaire s'intéressa au jeune sauvage, auquel il reconnut un jugement sûr, un caractère brave, des qualités merveilleuses de douceur, de grâce et d'affabilité. |
6590 |
Marsden fit obtenir à son protégé quelques sacs de blé et des instruments de culture destinés à son pays. Cette petite pacotille lui fut volée. Les malheurs, les souffrances accablèrent de nouveau le pauvre Doua Tara jusqu'en 1814, où on le retrouve enfin rétabli dans le pays de ses ancêtres. |
6591 |
Il allait alors recueillir le fruit de tant de vicissitudes, quand la mort le frappa à l'âge de vingt huit ans, au moment où il s'apprêtait à régénérer cette sanguinaire Zélande. La civilisation se trouva sans doute retardée de longues années par cet irréparable malheur. |
6592 |
Au contraire, l'année suivante, le brick anglais Hawes, commandé par John James, après avoir touché à la Baie des Îles, se dirigea vers le cap de l'est, et eut beaucoup à souffrir de la part d'un chef perfide nommé Enararo. Plusieurs de ses compagnons subirent une mort affreuse. |
6593 |
Bons ou mauvais traitements tenaient aux mauvais ou aux bons capitaines. Il y eut certainement quelques attaques non justifiées de la part des naturels, mais surtout des vengeances provoquées par les européens ; malheureusement, le châtiment retomba sur ceux qui ne le méritaient pas. |
6594 |
Les néo zélandais se dévoraient entre eux avec une sensualité répugnante. C'est aussi ce que le capitaine Laplace reconnut en 1831, pendant sa relâche à la Baie des Îles. Déjà les combats étaient bien autrement redoutables, car les sauvages maniaient les armes à feu avec une remarquable précision. |
6595 |
Aussi, les contrées autrefois florissantes et peuplées d'Ika Na Maoui se changèrent elles en solitudes profondes. Des peuplades entières avaient disparu comme disparaissent des troupeaux de moutons, rôties et mangées. Les missionnaires ont en vain lutté pour vaincre ces instincts sanguinaires. |
6596 |
Mais la barbarie des néo zélandais l'obligea à suspendre l'établissement des missions. En 1814, seulement, MM Marsden, le protecteur de Doua Tara, Hall et King débarquèrent à la Baie des Îles, et achetèrent des chefs un terrain de deux cents acres au prix de douze haches de fer. |
6597 |
Les zélandais ne sont pas des australiens abrutis, qui fuient devant l'invasion européenne ; ils résistent, ils se défendent, ils haïssent leurs envahisseurs, et une incurable haine les pousse en ce moment contre les émigrants anglais. L'avenir de ces grandes îles est joué sur un coup de dé. |
6598 |
Souvent Will Halley intervenait et malmenait les deux marins avec force jurons. Ceux ci, peu endurants, ne demandaient qu'à souquer cet ivrogne et à l'affaler à fond de cale pour le reste de la traversée. Mais John Mangles les arrêtait, et calmait, non sans peine, leur juste indignation. |
6599 |
C'est une suite de petits fiords irréguliers et capricieux comme les fiords de Norvège. Les récifs sont nombreux et il faut une grande pratique pour les éviter. Un navire, quelque solide qu'il fût, serait perdu, si sa quille heurtait l'un de ces rocs immergés à quelques pieds sous l'eau. |
6600 |
Tout européen qui s'aventure dans ces funestes contrées tombe entre les mains des maoris, et tout prisonnier aux mains des maoris est perdu. J'ai poussé mes amis à franchir les pampas, à traverser l'Australie, mais jamais je ne les entraînerais sur les sentiers de la Nouvelle Zélande. |
6601 |
La liste est longue de ces victimes inscrites au martyrologe des navigateurs. Ce fut Abel Tasman qui, par ses cinq matelots tués et dévorés, commença ces sanglantes annales du cannibalisme. Après lui, le capitaine Tukney et tout son équipage de chaloupiers subirent le même sort. |
6602 |
Dans un pays où l'honneur impose à tout maori d'obtenir par le sang satisfaction des outrages subis, Takouri ne pouvait oublier l'injure faite à sa tribu. Il attendit patiemment l'arrivée d'un navire européen, médita sa vengeance et l'accomplit avec un atroce sang froid. |
6603 |
Après avoir simulé des craintes à l'égard des français, Takouri n'oublia rien pour les endormir dans une trompeuse sécurité. Ses camarades et lui passèrent souvent la nuit à bord des vaisseaux. Ils apportaient des poissons choisis. Leurs filles et leurs femmes les accompagnaient. |
6604 |
Le 8 juin, Mario n, pendant une visite solennelle qu'il fit à terre, fut reconnu «grand chef» de tout le pays, et quatre plumes blanches ornèrent ses cheveux en signes honorifiques. Trente trois jours s'écoulèrent ainsi depuis l'arrivée des vaisseaux à la Baie des Îles. |
6605 |
Le 12 juin à deux heures, le canot du commandant fut paré pour une partie de pêche projetée au pied du village de Takouri. Mario n s'y embarqua avec les deux jeunes officiers Vaudricourt et Lehoux, un volontaire, le capitaine d'armes et douze matelots. Takouri et cinq autres chefs l'accompagnaient. |
6606 |
Rien ne pouvait faire prévoir l'épouvantable catastrophe qui attendait seize européens sur dix sept. Le canot déborda, fila vers la terre, et des deux vaisseaux on le perdit bientôt de vue. Le soir, le capitaine Mario n ne revint pas coucher à bord. Personne ne fut inquiet de son absence. |
6607 |
C'était Turner, un des chaloupiers du capitaine Mario n. Il avait au flanc une blessure produite par deux coups de lance, et il revenait seul des dix sept hommes qui, la veille, avaient quitté le navire. On l'interrogea, et bientôt furent connus tous les détails de cet horrible drame. |
6608 |
Le canot de l'infortuné Mario n avait accosté le village à sept heures du matin. Les sauvages vinrent gaiement au devant des visiteurs. Ils portèrent sur leurs épaules les officiers et les matelots qui ne voulaient point se mouiller en débarquant. Puis, les français se séparèrent les uns des autres. |
6609 |
Aussitôt, les sauvages, armés de lances, de massues et de casse tête, s'élancèrent sur eux, dix contre un, et les massacrèrent. Le matelot Turner, frappé de deux coups de lance, put échapper à ses ennemis et se cacher dans des broussailles. De là, il fut témoin d'abominables scènes. |
6610 |
Les sauvages dépouillèrent les morts de leurs vêtements, leur ouvrirent le ventre, les hachèrent en morceaux... En ce moment, Turner, sans être aperçu, se jeta à la mer, et fut recueilli mourant, par le canot du Mascarin. Cet événement consterna les deux équipages. Un cri de vengeance éclata. |
6611 |
Il y avait trois postes à terre, et des milliers de sauvages altérés de sang, des cannibales mis en appétit, les entouraient. En l'absence du capitaine Crozet, qui avait passé la nuit au chantier de la mâture, Duclesmeur, le premier officier du bord, prit des mesures d'urgence. |
6612 |
Il partit, longea la côte, vit le canot du commandant Mario n échoué à terre et débarqua. Le capitaine Crozet, absent du bord, comme il a été dit, ne savait rien du massacre, quand, vers deux heures de l'après midi, il vit paraître le détachement. Il pressentit un malheur. |
6613 |
Le capitaine Crozet fit enlever les principaux outils, enterra les autres, incendia ses hangars et commença sa retraite avec soixante hommes. Les naturels le suivaient, criant : «Takouri mate Marion ! », ils espéraient effrayer les matelots en dévoilant la mort de leurs chefs. |
6614 |
Deux lieues furent faites. Le détachement atteignit le rivage et s'embarqua dans les chaloupes avec les hommes du second poste. Pendant tout ce temps, un millier de sauvage, assis à terre, ne bougèrent pas. Mais, quand les chaloupes prirent le large, les pierres commencèrent à voler. |
6615 |
Il fallait nettoyer l'île des sauvages qui l'infestaient et continuer à remplir les caisses d'eau. Le village de Motou Aro comptait trois cents habitants. Les français l'attaquèrent. Six chefs furent tués, le reste des naturels culbuté à la baïonnette, le village incendié. |
6616 |
Les travaux d'aiguade continuèrent. Un mois s'écoula. Les sauvages firent quelques tentatives pour reprendre l'île Motou Aro, mais sans y parvenir. Lorsque leurs pirogues passaient à portée des vaisseaux, on les coupait à coups de canon. Enfin, les travaux furent achevés. |
6617 |
La chaloupe, portant un nombreux détachement d'officiers et de soldats, se rendit au village de Takouri. À son approche, ce chef perfide et lâche s'enfuit, portant sur ses épaules le manteau du commandant Mario n. Les cabanes de son village furent scrupuleusement fouillées. |
6618 |
L'empreinte des dents du cannibale s'y voyait encore. Une cuisse humaine était embrochée d'une baguette de bois. Une chemise au col ensanglanté fut reconnue pour la chemise de Mario n, puis les vêtements, les pistolets du jeune Vaudricourt, les armes du canot et des hardes en lambeaux. |
6619 |
Plus loin, dans un autre village, des entrailles humaines nettoyées et cuites. Ces preuves irrécusables de meurtre et d'anthropophagie furent recueillies, et ces restes humains respectueusement enterrés ; puis les villages de Takouri et de Piki Ore, son complice, livrés aux flammes. |
6620 |
Telle fut cette catastrophe dont le souvenir doit être présent à l'esprit de tout voyageur qui met le pied sur les rivages de la Nouvelle Zélande. C 'est un imprudent capitaine celui qui ne profite pas de ces enseignements. Les néo zélandais sont toujours perfides et anthropophages. |
6621 |
Ses haubans, ses galhaubans, ses étais mal ridés, laissaient du jeu aux mâts, que de violentes secousses ébranlaient à chaque coup de roulis. Très heureusement, Will Halley, en homme peu pressé, ne forçait point sa voilure, car toute la mâture serait venue en bas inévitablement. |
6622 |
Aussi venaient elles souvent sur le pont braver l'inclémence du ciel jusqu'au moment où d'insoutenables rafales les forçaient de redescendre. Elles rentraient alors dans cet étroit espace, plus propre à loger des marchandises que des passagers et surtout des passagères. |
6623 |
En effet, les esprits, égarés sur cette route du retour, étaient démoralisés. Autant les dissertations du géographe sur les pampas ou l'Australie intéressaient autrefois, autant ses réflexions, ses aperçus à propos de la Nouvelle Zélande laissaient indifférent et froid. |
6624 |
D'ailleurs, vers ce pays nouveau de sinistre mémoire, on allait sans entrain, sans conviction, non volontairement, mais sous la pression de la fatalité. De tous les passagers du Macquarie, le plus à plaindre était lord Glenarvan. On le voyait rarement dans le roufle. Il ne pouvait tenir en place. |
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Sa nature nerveuse, surexcitée, ne s'accommodait pas d'un emprisonnement entre quatre cloisons étroites. Le jour, la nuit même, sans s'inquiéter des torrents de pluie et des paquets de mer, il restait sur le pont, tantôt accoudé à la lisse, tantôt marchant avec une agitation fébrile. |
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Sa lunette, pendant les courtes embellies, le parcourait obstinément. Ces flots muets, il semblait les interroger. Cette brume qui voilait l'horizon, ces vapeurs amoncelées, il eût voulu les déchirer d'un geste. Il ne pouvait se résigner, et sa physionomie respirait une âpre douleur. |
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Or, cette rencontre était à craindre dans ces mers resserrées que les pirates pouvaient écumer sans risques. Cependant, ce jour là, du moins, le yacht ne parut pas, et la sixième nuit depuis le départ de Twofold Bay arriva, sans que les craintes de John Mangles se fussent réalisées. |
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Mais cette nuit devait être terrible. L'obscurité se fit presque subitement à sept heures du soir. Le ciel était très menaçant. L'instinct du marin, supérieur à l'abrutissement de l'ivresse, opéra sur Will Halley. Il quitta sa cabine, se frottant les yeux, secouant sa grosse tête rouge. |
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Will Halley appela ses hommes avec force jurons, fit serrer les perroquets et établir la voilure de nuit. John Mangles l'approuva sans rien dire. Il avait renoncé à s'entretenir avec ce grossier marin. Mais ni Glenarvan ni lui ne quittèrent le pont. Deux heures après, une grande brise se déclara. |
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La mer grossissait. Le Macquarie éprouvait dans ses fonds des secousses à faire croire que sa quille raclait des roches. Il n'en était rien cependant, mais cette lourde coque s'élevait difficilement à la lame. Aussi, le revers des vagues embarquait par masses d'eau considérables. |
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Tout autre bâtiment se fût joué de ces flots peu redoutables, en somme. Mais, avec ce lourd bateau, on pouvait craindre de sombrer à pic, car le pont se remplissait, à chaque plongeon, et la nappe liquide, ne trouvant pas par les dalots un assez rapide écoulement, pouvait submerger le navire. |
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Il eût été sage, pour parer à tout événement, de briser les pavois à coups de hache, afin de faciliter la sortie des eaux. Mais Will Halley refusa de prendre cette précaution. D'ailleurs, un danger plus grand menaçait le Macquarie, et, sans doute, il n'était plus temps de le prévenir. |
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En ce moment, Will Halley, ayant conscience de cet imminent danger, perdait la tête. Ses matelots, à peine dégrisés, ne pouvaient comprendre ses ordres. D'ailleurs, l'incohérence de ses paroles, la contradiction de ses commandements, montraient que le sang froid manquait à ce stupide ivrogne. |
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Peut être se trouvait il serré dans une ceinture de récifs. Le vent portait en plein dans l'est, et, à chaque coup de tangage, on pouvait toucher. Bientôt, en effet, le bruit du ressac redoubla par tribord devant. Il fallut lofer encore. John remit la barre dessous et brassa en pointe. |
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Le Macquarie commença à se rapprocher de la nouvelle ligne de récifs. Bientôt, la mer écuma au choc des roches immergées. Ce fut un inexprimable moment d'angoisse. L'écume rendait les lames lumineuses. On eût dit qu'un phénomène de phosphorescence les éclairait subitement. |
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La mer hurlait, comme si elle eût possédé la voix de ces écueils antiques animés par la mythologie païenne. Wilson et Mulrady, courbés sur la roue du gouvernail, pesaient de tout leur poids. La barre venait à toucher. Soudain, un choc eut lieu. Le Macquarie avait donné sur une roche. |
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Le virement de bord s'achèverait il sans autre avarie ? Non, car une accalmie se fit tout à coup, et le navire revint sous le vent. Son évolution fut arrêtée net. Une haute vague le prit en dessous, le porta plus avant sur les récifs, et il retomba avec une violence extrême. |
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Le brick talonna deux fois et resta immobile, donnant sur tribord une bande de trente degrés. Les vitres du capot avaient volé en éclats. Les passagers se précipitèrent au dehors. Mais les vagues balayaient le pont d'une extrémité à l'autre, et ils ne pouvaient s'y tenir sans danger. |
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Ses matelots, revenus de leur stupeur, défoncèrent un baril d'eau de vie et se mirent à boire. John prévit que leur ivresse allait bientôt amener des scènes terribles. On ne pouvait compter sur le capitaine pour les retenir. Le misérable s'arrachait les cheveux et se tordait les bras. |
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John Mangles ne s'occupa plus de ces ivrognes, et attendit impatiemment le jour. Le navire était alors absolument immobile. La mer se calmait peu à peu. Le vent tombait. La coque pouvait donc résister pendant quelques heures encore. Au lever du soleil, John examinerait la terre. |
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Il faudrait trois voyages, au moins, car il n'y avait place que pour quatre personnes. Quant au canot, on a vu qu'il avait été enlevé dans un coup de mer. Tout en réfléchissant aux dangers de sa situation, John Mangles, appuyé sur le capot, écoutait les bruits du ressac. |
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Les brisants s'étendent souvent à plusieurs lieues d'une côte. Le frêle canot pourrait il résister à une traversée un peu longue ? Tandis que John songeait ainsi, demandant un peu de lumière à ce ciel ténébreux, les passagères, confiantes en sa parole, reposaient sur leurs couchettes. |
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Vers quatre heures, les premières clartés apparurent dans l'est. Les nuages se nuancèrent légèrement sous les pâles lueurs de l'aube. John remonta sur le pont. À l'horizon pendait un rideau de brumes. Quelques contours indécis flottaient dans les vapeurs matinales, mais à une certaine hauteur. |
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Une faible houle agitait encore la mer, et les flots du large se perdaient au milieu d'épaisses nuées immobiles. John attendit. La lumière s'accrut peu à peu, l'horizon se piqua de tons rouges. Le rideau monta lentement sur le vaste décor du fond. Des récifs noirs pointèrent hors des eaux. |
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Wilson et Mulrady le suivirent pour mettre le you you à la mer. Le you you avait disparu. Chapitre V Les matelots improvisés Will Halley et son équipage, profitant de la nuit et du sommeil des passagers, s'étaient enfuis sur l'unique canot du brick. On ne pouvait en douter. |
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Environ deux cents tonneaux de peaux tannées s'y trouvaient fort mal arrimés. On put les déplacer sans trop de peine, au moyen de palans frappés sur le grand étai à l'aplomb du panneau. John fit aussitôt jeter à la mer une partie de ces ballots afin d'alléger le navire. |
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Après trois heures d'un rude travail, on put examiner les fonds du brick. Deux coutures du bordage s'étaient ouvertes à bâbord, à la hauteur des préceintes. Or, le Macquarie donnant sa bande sur tribord, sa gauche opposée émergeait, et les coutures défectueuses étaient à l'air. |
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L'eau ne pouvait donc pénétrer. D'ailleurs, Wilson se hâta de rétablir le joint des bordages avec de l'étoupe et une feuille de cuivre soigneusement clouée. En sondant, on ne trouva pas deux pieds d'eau dans la cale. Les pompes devaient facilement épuiser cette eau et soulager d'autant le navire. |
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L'extrémité inférieure de son étrave et environ les deux tiers de sa quille s'y trouvaient profondément encastrés. L'autre partie jusqu'à l'étambot flottait sur une eau dont la hauteur atteignait cinq brasses. Le gouvernail n'était donc point engagé et fonctionnait librement. |
6650 |
Les marées ne sont pas très fortes dans le Pacifique. Cependant, John Mangles comptait sur l'arrivée du flot pour relever le Macquarie. Le brick avait touché une heure environ avant la pleine mer. Depuis le moment où le jusant se fit sentir, sa bande sur tribord s'était de plus en plus accusée. |
6651 |
On put ainsi conserver à bord les vergues et autres espars que John destinait à établir un mât de fortune sur l'avant. Restaient à prendre les positions pour renflouer le Macquarie. Travail long et pénible. Il serait évidemment impossible d'être paré pour la pleine mer de midi un quart. |
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John fit d'abord serrer les voiles restées sur leurs cargues. Le major, Robert et Paganel, dirigés par Wilson, montèrent à la grand'hune. Le grand hunier, tendu sous l'effort du vent, eût contrarié le dégagement du navire. Il fallut le serrer, ce qui se fit tant bien que mal. |
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Chacun prit part à la besogne. On brisa à coups de hache les agrès qui retenaient encore le mât de misaine. Le bas mât s'était rompu dans sa chute au ras du ton, de telle sorte que la hune put être facilement retirée. John Mangles destinait cette plate forme à faire un radeau. |
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D'ailleurs, le jusant devait le faire dériver précisément à l'arrière du brick ; puis, quand les ancres seraient par le fond, il serait facile de revenir à bord en se halant sur le grelin du navire. Ce travail était à demi achevé, quand le soleil s'approcha du méridien. |
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John n'avait point de mercure à bord, mais il tourna la difficulté en se servant d'une baille remplie de goudron liquide, dont la surface réfléchissait très suffisamment l'image du soleil. Il connaissait déjà sa longitude, étant sur la côte ouest de la Nouvelle Zélande. |
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À midi un quart, la mer était pleine. John ne put en profiter, puisque ses ancres n'étaient pas encore mouillées. Mais il n'en observa pas moins le Macquarie avec une certaine anxiété. Flotterait il sous l'action du flot ? La question allait se décider en cinq minutes. On attendit. |
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Quelques craquements eurent lieu ; ils étaient produits, sinon par un soulèvement, au moins par un tressaillement de la carène. John conçut le bon espoir pour la marée suivante, mais en somme le brick ne bougea pas. Les travaux continuèrent. À deux heures, le radeau était prêt. |
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L'ancre à jet y fut embarquée. John et Wilson l'accompagnèrent, après avoir amarré un grelin sur l'arrière du navire. Le jusant les fit dériver, et ils mouillèrent à une demi encablure par dix brasses de fond. La tenue était bonne et le radeau revint à bord. Restait la grosse ancre de bossoir. |
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Il avait préparé un repas réconfortant qui venait à propos. Un rude appétit sollicitait l'équipage. Il fut pleinement satisfait, et chacun se sentit refait pour les travaux ultérieurs. Après le dîner, John Mangles prit les dernières précautions qui devaient assurer le succès de l'opération. |
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Minuit sonnait, quand ces derniers travaux furent achevés. L'équipage était sur les dents, circonstance regrettable, au moment où il n'aurait pas trop de toutes ses forces pour virer au guindeau : ce qui amena John Mangles à prendre une résolution nouvelle. En ce moment, la brise calmissait. |
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Le vent faisait à peine courir quelques risées capricieuses à la surface des flots. John, observant l'horizon, remarqua que le vent tendait à revenir du sud ouest dans le nord ouest. Un marin ne pouvait se tromper à la disposition particulière et à la couleur des bandes de nuages. |
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D'abord, nous sommes très fatigués, et toutes nos forces sont nécessaires pour dégager le navire. Puis, une fois relevé, comment le conduire au milieu de ces dangereux brisants et par une obscurité profonde ? Mieux vaut agir en pleine lumière. D'ailleurs, une autre raison me porte à attendre. |
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Le vent promet de nous venir en aide, et je tiens à en profiter, je veux qu'il fasse culer cette vieille coque, pendant que la mer la soulèvera. Demain, si je ne me trompe, la brise soufflera du nord ouest. Nous établirons les voiles du grand mât à masquer, et elles concourront à relever le brick. |
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La nuit se passa bien. Un quart avait été réglé pour veiller surtout au mouillage des ancres. Le jour parut. Les prévisions de John Mangles se réalisaient. Il vantait une brise du nord nord ouest qui tendait à fraîchir. C'était un surcroît de force très avantageux. L'équipage fut mis en réquisition. |
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Quatre heures devaient encore s'écouler jusqu'à la pleine mer. Elles ne furent pas perdues. John les employa à établir son mât de fortune sur l'avant du brick, afin de remplacer le mât de misaine. Il pourrait ainsi s'éloigner de ces dangereux parages, dès que le navire serait à flot. |
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La surface de la mer se soulevait en petites vagues houleuses. Les têtes de brisants disparaissaient peu à peu, comme des animaux marins qui rentrent sous leur liquide élément. L'heure approchait de tenter la grande opération. Une fiévreuse impatience tenait les esprits en surexcitation. |
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À une heure, la mer atteignit son plus haut point. Elle était étale, c'est à dire à ce court instant où l'eau ne monte plus et ne descend pas encore. Il fallait opérer sans retard. La grand'voile et le grand hunier furent largués et coiffèrent le mât sous l'effort du vent. |
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Glenarvan, Mulrady, Robert d'un côté, Paganel, le major, Olbinett de l'autre, pesèrent sur les bringuebales, qui communiquaient le mouvement à l'appareil. En même temps, John et Wilson, engageant les barres d'abatage, ajoutèrent leurs efforts à ceux de leurs compagnons. |
6669 |
La pleine mer ne dure que quelques minutes. Le niveau d'eau ne pouvait aider à baisser. On redoubla d'efforts. Le vent donnait avec violence et masquait les voiles contre le mât. Quelques tressaillements se firent sentir dans la coque. Le brick parut près de se soulever. |
6670 |
L'opération était manquée. Le jusant commençait déjà, et il fut évident que, même avec l'aide du vent et de la mer, cet équipage réduit ne pourrait renflouer son navire. Chapitre VI Où le cannibalisme est traité théoriquement Le premier moyen de salut tenté par John Mangles avait échoué. |
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Avant l'arrivée providentielle d'un navire sur le théâtre du naufrage, le Macquarie serait mis en pièces ! La prochaine tempête, ou seulement une mer un peu forte, soulevée par les vents du large, le roulerait sur les sables, le briserait, le dépècerait, en disperserait les débris. |
6672 |
Avant cette inévitable destruction, John voulait gagner la terre. Il proposa donc de construire un radeau, ou, en langue maritime, un «ras» assez solide pour porter les passagers et une quantité suffisante de vivres à la côte zélandaise. Il n'y avait pas à discuter, mais à agir. |
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Robert n'avait pas voulu les quitter. Ce brave enfant écoutait de toutes ses oreilles, prêt à rendre un service, prêt à se dévouer à une périlleuse entreprise. Paganel avait demandé à John Mangles si le radeau ne pourrait suivre la côte jusqu'à Auckland, au lieu de débarquer ses passagers à terre. |
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Vingt milles ! Ce n'est rien en tout autre pays que la Nouvelle Zélande. Vous ne me soupçonnerez pas de pusillanimité. Le premier, je vous ai entraînés à travers l'Amérique, à travers l'Australie. Mais ici, je le répète, tout vaut mieux que de s'aventurer dans ce pays perfide. |
6675 |
Les néo zélandais sont les plus cruels, pour ne pas dire les plus gourmands des anthropophages. Ils dévorent tout ce qui leur tombe sous la dent. La guerre n'est pour eux qu'une chasse à ce gibier savoureux qui s'appelle l'homme, et il faut l'avouer, c'est la seule guerre logique. |
6676 |
Répliqua Paganel. C'est le petit nombre, et les missionnaires sont encore et trop souvent victimes de ces brutes. L'année dernière, le révérend Walkner a été martyrisé avec une horrible cruauté. Les maoris l'ont pendu. Leurs femmes lui ont arraché les yeux. On a bu son sang, on a mangé sa cervelle. |
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Et ce meurtre a eu lieu en 1864, à Opotiki, à quelques lieues d'Auckland, pour ainsi dire sous les yeux des autorités anglaises. Mes amis, il faut des siècles pour changer la nature d'une race d'hommes. Ce que les maoris ont été, ils le seront longtemps encore. Toute leur histoire est faite de sang. |
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Que d'équipages ils ont massacrés et dévorés, depuis les matelots de Tasman jusqu'aux marins du Hawes ! et ce n'est pas la chair blanche qui les a mis en appétit. Bien avant l'arrivée des européens, les zélandais demandaient au meurtre l'assouvissement de leur gloutonnerie. |
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Mais des hommes dignes de foi ont parlé, les missionnaires Kendall, Marsden, les capitaines Dillon, d'Urville, Laplace, d'autres encore, et je crois à leurs récits, je dois y croire. Les zélandais sont cruels par nature. À la mort de leurs chefs, ils immolent des victimes humaines. |
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Est ce la religion, est ce la faim qui a poussé les hommes à s'entre dévorer ? Cette discussion serait au moins oiseuse en ce moment. Pourquoi le cannibalisme existe ? La question n'est pas encore résolue ; mais il existe, fait grave, dont nous n'avons que trop de raisons de nous préoccuper. |
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L'anthropophagie est passée à l'état chronique dans la Nouvelle Zélande, comme aux îles Fidji ou au détroit de Torrès. La superstition intervient évidemment dans ces odieuses coutumes, mais il y a des cannibales, parce qu'il y a des moments où le gibier est rare et la faim grande. |
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Avec de tels précédents, comment résister au plaisir de manger son semblable ? De plus, les zélandais prétendent qu'en dévorant un ennemi mort on détruit sa partie spirituelle. On hérite ainsi de son âme, de sa force, de sa valeur, qui sont particulièrement renfermés dans la cervelle. |
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Et sans remonter au delà des temps historiques, sous le règne d'Élisabeth, à l'époque même où Shakespeare rêvait à son Shylock, Sawney Bean, bandit écossais, ne fut il pas exécuté pour crime de cannibalisme ? Et quel sentiment l'avait porté à manger de la chair humaine ? La religion ? Non, la faim. |
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Elle n'avait plus que quelques jours à vivre. Le jésuite l'instruisit des vérités du christianisme, que la moribonde admit sans discuter. Puis, après la nourriture de l'âme, il songea à la nourriture du corps, et il offrit à sa pénitente quelques friandises européennes. |
6685 |
La cruauté des néo zélandais ne pouvait être mise en doute. Donc, il y avait danger à descendre à terre. Mais eût il été cent fois plus grand, ce danger, il fallait l'affronter. John Mangles sentait la nécessité de quitter sans retard un navire voué à une destruction prochaine. |
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Entre deux périls, l'un certain, l'autre seulement probable, pas d'hésitation possible. Quant à cette chance d'être recueilli par un bâtiment, on ne pouvait raisonnablement y compter. Le Macquarie n'était pas sur la route des navires qui cherchent les atterrages de la Nouvelle Zélande. |
6687 |
John avait donné tous ses soins à l'établissement de l'appareil. La hune de misaine, qui servit au mouillage des ancres, ne pouvait suffire à transporter des passagers et des vivres. Il fallait un véhicule solide, dirigeable, et capable de résister à la mer pendant une navigation de neuf milles. |
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Les principales pièces du radeau flottaient alors. On les réunit aux débris du mât de misaine, et ces espars furent liés solidement entre eux. John eut soin de placer dans les interstices une demi douzaine de barriques vides, qui devaient surélever l'appareil au dessus de l'eau. |
6689 |
Elle fut maintenue par des haubans et munie d'une voile de fortune. Un grand aviron à large pelle, fixé à l'arrière, permettait de gouverner l'appareil, si le vent lui imprimait une vitesse suffisante. Tel, ce radeau, établi dans les meilleures conditions, pouvait résister aux secousses de la houle. |
6690 |
Mais gouvernerait il, atteindrait il la côte si le vent tournait ? C'était la question. À neuf heures commença le chargement. D'abord les vivres furent embarqués en suffisante quantité pour durer jusqu'à Auckland, car il ne fallait pas compter sur les productions de cette terre ingrate. |
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L'office particulière d'Olbinett fournit quelques viandes conservées, ce qui restait des provisions achetées pour la traversée du Macquarie. Peu de chose, en somme. Il fallut se rejeter sur les vivres grossiers du bord, des biscuits de mer de qualité médiocre, et deux barriques de poissons salés. |
6692 |
Le stewart en était tout honteux. Ces provisions furent enfermées dans des caisses hermétiquement closes, étanches et impénétrables à l'eau de mer, puis descendues et retenues par de fortes saisines au pied du mât de fortune. On mit en lieu sûr et au sec les armes et les munitions. |
6693 |
Très heureusement, les voyageurs étaient bien armés de carabines et de revolvers. Une ancre à jet fut également embarquée pour le cas où John, ne pouvant atteindre la terre dans une marée, serait forcé de mouiller au large. À dix heures, le flot commença à se faire sentir. |
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La voile fut déployée, et l'appareil commença à se diriger vers la terre sous la double action de la marée et du vent. La côte restait à neuf milles, distance médiocre qu'un canot armé de bons avirons eût franchie en trois heures. Mais, avec le radeau, il fallait en rabattre. |
6695 |
Si le vent tenait, on pourrait peut être atteindre la terre dans une seule marée. Mais, si la brise venait à calmir, le jusant l'emporterait, et il serait nécessaire de mouiller pour attendre la marée suivante. Grosse affaire, et qui ne laissait pas de préoccuper John Mangles. |
6696 |
Peu à peu, les têtes noires des récifs et le tapis jaune des bancs disparurent sous les montées de la houle et du flot. Une grande attention, une extrême habileté, devinrent nécessaires pour éviter ces brisants immergés, et diriger un appareil peu sensible au gouvernail et prompt aux déviations. |
6697 |
Un ciel assez clair permettait de distinguer les principaux mouvements de terrain. Dans le nord est se dressait un mont haut de deux mille cinq cents pieds. Il se découpait sur l'horizon d'une façon étrange, et sa silhouette reproduisait le grimaçant profil d'une tête de singe, la nuque renversée. |
6698 |
On put franchir une distance de deux milles. Mais alors la brise tomba presque entièrement et parut avoir une certaine tendance à se lever de terre. Le radeau resta immobile. Bientôt même, il commence à dériver vers la pleine mer sous la poussée du jusant. John ne pouvait hésiter une seconde. |
6699 |
La voile de fortune carguée, les dispositions furent prises pour une assez longue station. En effet, la mer ne devait pas renverser avant neuf heures du soir, et puisque John Mangles ne se souciait pas de naviguer pendant la nuit, il était mouillé là jusqu'à cinq heures du matin. |
6700 |
Une assez forte houle soulevait les flots, et semblait par un mouvement continu porter à la côte. Aussi, Glenarvan, quand il apprit que la nuit entière se passerait à bord, demanda à John pourquoi il ne profitait pas des ondulations de cette houle pour se rapprocher de la côte. |
6701 |
Bien qu'elle semble marcher, la houle ne marche pas. C'est un balancement des molécules liquides, rien de plus. Jetez un morceau de bois au milieu de ces vagues, et vous verrez qu'il demeurera stationnaire, tant que le jusant ne se fera pas sentir. Il ne nous reste donc qu'à prendre patience. |
6702 |
Olbinett tira d'une caisse de vivres quelques morceaux de viande sèche, et une douzaine de biscuits. Le stewart rougissait d'offrir à ses maîtres un si maigre menu. Mais il fut accepté de bonne grâce, même par les voyageuses, que les brusques mouvements de la mer, ne mettaient guère en appétit. |
6703 |
C'était parfois à croire qu'il touchait. Le grelin travaillait fortement, et de demi heure en demi heure John en faisait filer une brasse pour le rafraîchir. Sans cette précaution, il eût inévitablement cassé, et le radeau, abandonné à lui même, aurait été se perdre au large. |
6704 |
Les appréhensions de John seront donc aisément comprises. Ou son grelin pouvait casser, ou son ancre déraper, et dans les deux cas il était en détresse. La nuit approchait. Déjà, le disque du soleil, allongé par la réfraction, et d'un rouge de sang, allait disparaître derrière l'horizon. |
6705 |
De ce côté, tout était ciel et eau, sauf un point nettement accusé, la carcasse du Macquarie immobile sur son haut fond. Le rapide crépuscule retarda de quelques minutes à peine la formation des ténèbres, et bientôt la terre, qui bornait les horizons de l'est et du nord, se fondit dans la nuit. |
6706 |
Les uns s'endormirent dans un assoupissement anxieux et propice aux mauvais rêves, les autres ne purent trouver une heure de sommeil. Au lever du jour, tous étaient brisés par les fatigues de la nuit. Avec la mer montante, le vent reprit du large. Il était six heures du matin. |
6707 |
Le temps pressait. John fit ses dispositions pour l'appareillage. Il ordonna de lever l'ancre. Mais les pattes de l'ancre, sous les secousses du câble, s'étaient profondément incrustées dans le sable. Sans guindeau, et même avec les palans que Wilson installa, il fut impossible de l'arracher. |
6708 |
La voile fut larguée. On dériva lentement vers la terre qui s'estompait en masses grisâtres sur un fond de ciel illuminé par le soleil levant. Les récifs furent adroitement évités et doublés. Mais, sous la brise incertaine du large, l'appareil ne semblait pas se rapprocher du rivage. |
6709 |
Que de peines pour atteindre cette Nouvelle Zélande, qu'il était si dangereux d'accoster ! À neuf heures, cependant, la terre restait à moins d'un mille. Les brisants la hérissaient. Elle était très accore. Il fallut y découvrir un atterrage praticable. Le vent mollit peu à peu et tomba entièrement. |
6710 |
La voile inerte battait le mât et le fatiguait. John la fit carguer. Le flot seul portait le radeau à la côte, mais il avait fallu renoncer à le gouverner, et d'énormes fucus retardaient encore sa marche. À dix heures, John se vit à peu près stationnaire, à trois encablures du rivage. |
6711 |
Heureusement, – heureusement cette fois, – un choc eut lieu. Le radeau s'arrêta. Il venait d'échouer à haute mer, sur un fond de sable à vingt cinq brasses de la côte. Glenarvan, Robert, Wilson, Mulrady, se jetèrent à l'eau. Le radeau fut fixé solidement par des amarres sur les écueils voisins. |
6712 |
Wilson découvrit fort à propos une grotte creusée par la mer dans les roches basaltiques du rivage. Les voyageurs s'y réfugièrent avec armes et provisions. Là se trouvait toute une récolte de varech desséché, jadis engrangée par les flots. C'était une literie naturelle dont on s'accommoda. |
6713 |
Quelques morceaux de bois furent empilés à l'entrée de la grotte, puis allumés, et chacun s'y sécha de son mieux. John espérait que la durée de cette pluie diluvienne serait en raison inverse de sa violence. Il n'en fut rien. Les heures se passèrent sans amener une modification dans l'état du ciel. |
6714 |
D'ailleurs, quelques jours devaient suffire pour gagner Auckland, et un retard de douze heures ne pouvait préjudicier à l'expédition, si les indigènes n'arrivaient pas. Pendant cette halte forcée, la conversation roula sur les incidents de la guerre dont la Nouvelle Zélande était alors le théâtre. |
6715 |
Seuls, les missionnaires, établis sur ces divers points, apportaient à ces nouvelles contrées les bienfaits de la civilisation chrétienne. Quelques uns d'entre eux, cependant, et spécialement les anglicans, préparaient les chefs zélandais à se courber sous le joug de l'Angleterre. |
6716 |
Les habitants furent invités à se réunir en assemblée générale dans l'église protestante. Là, lecture fut donnée des titres que le capitaine Hobson tenait de la reine d'Angleterre. Le 5 janvier suivant, les principaux chefs zélandais furent appelés chez le résident anglais au village de Païa. |
6717 |
Ils ont eu un chef célèbre nommé Hihi, un véritable Vercingétorix. Vous ne vous étonnerez donc pas si la guerre avec les anglais s'éternise sur le territoire d'Ika Na Maoui, car là se trouve la fameuse tribu des Waikatos, que William Thompson entraîne à la défense du sol. |
6718 |
Des villes importantes et commerçantes se sont élevées de toutes parts. Quand nous arriverons à Auckland, vous serez forcés d'admirer sans réserve la situation de cette Corinthe du sud, dominant son isthme étroit jeté comme un pont sur l'océan Pacifique, et qui compte déjà douze mille habitants. |
6719 |
Ils se battent et ils exposent en même temps. Cela ne les trouble pas. Ils construisent même des chemins de fer sous le fusil des néo zélandais. Dans la province d'Auckland, le railway de Drury et le railway de Mere Mere coupent les principaux points occupés par les révoltés. |
6720 |
Les journaux britanniques commencèrent à relever ces symptômes alarmants, et le gouvernement s'inquiéta sérieusement des menées de la «land league.» Bref, les esprits étaient montés, la mine prête à éclater. Il ne manquait plus que l'étincelle, ou plutôt le choc de deux intérêts pour la produire. |
6721 |
Quatre cents maoris enfermés dans la forteresse d'Orakan, assiégés par mille anglais sous les ordres du brigadier général Carey, sans vivres, sans eau, refusèrent de se rendre. Puis, un jour, en plein midi, ils se frayèrent un chemin à travers le 40e régiment décimé, et se sauvèrent dans les marais. |
6722 |
On disait aussi que le principal chef de la rébellion, William Thompson, songeait à se rendre ; mais les journaux australiens n'ont point confirmé cette nouvelle ; au contraire. Il est donc probable qu'en ce moment même la résistance s'organise avec une nouvelle vigueur. |
6723 |
Ce fut le dernier repas que les deux amis partagèrent ensemble. Le soir, ils atteignirent le rivage de la mer, près de l'embouchure du Taramakau. Il s'agissait de passer sur sa rive droite, afin de se diriger au nord vers le fleuve Grey. Le Taramakau était profond et large. |
6724 |
Il fut heurté contre les rocs. La plus sombre des nuits était venue. La pluie tombait à torrents. Louper, le corps sanglant et gonflé par l'eau de mer, resta ainsi ballotté pendant plusieurs heures. Enfin, le canot heurta la terre ferme, et le naufragé, privé de sentiment, fut rejeté sur le rivage. |
6725 |
Le lendemain, au lever du jour, il se traîna vers une source, et reconnut que le courant l'avait porté à un mille de l'endroit où il venait de tenter le passage du fleuve. Il se leva, il suivit la côte et trouva bientôt l'infortuné Witcombe, le corps et la tête enfouis dans la vase. |
6726 |
Ils traversèrent le lac Brunner. Depuis, on ne les a jamais revus. Leur canot, frêle et ras sur l'eau, fut retrouvé échoué sur la côte. On les a cherchés pendant neuf semaines, mais en vain, et il est évident que ces malheureux, qui ne savaient pas nager, se sont noyés dans les eaux du lac. |
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Pendant une partie de la journée, la petite troupe foula un sable composé de débris de coquilles bivalves, d'os de seiche, et mélangé dans une grande proportion de peroxyde et de protoxyde de fer. Un aimant approché du sol se fût instantanément revêtu de cristaux brillants. |
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On comprenait que la fable, poétisant à sa manière ces curieux habitants des flots, en eût fait d'enchanteresses sirènes, quoique leur voix ne fût qu'un grognement peu harmonieux. Ces animaux, nombreux sur les côtes de la Nouvelle Zélande, sont l'objet d'un commerce actif. |
6729 |
Un banc d'huîtres fournit une grande quantité de ces mollusques. Ces huîtres étaient petites et d'un goût peu agréable. Mais, suivant le conseil de Paganel, Olbinett les fit cuire sur des charbons ardents, et, ainsi préparées, les douzaines succédèrent aux douzaines pendant toute la durée du repas. |
6730 |
Sur ses rocs dentelés, au sommet de ses falaises, s'étaient réfugiés tout un monde d'oiseaux de mer, des frégates, des fous, des goélands, de vastes albatros immobiles à la pointe des pics aigus. À quatre heures du soir, dix milles avaient été franchis sans peine ni fatigue. |
6731 |
Mais les voyageurs, arrivés à la lisière de ces champs de verdure, furent très désillusionnés. Le pâturage faisait place à un taillis de buissons à petites fleurs blanches, entremêlés de ces hautes et innombrables fougères que les terrains de la Nouvelle Zélande affectionnent particulièrement. |
6732 |
Il fallut se frayer une route à travers ces tiges ligneuses, et l'embarras fut grand. Cependant, à huit heures du soir, les premières croupes des Hakarihoata Ranges furent tournées, et le camp organisé sans retard. Après une traite de quatorze milles, il était permis de songer au repos. |
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Aucun feu ne fut allumé. Ces barrières incandescentes sont utiles contre les bêtes fauves, mais la Nouvelle Zélande n'a ni tigre, ni lion, ni ours, aucun animal féroce ; les néo zélandais, il est vrai, les remplacent suffisamment. Or, un feu n'eût servi qu'à attirer ces jaguars à deux pattes. |
6734 |
Le lendemain, 8 février, Paganel se réveilla plus confiant et presque réconcilié avec le pays. Les maoris, qu'il redoutait particulièrement, n'avaient point paru, et ces féroces cannibales ne le menacèrent même pas dans ses rêves. Il en témoigna toute sa satisfaction à Glenarvan. |
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Ni chario t, ni chevaux n'eussent passé où passèrent les voyageurs. Leur véhicule australien fut donc médiocrement regretté. Jusqu'au jour où des routes carrossables seront percées à travers ses forêts de plantes, la Nouvelle Zélande ne sera praticable qu'aux seuls piétons. |
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C'était une charmante vallée, coupée de petits creeks aux eaux fraîches et pures, qui couraient joyeusement sous les arbrisseaux. La Nouvelle Zélande, suivant le botaniste Hooker, a présenté jusqu'à ce jour deux mille espèces de végétaux, dont cinq cents lui appartiennent spécialement. |
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Olbinett, afin de gagner du temps, s'occupa de les plumer en route. Paganel, pour son compte, moins sensible aux qualités nutritives du gibier, aurait voulu s'emparer de quelque oiseau particulier à la Nouvelle Zélande. La curio sité du naturaliste faisait taire en lui l'appétit du voyageur. |
6738 |
Ses formes à demi ébauchées, ses mouvements comiques, ont toujours attiré l'attention des voyageurs, et pendant la grande exploration en Océanie de l'Astrolabe et de la Zélée, Dumont d'Urville fut principalement chargé par l'académie des sciences de rapporter un spécimen de ces singuliers oiseaux. |
6739 |
Cependant, la petite troupe descendait sans fatigue les rives du Waipa. La contrée était déserte ; nulle trace d'indigènes, nul sentier qui indiquât la présence de l'homme dans ces plaines. Les eaux de la rivière coulaient entre de hauts buissons ou glissaient sur des grèves allongées. |
6740 |
On eût dit tout un troupeau d'énormes cétacés, saisis par une subite pétrification. Un caractère essentiellement volcanique se dégageait de ces masses tourmentées. La Nouvelle Zélande n'est, en effet, que le produit récent d'un travail plutonien. Son émersion au dessus des eaux s'accroît sans cesse. |
6741 |
Certains points se sont exhaussés d'une toise depuis vingt ans. Le feu court encore à travers ses entrailles, la secoue, la convulsionne, et s'échappe en maint endroit par la bouche des geysers et le cratère des volcans. À quatre heures du soir, neuf milles avaient été gaillardement enlevés. |
6742 |
Là, le campement serait établi pour la nuit. Quant aux cinquante milles qui les séparaient de la capitale, deux ou trois jours suffisaient à les franchir, et huit heures, au plus, si Glenarvan rencontrait la malle poste, qui fait un service bi mensuel entre Auckland et la baie Hawkes. |
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Je ne sais dans quels termes ils sont avec les anglais, si l'insurrection est comprimée ou victorieuse, si nous ne tombons pas en pleine guerre. Or, modestie à part, des gens de notre qualité seraient de bonne prise, et je ne tiens pas à tâter malgré moi de l'hospitalité zélandaise. |
6744 |
Lady Helena préféra passer une dernière nuit en plein air et ne pas exposer ses compagnons. Ni Mary Grant ni elle ne demandèrent à faire halte, et elles continuèrent à suivre les berges de la rivière. Deux heures après, les premières ombres du soir commençaient à descendre des montagnes. |
6745 |
Le soleil, avant de disparaître sous l'horizon de l'occident, avait profité d'une subite trouée de nuages pour darder quelques rayons tardifs. Les sommets éloignés de l'est s'empourprèrent des derniers feux du jour. Ce fut comme un rapide salut à l'adresse des voyageurs. |
6746 |
Les eaux du Waipa, plus fougueuses, refoulaient les eaux du Waikato pendant un quart de mille avant de s'y confondre ; mais le fleuve, puissant et calme, avait bientôt raison de la rageuse rivière, et il l'entraînait paisiblement dans son cours jusqu'au réservoir du Pacifique. |
6747 |
Lorsque les vapeurs se levèrent, une embarcation se montra, qui remontait le courant du Waikato. C'était un canot long de soixante dix pieds, large de cinq, profond de trois, l'avant relevé comme une gondole vénitienne, et taillé tout entier dans le tronc d'un sapin kahikatea. |
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Cet homme était un indigène de grande taille, âgé de quarante cinq ans environ, à la poitrine large, aux membres musculeux, armé de pieds et de mains vigoureux. Son front bombé et sillonné de plis épais, son regard violent, sa physionomie sinistre, en faisaient un personnage redoutable. |
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C'était un chef maori, et de haut rang. On le voyait au tatouage fin et serré qui zébrait son corps et son visage. Des ailes de son nez aquilin partaient deux spirales noires qui, cerclant ses yeux jaunes, se rejoignaient sur son front et se perdaient dans sa magnifique chevelure. |
6750 |
Les esclaves, les gens du bas peuple, ne peuvent y prétendre. Les chefs célèbres se reconnaissent au fini, à la précision et à la nature du dessin qui reproduit souvent sur leurs corps des images d'animaux. Quelques uns subissent jusqu'à cinq fois l'opération fort douloureuse du moko. |
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D'ailleurs, le tatouage des maoris, indépendamment de la considération dont il jouit, possède une incontestable utilité. Il donne au système cutané un surcroît d'épaisseur, qui permet à la peau de résister aux intempéries des saisons et aux incessantes piqûres des moustiques. |
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Quant au chef qui dirigeait l'embarcation, nul doute possible sur son illustration. L'os aigu d'albatros, qui sert aux tatoueurs maoris, avait, en lignes serrées et profondes, sillonné cinq fois son visage. Il en était à sa cinquième édition, et cela se voyait à sa mine hautaine. |
6753 |
Auprès de lui, neuf guerriers d'un moindre rang, mais armés, l'air farouche, quelques uns souffrant encore de blessures récentes, demeuraient dans une immobilité parfaite, enveloppés de leur manteau de phormium. Trois chiens de mine sauvage étaient étendus à leurs pieds. |
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Ils nageaient vigoureusement. Aussi l'embarcation remontait le courant du Waikato, peu rapide du reste, avec une vitesse notable. Au centre de ce long canot, les pieds attachés, mais les mains libres, dix prisonniers européens se tenaient serrés les uns contre les autres. |
6755 |
La veille au soir, toute la petite troupe, trompée par l'épais brouillard, était venue camper au milieu d'un nombreux parti d'indigènes. Vers le milieu de la nuit, les voyageurs surpris dans leur sommeil furent faits prisonniers, puis transportés à bord de l'embarcation. |
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C'est que Glenarvan, dans les circonstances graves, se montrait à la hauteur de ses infortunes. Il sentait qu'il devait être la force, l'exemple de sa femme et de ses compagnons, lui, l'époux, le chef ; prêt d'ailleurs à mourir le premier pour le salut commun quand les circonstances l'exigeraient. |
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Ils estiment qui se fait estimer par son sang froid et son courage. Glenarvan savait qu'en agissant ainsi, il épargnait à ses compagnons et à lui d'inutiles mauvais traitements. Depuis le départ du campement, les indigènes, peu loquaces comme tous les sauvages, avaient à peine parlé entre eux. |
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Sans doute, quelques chefs de l'armée maorie étaient tombés aux mains des anglais, et les indigènes voulaient tenter de les reprendre par voie d'échange. Il y avait donc là une chance de salut, et la situation n'était pas désespérée. Cependant, le canot remontait rapidement le cours du fleuve. |
6759 |
Dans son cours de deux cents milles, il arrose les plus belles contrées de l'île septentrio nale, depuis la province de Wellington jusqu'à la province d'Auckland. Il a donné son nom à toutes ces tribus riveraines qui, indomptables et indomptées, se sont levées en masse contre les envahisseurs. |
6760 |
Les eaux de ce fleuve sont encore à peu près vierges de tout sillage étranger. Elles ne s'ouvrent que devant la proue des pirogues insulaires. C'est à peine si quelque audacieux touriste a pu s'aventurer entre ces rives sacrées. L'accès du haut Waikato paraît être interdit aux profanes européens. |
6761 |
Il consulta sa carte et vit que ce nom de taupo s'appliquait à un lac célèbre dans les annales géographiques, et creusé sur la portion la plus montagneuse de l'île, à l'extrémité méridionale de la province d'Auckland. Le Waikato sort de ce lac, après l'avoir traversé dans toute sa largeur. |
6762 |
Or, du confluent au lac, le fleuve se développe sur un parcours de cent vingt milles environ. Paganel, s'adressant en français à John Mangles pour ne pas être compris des sauvages, le pria d'estimer la vitesse du canot. John la porta à trois milles à peu près par heure. |
6763 |
L'embarcation, à un demi mille au dessus du confluent, avait passé sans s'arrêter devant l'ancienne résidence du roi Potatau. Nul autre canot ne sillonnait les eaux du fleuve. Quelques huttes, longuement espacées sur les rives, témoignaient par leur délabrement des horreurs d'une guerre récente. |
6764 |
Mais en amont, les collines, puis les montagnes, allaient bientôt rétrécir la vallée où s'était creusé son lit. À dix milles au dessus du confluent, la carte de Paganel indiquait sur la rive gauche le rivage de Kirikiriroa, qui s'y trouva en effet. Kai Koumou ne s'arrêta point. |
6765 |
À trois heures, quelques montagnes se dressèrent sur la rive droite, les Pokaroa Ranges, qui ressemblaient à une courtine démantelée. Sur certaines arêtes à pic étaient perchés des «pahs» en ruines, anciens retranchements élevés par les ingénieurs maoris dans d'inexpugnables positions. |
6766 |
On eût dit de grands nids d'aigles. Le soleil allait disparaître derrière l'horizon, quand le canot heurta une berge encombrée de ces pierres ponces que le Waikato, sorti de montagnes volcaniques, entraîne dans son cours. Quelques arbres poussaient là, qui parurent propres à abriter un campement. |
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Ce qu'ils ne pouvaient essayer dans l'embarcation, ils espéraient le tenter à terre, à l'heure du campement, avec les hasards favorables de la nuit. Mais, depuis l'entretien de Glenarvan et du chef zélandais, il parut sage de s'abstenir. Il fallait patienter. C'était le parti le plus prudent. |
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L'échange offrait des chances de salut que ne présentaient pas une attaque à main armée ou une fuite à travers ces contrées inconnues. Certainement, bien des événements pouvaient surgir qui retarderaient ou empêcheraient même une telle négociation ; mais le mieux était encore d'en attendre l'issue. |
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En effet, que pouvaient faire une dizaine d'hommes sans armes contre une trentaine de sauvages bien armés ? Glenarvan, d'ailleurs, supposait que la tribu de Kai Koumou avait perdu quelque chef de haute valeur qu'elle tenait particulièrement à reprendre, et il ne se trompait pas. |
6770 |
Le lendemain, l'embarcation remonta le cours du fleuve avec une nouvelle rapidité. À dix heures, elle s'arrêta un instant au confluent du Pohaiwhenna, petite rivière qui venait sinueusement des plaines de la rive droite. Là un canot, monté par dix indigènes, rejoignit l'embarcation de Kai Koumou. |
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On le voyait à leurs vêtements en lambeaux, à leurs armes ensanglantées, aux blessures qui saignaient encore sous leurs haillons. Ils étaient sombres, taciturnes. Avec l'indifférence naturelle à tous les peuples sauvages, ils n'accordèrent aucune attention aux européens. |
6772 |
La vallée du Waikato commençait à se resserrer. Là, le fleuve, profondément encaissé, se déchaînait avec la violence d'un rapide. Mais la vigueur des indigènes, doublée et régularisée par un chant qui rythmait le battement des rames, enleva l'embarcation sur les eaux écumantes. |
6773 |
Là, une vingtaine d'indigènes, débarqués de leurs canots, prenaient des dispositions pour la nuit. Des feux flambaient sous les arbres. Un chef, l'égal de Kai Koumou, s'avança à pas comptés, et, frottant son nez contre celui de Kai Koumou, il lui donna le salut cordial du «chongui». |
6774 |
D'autres embarcations arrivèrent par les petits affluents du fleuve. Une soixantaine de guerriers, évidemment les fuyards de la dernière insurrection, étaient réunis alors, et, plus ou moins maltraités par les balles anglaises, ils regagnaient les districts des montagnes. |
6775 |
Des remous se brisaient avec rage contre des îlots nombreux et propices aux accidents. Moins que jamais, dans cet étrange passage du Waikato, il n'était permis de chavirer, car ses bords n'offraient aucun refuge. Quiconque eût mis le pied sur la vase bouillante des rives se fût inévitablement perdu. |
6776 |
En effet, le fleuve coulait entre ces sources chaudes signalées de tout temps à la curio sité des touristes. L'oxyde de fer colorait en rouge vif le limon des berges, où le pied n'eût pas rencontré une toise de tuf solide. L'atmosphère était saturée d'une odeur sulfureuse très pénétrante. |
6777 |
Ses éblouissantes volutes s'étageaient en dôme au dessus du fleuve. Sur ses rives, une centaine de geysers, les uns lançant des masses de vapeurs, les autres s'épanchant en colonnes liquides, variaient leurs effets comme les jets et les cascades d'un bassin, organisés par la main de l'homme. |
6778 |
On eût dit que quelque machiniste dirigeait à son gré les intermittences de ces sources. Les eaux et les vapeurs, confondues dans l'air, s'irisaient aux rayons du soleil. En cet endroit, le Waikato coulait sur un lit mobile qui bout incessamment sous l'action des feux souterrains. |
6779 |
Pendant deux milles, les canots indigènes naviguèrent sous cette voûte de vapeurs, englobés dans les chaudes volutes qui roulaient à la surface des eaux ; puis, la fumée sulfureuse se dissipa, et un air pur, sollicité par la rapidité du courant, vint rafraîchir les poitrines haletantes. |
6780 |
Le gouffre s'est fait lac, mais abîme toujours, et les sondes sont encore impuissantes à mesurer sa profondeur. Tel est cet étrange lac Taupo, élevé à douze cent cinquante pieds au dessus du niveau de la mer, et dominé par un cirque de montagnes hautes de quatre cents toises. |
6781 |
Le Taranaki, battu et humilié, s'enfuit par la vallée du Whanganni, laissa tomber en route deux morceaux de montagne, et gagna les rivages de la mer, où il s'élève solitairement sous le nom de mont Egmont. Mais Paganel n'était guère en disposition de conter, ni ses amis en humeur de l'entendre. |
6782 |
Ils observaient silencieusement la rive nord est du Taupo où la plus décevante fatalité venait de les conduire. La mission établie par le révérend Grace à Pukawa, sur les bords occidentaux du lac, n'existait plus. Le ministre avait été chassé par la guerre loin du principal foyer de l'insurrection. |
6783 |
De gracieux oiseaux, les nectariens, habitués des champs de phormium, volaient par bandes nombreuses et se délectaient du suc mielleux des fleurs. Dans les eaux du lac barbotaient des troupes de canards au plumage noirâtre, bario lés de gris et de vert, et qui se sont aisément domestiqués. |
6784 |
De grosses colombes à reflets métalliques, des glaucopes cendrés, et un monde d'étourneaux à caroncules rougeâtres, s'envolèrent à l'approche des indigènes. Après un assez long détour, Glenarvan, lady Helena, Mary Grant et leurs compagnons arrivèrent à l'intérieur du pah. |
6785 |
Lady Helena et Mary Grant détournèrent les yeux avec plus de dégoût encore que d'épouvante. Ces têtes avaient appartenu aux chefs ennemis tombés dans les combats, dont les corps servirent de nourriture aux vainqueurs. Le géographe les reconnut pour telles, à leurs orbites caves et privés d'yeux. |
6786 |
Quelques figures sculptées au bout des chevrons ornaient la case, et le «wharepuni» ou portail offrait à l'admiration des visiteurs des feuillages, des figures symboliques, des monstres, des rinceaux contournés, tout un fouillis curieux, né sous le ciseau des ornemanistes indigènes. |
6787 |
Ainsi s'expliquait la désolation profonde dont la tribu fut frappée à l'arrivée de Kai Koumou. Rien n'avait encore transpiré de la dernière défaite, et cette funeste nouvelle venait d'éclater à l'instant. Chez les sauvages, la douleur morale se manifeste toujours par des démonstrations physiques. |
6788 |
Le sang jaillissait et se mêlait à leurs larmes. Les profondes incisions marquaient les grands désespoirs. Les malheureuses zélandaises, ensanglantées et folles, étaient horribles à voir. Un autre motif, très grave aux yeux des indigènes, accroissait encore leur désespoir. |
6789 |
Les injures éclataient, les gestes devenaient plus violents. Aux cris allaient succéder les actes de brutalité. Kai Koumou, craignant d'être débordé par les fanatiques de sa tribu, fit conduire ses captifs en un lieu sacré, situé à l'autre extrémité du pah sur un plateau abrupt. |
6790 |
Dans ce «waré atoua», maison consacrée, les prêtres ou les arikis enseignaient aux zélandais un dieu en trois personnes, le père, le fils, et l'oiseau ou l'esprit. La hutte, vaste, bien close, renfermait la nourriture sainte et choisie que Maoui Ranga Rangui mange par la bouche de ses prêtres. |
6791 |
La natte qui fermait l'entrée de la case se souleva. Un indigène parut. Il fit signe aux prisonniers de le suivre. Glenarvan et les siens, en groupe serré, traversèrent le pah, et s'arrêtèrent devant Kai Koumou. Autour de ce chef étaient réunis les principaux guerriers de sa tribu. |
6792 |
C'était un homme de quarante ans, vigoureux, de mine farouche et cruelle. Il se nommait Kara Tété, c'est à dire «l'irascible» en langue zélandaise. Kai Koumou le traitait avec certains égards, et, à la finesse de son tatouage, on reconnaissait que Kara Tété occupait un rang élevé dans la tribu. |
6793 |
Le major observa que l'influence de Kara Tété portait ombrage à Kai Koumou. Ils commandaient tous les deux à ces importantes peuplades du Waikato et avec une puissance égale. Aussi, pendant cet entretien, si la bouche de Kai Koumou souriait, ses yeux trahissaient une profonde inimitié. |
6794 |
Glenarvan, sans prononcer un seul mot, leva le bras. Un coup de feu retentit. Kara Tété tomba mort. À cette détonation, un flot d'indigènes sortit des huttes. Le pah s'emplit en un instant. Cent bras se levèrent sur les infortunés. Le revolver de Glenarvan lui fut arraché de la main. |
6795 |
À ce mot, la foule s'arrêta devant Glenarvan et ses compagnons, momentanément préservés par une puissance surnaturelle. Quelques instants après, ils étaient reconduits au waré atoua, qui leur servait de prison. Mais Robert Grant et Jacques Paganel n'étaient plus avec eux. |
6796 |
Il était revêtu de la dignité de prêtre, et, comme tel, il pouvait étendre sur les personnes ou sur les objets la superstitieuse protection du tabou. Le tabou, commun aux peuples de race polynésienne, a pour effet immédiat d'interdire toute relation ou tout usage avec l'objet ou la personne tabouée. |
6797 |
Un indigène est taboué pendant quelques jours, en mainte circonstance, lorsqu'il s'est coupé les cheveux, lorsqu'il vient de subir l'opération du tatouage, lorsqu'il construit une pirogue, lorsqu'il bâtit une maison, quand il est atteint d'une maladie mortelle, quand il est mort. |
6798 |
Il a force de loi et l'on peut dire que tout le code indigène, code indiscutable et indiscuté, se résume dans la fréquente application du tabou. Quant aux prisonniers enfermés dans le waré atoua, c'était un tabou arbitraire qui venait de les soustraire aux fureurs de la tribu. |
6799 |
Quelques uns des indigènes, les amis et les partisans de Kai Koumou, s'étaient arrêtés subitement à la voix de leur chef et avait protégé les captifs. Glenarvan ne se faisait cependant pas illusion sur le sort qui lui était réservé. Sa mort pouvait seule payer le meurtre d'un chef. |
6800 |
Dix guerriers, armés jusqu'aux dents, veillaient à la porte du waré atoua. Le matin du 13 février arriva. Aucune communication n'eut lieu entre les indigènes et les prisonniers défendus par le tabou. La case renfermait une certaine quantité de vivres auxquels les malheureux touchèrent à peine. |
6801 |
Le lendemain s'écoula encore sans que les apprêts du supplice fussent faits. Voici quelle était la raison de ce retard. Les maoris croient que l'âme, pendant les trois jours qui suivent la mort, habite le corps du défunt, et, pendant trois fois vingt quatre heures, le cadavre reste sans sépulture. |
6802 |
Aucun indigène ne s'y montra. Seules, les sentinelles, faisant bonne garde, se relayaient à la porte du waré atoua. Mais, le troisième jour, les huttes s'ouvrirent ; les sauvages, hommes, femmes, enfants, c'est à dire plusieurs centaines de maoris, se rassemblèrent dans le pah, muets et calmes. |
6803 |
Kai Koumou sortit de sa case, et, entouré des principaux chefs de sa tribu, il prit place sur un tertre élevé de quelques pieds, au centre du retranchement. La masse des indigènes formait un demi cercle à quelques toises en arrière. Toute l'assemblée gardait un absolu silence. |
6804 |
Les parents et les amis arrivèrent au pied du tertre, et, tout d'un coup, comme si quelque chef d'orchestre eût battu la mesure d'un chant funèbre, un immense concert de pleurs, de gémissements, de sanglots, s'éleva dans les airs. On pleurait le défunt sur un rythme plaintif et lourdement cadencé. |
6805 |
Mais ce n'était pas assez de ces démonstrations pour apaiser l'âme du défunt, dont le courroux aurait frappé sans doute les survivants de sa tribu, et ses guerriers, ne pouvant le rappeler à la vie, voulurent qu'il n'eût point à regretter dans l'autre monde le bien être de l'existence terrestre. |
6806 |
Aussi, la compagne de Kara Tété ne devait elle pas abandonner son époux dans la tombe. D'ailleurs, l'infortunée se serait refusée à lui survivre. C'était la coutume, d'accord avec le devoir, et les exemples de pareils sacrifices ne manquent pas à l'histoire zélandaise. Cette femme parut. |
6807 |
Ses sanglots et ses cris s'élevaient vers le ciel. De vagues paroles, des regrets, des phrases interrompues où elle célébrait les vertus du mort, entrecoupaient ses gémissements, et, dans un suprême paroxysme de douleur, elle s'étendit au pied du tertre, frappant le sol de sa tête. |
6808 |
Soudain, la malheureuse victime se releva ; mais un violent coup de «méré» sorte de massue redoutable, tournoyant dans la main du chef, la rejeta à terre. Elle tomba foudroyée. D'épouvantables cris s'élevèrent aussitôt. Cent bras menacèrent les captifs, épouvantés de cet horrible spectacle. |
6809 |
Mais, pour l'éternelle vie, ce n'était pas assez, à ce défunt, de sa fidèle compagne. Qui les aurait servis tous deux près de Nouï Atoua, si leurs esclaves ne les avaient pas suivis de ce monde dans l'autre ? Six malheureux furent amenés devant les cadavres de leurs maîtres. |
6810 |
Pendant la vie du chef, ils avaient subi les plus dures privations, souffert mille mauvais traitements, à peine nourris, employés sans cesse à des travaux de bêtes de somme, et maintenant, selon la croyance maorie, ils allaient reprendre pour l'éternité cette existence d'asservissement. |
6811 |
Ces infortunés paraissaient être résignés à leur sort. Ils ne s'étonnaient point d'un sacrifice depuis longtemps prévu. Leurs mains, libres de tout lien, attestaient qu'ils recevraient la mort sans se défendre. D'ailleurs, cette mort fut rapide, et les longues souffrances leur furent épargnées. |
6812 |
On réservait les tortures aux auteurs du meurtre, qui, groupés à vingt pas, détournaient les yeux de cet affreux spectacle dont l'horreur allait encore s'accroître. Six coups de méré, portés par la main de six guerriers vigoureux, étendirent les victimes sur le sol, au milieu d'une mare de sang. |
6813 |
C'est la menue monnaie jetée aux pleureurs des funérailles. Aussi, le sacrifice consommé, toute la masse des indigènes, chefs, guerriers, vieillards, femmes, enfants, sans distinction d'âge ni de sexe, prise d'une fureur bestiale, se rua sur les restes inanimés des victimes. |
6814 |
Des deux cents maoris présents au sacrifice, chacun eut sa part de cette chair humaine. On luttait, on se battait, on se disputait le moindre lambeau. Les gouttes d'un sang chaud éclaboussaient ces monstrueux convives, et toute cette horde répugnante grouillait sous une pluie rouge. |
6815 |
Glenarvan et ses compagnons, haletants, essayaient de dérober aux yeux des deux pauvres femmes cette abominable scène. Ils comprenaient alors quel supplice les attendait le lendemain, au lever du soleil, et, sans doute, de quelles cruelles tortures une pareille mort serait précédée. |
6816 |
Les cadavres, repliés sur eux mêmes, plutôt assis que couchés, et maintenus dans leurs vêtements par un cercle de lianes, y furent placés. Quatre guerriers les enlevèrent sur leurs épaules, et toute la tribu, reprenant son hymne funèbre, les suivit processionnellement jusqu'au lieu de l'inhumation. |
6817 |
Pendant une demi heure environ, ce funèbre convoi resta hors de leur vue dans les profondeurs de la vallée. Puis, ils le réaperçurent qui serpentait sur les sentiers de la montagne. L'éloignement rendait fantastique le mouvement ondulé de cette longue et sinueuse colonne. |
6818 |
Mais à un chef puissant et redouté, destiné sans doute à une déification prochaine, sa tribu réservait un tombeau digne de ses exploits. L'oudoupa avait été entouré de palissades, et des pieux ornés de figures rougies à l'ocre se dressaient près de la fosse où devaient reposer les cadavres. |
6819 |
Les parents n'avaient point oublié que le «waidoua», l'esprit des morts, se nourrit de substances matérielles, comme fait le corps pendant cette périssable vie. C'est pourquoi des vivres avaient été déposés dans l'enceinte, ainsi que les armes et les vêtements du défunt. |
6820 |
Ils ne devaient plus la quitter avant l'heure où les sommets des Wahiti Ranges s'allumeraient aux premiers feux du jour. Il leur restait une nuit pour se préparer à mourir. Malgré l'accablement, malgré l'horreur dont ils étaient frappés, ils prirent leur repas en commun. |
6821 |
La seule issue, c'était l'entrée même du waré atoua, et les maoris gardaient cette langue de terre qui la réunissait au pah comme un pont levis. Toute évasion était donc impossible, et Glenarvan, après avoir pour la vingtième fois sondé les murs de sa prison, fut obligé de le reconnaître. |
6822 |
Quelques rafales de vent couraient sur les flancs du pah. Les pieux de la case gémissaient. Le foyer des indigènes se ranimait soudain à cette ventilation passagère, et le reflet des flammes jetait des lueurs rapides à l'intérieur du waré atoua. Le groupe des prisonniers s'éclairait un instant. |
6823 |
Le sol était fait d'une terre meuble et friable qui recouvrait le tuf siliceux. Aussi, malgré le manque d'outils, le trou avança rapidement. Bientôt il fut évident qu'un homme ou des hommes, accrochés sur les flancs du pah, perçaient une galerie dans sa paroi extérieure. |
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Quel pouvait être leur but ? Connaissaient ils l'existence des prisonniers, ou le hasard d'une tentative personnelle expliquait il le travail qui semblait s'accomplir ? Les captifs redoublèrent leurs efforts. Leurs doigts déchirés saignaient, mais ils creusaient toujours. |
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Ils pouvaient reconnaître aux bruits plus accentués qu'une mince couche de terre seulement empêchait alors une communication immédiate. Quelques minutes s'écoulèrent encore, et soudain le major retira sa main coupée par une lame aiguë. Il retint un cri prêt à lui échapper. |
6826 |
Il fallait fuir. L'évasion ne présentait pas de grandes difficultés, si ce n'est sur une paroi presque perpendiculaire en dehors de la grotte, et pendant une vingtaine de pieds seulement. Puis, après, le talus offrait une descente assez douce jusqu'au bas de la montagne. |
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La galerie se trouvait donc entièrement dissimulée. Il s'agissait à présent de descendre la paroi perpendiculaire jusqu'au talus, et cette descente aurait été impraticable, si Robert n'eût apporté la corde de phormium. On la déroula ; elle fut fixée à une saillie de roche et rejetée au dehors. |
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John Mangles, avant de laisser ses amis se suspendre à ces filaments de phormium, qui, par leur torsion, formaient la corde, les éprouva ; ils ne lui parurent pas offrir une grande solidité ; or, il ne fallait pas s'exposer inconsidérément, car une chute pouvait être mortelle. |
6829 |
Glenarvan, accroché d'une main à une touffe de tétragones, de l'autre, retenant sa femme, attendit, respirant à peine. Wilson avait eu une alerte. Ayant entendu quelque bruit à l'extérieur du waré atoua, il était rentré dans la hutte, et, soulevant la natte, il observait les maoris. |
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Ils marchaient rapidement, cherchant à se défier de tous les points où quelque regard pouvait les atteindre. Ils ne parlaient pas, ils glissaient comme des ombres à travers les arbrisseaux. Où allaient ils ? à l'aventure, mais ils étaient libres. Vers cinq heures, le jour commença à poindre. |
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Des nuances bleuâtres marbraient les hautes bandes de nuages. Les brumeux sommets se dégageaient des vapeurs matinales. L'astre du jour ne devait pas tarder à paraître, et ce soleil, au lieu de donner le signal du supplice, allait, au contraire, signaler la fuite des condamnés. |
6832 |
Encore une demi heure, et l'astre radieux allait émerger des brumes de l'horizon. Pendant une demi heure, les fugitifs marchèrent à l'aventure. Paganel n'était pas là pour les diriger, – Paganel, l'objet de leurs alarmes et dont l'absence faisait une ombre noire à leur bonheur. |
6833 |
Bientôt ils eurent atteint une hauteur de cinq cents pieds au dessus du lac Taupo, et le froid du matin, accru par cette altitude, les piquait vivement. Des formes indécises de collines et de montagnes s'étageaient les unes au dessus des autres ; mais Glenarvan ne demandait qu'à s'y perdre. |
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Plus tard, il verrait à sortir de ce montueux labyrinthe. Enfin le soleil parut, et il envoya ses premiers rayons au devant des fugitifs. Soudain un hurlement terrible, fait de cent cris, éclata dans les airs. Il s'élevait du pah, dont Glenarvan ignorait alors l'exacte situation. |
6835 |
Avaient ils été aperçus ? Leurs traces ne les trahiraient elles pas ? En ce moment, le brouillard inférieur se leva, les enveloppa momentanément d'un nuage humide, et ils aperçurent à trois cents pieds au dessous d'eux la masse frénétique des indigènes. Ils voyaient, mais ils avaient été vus. |
6836 |
De nombreux hurlements éclatèrent, des aboiements s'y joignirent, et la tribu tout entière, après avoir en vain essayé d'escalader la roche du waré atoua, se précipita hors des enceintes, et s'élança par les plus courts sentiers à la poursuite des prisonniers qui fuyaient sa vengeance. |
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En moins de cinq minutes, ils atteignirent le sommet du mont ; là, ils se retournèrent afin de juger la situation et de prendre une direction qui pût dépister les maoris. De cette hauteur, leurs regards dominaient le lac Taupo, qui s'étendait vers l'ouest dans son cadre pittoresque de montagnes. |
6838 |
Au sud, le cratère enflammé du Tongariro. Mais, vers l'est, le regard butait contre la barrière de cimes et de croupes qui joignait les Wahiti Ranges, cette grande chaîne dont les anneaux non interrompus relient toute l'île septentrio nale du détroit de Cook au cap oriental. |
6839 |
La bande d'indigènes avait maîtrisé son élan, et s'était arrêtée comme les flots de la mer devant un roc infranchissable. Tous ces sauvages, mis en appétit de sang, maintenant rangés au pied du mont, hurlaient, gesticulaient, agitaient des fusils et des haches, mais n'avançaient pas d'une semelle. |
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Que se passait il donc ? Quelle puissance invisible retenait les indigènes ? Les fugitifs regardaient sans comprendre, craignant que le charme qui enchaînait la tribu de Kai Koumou ne vînt à se rompre. Soudain, John Mangles poussa un cri qui fit retourner ses compagnons. |
6841 |
À cinquante pieds au dessus, à la pointe extrême de la montagne, des pieux fraîchement peints formaient une petite enceinte palissadée. Glenarvan reconnut à son tour la tombe du chef zélandais. Dans les hasards de sa fuite, il avait été conduit à la cime même du Maunganamu. |
6842 |
Quant à ses souvenirs, voici ce qu'il jugea convenable d'en apprendre à ses compagnons, lorsque tous se furent assis près de lui, au pied des poteaux de l'oudoupa. Après le meurtre de Kara Tété, Paganel profita comme Robert du tumulte des indigènes et se jeta hors de l'enceinte du pah. |
6843 |
Là commandait un chef de belle taille, à l'air intelligent, évidemment supérieur à tous les guerriers de sa tribu. Ce chef parlait correctement anglais, et souhaita la bienvenue en limant du bout de son nez le nez du géographe. Paganel se demandait s'il devait se considérer comme prisonnier ou non. |
6844 |
Les lunettes et la longue vue du géographe semblaient lui donner une haute idée de Paganel, et il l'attacha particulièrement à sa personne, non seulement par ses bienfaits, mais encore avec de bonnes cordes de phormium. La nuit surtout. Cette situation nouvelle dura trois grands jours. |
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Pendant ce laps de temps, Paganel fut il bien ou mal traité ? «oui et non», dit il, sans s'expliquer davantage. Bref, il était prisonnier, et, sauf la perspective d'un supplice immédiat, sa condition ne lui paraissait guère plus enviable que celle de ses infortunés amis. |
6846 |
Il avait assisté de loin à l'enterrement du chef, il savait qu'on l'avait inhumé au sommet du Maunganamu, et que la montagne devenait tabou par ce fait. Ce fut là qu'il résolut de se réfugier, ne voulant pas quitter le pays où ses compagnons étaient retenus. Il réussit dans sa périlleuse entreprise. |
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Tel fut le récit de Paganel. Omit il à dessein certaine circonstance de son séjour chez les indigènes ? Plus d'une fois, son embarras le laissa croire. Quoi qu'il en soit, il reçut d'unanimes félicitations, et, le passé connu, on en revint au présent. La situation était toujours excessivement grave. |
6848 |
Le major, John, Robert, Paganel et lui, prirent un relevé exact de la montagne. Ils observèrent la direction des sentiers, leurs aboutissants, leur déclivité. La crête, longue d'un mille, qui réunissait le Maunganamu à la chaîne des Wahiti, allait en s'abaissant vers la plaine. |
6849 |
Son arête, étroite et capricieusement profilée, présentait la seule route praticable, au cas où l'évasion serait possible. Si les fugitifs y passaient inaperçus, à la faveur de la nuit, peut être réussiraient ils à s'engager dans les profondes vallées des Ranges, et à dépister les guerriers maoris. |
6850 |
Les balles des indigènes postés aux rampes inférieures pouvaient s'y croiser, et tendre là un réseau de fer que nul ne saurait impunément franchir. Glenarvan et ses amis, s'étant aventurés sur la partie dangereuse de la crête, furent salués d'une grêle de plomb qui ne les atteignit pas. |
6851 |
C'était une palissade de pieux peints en rouge, que cet oudoupa du chef zélandais. Des figures symboliques, un vrai tatouage sur bois, racontaient la noblesse et les hauts faits du défunt. Des chapelets d'amulettes, de coquillages ou de pierres taillées se balançaient d'un poteau à l'autre. |
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Ils ne se firent aucunement prier pour prendre leur premier repas aux dépens du chef. Glenarvan rapporta les aliments nécessaires à ses compagnons, et les confia aux soins de Mr Olbinett. Le stewart, toujours formaliste, même dans les plus graves situations, trouva le menu du repas un peu maigre. |
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Les uns lui trouvèrent une saveur douce et agréable, les autres un goût mucilagineux, parfaitement insipide, et une remarquable coriacité. Les patates douces, cuites dans le sol brûlant, étaient excellentes. Le géographe fit observer que Kara Tété n'était point à plaindre. |
6854 |
Il ne restait plus qu'à attendre la nuit pour essayer de franchir la ligne des indigènes. Ceux ci n'avaient pas quitté la place. Leurs rangs semblaient même s'être grossis des retardataires de la tribu. Çà et là, des foyers allumés formaient une ceinture de feux à la base du cône. |
6855 |
C'était toucher là à ces phénomènes dont la nature s'est réservé le monopole absolu. Paganel avait prévu ces difficultés, mais il comptait agir avec prudence et sans pousser les choses à l'extrême. Il suffisait d'une apparence pour duper les maoris, et non de la terrible réalité d'une éruption. |
6856 |
Combien cette journée parut longue ! Chacun en compta les interminables heures. Tout était préparé pour la fuite. Les vivres de l'oudoupa avaient été divisés et formaient des paquets peu embarrassants. Quelques nattes et les armes à feu complétaient ce léger bagage, enlevé au tombeau du chef. |
6857 |
À six heures, le stewart servit un repas réconfortant. Où et quand mangerait on dans les vallées du district, nul ne le pouvait prévoir. Donc, on dîna pour l'avenir. Le plat du milieu se composait d'une demi douzaine de gros rats, attrapés par Wilson et cuits à l'étouffée. |
6858 |
Lady Helena et Mary Grant refusèrent obstinément de goûter ce gibier si estimé dans la Nouvelle Zélande, mais les hommes s'en régalèrent comme de vrais maoris. Cette chair était véritablement excellente, savoureuse, même, et les six rongeurs furent rongés jusqu'aux os. Le crépuscule du soir arriva. |
6859 |
Quelques éclairs illuminaient l'horizon, et un tonnerre lointain roulait dans les profondeurs du ciel. Paganel salua l'orage qui venait en aide à ses desseins et complétait sa mise en scène. Les sauvages sont superstitieusement affectés par ces grands phénomènes de la nature. |
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À huit heures, le sommet du Maunganamu disparut dans une obscurité sinistre. Le ciel prêtait un fond noir à cet épanouissement de flammes que la main de Paganel allait y projeter. Les maoris ne pouvaient plus voir leurs prisonniers. Le moment d'agir était venu. Il fallait procéder avec rapidité. |
6861 |
Ils lui creusèrent une sorte de petite tranchée sur le talus du mont, afin qu'il pût glisser par ce plan incliné. À mesure qu'ils le soulevaient, les trépidations du sol s'accusaient plus violemment. De sourds rugissements de flammes et des sifflements de fournaise couraient sous la croûte amincie. |
6862 |
Les audacieux ouvriers, véritables cyclopes maniant les feux de la terre, travaillaient silencieusement. Bientôt, quelques fissures et des jets de vapeur brûlante leur apprirent que la place devenait périlleuse. Mais un suprême effort arracha le bloc qui glissa sur la pente du mont et disparut. |
6863 |
Une colonne incandescente fusa vers le ciel avec de véhémentes détonations, tandis que des ruisseaux d'eau bouillante et de laves roulaient vers le campement des indigènes et les vallées inférieures. Tout le cône trembla, et l'on put croire qu'il s'abîmait dans un gouffre sans fond. |
6864 |
Cette eau répandit d'abord une légère odeur de bouillon, qui se changea bientôt en une odeur de soufre très marquée. Alors, les vases, les laves, les détritus volcaniques, se confondirent dans un même embrasement. Des torrents de feu sillonnèrent les flancs du Maunganamu. |
6865 |
Ceux que le fleuve de feu n'avait pas atteints fuyaient et remontaient les collines environnantes ; puis, ils se retournaient épouvantés, et considéraient cet effrayant phénomène, ce volcan dans lequel la colère de leur dieu abîmait les profanateurs de la montagne sacrée. |
6866 |
On voyait toute une légion de rats sortir de leurs trous inhabitables et fuir le sol embrasé. Pendant la nuit entière et sous l'orage qui se déchaînait dans les hauteurs du ciel, le cône fonctionna avec une violence qui ne laissa pas d'inquiéter Glenarvan. L'éruption rongeait les bords du cratère. |
6867 |
Quelques cadavres, couchés au pied du cône, étaient carbonisés par le feu. Plus loin, vers le pah, les laves avaient gagné une vingtaine de huttes, qui fumaient encore. Les zélandais, formant çà et là des groupes, considéraient le sommet empanaché du Maunganamu avec une religieuse épouvante. |
6868 |
Mais, Kai Koumou dépisté, on se croyait sauvé de tous les sauvages de la Nouvelle Zélande ! Le major, pour son compte, ne cacha pas le souverain mépris que lui causaient ces maoris, et les expressions ne lui manquèrent pas pour les qualifier. Ce fut un assaut entre Paganel et lui. |
6869 |
Ils les traitèrent de brutes impardonnables, d'ânes stupides, d'idiots du Pacifique, de sauvages de Bedlam, de crétins des antipodes, etc., etc. Ils ne tarirent pas. Une journée entière devait encore s'écouler avant l'évasion définitive. On l'employa à discuter un plan de fuite. |
6870 |
Paganel avait précieusement conservé sa carte de la Nouvelle Zélande, et il put y chercher les plus sûrs chemins. Après discussion, les fugitifs résolurent de se porter dans l'est, vers la baie Plenty. C'était passer par des régions inconnues, mais vraisemblablement désertes. |
6871 |
Les voyageurs, habitués déjà à se tirer des difficultés naturelles, à tourner les obstacles physiques, ne redoutaient que la rencontre des maoris. Ils voulaient donc les éviter à tout prix et gagner la côte orientale, où les missionnaires ont fondé quelques établissements. |
6872 |
De plus, cette portion de l'île avait échappé jusqu'ici aux désastres de la guerre, et les partis indigènes n'y battaient pas la campagne. Quant à la distance qui séparait le lac Taupo de la baie Plenty, on pouvait l'évaluer à cent milles. Dix jours de marche à dix milles par jour. |
6873 |
Cela se ferait, non sans fatigue ; mais, dans cette courageuse troupe, nul ne comptait ses pas. Les missions une fois atteintes, les voyageurs s'y reposeraient en attendant quelque occasion favorable de gagner Auckland, car c'était toujours cette ville qu'ils voulaient gagner. |
6874 |
Pendant dix minutes, la petite troupe s'éleva par un mouvement insensible vers les plateaux supérieurs. John n'apercevait pas encore le sombre taillis, mais il devait en être à moins de deux cents pieds. Soudain il s'arrêta, recula presque. Il avait cru surprendre quelque bruit dans l'ombre. |
6875 |
Dans quelles angoisses, cela ne peut s'exprimer ! Serait on forcé de revenir en arrière et de regagner le sommet du Maunganamu ? Mais John, voyant que le bruit ne se renouvelait pas, reprit son ascension sur l'étroit chemin de l'arête. Bientôt le taillis se dessina vaguement dans l'ombre. |
6876 |
Pendant trois heures, on marcha sans faire halte sur les rampes très allongées du revers oriental. Paganel inclinait un peu vers le sud est, afin de gagner un étroit passage creusé entre les Kaimanawa et les Wahiti Ranges, où se glisse la route d'Auckland à la baie Haukes. |
6877 |
Cette gorge franchie, il comptait se jeter hors du chemin, et, abrité par les hautes chaînes, marcher à la côte à travers les régions inhabitées de la province. À neuf heures du matin, douze milles avaient été enlevés en douze heures. On ne pouvait exiger plus des courageuses femmes. |
6878 |
Les fugitifs avaient atteint le défilé qui sépare les deux chaînes. La route d'Oberland restait à droite et courait vers le sud. Paganel, sa carte à la main, fit un crochet vers le nord est, et, à dix heures, la petite troupe atteignit une sorte d'abrupt redan formé par une saillie de la montagne. |
6879 |
Mary Grant et le major, que la fougère comestible avait peu satisfaits jusqu'alors, s'en régalèrent ce jour là. La halte se prolongea jusqu'à deux heures de l'après midi, puis la route de l'est fut reprise, et les voyageurs s'arrêtèrent le soir à huit milles des montagnes. |
6880 |
C'étaient autant de cratères à demi éteints et lézardés de nombreuses fissures d'où se dégageaient divers gaz. L'atmosphère était saturée de l'odeur piquante et désagréable des acides sulfureux. Le soufre, formant des croûtes et des concrétions cristallines, tapissait le sol. |
6881 |
Les plaines d'arbrisseaux s'étendaient sous sa vue, et les grandes forêts réapparaissaient à l'horizon. C'était de bon augure, à la condition toutefois que l'habitabilité de ces régions n'y ramenât pas trop d'habitants. Jusqu'ici, les voyageurs n'avaient pas rencontré l'ombre d'un indigène. |
6882 |
Il proposa de donner le nom de Glenarvan à cette montagne innommée qui se perdait à trois mille pieds dans les nuages, et il pointa soigneusement sur sa carte le nom du lord écossais. Insister sur les incidents assez monotones et peu intéressants qui marquèrent le reste du voyage, est inutile. |
6883 |
Le ciel, assez clément, épargnait ses chaleurs et ses pluies. Néanmoins, une fatigue croissante retardait ces voyageurs si cruellement éprouvés déjà, et ils avaient hâte d'arriver aux missions. Ils causaient, cependant, ils s'entretenaient encore, mais non plus d'une façon générale. |
6884 |
Le plus souvent, Glenarvan allait seul, songeant, à mesure qu'il s'approchait de la côte, au Duncan et à son équipage. Il oubliait les dangers qui le menaçaient encore jusqu'à Auckland, pour penser à ses matelots massacrés. Cette horrible image ne le quittait pas. On ne parlait plus d'Harry Grant. |
6885 |
À quoi bon, puisqu'on ne pouvait rien tenter pour lui ? Si le nom du capitaine se prononçait encore, c'était dans les conversations de sa fille et de John Mangles. John n'avait point rappelé à Mary ce que la jeune fille lui avait dit pendant la dernière nuit du Waré atoua. |
6886 |
Sa discrétion ne voulait pas prendre acte d'une parole prononcée dans un suprême instant de désespoir. Quand il parlait d'Harry Grant, John faisait encore des projets de recherches ultérieures. Il affirmait à Mary que lord Glenarvan reprendrait cette entreprise avortée. |
6887 |
On le voyait bien aux amas de gomme résineuse entassés, en maint endroit, au pied des kauris, et qui eussent suffi pendant de longues années à l'exportation indigène. Les chasseurs trouvèrent par bandes nombreuses les kiwis si rares au milieu des contrées fréquentées par les maoris. |
6888 |
C'est dans ces forêts inaccessibles que se sont réfugiés ces curieux oiseaux chassés par les chiens zélandais. Ils fournirent aux repas des voyageurs une abondante et saine nourriture. Il arriva même à Paganel d'apercevoir au loin, dans un épais fourré, un couple de volatiles gigantesques. |
6889 |
Or, cette rencontre confirmait l'opinion de M De Hochstetter et autres voyageurs sur l'existence actuelle de ces géants sans ailes de la Nouvelle Zélande. Ces moas que poursuivait Paganel, ces contemporains des mégathérium et des ptérodactyles, devaient avoir dix huit pieds de hauteur. |
6890 |
Cependant, chacun dompta ses fatigues, et le lendemain la petite troupe repartit au lever du jour. Entre le mont Ikirangi, qui fut laissé à droite, et le mont Hardy, dont le sommet s'élevait à gauche à une hauteur de trois mille sept cents pieds, le voyage devint très pénible. |
6891 |
Les provisions touchaient à leur fin, on ne pouvait les renouveler ; l'eau manquait, on ne pouvait apaiser une soif doublée par les fatigues. Alors, les souffrances de Glenarvan et des siens furent horribles, et, pour la première fois, l'énergie morale fut près de les abandonner. |
6892 |
John Mangles, Mac Nabbs, Wilson, Mulrady se mirent aux avirons ; Glenarvan prit le gouvernail ; les deux femmes, Olbinett et Robert s'étendirent près de lui. En dix minutes, la pirogue fut d'un quart de mille au large. La mer était calme. Les fugitifs gardaient un profond silence. |
6893 |
Cependant, John, ne voulant pas trop s'écarter de la côte, allait donner l'ordre de prolonger le rivage, quand son aviron s'arrêta subitement dans ses mains. Il venait d'apercevoir trois pirogues qui débouchaient de la pointe Lottin, dans l'évidente intention de lui appuyer la chasse. |
6894 |
En ce moment, deux milles à peine les en séparaient. Donc, nulle possibilité d'éviter l'attaque des indigènes, qui, armés de leurs longs fusils, se préparaient à faire feu. Que faisait alors Glenarvan ? Debout, à l'arrière du canot, il cherchait à l'horizon quelque secours chimérique. |
6895 |
C'en était trop ! Cependant, la pirogue était abandonnée à elle même. Où la diriger ? Où fuir ? était il possible de choisir entre les sauvages ou les convicts ? Un coup de fusil partit de l'embarcation indigène la plus rapprochée, et la balle vint frapper l'aviron de Wilson. |
6896 |
Quelques coups de rames repoussèrent alors la pirogue vers le Duncan. Le yacht marchait à toute vapeur et n'était plus qu'à un demi mille. John Mangles, coupé de toutes parts, ne savait plus comment évoluer, dans quelle direction fuir. Les deux pauvres femmes, agenouillées, éperdues, priaient. |
6897 |
Les sauvages faisaient un feu roulant, et les balles pleuvaient autour de la pirogue. En ce moment, une forte détonation éclata, et un boulet, lancé par le canon du yacht, passa sur la tête des fugitifs. Ceux ci, pris entre deux feux, demeurèrent immobiles entre le Duncan et les canots indigènes. |
6898 |
Glenarvan, John Mangles, Paganel, Robert, le major lui même, tous pleuraient et s'embrassaient. Ce fut d'abord de la joie, du délire. Le géographe était absolument fou ; il gambadait et mettait en joue avec son inséparable longue vue, les dernières pirogues qui regagnaient la côte. |
6899 |
Le hasard, le hasard seul les ramenait à ce navire qu'ils ne s'attendaient plus à revoir ! Et dans quel triste état de consomption et de faiblesse ! Mais, avant de songer à la fatigue, aux impérieux besoins de la faim et de la soif, Glenarvan interrogea Tom Austin sur sa présence dans ces parages. |
6900 |
Ce qu'il faisait, il ne le savait plus ; ce qu'il voulait faire, pas davantage ! Il descendit par l'échelle de la dunette, machinalement ; il arpenta le pont, titubant, allant devant lui, sans but, et remonta sur le gaillard d'avant. Là, ses pieds s'embarrassèrent dans un paquet de câbles. |
6901 |
Tout à coup, une épouvantable détonation éclata. Le canon du gaillard d'avant partit, criblant les flots tranquilles d'une volée de mitraille. Le malencontreux Paganel s'était rattrapé à la corde de la pièce encore chargée, et le chien venait de s'abattre sur l'amorce fulminante. |
6902 |
Le géographe fut renversé sur l'échelle du gaillard et disparut par le capot jusque dans le poste de l'équipage. À la surprise produite par la détonation, succéda un cri d'épouvante. On crut à un malheur. Dix matelots se précipitèrent dans l'entrepont et remontèrent Paganel plié en deux. |
6903 |
Le major, toujours médecin dans les grandes occasions, se préparait à enlever les habits du malheureux Paganel, afin de panser ses blessures ; mais à peine avait il porté la main sur le moribond, que celui ci se redressa, comme s'il eût été mis en contact avec une bobine électrique. |
6904 |
D'ailleurs, en quittant Melbourne, j'ai gardé le secret de ma destination, et l'équipage ne l'a connue qu'au moment où nous étions en pleine mer, lorsque les terres de l'Australie avaient déjà disparu à nos yeux. Mais alors un incident, qui m'a rendu très perplexe, s'est passé à bord. |
6905 |
En un instant, avec la rapidité de l'éclair, la conduite d'Ayrton, sa trahison longuement préparée, la blessure de Glenarvan, l'assassinat de Mulrady, les misères de l'expédition arrêtée dans les marais de la Snowy, tout le passé du misérable apparut devant les yeux de ces deux hommes. |
6906 |
Le déjeuner, dont ils avaient un si pressant besoin, était préparé. Ils prirent place à la table du carré et ne parlèrent point d'Ayrton. Mais, le repas achevé, quand les convives, refaits et restaurés, furent réunis sur le pont, Glenarvan leur apprit la présence du quartier maître à son bord. |
6907 |
Une rapide rougeur colora ses traits impassibles. Non la rougeur du remords, mais la honte de l'insuccès. Sur ce yacht qu'il prétendait commander en maître, il était prisonnier, et son sort allait s'y décider en peu d'instants. Cependant, il ne répondit pas. Glenarvan attendit patiemment. |
6908 |
Ce n'est point mon affaire. Il importe que nos situations respectives soient nettement définies. Je ne vous demande rien qui puisse vous compromettre. Cela regarde la justice. Mais vous savez quelles recherches je poursuis, et d'un mot vous pouvez me remettre sur les traces que j'ai perdues. |
6909 |
Glenarvan, après avoir consulté ses amis, traita plus spécialement avec John Mangles la question du retour. John inspecta ses soutes ; l'approvisionnement de charbon devait durer quinze jours au plus. Donc, nécessité de refaire du combu stible à la plus prochaine relâche. |
6910 |
C'était un trajet direct et précisément sur le trente septième degré. Puis le yacht, largement approvisionné, irait au sud doubler le cap Horn, et regagnerait l'écosse par les routes de l'Atlantique. Ce plan fut adopté, ordre fut donné à l'ingénieur de forcer sa pression. |
6911 |
Une demi heure après, le cap était mis sur Talcahuano par une mer digne de son nom de Pacifique, et à six heures du soir, les dernières montagnes de la Nouvelle Zélande disparaissaient dans les chaudes brumes de l'horizon. C'était donc le voyage du retour qui commençait. |
6912 |
De ces braves matelots, pas un ne se sentait ému à la pensée de revoir son pays, et tous, longtemps encore, ils auraient affronté les périls de la mer pour retrouver le capitaine Grant. Aussi, à ces hurrahs qui acclamèrent Glenarvan à son retour, succéda bientôt le découragement. |
6913 |
Chacun se tenait à l'écart, dans la solitude de sa cabine, et rarement l'un ou l'autre apparaissait sur le pont du Duncan. L'homme en qui s'exagéraient ordinairement les sentiments du bord, pénibles ou joyeux, Paganel, lui qui au besoin eût inventé l'espérance, Paganel demeurait morne et silencieux. |
6914 |
Mais évidemment, Grant, retrouvé, serait un témoin à charge contre lui. Aussi se taisait il obstinément. De là une violente colère, chez les matelots surtout, qui voulait lui faire un mauvais parti. Plusieurs fois, Glenarvan renouvela ses tentatives près du quartier maître. |
6915 |
Promesses et menaces furent inutiles. L'entêtement d'Ayrton était poussé si loin, et si peu explicable, en somme, que le major en venait à croire qu'il ne savait rien. Opinion partagée, d'ailleurs, par le géographe, et qui corroborait ses idées particulières sur le compte d'Harry Grant. |
6916 |
Elle ne pouvait tourner contre lui. Son silence accroissait la difficulté de former un plan nouveau. De la rencontre du quartier maître en Australie devait on déduire la présence d'Harry Grant sur ce continent ? Il fallait décider à tout prix Ayrton à s'expliquer sur ce sujet. |
6917 |
N'est ce pas l'éternelle histoire de cet ouragan de la fable qui ne peut arracher le manteau aux épaules du voyageur, tandis que le moindre rayon de soleil le lui enlève aussitôt ? Glenarvan, connaissant l'intelligence de sa jeune femme, lui laissa toute liberté d'agir. |
6918 |
Mary Grant dut assister à l'entrevue, car l'influence de la jeune fille pouvait être grande, et lady Helena ne voulait négliger aucune chance de succès. Pendant une heure, les deux femmes restèrent enfermées avec le quartier maître du Britannia, mais rien ne transpira de leur entretien. |
6919 |
Ce qu'elles dirent, les arguments qu'elles employèrent pour arracher le secret du convict, tous les détails de cet interrogatoire demeurèrent inconnus. D'ailleurs, quand elles quittèrent Ayrton, elles ne paraissaient pas avoir réussi, et leur figure annonçait un véritable découragement. |
6920 |
Pendant deux longues heures, la bonne et douce écossaise resta seule, face à face, avec le chef des convicts. Glenarvan, en proie à une nerveuse agitation, rôdait auprès de la cabine, tantôt décidé à épuiser jusqu'au bout les chances de réussite, tantôt à arracher sa femme à ce pénible entretien. |
6921 |
Pendant quatorze mois, nous avons couru ensemble les mers du Pacifique, cherchant quelque position avantageuse pour y fonder une colonie écossaise. Harry Grant était un homme à faire de grandes choses, mais souvent de graves discussions s'élevaient entre nous. Son caractère ne m'allait pas. |
6922 |
Je ne sais pas plier ; or, avec Harry Grant, quand sa résolution est prise, toute résistance est impossible, mylord. Cet homme là est de fer pour lui et pour les autres. Néanmoins, j'osai me révolter. J'essayai d'entraîner l'équipage dans ma révolte, et de m'emparer du navire. |
6923 |
Je me joignis à eux. Vous me dispenserez, mylord, de vous raconter ma vie pendant deux ans et demi. Sachez seulement que je devins le chef des évadés sous le nom de Ben Joyce. Au mois de septembre 1864, je me présentai à la ferme irlandaise. J'y fus admis comme domestique sous mon vrai nom d'Ayrton. |
6924 |
Ils sentaient que la vérité tout entière venait d'être dite par cet étrange malfaiteur. La prise du Duncan n'avait manqué que par une cause indépendante de sa volonté. Ses complices étaient venus aux rivages de Twofold Bay, comme le prouvait cette vareuse de convict trouvée par Glenarvan. |
6925 |
Le capitaine Grant avait l'intention de visiter la Nouvelle Zélande. Or, cette partie de son programme n'a point été exécutée pendant mon séjour à bord. Il ne serait donc pas impossible que le Britannia, en quittant le Callao, ne fût venu prendre connaissance des terres de la Nouvelle Zélande. |
6926 |
Ce n'est pas sans raison, ou plutôt, ce n'est pas sans «une raison», que j'ai commis l'erreur qui nous a sauvés. Au moment où j'écrivais cette lettre sous la dictée de Glenarvan, le mot «Zélande» me travaillait le cerveau. Voici pourquoi. Vous vous rappelez que nous étions dans le chario t. |
6927 |
Le découragement fut profond à bord, car on avait compté sur le quartier maître, et le quartier maître ne savait rien qui pût mettre le Duncan sur les traces du Britannia ! La route du yacht fut donc maintenue. Restait à choisir l'île dans laquelle Ayrton devait être abandonné. |
6928 |
Au nord, les terres les plus rapprochées formaient l'archipel des Pomotou, sous le protectorat français. Au sud, rien jusqu'à la banquise éternellement glacée du pôle austral. Nul navire ne venait prendre connaissance de cette île solitaire. Aucun écho du monde n'arrivait jusqu'à elle. |
6929 |
Seuls, les oiseaux des tempêtes s'y reposaient pendant leurs longues traversées, et beaucoup de cartes ne signalaient même pas ce roc battu par les flots du Pacifique. Si jamais l'isolement absolu devait se rencontrer sur la terre, c'était dans cette île jetée en dehors des routes humaines. |
6930 |
Ayrton accepta d'y vivre loin de ses semblables, et le cap fut mis sur Maria Thérésa. En ce moment, une ligne rigoureusement droite eût passé par l'axe du Duncan, l'île et la baie de Talcahuano. Deux jours plus tard, à deux heures, la vigie signala une terre à l'horizon. |
6931 |
Le soleil, s'abaissant vers l'ouest, découpait en pleine lumière sa capricieuse silhouette. Quelques sommets peu élevés se détachaient çà et là, piqués par les rayons de l'astre du jour. À cinq heures, John Mangles crut distinguer une fumée légère qui montait vers le ciel. |
6932 |
Chacun voulait examiner cette terre à peine entrevue la veille. Les lunettes se promenèrent avidement sur les points principaux de l'île. Le yacht en prolongeait les rivages à la distance d'un mille. Le regard pouvait saisir leurs moindres détails. Un cri poussé par Robert s'éleva soudain. |
6933 |
En une minute, l'embarcation fut mise à la mer. Les deux enfants du capitaine, Glenarvan, John Mangles, Paganel, s'y précipitèrent, et elle déborda rapidement sous l'impulsion de six matelots qui nageaient avec rage. À dix toises du rivage, Mary poussa un cri déchirant. |
6934 |
Les mots n'y suffiraient pas. Tout l'équipage pleurait en voyant ces trois êtres confondus dans une muette étreinte. Harry Grant, arrivé sur le pont, fléchit le genou. Le pieux écossais voulut, en touchant ce qui était pour lui le sol de la patrie, remercier, avant tous, Dieu de sa délivrance. |
6935 |
Robert et Mary Grant brûlaient du désir de voir ces lieux solitaires où le capitaine les avait tant pleurés. Une embarcation fut armée, et le père, les deux enfants, lord et lady Glenarvan, le major, John Mangles et Paganel, débarquèrent bientôt sur les rivages de l'île. |
6936 |
Puis l'humus se forma ; le règne végétal s'empara de cette terre nouvelle ; quelques baleiniers de passage y débarquèrent des animaux domestiques, chèvres et porcs, qui multiplièrent à l'état sauvage, et la nature se manifesta par ses trois règnes sur cette île perdue au milieu de l'océan. |
6937 |
Lorsque les naufragés du Britannia s'y furent réfugiés, la main de l'homme vint régulariser les efforts de la nature. En deux ans et demi, Harry Grant et ses matelots métamorphosèrent leur îlot. Plusieurs acres de terre, cultivés avec soin, produisaient des légumes d'une excellente qualité. |
6938 |
Harry Grant fit mettre sa table à l'ombre des beaux arbres, et chacun y prit place. Un gigot de chevreau, du pain de nardou, quelques bols de lait, deux ou trois pieds de chicorée sauvage, une eau pure et fraîche formèrent les éléments de ce repas simple et digne de bergers de l'Arcadie. |
6939 |
Les premiers jours furent pénibles, mais bientôt la chasse et la pêche nous fournirent une nourriture assurée, car les chèvres sauvages pullulaient à l'intérieur de l'île, et les animaux marins abondaient sur ses côtes. Peu à peu notre existence s'organisa régulièrement. |
6940 |
Bientôt plusieurs acres de terre furent ensemencés avec les graines du Britannia ; les pommes de terre, la chicorée, l'oseille assainirent notre alimentation habituelle ; puis d'autres légumes encore. Nous prîmes quelques chevreaux, qui s'apprivoisèrent facilement. Nous eûmes du lait, du beurre. |
6941 |
Mes deux matelots me recueillirent à demi mort. Ce fut une nuit horrible que cette dernière nuit que nous passâmes dans l'île, et nous nous croyions pour jamais abandonnés, quand, le jour venu, j'aperçus le yacht qui courait des bordées sous petite vapeur. Votre canot fut mis à la mer. |
6942 |
Ainsi donc, comme il l'apprit au capitaine Grant, il s'était peu à peu rapproché de la vérité ! Il avait déchiffré presque entièrement l'indéchiffrable document ! Tour à tour les noms de la Patagonie, de l'Australie, de la Nouvelle Zélande lui étaient apparus avec une irrécusable certitude. |
6943 |
Lorsque le repas fut terminé, Harry Grant remit toutes choses en ordre dans sa maison. Il n'emporta rien, voulant que le coupable héritât des richesses de l'honnête homme. On revint à bord. Glenarvan comptait partir le jour même et donna ses ordres pour le débarquement du quartier maître. |
6944 |
Telles furent les dernières paroles échangées entre Glenarvan et le quartier maître. Le canot était prêt. Ayrton y descendit. John Mangles avait d'avance fait transporter dans l'île quelques caisses d'aliments conservés, des outils, des armes et un approvisionnement de poudre et de plomb. |
6945 |
Ayrton, debout, toujours impassible, ôta son chapeau et salua gravement. Glenarvan se découvrit, avec lui tout l'équipage, comme on fait devant un homme qui va mourir, et l'embarcation s'éloigna au milieu d'un profond silence. Ayrton, arrivé à terre, sauta sur le sable, et le canot revint à bord. |
6946 |
Leurs efforts n'avaient point été stériles et ils rapatriaient les naufragés du Britannia. Pas un de ces braves écossais, partis à la voix de leur laird, ne manquait à l'appel, tous revenaient à leur vieille écosse, et cette expédition rappelait la bataille «sans larmes» de l'histoire ancienne. |
6947 |
Si, cependant. Un mystère intriguait encore Mac Nabbs. Pourquoi Paganel demeurait il toujours hermétiquement renfermé dans ses habits et encravaté au fond d'un cache nez qui lui montait jusqu'aux oreilles ? Le major grillait de connaître le motif de cette singulière manie. |
6948 |
Enfin, le 9 mai, cinquante trois jours après avoir quitté Talcahuano, John Mangles releva les feux du cap Clear. Le yacht embouqua le canal Saint Georges, traversa la mer d'Irlande, et, le 10 mai, il donna dans le golfe de la Clyde. À onze heures, il mouillait à Dumbarton. |
6949 |
Il était donc écrit que Robert serait marin comme Harry Grant, marin comme John Mangles, et qu'il reprendrait avec eux les grands projets du capitaine, sous la haute protection de lord Glenarvan ! Mais était il écrit que Jacques Paganel ne mourrait pas garçon ? Probablement. |
6950 |
Et ce fut alors qu'une aimable demoiselle de trente ans, rien de moins que la cousine du major Mac Nabbs, un peu excentrique elle même, mais bonne et charmante encore, s'éprit des singularités du géographe et lui offrit sa main. Il y avait un million dedans ; mais on évita d'en parler. |
6951 |
Paganel était magnifique, mais hermétiquement boutonné, et miss Arabella splendide. Et ce secret du géographe fût toujours resté enseveli dans les abîmes de l'inconnu, si le major n'en eût parlé à Glenarvan, qui ne le cacha point à lady Helena, qui en dit un mot à mistress Mangles. |
6952 |
Le titre me séduisit : je les emportai chez moi, avec la permission de M. le conservateur ; bien entendu, je les dévorai. Mon intention n'est pas de faire ici une analyse de ce curieux ouvrage, et je me contenterai d'y renvoyer ceux de mes lecteurs qui apprécient les tableaux d'époques. |
6953 |
Aussi nous hâtâmes nous de solliciter la permission de le faire imprimer, dans le but de nous présenter un jour avec le bagage des autres à l'Académie des inscriptions et belles lettres, si nous n'arrivions, chose fort probable, à entrer à l'Académie française avec notre propre bagage. |
6954 |
Or, c'est la première partie de ce précieux manuscrit que nous offrons aujourd'hui à nos lecteurs, en lui restituant le titre qui lui convient, prenant l'engagement, si, comme nous n'en doutons pas, cette première partie obtient le succès qu'elle mérite, de publier incessamment la seconde. |
6955 |
À la cour, continua M. d'Artagnan père, si toutefois vous avez l'honneur d'y aller, honneur auquel, du reste, votre vieille noblesse vous donne des droits, soutenez dignement votre nom de gentilhomme, qui a été porté dignement par vos ancêtres depuis plus de cinq cents ans. |
6956 |
Ne craignez pas les occasions et cherchez les aventures. Je vous ai fait apprendre à manier l'épée ; vous avez un jarret de fer, un poignet d'acier ; battez vous à tout propos ; battez vous d'autant plus que les duels sont défendus, et que, par conséquent, il y a deux fois du courage à se battre. |
6957 |
Malheureusement, au fur et à mesure qu'il avançait, la colère l'aveuglant de plus en plus, au lieu du discours digne et hautain qu'il avait préparé pour formuler sa provocation, il ne trouva plus au bout de sa langue qu'une personnalité grossière qu'il accompagna d'un geste furieux. |
6958 |
Alors, tout en lui faisant comprendre que la police pourrait bien lui faire un mauvais parti pour avoir été chercher querelle à un grand seigneur car, à l'avis de l'hôte, l'inconnu ne pouvait être qu'un grand seigneur, il le détermina, malgré sa faiblesse, à se lever et à continuer son chemin. |
6959 |
Quant au reste de la lame, le chef l'avait adroitement détourné pour s'en faire une lardoire. Cependant cette déception n'eût probablement pas arrêté notre fougueux jeune homme, si l'hôte n'avait réfléchi que la réclamation que lui adressait son voyageur était parfaitement juste. |
6960 |
Chacun vantait la tenue et le courage des siens, et tout en se prononçant tout haut contre les duels et contre les rixes, ils les excitaient tout bas à en venir aux mains, et concevaient un véritable chagrin ou une joie immodérée de la défaite ou de la victoire des leurs. |
6961 |
Le jour où d'Artagnan se présenta, l'assemblée était imposante, surtout pour un provincial arrivant de sa province : il est vrai que ce provincial était Gascon, et que surtout à cette époque les compatriotes de d'Artagnan avaient la réputation de ne point facilement se laisser intimider. |
6962 |
Il se crut transporté dans ce fameux pays des géants où Gulliver alla depuis et eut si grand peur ; et cependant il n'était pas au bout : restaient le palier et l'antichambre. Sur le palier on ne se battait plus, on racontait des histoires de femmes, et dans l'antichambre des histoires de cour. |
6963 |
À cette demande, d'Artagnan se nomma fort humblement, s'appuya du titre de compatriote, et pria le valet de chambre qui était venu lui faire cette question de demander pour lui à M. de Tréville un moment d'audience, demande que celui ci promit d'un ton protecteur de transmettre en temps et lieu. |
6964 |
D'Artagnan, un peu revenu de sa surprise première, eut donc le loisir d'étudier un peu les costumes et les physionomies. Au centre du groupe le plus animé était un mousquetaire de grande taille, d'une figure hautaine et d'une bizarrerie de costume qui attirait sur lui l'attention générale. |
6965 |
D'habitude il parlait peu et lentement, saluait beaucoup, riait sans bruit en montrant ses dents, qu'il avait belles et dont, comme du reste de sa personne, il semblait prendre le plus grand soin. Il répondit par un signe de tête affirmatif à l'interpellation de son ami. |
6966 |
Quant à vous, mon cher, vous avez un trop magnifique baudrier pour être bien fort là dessus. Je serai abbé s'il me convient ; en attendant, je suis mousquetaire : en cette qualité, je dis ce qu'il me plaît, et en ce moment il me plaît de vous dire que vous m'impatientez. |
6967 |
Leur contenance, bien qu'elle ne fût pas tout à fait tranquille, excita cependant par son laisser aller à la fois plein de dignité et de soumission, l'admiration de d'Artagnan, qui voyait dans ces hommes des demi dieux, et dans leur chef un Jupiter olympien armé de tous ses foudres. |
6968 |
Dix têtes curieuses étaient appuyées à la tapisserie et pâlissaient de fureur, car leurs oreilles collées à la porte ne perdaient pas une syllabe de ce qui se disait, tandis que leurs bouches répétaient au fur et à mesure les paroles insultantes du capitaine à toute la population de l'antichambre. |
6969 |
Cependant nous ne nous sommes pas rendus, non ! l'on nous a entraînés de force. En chemin, nous nous sommes sauvés. Quant à Athos, on l'avait cru mort, et on l'a laissé bien tranquillement sur le champ de bataille, ne pensant pas qu'il valût la peine d'être emporté. Voilà l'histoire. |
6970 |
Chacun discourait, pérorait, parlait haut, jurant, sacrant, donnant le cardinal et ses gardes à tous les diables. Un instant après, Porthos et Aramis rentrèrent ; le chirurgien et M. de Tréville seuls étaient restés près du blessé. Enfin M. de Tréville rentra à son tour. |
6971 |
Lorsque tout le monde fut sorti et que la porte fut refermée, M. de Tréville se retourna et se trouva seul avec le jeune homme. L'événement qui venait d'arriver lui avait quelque peu fait perdre le fil de ses idées. Il s'informa de ce que lui voulait l'obstiné solliciteur. |
6972 |
Que voulez vous ! un capitaine n'est rien qu'un père de famille chargé d'une plus grande responsabilité qu'un père de famille ordinaire. Les soldats sont de grands enfants ; mais comme je tiens à ce que les ordres du roi, et surtout ceux de M. le cardinal, soient exécutés. |
6973 |
Toutefois une décision de Sa Majesté a prévu ce cas, et je vous annonce avec regret qu'on ne reçoit personne mousquetaire avant l'épreuve préalable de quelques campagnes, de certaines actions d'éclat, ou d'un service de deux ans dans quelque autre régiment moins favorisé que le nôtre. |
6974 |
Mais, à la porte de la rue, causait Porthos avec un soldat aux gardes. Entre les deux causeurs, il y avait juste l'espace d'un homme. D'Artagnan crut que cet espace lui suffirait, et il s'élança pour passer comme une flèche entre eux deux. Mais d'Artagnan avait compté sans le vent. |
6975 |
Sans doute, Porthos avait des raisons de ne pas abandonner cette partie essentielle de son vêtement car, au lieu de laisser aller le pan qu'il tenait, il tira à lui, de sorte que d'Artagnan s'enroula dans le velours par un mouvement de rotation qu'explique la résistance de l'obstiné Porthos. |
6976 |
Si doucement qu'eût marché l'inconnu, il avait gagné du chemin ; peut être aussi était il entré dans quelque maison. D'Artagnan s'informa de lui à tous ceux qu'il rencontra, descendit jusqu'au bac, remonta par la rue de Seine et la Croix Rouge ; mais rien, absolument rien. |
6977 |
Ah ! maudit Gascon que je suis, je ferais de l'esprit dans la poêle à frire. Allons, d'Artagnan mon ami, continua-t-il, se parlant à lui même avec toute l'aménité qu'il croyait se devoir, si tu en réchappes, ce qui n'est pas probable, il s'agit d'être à l'avenir d'une politesse parfaite. |
6978 |
Être prévenant et poli, ce n'est pas être lâche. Regardez plutôt Aramis : Aramis, c'est la douceur, c'est la grâce en personne. Eh bien, personne s'est il jamais avisé de dire qu'Aramis était un lâche ? Non, bien certainement, et désormais je veux en tout point me modeler sur lui. |
6979 |
De son côté, Aramis aperçut d'Artagnan ; mais comme il n'oubliait point que c'était devant ce jeune homme que M. de Tréville s'était si fort emporté le matin, et qu'un témoin des reproches que les mousquetaires avaient reçus ne lui était d'aucune façon agréable, il fit semblant de ne pas le voir. |
6980 |
Je suis de Gascogne, c'est vrai, et puisque vous le savez, je n'aurai pas besoin de vous dire que les Gascons sont peu endurants ; de sorte que, lorsqu'ils se sont excusés une fois, fût ce d'une sottise, ils sont convaincus qu'ils ont déjà fait moitié plus qu'ils ne devaient faire. |
6981 |
Ne voyez vous pas que nous sommes en face de l'hôtel d'Aiguillon, lequel est plein de créatures du cardinal ? Qui me dit que ce n'est pas Son Éminence qui vous a chargé de lui procurer ma tête ? Or j'y tiens ridiculement, à ma tête, attendu qu'elle me semble aller assez correctement à mes épaules. |
6982 |
Il réfléchit aux différents caractères de ceux avec lesquels il allait se battre, et commença à voir plus clair dans sa situation. Il espérait, grâce aux excuses loyales qu'il lui réservait, se faire un ami d'Athos, dont l'air grand seigneur et la mine austère lui agréaient fort. |
6983 |
Lorsque d'Artagnan arriva en vue du petit terrain vague qui s'étendait au pied de ce monastère, Athos attendait depuis cinq minutes seulement, et midi sonnait. Il était donc ponctuel comme la Samaritaine, et le plus rigoureux casuiste à l'égard des duels n'avait rien a dire. |
6984 |
Monsieur, j'aime les hommes de votre trempe, et je vois que si nous ne nous tuons pas l'un l'autre, j'aurai plus tard un vrai plaisir dans votre conversation. Attendons ces messieurs, je vous prie, j'ai tout le temps, et cela sera plus correct. Ah ! en voici un, je crois. |
6985 |
Enfin cette lutte finit par faire perdre patience à Jussac. Furieux d'être tenu en échec par celui qu'il avait regardé comme un enfant, il s'échauffa et commença à faire des fautes. D'Artagnan, qui, à défaut de la pratique, avait une profonde théorie, redoubla d'agilité. |
6986 |
Aramis avait déjà tué un de ses adversaires ; mais l'autre le pressait vivement. Cependant Aramis était en bonne situation et pouvait encore se défendre. Biscarat et Porthos venaient de faire coup fourré : Porthos avait reçu un coup d'épée au travers du bras, et Biscarat au travers de la cuisse. |
6987 |
D'Artagnan comprit que ce serait désobliger Athos que de ne pas le laisser faire. En effet, quelques secondes après, Cahusac tomba la gorge traversée d'un coup d'épée. Au même instant, Aramis appuyait son épée contre la poitrine de son adversaire renversé, et le forçait à demander merci. |
6988 |
Restaient Porthos et Biscarat. Porthos faisait mille fanfaronnades, demandant à Biscarat quelle heure il pouvait bien être, et lui faisait ses compliments sur la compagnie que venait d'obtenir son frère dans le régiment de Navarre ; mais tout en raillant, il ne gagnait rien. |
6989 |
Biscarat était un de ces hommes de fer qui ne tombent que morts. Cependant il fallait en finir. Le guet pouvait arriver et prendre tous les combattants, blessés ou non, royalistes ou cardinalistes. Athos, Aramis et d'Artagnan entourèrent Biscarat et le sommèrent de se rendre. |
6990 |
Puis ils sonnèrent la cloche, et, emportant quatre épées sur cinq, ils s'acheminèrent ivres de joie vers l'hôtel de M. de Tréville. On les voyait entrelacés, tenant toute la largeur de la rue, et accostant chaque mousquetaire qu'ils rencontraient, si bien qu'à la fin ce fut une marche triomphale. |
6991 |
En vérité, mon cher capitaine, j'ai envie de vous ôter votre brevet et de le donner à Mlle de Chémerault, à laquelle j'ai promis une abbaye. Mais ne pensez pas que je vous croirai ainsi sur parole. On m'appelle Louis le Juste, monsieur de Tréville, et tout à l'heure, tout à l'heure nous verrons. |
6992 |
La partie allait avoir lieu à Saint Germain, je crois, et ils s'étaient donné rendez vous aux Carmes Deschaux, lorsqu'elle fut troublée par M. de Jussac et MM. Cahusac, Biscarat, et deux autres gardes qui ne venaient certes pas là en si nombreuse compagnie sans mauvaise intention contre les édits. |
6993 |
Mais comme c'était déjà beaucoup pour lui d'avoir obtenu de cet enfant qu'il se révoltât contre son maître, il salua respectueusement le roi, et avec son agrément prit congé de lui. Dès le soir même, les trois mousquetaires furent prévenus de l'honneur qui leur était accordé. |
6994 |
Athos invita d'Artagnan à les suivre, et malgré son ignorance de ce jeu, auquel il n'avait jamais joué, celui ci accepta, ne sachant que faire de son temps, depuis neuf heures du matin qu'il était à peine jusqu'à midi. Les deux mousquetaires étaient déjà arrivés et pelotaient ensemble. |
6995 |
Athos, qui était très fort à tous les exercices du corps, passa avec d'Artagnan du côté opposé, et leur fit défi. Mais au premier mouvement qu'il essaya, quoiqu'il jouât de la main gauche, il comprit que sa blessure était encore trop récente pour lui permettre un pareil exercice. |
6996 |
Mais une de ces balles, lancée par le poignet herculéen de Porthos, passa si près du visage de d'Artagnan, qu'il pensa que si, au lieu de passer à côté, elle eût donné dedans, son audience était probablement perdue, attendu qu'il lui eût été de toute impossibilité de se présenter chez le roi. |
6997 |
Or, comme de cette audience, dans son imagination gasconne, dépendait tout son avenir, il salua poliment Porthos et Aramis, déclarant qu'il ne reprendrait la partie que lorsqu'il serait en état de leur tenir tête, et il s'en revint prendre place près de la corde et dans la galerie. |
6998 |
Porthos et Aramis étaient si occupés de leur partie, et Athos les regardait avec tant d'attention, qu'ils ne virent pas même sortir leur jeune compagnon, lequel, ainsi qu'il l'avait dit au garde de Son Éminence, s'arrêta sur la porte ; un instant après, celui ci descendit à son tour. |
6999 |
La proposition en avait été faite et accueillie avec enthousiasme, lorsque heureusement onze heures sonnèrent ; d'Artagnan et ses compagnons se souvinrent de leur audience, et comme ils eussent regretté que l'on fît un si beau coup sans eux, ils parvinrent à calmer les têtes. |
7000 |
Mais M. de La Trémouille, déjà prévenu par son écuyer dont, comme on le sait, Bernajoux était le parent, lui fit répondre que ce n'était ni à M. de Tréville, ni à ses mousquetaires de se plaindre, mais bien au contraire à lui dont les mousquetaires avaient chargé les gens et voulu brûler l'hôtel. |
7001 |
Tous deux descendirent dans la chambre où était le blessé. Celui ci, en voyant entrer ces deux nobles seigneurs qui venaient lui faire visite, essaya de se relever sur son lit, mais il était trop faible, et, épuisé par l'effort qu'il avait fait, il retomba presque sans connaissance. |
7002 |
M. de La Trémouille s'approcha de lui et lui fit respirer des sels qui le rappelèrent à la vie. Alors M. de Tréville, ne voulant pas qu'on pût l'accuser d'avoir influencé le malade, invita M. de La Trémouille à l'interroger lui même. Ce qu'avait prévu M. de Tréville arriva. |
7003 |
C'était tout ce que voulait M. de Tréville ; il souhaita à Bernajoux une prompte convalescence, prit congé de M. de La Trémouille, rentra à son hôtel et fit aussitôt prévenir les quatre amis qu'il les attendait à dîner. M. de Tréville recevait fort bonne compagnie, toute anticardinaliste d'ailleurs. |
7004 |
Or, comme d'Artagnan avait été le héros de ces deux journées, ce fut sur lui que tombèrent toutes les félicitations, qu'Athos, Porthos et Aramis lui abandonnèrent non seulement en bons camarades, mais en hommes qui avaient eu assez souvent leur tour pour qu'ils lui laissassent le sien. |
7005 |
Le roi n'était pas encore revenu de la chasse. Nos jeunes gens attendaient depuis une demi heure à peine, mêlés à la foule des courtisans, lorsque toutes les portes s'ouvrirent et qu'on annonça Sa Majesté. À cette annonce, d'Artagnan se sentit frémir jusqu'à la moelle des os. |
7006 |
M. de Tréville était entré hardiment dans le cabinet du roi, et avait trouvé Sa Majesté de très méchante humeur, assise sur un fauteuil et battant ses bottes du manche de son fouet, ce qui ne l'avait pas empêché de lui demander avec le plus grand flegme des nouvelles de sa santé. |
7007 |
Si j'avais le temps encore de former des élèves ! mais oui, M. le cardinal est là qui ne me laisse pas un instant de repos, qui me parle de l'Espagne, qui me parle de l'Autriche, qui me parle de l'Angleterre ! Ah ! à propos de M. le cardinal, monsieur de Tréville, je suis mécontent de vous. |
7008 |
C'est trop, messieurs, c'est trop. À ce compte là, Son Éminence serait forcée de renouveler sa compagnie dans trois semaines, et moi de faire appliquer les édits dans toute leur rigueur. Un par hasard, je ne dis pas ; mais sept en deux jours, je le répète, c'est trop, c'est beaucoup trop. |
7009 |
Planchet coucha dans l'antichambre sur une couverture tirée du lit de d'Artagnan, et dont d'Artagnan se passa depuis. Athos, de son côté, avait un valet qu'il avait dressé à son service d'une façon toute particulière, et que l'on appelait Grimaud. Il était fort silencieux, ce digne seigneur. |
7010 |
Sa réserve, sa sauvagerie et son mutisme en faisaient presque un vieillard ; il avait donc, pour ne point déroger à ses habitudes, habitué Grimaud à lui obéir sur un simple geste ou sur un simple mouvement des lèvres. Il ne lui parlait que dans des circonstances suprêmes. |
7011 |
Quelquefois Grimaud, qui craignait son maître comme le feu, tout en ayant pour sa personne un grand attachement et pour son génie une grande vénération, croyait avoir parfaitement compris ce qu'il désirait, s'élançait pour exécuter l'ordre reçu, et faisait précisément le contraire. |
7012 |
Un vieux proverbe dit : «Tel maître, tel valet.» Passons donc du valet d'Athos au valet de Porthos, de Grimaud à Mousqueton. Mousqueton était un Normand dont son maître avait changé le nom pacifique de Boniface en celui infiniment plus sonore et plus belliqueux de Mousqueton. |
7013 |
C'était un Berrichon de trente cinq à quarante ans, doux, paisible, grassouillet, occupant à lire de pieux ouvrages les loisirs que lui laissait son maître, faisant à la rigueur pour deux un dîner de peu de plats, mais excellent. Au reste, muet, aveugle, sourd et d'une fidélité à toute épreuve. |
7014 |
Athos, sans rien dire, vida ses poches, ramassa tous ses bijoux : bourses, aiguillettes et chaînes d'or, il offrit tout à Porthos ; mais quant à l'épée, lui dit il, elle était scellée à sa place et ne devait la quitter que lorsque son maître quitterait lui même son logement. |
7015 |
Mais un jour il l'avait ouvert devant Porthos, et Porthos avait pu s'assurer que ce coffre ne contenait que des lettres et des papiers : des lettres d'amour et des papiers de famille, sans doute. Porthos habitait un appartement très vaste et d'une très somptueuse apparence, rue du Vieux Colombier. |
7016 |
Quant à Aramis, il habitait un petit logement composé d'un boudoir, d'une salle à manger et d'une chambre à coucher, laquelle chambre, située comme le reste de l'appartement au rez de chaussée, donnait sur un petit jardin frais, vert, ombreux et impénétrable aux yeux du voisinage. |
7017 |
Quelle était cette trahison ? Tout le monde l'ignorait. Quant à Porthos, excepté son véritable nom, que M. de Tréville savait seul, ainsi que celui de ses deux camarades, sa vie était facile à connaître. Vaniteux et indiscret, on voyait à travers lui comme à travers un cristal. |
7018 |
D'autres fois, il retournait à son logis pour écrire une thèse, et priait ses amis de ne pas le distraire. Cependant Athos souriait de ce charmant sourire mélancolique, si bien séant à sa noble figure, et Porthos buvait en jurant qu'Aramis ne serait jamais qu'un curé de village. |
7019 |
Planchet fut également saisi d'admiration et ne parla plus de s'en aller. La vie des quatre jeunes gens était devenue commune ; d'Artagnan, qui n'avait aucune habitude, puisqu'il arrivait de sa province et tombait au milieu d'un monde tout nouveau pour lui, prit aussitôt les habitudes de ses amis. |
7020 |
C'était un homme, comme on a déjà pu s'en apercevoir, qui faisait peu de bruit et beaucoup de besogne. Quant à d'Artagnan, qui ne connaissait encore personne dans la capitale, il ne trouva qu'un déjeuner de chocolat chez un prêtre de son pays, et un dîner chez un cornette des gardes. |
7021 |
Il y songeait, lui, et sérieusement même, se creusant la cervelle pour trouver une direction à cette force unique quatre fois multipliée avec laquelle il ne doutait pas que, comme avec le levier que cherchait Archimède, on ne parvînt à soulever le monde, lorsque l'on frappa doucement à la porte. |
7022 |
Non ! quatre heures venaient de sonner. Planchet, deux heures auparavant, était venu demander à dîner à son maître, lequel lui avait répondu par le proverbe : «Qui dort dîne.» Et Planchet dînait en dormant. Un homme fut introduit, de mine assez simple et qui avait l'air d'un bourgeois. |
7023 |
Planchet, pour son dessert, eût bien voulu entendre la conversation ; mais le bourgeois déclara à d'Artagnan que ce qu'il avait à lui dire étant important et confidentiel, il désirait demeurer en tête à tête avec lui. D'Artagnan congédia Planchet et fit asseoir son visiteur. |
7024 |
D'Artagnan avait plus d'une fois raconté à ses amis son aventure avec l'inconnu, ainsi que l'apparition de la belle voyageuse à laquelle cet homme avait paru confier une si importante missive. L'avis d'Athos avait été que d'Artagnan avait perdu sa lettre dans la bagarre. |
7025 |
Comme peut être nos lecteurs ne sont pas familiarisés encore avec l'argot de la rue de Jérusalem, et que c'est, depuis que nous écrivons et il y a quelque quinze ans de cela, la première fois que nous employons ce mot appliqué à cette chose, expliquons leur ce que c'est qu'une souricière. |
7026 |
D'ailleurs les trois mousquetaires y venaient seuls ; ils s'étaient mis en quête chacun de son côté, et n'avaient rien trouvé, rien découvert. Athos avait été même jusqu'à questionner M. de Tréville, chose qui, vu le mutisme habituel du digne mousquetaire, avait fort étonné son capitaine. |
7027 |
Les voisins, qui avaient ouvert leurs fenêtres avec le sang froid particulier aux habitants de Paris dans ces temps d'émeutes et de rixes perpétuelles, les refermèrent dès qu'ils eurent vu s'enfuir les quatre hommes noirs : leur instinct leur disait que, pour le moment, tout était fini. |
7028 |
C'était une charmante femme de vingt cinq à vingt six ans, brune avec des yeux bleus, ayant un nez légèrement retroussé, des dents admirables, un teint marbré de rose et d'opale. Là cependant s'arrêtaient les signes qui pouvaient la faire confondre avec une grande dame. |
7029 |
Tandis que d'Artagnan examinait Mme Bonacieux, et en était aux pieds, comme nous l'avons dit, il vit à terre un fin mouchoir de batiste, qu'il ramassa selon son habitude, et au coin duquel il reconnut le même chiffre qu'il avait vu au mouchoir qui avait failli lui faire couper la gorge avec Aramis. |
7030 |
En ce moment, Mme Bonacieux reprenait ses sens. Elle ouvrit les yeux, regarda avec terreur autour d'elle, vit que l'appartement était vide, et qu'elle était seule avec son libérateur. Elle lui tendit aussitôt les mains en souriant. Mme Bonacieux avait le plus charmant sourire du monde. |
7031 |
Mais, disons le, pour le moment d'Artagnan était mû d'un sentiment plus noble et plus désintéressé. Le mercier lui avait dit qu'il était riche ; le jeune homme avait pu deviner qu'avec un niais comme l'était M. Bonacieux, ce devait être la femme qui tenait la clef de la bourse. |
7032 |
Nous disons : à peu près, car l'idée qu'une jeune femme, belle, gracieuse, spirituelle, est riche en même temps, n'ôte rien à ce commencement d'amour, et tout au contraire le corrobore. Il y a dans l'aisance une foule de soins et de caprices aristocratiques qui vont bien à la beauté. |
7033 |
Au moins, quand la femme est riche et que l'amant ne l'est pas, ce qu'il ne peut lui offrir elle se l'offre elle même ; et quoique ce soit ordinairement avec l'argent du mari qu'elle se passe cette jouissance, il est rare que ce soit à lui qu'en revienne la reconnaissance. |
7034 |
Au milieu de ses projets amoureux sur la femme du mercier, il n'oubliait pas les siens. La jolie Mme Bonacieux était femme à promener dans la plaine Saint Denis ou dans la foire Saint Germain en compagnie d'Athos, de Porthos et d'Aramis, auxquels d'Artagnan serait fier de montrer une telle conquête. |
7035 |
Ce n'est pas à propos d'un premier amour qu'il faut demander de la discrétion. Ce premier amour est accompagné d'une si grande joie, qu'il faut que cette joie déborde, sans cela elle vous étoufferait. Paris depuis deux heures était sombre et commençait à se faire désert. |
7036 |
Au loin résonnaient, assourdis cependant par de bons volets, les chants des buveurs dans quelques cabarets perdus dans la plaine. Arrivé au bout de la ruelle, d'Artagnan tourna à gauche. La maison qu'habitait Aramis se trouvait située entre la rue Cassette et la rue Servandoni. |
7037 |
D'Artagnan venait de dépasser la rue Cassette et reconnaissait déjà la porte de la maison de son ami, enfouie sous un massif de sycomores et de clématites qui formaient un vaste bourrelet au dessus d'elle lorsqu'il aperçut quelque chose comme une ombre qui sortait de la rue Servandoni. |
7038 |
D'Artagnan pensa que cela ne pouvait durer ainsi, et continua de regarder de tous ses yeux et d'écouter de toutes ses oreilles. Il avait raison : au bout de quelques secondes, deux coups secs retentirent dans l'intérieur. La jeune femme de la rue répondit par un seul coup, et le volet s'entrouvrit. |
7039 |
Ce moyen était si simple, que d'Artagnan l'employa tout naturellement et d'instinct. Mais, à la vue du jeune homme qui se détachait de la muraille comme une statue de sa niche, et au bruit des pas qu'elle entendit retentir derrière elle, Mme Bonacieux jeta un petit cri et s'enfuit. |
7040 |
Oh ! ne vous mêlez en rien de ce qui me regarde, ne cherchez point à m'aider dans ce que j'accomplis ; et cela, je vous le demande au nom de l'intérêt que je vous inspire, au nom du service que vous m'avez rendu ! et que je n'oublierai de ma vie. Croyez bien plutôt à ce que je vous dis. |
7041 |
D'Artagnan continua son chemin, il avait donné sa parole de ne pas épier Mme Bonacieux, et sa vie eût elle dépendu de l'endroit où elle allait se rendre, ou de la personne qui devait l'accompagner, d'Artagnan serait rentré chez lui, puisqu'il avait dit qu'il y rentrait. |
7042 |
Il se sera endormi en m'attendant, ou il sera retourné chez lui, et en rentrant il aura appris qu'une femme y était venue. Une femme chez Athos ! Après tout, continua d'Artagnan, il y en avait bien une chez Aramis. Tout cela est fort étrange, et je serais bien curieux de savoir comment cela finira. |
7043 |
M. de Tréville n'était point à son hôtel ; sa compagnie était de garde au Louvre ; il était au Louvre avec sa compagnie. Il fallait arriver jusqu'à M. de Tréville ; il était important qu'il fût prévenu de ce qui se passait. D'Artagnan résolut d'essayer d'entrer au Louvre. |
7044 |
Il descendit donc la rue des Petits Augustins, et remonta le quai pour prendre le Pont Neuf. Il avait eu un instant l'idée de passer le bac ; mais en arrivant au bord de l'eau, il avait machinalement introduit sa main dans sa poche et s'était aperçu qu'il n'avait pas de quoi payer le passeur. |
7045 |
La jeune femme et le jeune homme s'étaient aperçus qu'ils étaient suivis, et ils avaient doublé le pas. D'Artagnan prit sa course, les dépassa, puis revint sur eux au moment où ils se trouvaient devant la Samaritaine, éclairée par un réverbère qui projetait sa lueur sur toute cette partie du pont. |
7046 |
Favori de deux rois, riche à millions, tout puissant dans un royaume qu'il bouleversait à sa fantaisie et calmait à son caprice, Georges Villiers, duc de Buckingham, avait entrepris une de ces existences fabuleuses qui restent dans le cours des siècles comme un étonnement pour la postérité. |
7047 |
Aussi, sûr de lui même, convaincu de sa puissance, certain que les lois qui régissent les autres hommes ne pouvaient l'atteindre, allait il droit au but qu'il s'était fixé, ce but fût il si élevé et si éblouissant que c'eût été folie pour un autre que de l'envisager seulement. |
7048 |
En ce moment, une porte cachée dans la tapisserie s'ouvrit et une femme apparut. Buckingham vit cette apparition dans la glace ; il jeta un cri, c'était la reine ! Anne d'Autriche avait alors vingt six ou vingt sept ans, c'est à dire qu'elle se trouvait dans tout l'éclat de sa beauté. |
7049 |
Je sentais, en inclinant ma tête à votre côté, vos beaux cheveux effleurer mon visage, et chaque fois qu'ils l'effleuraient je frissonnais de la tête aux pieds. Oh ! reine, reine ! oh ! vous ne savez pas tout ce qu'il y a de félicités du ciel, de joies du paradis enfermées dans un moment pareil. |
7050 |
Le roi, excité par M. le cardinal, a fait un éclat terrible : Mme de Vernet a été chassée, Putange exilé, Mme de Chevreuse est tombée en défaveur, et lorsque vous avez voulu revenir comme ambassadeur en France, le roi lui même, souvenez vous en, Milord, le roi lui même s'y est opposé. |
7051 |
Silence ! dit le duc, si je suis heureux d'une erreur, n'ayez pas la cruauté de me l'enlever. Vous l'avez dit vous même, on m'a attiré dans un piège, j'y laisserai ma vie peut être, car, tenez, c'est étrange, depuis quelque temps j'ai des pressentiments que je vais mourir. |
7052 |
Heureusement le lecteur se le rappelle ou ne se le rappelle pas heureusement que nous avons promis de ne pas le perdre de vue. Les estafiers qui l'avaient arrêté le conduisirent droit à la Bastille, où on le fit passer tout tremblant devant un peloton de soldats qui chargeaient leurs mousquets. |
7053 |
De là, introduit dans une galerie demi souterraine, il fut, de la part de ceux qui l'avaient amené, l'objet des plus grossières injures et des plus farouches traitements. Les sbires voyaient qu'ils n'avaient pas affaire à un gentilhomme, et ils le traitaient en véritable croquant. |
7054 |
Deux gardes s'emparèrent du mercier, lui firent traverser une cour, le firent entrer dans un corridor où il y avait trois sentinelles, ouvrirent une porte et le poussèrent dans une chambre basse, où il n'y avait pour tous meubles qu'une table, une chaise et un commissaire. |
7055 |
Sa tête, supportée par un cou long et mobile, sortait de sa large robe noire en se balançant avec un mouvement à peu près pareil à celui de la tortue tirant sa tête hors de sa carapace. Il commença par demander à M. Bonacieux ses nom et prénoms, son âge, son état et son domicile. |
7056 |
Le fond du caractère de maître Bonacieux était un profond égoïsme mêlé à une avarice sordide, le tout assaisonné d'une poltronnerie extrême. L'amour que lui avait inspiré sa jeune femme, étant un sentiment tout secondaire, ne pouvait lutter avec les sentiments primitifs que nous venons d'énumérer. |
7057 |
Il resta toute la nuit sur son escabeau, tressaillant au moindre bruit ; et quand les premiers rayons du jour se glissèrent dans sa chambre, l'aurore lui parut avoir pris des teintes funèbres. Tout à coup, il entendit tirer les verrous, et il fit un soubresaut terrible. |
7058 |
M. d'Artagnan est un jeune homme de dix neuf à vingt ans à peine, et monsieur en a trente au moins. M. d'Artagnan est dans les gardes de M. des Essarts, et monsieur est dans la compagnie des mousquetaires de M. de Tréville : regardez l'uniforme, monsieur le commissaire, regardez l'uniforme. |
7059 |
La voiture se mit en mouvement, lente comme un char funèbre. À travers la grille cadenassée, le prisonnier apercevait les maisons et le pavé, voilà tout ; mais, en véritable Parisien qu'il était, Bonacieux reconnaissait chaque rue aux bornes, aux enseignes, aux réverbères. |
7060 |
Plus loin, une grande terreur le prit encore, ce fut en côtoyant le cimetière Saint Jean où on enterrait les criminels d'État. Une seule chose le rassura un peu, c'est qu'avant de les enterrer on leur coupait généralement la tête, et que sa tête à lui était encore sur ses épaules. |
7061 |
En effet, la voiture traversa la place fatale sans s'arrêter. Il ne restait plus à craindre que la Croix du Trahoir : la voiture en prit justement le chemin. Cette fois, il n'y avait plus de doute, c'était à la Croix du Trahoir qu'on exécutait les criminels subalternes. |
7062 |
Bonacieux s'était flatté en se croyant digne de Saint Paul ou de la place de Grève : c'était à la Croix du Trahoir qu'allaient finir son voyage et sa destinée ! Il ne pouvait voir encore cette malheureuse croix, mais il la sentait en quelque sorte venir au devant de lui. |
7063 |
Celui ci obéit sans réplique, et entra dans la chambre où il paraissait être attendu. C'était un grand cabinet, aux murailles garnies d'armes offensives et défensives, clos et étouffé, et dans lequel il y avait déjà du feu, quoique l'on fût à peine à la fin du mois de septembre. |
7064 |
Vous ne vous arrêterez pas un instant en route. Vous remettrez cette lettre à Milady. Voici un bon de deux cents pistoles, passez chez mon trésorier et faites vous payer. Il y en a autant à toucher si vous êtes ici de retour dans six jours et si vous avez bien fait ma commission. |
7065 |
M. de Tréville était le père de ses soldats. Le moindre et le plus inconnu d'entre eux, dès qu'il portait l'uniforme de la compagnie, était aussi certain de son aide et de son appui qu'aurait pu l'être son frère lui même. Il se rendit donc à l'instant chez le lieutenant criminel. |
7066 |
Nous avons assisté à la scène de confrontation entre les deux captifs. Athos, qui n'avait rien dit jusque là de peur que d'Artagnan, inquiété à son tour, n'eût point le temps qu'il lui fallait, Athos déclara, à partir de ce moment, qu'il se nommait Athos et non d'Artagnan. |
7067 |
Athos fut aussi envoyé au cardinal, mais malheureusement le cardinal était au Louvre chez le roi. C'était précisément le moment où M. de Tréville, sortant de chez le lieutenant criminel et de chez le gouverneur du For l'Évêque, sans avoir pu trouver Athos, arriva chez Sa Majesté. |
7068 |
Comme capitaine des mousquetaires, M. de Tréville avait à toute heure ses entrées chez le roi. On sait quelles étaient les préventions du roi contre la reine, préventions habilement entretenues par le cardinal, qui, en fait d'intrigues, se défiait infiniment plus des femmes que des hommes. |
7069 |
En tout cas, elle peut être suspecte partout ; mais je nie qu'elle le soit dans la partie qu'habite M. d'Artagnan ; car je puis vous affirmer, Sire, que, si j'en crois ce qu'il a dit, il n'existe pas un plus dévoué serviteur de Sa Majesté, un admirateur plus profond de M. le cardinal. |
7070 |
Mme de Chevreuse et Mme de Vernel étaient exilées ; enfin La Porte ne cachait pas à sa maîtresse qu'il s'attendait à être arrêté d'un instant à l'autre. C'est au moment où elle était plongée au plus profond et au plus sombre de ces réflexions, que la porte de la chambre s'ouvrit et que le roi entra. |
7071 |
Lorsque le chancelier parut, le roi était déjà sorti par une autre porte. Le chancelier entra demi souriant, demi rougissant. Comme nous le retrouverons probablement dans le cours de cette histoire, il n'y a pas de mal à ce que nos lecteurs fassent dès à présent connaissance avec lui. |
7072 |
Le chancelier alla porter la lettre au roi sans en avoir lu un seul mot. Le roi la prit d'une main tremblante, chercha l'adresse, qui manquait, devint très pâle, l'ouvrit lentement, puis, voyant par les premiers mots qu'elle était adressée au roi d'Espagne, il lut très rapidement. |
7073 |
Il espéra donc, dans une conversation avec Anne d'Autriche, tirer quelque lumière de cette conversation et revenir ensuite près de Son Éminence avec quelque secret que le cardinal sût ou ne sût pas, ce qui, dans l'un ou l'autre cas, le rehaussait infiniment aux yeux de son ministre. |
7074 |
Buckingham était retourné à Londres, Mme de Chevreuse était à Tours. Plus surveillée que jamais, la reine sentait sourdement qu'une de ses femmes la trahissait, sans savoir dire laquelle. La Porte ne pouvait pas quitter le Louvre. Elle n'avait pas une âme au monde à qui se fier. |
7075 |
C'est un brave et honnête homme qui n'a ni haine, ni amour pour personne. Il fera ce que je voudrai : il partira sur un ordre de moi, sans savoir ce qu'il porte, et il remettra la lettre de Votre Majesté, sans même savoir qu'elle est de Votre Majesté, à l'adresse qu'elle indiquera. |
7076 |
Le digne mercier avait, aussitôt sa rentrée dans sa maison, fait part à sa femme de son heureux retour, et sa femme lui avait répondu pour le féliciter et pour lui dire que le premier moment qu'elle pourrait dérober à ses devoirs serait consacré tout entier à lui rendre visite. |
7077 |
D'autant plus que les réflexions de Bonacieux étaient toutes couleur de rose. Rochefort l'appelait son ami, son cher Bonacieux, et ne cessait de lui dire que le cardinal faisait le plus grand cas de lui. Le mercier se voyait déjà sur le chemin des honneurs et de la fortune. |
7078 |
Il était, nous le répétons, beau, jeune, aventureux ; il parlait d'amour en homme qui aime et qui a soif d'être aimé ; il y en avait là plus qu'il n'en fallait pour tourner une tête de vingt trois ans, et Mme Bonacieux en était arrivée juste à cet âge heureux de la vie. |
7079 |
Les deux époux, quoiqu'ils ne se fussent pas vus depuis plus de huit jours, et que pendant cette semaine de graves événements eussent passé entre eux, s'abordèrent donc avec une certaine préoccupation ; néanmoins, M. Bonacieux manifesta une joie réelle et s'avança vers sa femme à bras ouverts. |
7080 |
Brrrrou ! c'est affreux, la Bastille ! Rien que d'y penser, j'en ai la chair de poule. On m'a menacé de la torture. Savez vous ce que c'est que la torture ? Des coins de bois qu'on vous enfonce entre les jambes jusqu'à ce que les os éclatent ! Non, décidément, je n'irai pas. |
7081 |
Une occasion où il y avait à la fois gloire à acquérir et argent à gagner se présentait à lui, et, comme premier encouragement, venait de le rapprocher d'une femme qu'il adorait. Ce hasard faisait donc presque du premier coup, pour lui, plus qu'il n'eût osé demander à la Providence. |
7082 |
Sa première visite fut pour Aramis ; il n'était pas revenu chez son ami depuis la fameuse soirée où il avait suivi Mme Bonacieux. Il y a plus : à peine avait il vu le jeune mousquetaire, et à chaque fois qu'il l'avait revu, il avait cru remarquer une profonde tristesse empreinte sur son visage. |
7083 |
Ce soir encore, Aramis veillait sombre et rêveur ; d'Artagnan lui fit quelques questions sur cette mélancolie profonde ; Aramis s'excusa sur un commentaire du dix huitième chapitre de saint Augustin qu'il était forcé d'écrire en latin pour la semaine suivante, et qui le préoccupait beaucoup. |
7084 |
Puis, quand il se fut bien assuré que cette recherche était superflue, il suivit d'Artagnan en se demandant comment il se faisait que le jeune cadet aux gardes sût aussi bien que lui quelle était la femme à laquelle il avait donné l'hospitalité, et sût mieux que lui ce qu'elle était devenue. |
7085 |
Les valets suivaient, armés jusqu'aux dents. Tout alla bien jusqu'à Chantilly, où l'on arriva vers les huit heures du matin. Il fallait déjeuner. On descendit devant une auberge que recommandait une enseigne représentant saint Martin donnant la moitié de son manteau à un pauvre. |
7086 |
À une lieue de Beauvais, à un endroit où le chemin se trouvait resserré entre deux talus, on rencontra huit ou dix hommes qui, profitant de ce que la route était dépavée en cet endroit, avaient l'air d'y travailler en y creusant des trous et en pratiquant des ornières boueuses. |
7087 |
Aramis, craignant de salir ses bottes dans ce mortier artificiel, les apostropha durement. Athos voulut le retenir, il était trop tard. Les ouvriers se mirent à railler les voyageurs, et firent perdre par leur insolence la tête même au froid Athos qui poussa son cheval contre l'un d'eux. |
7088 |
À tout moment il pâlissait, et l'on était obligé de le soutenir sur son cheval ; on le descendit à la porte d'un cabaret, on lui laissa Bazin qui, au reste, dans une escarmouche, était plus embarrassant qu'utile, et l'on repartit dans l'espérance d'aller coucher à Amiens. |
7089 |
L'hôte insista, les voyageurs tinrent bon ; il fallut faire ce qu'ils voulurent. Ils venaient de disposer leur lit et de barricader leur porte en dedans, lorsqu'on frappa au volet de la cour ; ils demandèrent qui était là, reconnurent la voix de leurs valets et ouvrirent. |
7090 |
La nuit fut assez tranquille, on essaya bien vers les deux heures du matin d'ouvrir la porte, mais comme Planchet se réveilla en sursaut et cria : Qui va là ? on répondit qu'on se trompait, et on s'éloigna. À quatre heures du matin, on entendit un grand bruit dans les écuries. |
7091 |
Grimaud avait voulu réveiller les garçons d'écurie, et les garçons d'écurie le battaient. Quand on ouvrit la fenêtre, on vit le pauvre garçon sans connaissance, la tête fendue d'un coup de manche à fourche. Planchet descendit dans la cour et voulut seller les chevaux ; les chevaux étaient fourbus. |
7092 |
Celui de Mousqueton seul, qui avait voyagé sans maître pendant cinq ou six heures la veille, aurait pu continuer la route ; mais, par une erreur inconcevable, le chirurgien vétérinaire qu'on avait envoyé chercher, à ce qu'il paraît, pour saigner le cheval de l'hôte, avait saigné celui de Mousqueton. |
7093 |
Heureusement, comme nous l'avons dit, ils étaient à cent pas de la ville ; ils laissèrent les deux montures sur le grand chemin et coururent au port. Planchet fit remarquer à son maître un gentilhomme qui arrivait avec son valet et qui ne les précédait que d'une cinquantaine de pas. |
7094 |
Et, suivi de son laquais, il prit le chemin de la maison de campagne du gouverneur. D'Artagnan et Planchet suivirent le gentilhomme à cinq cents pas de distance. Une fois hors de la ville, d'Artagnan pressa le pas et rejoignit le gentilhomme comme il entrait dans un petit bois. |
7095 |
D'Artagnan était brisé de fatigue : on lui étendit un matelas sur le pont, il se jeta dessus et s'endormit. Le lendemain, au point du jour, il se trouva à trois ou quatre lieues seulement des côtes d'Angleterre ; la brise avait été faible toute la nuit, et l'on avait peu marché. |
7096 |
Quant à Planchet, on l'avait descendu de sa monture, raide comme un jonc : le pauvre garçon était au bout de ses forces ; d'Artagnan semblait de fer. On arriva au château ; là on se renseigna : le roi et Buckingham chassaient à l'oiseau dans des marais situés à deux ou trois lieues de là. |
7097 |
En rapprochant ce qu'il avait entendu sortir de la bouche du jeune homme de ses souvenirs à lui, il put donc se faire une idée assez exacte d'une position de la gravité de laquelle, au reste, la lettre de la reine, si courte et si peu explicite qu'elle fût, lui donnait la mesure. |
7098 |
Tout en écoutant ce récit, fait avec la plus grande simplicité, le duc regardait de temps en temps le jeune homme d'un air étonné, comme s'il n'eût pas pu comprendre que tant de prudence, de courage et de dévouement s'alliât avec un visage qui n'indiquait pas encore vingt ans. |
7099 |
En effet, en traversant la Cité deux ou trois accidents de ce genre arrivèrent ; mais Buckingham ne détourna pas même la tête pour regarder ce qu'étaient devenus ceux qu'il avait culbutés. D'Artagnan le suivait au milieu de cris qui ressemblaient fort à des malédictions. |
7100 |
D'Artagnan en fit autant, avec un peu plus d'inquiétude, cependant, pour ces nobles animaux dont il avait pu apprécier le mérite ; mais il eut la consolation de voir que trois ou quatre valets s'étaient déjà élancés des cuisines et des écuries, et s'emparaient aussitôt de leurs montures. |
7101 |
Le duc marchait si rapidement, que d'Artagnan avait peine à le suivre. Il traversa successivement plusieurs salons d'une élégance dont les plus grands seigneurs de France n'avaient pas même l'idée, et il parvint enfin dans une chambre à coucher qui était à la fois un miracle de goût et de richesse. |
7102 |
Au dessus d'une espèce d'autel, et au dessous d'un dais de velours bleu surmonté de plumes blanches et rouges, était un portrait de grandeur naturelle représentant Anne d'Autriche, si parfaitement ressemblant, que d'Artagnan poussa un cri de surprise : on eût cru que la reine allait parler. |
7103 |
La seule fois que j'ai mis ces ferrets, c'était au bal du roi, il y a huit jours, à Windsor. La comtesse de Winter, avec laquelle j'étais brouillé, s'est rapprochée de moi à ce bal. Ce raccommodement, c'était une vengeance de femme jalouse. Depuis ce jour, je ne l'ai pas revue. |
7104 |
Quant à l'orfèvre, il écrivit à sa femme en lui envoyant le bon de mille pistoles, et en la chargeant de lui retourner en échange son plus habile apprenti, un assortiment de diamants dont il lui donnait le poids et le titre, et une liste des outils qui lui étaient nécessaires. |
7105 |
Puis il mit une sentinelle à chaque porte, avec défense de laisser entrer qui que ce fût, à l'exception de son valet de chambre Patrice. Il est inutile d'ajouter qu'il était absolument défendu à l'orfèvre O'Reilly et à son aide de sortir sous quelque prétexte que ce fût. |
7106 |
Le surlendemain, à onze heures, les deux ferrets en diamants étaient achevés, mais si exactement imités, mais si parfaitement pareils, que Buckingham ne put reconnaître les nouveaux des anciens, et que les plus exercés en pareille matière y auraient été trompés comme lui. |
7107 |
Je suis au service du roi et de la reine de France, et fais partie de la compagnie des gardes de M. des Essarts, lequel, ainsi que son beau frère M. de Tréville, est tout particulièrement attaché à Leurs Majestés. J'ai donc tout fait pour la reine et rien pour Votre Grâce. |
7108 |
Si vous voulez, à chacun d'eux, donner votre adresse à Paris, les quatre chevaux vous y suivront ; vous en connaissez déjà deux, et vous m'avez paru les apprécier en amateur : ce sont ceux que nous montions ; rapportez vous en à moi, les autres ne leur sont point inférieurs. |
7109 |
Il suivit strictement les instructions reçues ; à Neufchâtel, comme à Saint Valery, il trouva une monture toute sellée et qui l'attendait ; il voulut transporter les pistolets de la selle qu'il venait de quitter à la selle qu'il allait prendre : les fontes étaient garnies de pistolets pareils. |
7110 |
À onze heures vint à son tour Duhallier, capitaine des gardes, amenant avec lui cinquante archers qui se répartirent aussitôt dans l'Hôtel de Ville, aux portes qui leur avaient été assignées. À trois heures arrivèrent deux compagnies des gardes, l'une française l'autre suisse. |
7111 |
La compagnie des gardes françaises était composée moitié des hommes de M. Duhallier, moitié des hommes de M. des Essarts. À six heures du soir les invités commencèrent à entrer. À mesure qu'ils entraient, ils étaient placés dans la grande salle, sur les échafauds préparés. |
7112 |
La reine entra dans la salle : on remarqua que, comme le roi, elle avait l'air triste et surtout fatigué. Au moment où elle entrait, le rideau d'une petite tribune qui jusque là était resté fermé s'ouvrit, et l'on vit apparaître la tête pâle du cardinal vêtu en cavalier espagnol. |
7113 |
Il y eut dans la salle un moment de trouble et de confusion. Tout le monde avait pu remarquer qu'il s'était passé quelque chose entre le roi et la reine ; mais tous deux avaient parlé si bas, que, chacun par respect s'étant éloigné de quelques pas, personne n'avait rien entendu. |
7114 |
Le roi sortit le premier de son cabinet ; il était en costume de chasse des plus élégants, et Monsieur et les autres seigneurs étaient habillés comme lui. C'était le costume que le roi portait le mieux, et vêtu ainsi il semblait véritablement le premier gentilhomme de son royaume. |
7115 |
Le roi tressaillit de joie et le cardinal de colère ; cependant, distants comme ils l'étaient de la reine, ils ne pouvaient compter les ferrets ; la reine les avait, seulement en avait elle dix ou en avait elle douze ? En ce moment, les violons sonnèrent le signal du ballet. |
7116 |
Le roi s'avança vers Mme la présidente, avec laquelle il devait danser, et S.A.R. Monsieur avec la reine. On se mit en place, et le ballet commença. Le roi figurait en face de la reine, et chaque fois qu'il passait près d'elle, il dévorait du regard ces ferrets, dont il ne pouvait savoir le compte. |
7117 |
Le ballet dura une heure ; il avait seize entrées. Le ballet finit au milieu des applaudissements de toute la salle, chacun reconduisit sa dame à sa place ; mais le roi profita du privilège qu'il avait de laisser la sienne où il se trouvait, pour s'avancer vivement vers la reine. |
7118 |
La veille ils s'étaient vus à peine chez le suisse Germain, où d'Artagnan l'avait fait demander. La hâte qu'avait la jeune femme de porter à la reine cette excellente nouvelle de l'heureux retour de son messager fit que les deux amants échangèrent à peine quelques paroles. |
7119 |
La reine rejetait ce sentiment joyeux sur la beauté de la fête, sur le plaisir que lui avait fait éprouver le ballet, et comme il n'est pas permis de contredire une reine, qu'elle sourie ou qu'elle pleure, chacun renchérissait sur la galanterie de MM. les échevins de la ville de Paris. |
7120 |
Mais vous même, continua M. Bonacieux d'un ton de bonhomie parfaite, qu'êtes vous devenu tous ces jours passés ? je ne vous ai vu, ni vous ni vos amis, et ce n'est pas sur le pavé de Paris, je pense, que vous avez ramassé toute la poussière que Planchet époussetait hier sur vos bottes. |
7121 |
Mais d'Artagnan était déjà trop loin pour l'entendre, et l'eut il entendu, dans la disposition d'esprit où il était, il ne l'eût certes pas remarqué. Il se dirigea vers l'hôtel de M. de Tréville ; sa visite de la veille avait été, on se le rappelle, très courte et très peu explicative. |
7122 |
Le roi et la reine avaient été charmants pour lui au bal. Il est vrai que le cardinal avait été parfaitement maussade. À une heure du matin, il s'était retiré sous prétexte qu'il était indisposé. Quant à Leurs Majestés, elles n'étaient rentrées au Louvre qu'à six heures du matin. |
7123 |
Aucun d'eux n'était rentré. Leurs laquais aussi étaient absents, et l'on n'avait des nouvelles ni des uns, ni des autres. Il se serait bien informé d'eux à leurs maîtresses, mais il ne connaissait ni celle de Porthos, ni celle d'Aramis ; quant à Athos, il n'en avait pas. |
7124 |
Le quatrième cheval était arrivé. Planchet était armé de son mousqueton et d'un pistolet. D'Artagnan avait son épée et passa deux pistolets à sa ceinture, puis tous deux enfourchèrent chacun un cheval et s'éloignèrent sans bruit. Il faisait nuit close, et personne ne les vit sortir. |
7125 |
Cependant d'Artagnan, qui s'était jeté dans un petit chemin de traverse, continuait sa route et atteignait Saint Cloud ; mais, au lieu de suivre la grande rue, il tourna derrière le château, gagna une espèce de ruelle fort écartée, et se trouva bientôt en face du pavillon indiqué. |
7126 |
L'heure du rendez vous allait sonner. En effet, au bout de quelques instants, le beffroi de Saint Cloud laissa lentement tomber dix coups de sa large gueule mugissante. Il y avait quelque chose de lugubre à cette voix de bronze qui se lamentait ainsi au milieu de la nuit. |
7127 |
Puis l'idée lui vint qu'il avait mal lu et que le rendez vous était pour onze heures seulement. Il s'approcha de la fenêtre, se plaça dans un rayon de lumière, tira sa lettre de sa poche et la relut ; il ne s'était point trompé : le rendez vous était bien pour dix heures. |
7128 |
La petite lueur suave brillait toujours dans le calme de la nuit. D'Artagnan s'aperçut alors, chose qu'il n'avait pas remarquée d'abord, car rien ne le poussait à cet examen, que le sol, battu ici, troué là, présentait des traces confuses de pas d'hommes, et de pieds de chevaux. |
7129 |
En outre, les roues d'une voiture, qui paraissait venir de Paris, avaient creusé dans la terre molle une profonde empreinte qui ne dépassait pas la hauteur du pavillon et qui retournait vers Paris. Enfin d'Artagnan, en poursuivant ses recherches, trouva près du mur un gant de femme déchiré. |
7130 |
D'Artagnan profita de la lampe qui brillait dans la cabane du passeur pour relire encore une fois le billet de Mme Bonacieux et s'assurer qu'il ne s'était pas trompé, que le rendez vous était bien à Saint Cloud et non ailleurs, devant le pavillon de M. d'Estrées et non dans une autre rue. |
7131 |
Il reprit le chemin du château tout courant ; il lui semblait qu'en son absence quelque chose de nouveau s'était peut être passé au pavillon et que des renseignements l'attendaient là. La ruelle était toujours déserte, et la même lueur calme et douce s'épanchait de la fenêtre. |
7132 |
Comme je suis pauvre et que je n'ai pas peur qu'on me vole, j'allai ouvrir et je vis trois hommes à quelques pas de là. Dans l'ombre était un carrosse avec des chevaux attelés et des chevaux de main. Ces chevaux de main appartenaient évidemment aux trois hommes qui étaient vêtus en cavaliers. |
7133 |
La femme criait et appelait au secours. Mais bientôt ses cris furent étouffés ; les trois hommes se rapprochèrent de la fenêtre, emportant la femme dans leurs bras ; deux descendirent par l'échelle et la transportèrent dans la voiture, où le petit vieux entra après elle. |
7134 |
Tantôt il ne pouvait croire que ce fût Mme Bonacieux, et il espérait le lendemain la retrouver au Louvre ; tantôt il craignait qu'elle n'eût eu une intrigue avec quelque autre et qu'un jaloux ne l'eût surprise et fait enlever. Il flottait, il se désolait, il se désespérait. |
7135 |
Sans doute il lui donnerait de bons conseils dans toute cette affaire ; puis, comme M. de Tréville voyait presque journellement la reine, il pourrait peut être tirer de Sa Majesté quelque renseignement sur la pauvre femme à qui l'on faisait sans doute payer son dévouement à sa maîtresse. |
7136 |
Décidé à mettre les conseils de M. de Tréville en pratique à l'instant même, d'Artagnan s'achemina vers la rue des Fossoyeurs, afin de veiller à la confection de son portemanteau. En s'approchant de sa maison, il reconnut M. Bonacieux en costume du matin, debout sur le seuil de sa porte. |
7137 |
Il sembla donc à d'Artagnan que M. Bonacieux portait un masque, et même que ce masque était des plus désagréables à voir. En conséquence il allait, vaincu par sa répugnance pour cet homme, passer devant lui sans lui parler, quand, ainsi que la veille, M. Bonacieux l'interpella. |
7138 |
Alors une idée subite traversa l'esprit de d'Artagnan. Ce petit homme gros, court, grisonnant, cette espèce de laquais vêtu d'un habit sombre, traité sans considération par les gens d'épée qui composaient l'escorte, c'était Bonacieux lui même. Le mari avait présidé à l'enlèvement de sa femme. |
7139 |
Cependant la révolution qui s'était faite sur son visage était si visible, que Bonacieux en fut effrayé et essaya de reculer d'un pas ; mais justement il se trouvait devant le battant de la porte, qui était fermée, et l'obstacle qu'il rencontra le força de se tenir à la même place. |
7140 |
Cette probabilité lui fut une première consolation. Si Bonacieux savait où était sa femme, on pourrait toujours, en employant des moyens extrêmes, forcer le mercier à desserrer les dents et à laisser échapper son secret. Il s'agissait seulement de changer cette probabilité en certitude. |
7141 |
Aussi d'Artagnan fut il servi avec une célérité miraculeuse. Le régiment des gardes se recrutait parmi les premiers gentilshommes du royaume, et d'Artagnan, suivi d'un laquais et voyageant avec quatre chevaux magnifiques, ne pouvait, malgré la simplicité de son uniforme, manquer de faire sensation. |
7142 |
Mais à ceci M. Porthos répondit que, comme il attendait d'un moment à l'autre sa maîtresse, qui était une des plus grandes dames de la cour, je devais comprendre que la chambre qu'il me faisait l'honneur d'habiter chez moi était encore bien médiocre pour une pareille personne. |
7143 |
Je me livrai à cet exercice, et comme la nature m'a doué de quelques facultés, aujourd'hui je jette le lasso aussi bien qu'aucun homme du monde. Eh bien, comprenez vous ? Notre hôte a une cave très bien garnie, mais dont la clef ne le quitte pas ; seulement, cette cave a un soupirail. |
7144 |
En conséquence, il avait fait semblant de croire tout ce que lui avait raconté le glorieux mousquetaire, convaincu qu'il n'y a pas d'amitié qui tienne à un secret surpris, surtout quand ce secret intéresse l'orgueil ; puis on a toujours une certaine supériorité morale sur ceux dont on sait la vie. |
7145 |
Les plus humbles clercs, tels que nos diacres et sacristains, bénissent avec les goupillons, qui simulent un nombre indéfini de doigts bénissants. Voilà le sujet simplifié, argumentum omni denudatum ornamento. Je ferais avec cela, continua le jésuite, deux volumes de la taille de celui ci. |
7146 |
Puis, le jour anniversaire de celui où j'avais été insulté, j'accrochai ma soutane à un clou, je pris un costume complet de cavalier, et je me rendis à un bal que donnait une dame de mes amies, et où je savais que devait se trouver mon homme. C'était rue des Francs Bourgeois, tout près de la Force. |
7147 |
Athos, dont je fis la connaissance à cette époque, et Porthos, qui m'avait, en dehors de mes leçons d'escrime, appris quelques bottes gaillardes, me décidèrent à demander une casaque de mousquetaire. Le roi avait fort aimé mon père, tué au siège d'Arras, et l'on m'accorda cette casaque. |
7148 |
Comment allait il retrouver Athos, et même le retrouverait il ? La position dans laquelle il l'avait laissé était critique ; il pouvait bien avoir succombé. Cette idée, en assombrissant son front, lui arracha quelques soupirs et lui fit formuler tout bas quelques serments de vengeance. |
7149 |
De la patience, Athos. Vous vous engagez là dans une mauvaise affaire, et vous allez être criblés. Voici mon valet et moi qui vous lâcherons trois coups de feu, autant vous arriveront de la cave ; puis nous aurons encore nos épées, dont, je vous assure, mon ami et moi nous jouons passablement. |
7150 |
Puis, se retournant vers Planchet, il lui fit signe de désarmer son mousqueton. Les Anglais, convaincus, remirent en grommelant leurs épées au fourreau. On leur raconta l'histoire de l'emprisonnement d'Athos. Et comme ils étaient bons gentilshommes, ils donnèrent tort à l'hôtelier. |
7151 |
En même temps, Grimaud parut à son tour derrière son maître, le mousqueton sur l'épaule, la tête tremblante, comme ces satyres ivres des tableaux de Rubens. Il était arrosé par devant et par derrière d'une liqueur grasse que l'hôte reconnut pour être sa meilleure huile d'olive. |
7152 |
Le cortège traversa la grande salle et alla s'installer dans la meilleure chambre de l'auberge, que d'Artagnan occupa d'autorité. Pendant ce temps, l'hôte et sa femme se précipitèrent avec des lampes dans la cave, qui leur avait été si longtemps interdite et où un affreux spectacle les attendait. |
7153 |
L'image de la dévastation et de la mort, comme dit le poète de l'Antiquité, régnait là comme sur un champ de bataille. Sur cinquante saucissons, pendus aux solives, dix restaient à peine. Alors les hurlements de l'hôte et de l'hôtesse percèrent la voûte de la cave, d'Artagnan lui même en fut ému. |
7154 |
Athos se recueillit, et, à mesure qu'il se recueillait, d'Artagnan le voyait pâlir ; il en était à cette période de l'ivresse où les buveurs vulgaires tombent et dorment. Lui, il rêvait tout haut sans dormir. Ce somnambulisme de l'ivresse avait quelque chose d'effrayant. |
7155 |
Un de mes amis, un de mes amis, entendez vous bien ! pas moi, dit Athos en s'interrompant avec un sourire sombre ; un des comtes de ma province, c'est à dire du Berry, noble comme un Dandolo ou un Montmorency, devint amoureux à vingt cinq ans d'une jeune fille de seize, belle comme les amours. |
7156 |
Du reste, on les disait de bonne extraction. Mon ami, qui était le seigneur du pays, aurait pu la séduire ou la prendre de force, à son gré, il était le maître ; qui serait venu à l'aide de deux étrangers, de deux inconnus ? Malheureusement il était honnête homme, il l'épousa. |
7157 |
Tout ce doute ne lui donna qu'un plus vif désir d'arriver à une certitude, et il passa chez son ami avec l'intention bien arrêtée de renouer sa conversation de la veille mais il trouva Athos de sens tout à fait rassis, c'est à dire le plus fin et le plus impénétrable des hommes. |
7158 |
Voyons, s'il ne s'agit que d'être reconnu par quelqu'un, eh bien, la selle suffira ; elle est assez remarquable. Quant au cheval, nous trouverons quelque excuse pour motiver sa disparition. Que diable ! un cheval est mortel ; mettons que le mien a eu la morve ou le farcin. |
7159 |
Ils étaient réunis en conseil chez Athos : ce qui indiquait toujours des circonstances d'une certaine gravité. M. de Tréville venait de les faire prévenir que l'intention bien arrêtée de Sa Majesté étant d'ouvrir la campagne le 1ermai, ils eussent à préparer incontinent leurs équipages. |
7160 |
Quelques informations qu'il eût pu prendre sur Mme Bonacieux, il ne lui en était venu aucune nouvelle. M. de Tréville en avait parlé à la reine ; la reine ignorait où était la jeune mercière et avait promis de la faire chercher. Mais cette promesse était bien vague et ne rassurait guère d'Artagnan. |
7161 |
Quand ils se rencontraient, ils avaient des regards désolés qui voulaient dire : As tu trouvé quelque chose ? Cependant, comme Porthos avait trouvé le premier son idée, et comme il l'avait poursuivie avec persistance, il fut le premier à agir. C'était un homme d'exécution que ce digne Porthos. |
7162 |
D'Artagnan, sans perdre de vue la dame au coussin rouge, continua de suivre le manège de Porthos, qui l'amusait fort ; il crut deviner que la dame aux coiffes noires était la procureuse de la rue aux Ours, d'autant mieux que l'église Saint Leu n'était pas très éloignée de ladite rue. |
7163 |
Ce n'étaient que chimères et illusions ; mais pour un amour réel, pour une jalousie véritable, y a-t-il d'autre réalité que les illusions et les chimères ? Le sermon finit : la procureuse s'avança vers le bénitier ; Porthos l'y devança, et, au lieu d'un doigt, y mit toute la main. |
7164 |
Mais, dans quinze jours, comme vous le savez ou comme vous ne le savez pas, cette fatale campagne s'ouvre ; je vais être affreusement préoccupé de mon équipement. Puis je vais faire un voyage dans ma famille, au fond de la Bretagne, pour réaliser la somme nécessaire à mon départ. |
7165 |
Il fit signe à Grimaud d'apporter un verre pour d'Artagnan, et Grimaud obéit comme d'habitude. D'Artagnan raconta alors à Athos tout ce qui s'était passé à l'église entre Porthos et la procureuse, et comment leur camarade était probablement, à cette heure, en voie de s'équiper. |
7166 |
En attendant, il allait tâcher de savoir ce que c'était que Milady. Milady avait parlé à l'homme au manteau noir, donc elle le connaissait. Or, dans l'esprit de d'Artagnan, c'était l'homme au manteau noir qui avait enlevé Mme Bonacieux une seconde fois, comme il l'avait enlevée une première. |
7167 |
Au bout d'un instant d'observation derrière la haie, il entendit le bruit d'une voiture, et il vit s'arrêter en face de lui le carrosse de Milady. Il n'y avait pas à s'y tromper. Milady était dedans. D'Artagnan se coucha sur le cou de son cheval, afin de tout voir sans être vu. |
7168 |
Le cavalier fit un mouvement pour suivre la voiture ; mais d'Artagnan, dont la colère déjà bouillante s'était encore augmentée en reconnaissant en lui l'Anglais qui, à Amiens, lui avait gagné son cheval et avait failli gagner à Athos son diamant, sauta à la bride et l'arrêta. |
7169 |
Il trouva Athos couché sur un grand canapé, où il attendait, comme il l'avait dit, que son équipement le vînt trouver. Il raconta à Athos tout ce qui venait de se passer, moins la lettre de M. de Wardes. Athos fut enchanté lorsqu'il sut qu'il allait se battre contre un Anglais. |
7170 |
Nous avons dit que c'était son rêve. On envoya chercher à l'instant même Porthos et Aramis par les laquais, et on les mit au courant de la situation. Porthos tira son épée hors du fourreau et se mit à espadonner contre le mur en se reculant de temps en temps et en faisant des pliés comme un danseur. |
7171 |
Athos donna une pièce de monnaie au chevrier pour qu'il s'écartât. Les laquais furent chargés de faire sentinelle. Bientôt une troupe silencieuse s'approcha du même enclos, y pénétra et joignit les mousquetaires ; puis, selon les habitudes d'outre mer, les présentations eurent lieu. |
7172 |
D'ailleurs, il s'engageait à le venir prendre pour le présenter. D'Artagnan lui donna rendez vous à huit heures, chez Athos. Cette présentation à Milady occupait fort la tête de notre Gascon. Il se rappelait de quelle façon étrange cette femme avait été mêlée jusque là dans sa destinée. |
7173 |
Quant à ce commencement d'intrigue entre elle et le comte de Wardes, notre présomptueux ne s'en préoccupait que médiocrement, bien que le marquis fût jeune, beau, riche et fort avant dans la faveur du cardinal. Ce n'est pas pour rien que l'on a vingt ans, et surtout que l'on est né à Tarbes. |
7174 |
Il trouva donc d'Artagnan seul, et, comme il était près de huit heures, il emmena le jeune homme. Un élégant carrosse attendait en bas, et comme il était attelé de deux excellents chevaux, en un instant on fut place Royale. Milady Clarick reçut gracieusement d'Artagnan. |
7175 |
Milady l'écouta avec la plus grande attention ; cependant on voyait facilement, quelque effort qu'elle fît pour cacher ses impressions, que ce récit ne lui était point agréable. Le sang lui montait à la tête, et son petit pied s'agitait impatiemment sous sa robe. Lord de Winter ne s'aperçut de rien. |
7176 |
Puis, lorsqu'il eut fini, il s'approcha d'une table où étaient servis sur un plateau une bouteille de vin d'Espagne et des verres. Il emplit deux verres et d'un signe invita d'Artagnan à boire. D'Artagnan savait que c'était fort désobliger un Anglais que de refuser de toaster avec lui. |
7177 |
Cependant il n'avait point perdu de vue Milady, et dans la glace il s'aperçut du changement qui venait de s'opérer sur son visage. Maintenant qu'elle croyait n'être plus regardée, un sentiment qui ressemblait à de la férocité animait sa physionomie. Elle mordait son mouchoir à belles dents. |
7178 |
Le visage de cette femme, avec une mobilité surprenante, avait repris son expression gracieuse, seulement quelques petites taches rouges disséminées sur son mouchoir indiquaient qu'elle s'était mordu les lèvres jusqu'au sang. Ses lèvres étaient magnifiques, on eût dit du corail. |
7179 |
Milady paraissait s'être entièrement remise. Elle raconta que Lord de Winter n'était que son beau frère et non son frère : elle avait épousé un cadet de famille qui l'avait laissée veuve avec un enfant. Cet enfant était le seul héritier de Lord de Winter, si Lord de Winter ne se mariait point. |
7180 |
Au reste, au bout d'une demi heure de conversation, d'Artagnan était convaincu que Milady était sa compatriote : elle parlait le français avec une pureté et une élégance qui ne laissaient aucun doute à cet égard. D'Artagnan se répandit en propos galants et en protestations de dévouement. |
7181 |
Lord de Winter n'y était point, et ce fut Milady qui lui fit cette fois tous les honneurs de la soirée. Elle parut prendre un grand intérêt à lui, lui demanda d'où il était, quels étaient ses amis, et s'il n'avait pas pensé quelquefois à s'attacher au service de M. le cardinal. |
7182 |
D'Artagnan répondit qu'il y avait été envoyé par M. de Tréville pour traiter d'une remonte de chevaux et qu'il en avait même ramené quatre comme échantillon. Milady, dans le cours de la conversation, se pinça deux ou trois fois les lèvres : elle avait affaire a un Gascon qui jouait serré. |
7183 |
Malheureusement les jambes commençaient à refuser le service à toute cette machine osseuse ; depuis cinq ou six mois que cet affaiblissement s'était fait sentir, le digne procureur était à peu près devenu l'esclave de sa femme. Le cousin fut accepté avec résignation, voilà tout. |
7184 |
Ce secours qui était arrivé à Porthos au moment où il était attaqué dans ses espérances gastronomiques inspira au mousquetaire beaucoup de reconnaissance pour sa procureuse. Bientôt l'heure du dîner arriva. On passa dans la salle à manger, grande pièce noire qui était située en face de la cuisine. |
7185 |
Les clercs, qui, à ce qu'il paraît, avaient senti dans la maison des parfums inaccoutumés, étaient d'une exactitude militaire, et tenaient en main leurs tabourets, tout prêts qu'ils étaient à s'asseoir. On les voyait d'avance remuer les mâchoires avec des dispositions effrayantes. |
7186 |
Les jeunes gens remplissaient d'eau ce tiers de vin, puis, lorsqu'ils avaient bu la moitié du verre, ils le remplissaient encore, et ils faisaient toujours ainsi ; ce qui les amenait à la fin du repas à avaler une boisson qui de la couleur du rubis était passée à celle de la topaze brûlée. |
7187 |
Porthos mangea timidement son aile de poule, et frémit lorsqu'il sentit sous la table le genou de la procureuse qui venait trouver le sien. Il but aussi un demi verre de ce vin fort ménagé, et qu'il reconnut pour cet horrible cru de Montreuil, la terreur des palais exercés. |
7188 |
Enfin le reste de l'équipement fut successivement débattu de la même manière ; et le résultat de la scène fut que la procureuse demanderait à son mari un prêt de huit cents livres en argent, et fournirait le cheval et le mulet qui auraient l'honneur de porter à la gloire Porthos et Mousqueton. |
7189 |
Ces conditions arrêtées, et les intérêts stipulés ainsi que l'époque du remboursement, Porthos prit congé de Mme Coquenard. Celle ci voulait bien le retenir en lui faisant les yeux doux ; mais Porthos prétexta les exigences du service, et il fallut que la procureuse cédât le pas au roi. |
7190 |
Cependant, au grand étonnement de d'Artagnan, la jolie Ketty se défendait avec une certaine résolution. Le temps passe vite, lorsqu'il se passe en attaques et en défenses. Minuit sonna, et l'on entendit presque en même temps retentir la sonnette dans la chambre de Milady. |
7191 |
Toutes deux rentrèrent dans la chambre à coucher et comme la porte de communication resta ouverte, d'Artagnan put entendre quelque temps encore Milady gronder sa suivante, puis enfin elle s'apaisa, et la conversation tomba sur lui tandis que Ketty accommodait sa maîtresse. |
7192 |
D'Artagnan sortit ne sachant plus que penser : mais comme c'était un garçon à qui on ne faisait pas facilement perdre la tête, tout en faisant sa cour à Milady il avait bâti dans son esprit un petit plan. Il trouva Ketty à la porte, et comme la veille il monta chez elle pour avoir des nouvelles. |
7193 |
L'intention de d'Artagnan était bien simple : par la chambre de Ketty il arrivait à celle de sa maîtresse ; il profitait du premier moment de surprise, de honte, de terreur pour triompher d'elle ; peut être aussi échouerait il, mais il fallait bien donner quelque chose au hasard. |
7194 |
Cependant elle pleura beaucoup avant de se décider à remettre cette lettre à Milady, mais enfin elle se décida, c'est tout ce que voulait d'Artagnan. D'ailleurs il lui promit que le soir il sortirait de bonne heure de chez sa maîtresse, et qu'en sortant de chez sa maîtresse il monterait chez elle. |
7195 |
Le service, de son côté, prenait aussi sa part de ce temps précieux, qui s'écoulait si vite. Seulement on était convenu de se trouver une fois la semaine, vers une heure, au logis d'Athos, attendu que ce dernier, selon le serment qu'il avait fait, ne passait plus le seuil de sa porte. |
7196 |
Il trouva Athos et Aramis qui philosophaient. Aramis avait quelques velléités de revenir à la soutane. Athos, selon ses habitudes, ne le dissuadait ni ne l'encourageait. Athos était pour qu'on laissât à chacun son libre arbitre. Il ne donnait jamais de conseils qu'on ne les lui demandât. |
7197 |
Au bout d'un instant de conversation dans laquelle Porthos laissa entrevoir qu'une personne haut placée avait bien voulu se charger de le tirer d'embarras, Mousqueton entra. Il venait prier Porthos de passer à son logis, où, disait il d'un air fort piteux, sa présence était urgente. |
7198 |
Bazin gratta à la porte ; Aramis n'avait plus de raison pour le tenir à distance ; il lui permit d'entrer. Bazin resta stupéfait à la vue de cet or, et oublia qu'il venait annoncer d'Artagnan, qui, curieux de savoir ce que c'était que le mendiant, venait chez Aramis en sortant de chez Athos. |
7199 |
Les deux amis se rendirent d'abord chez Athos, qui, fidèle au serment qu'il avait fait de ne pas sortir, se chargea de faire apporter à dîner chez lui : comme il entendait à merveille les détails gastronomiques, d'Artagnan et Aramis ne firent aucune difficulté de lui abandonner ce soin important. |
7200 |
Il fallut que d'Artagnan trouvât tout seul l'escalier et la petite chambre. Ketty était assise la tête cachée dans ses mains, et pleurait. Elle entendit entrer d'Artagnan, mais elle ne releva point la tête ; le jeune homme alla à elle et lui prit les mains, alors elle éclata en sanglots. |
7201 |
Cette vengeance, au reste, devenait d'autant plus facile, que Milady, sans doute pour cacher sa rougeur à son amant, avait recommandé à Ketty d'éteindre toutes les lumières dans l'appartement, et même dans sa chambre, à elle. Avant le jour, M. de Wardes devait sortir, toujours dans l'obscurité. |
7202 |
D'Artagnan s'élança aussitôt dans son armoire. À peine y était il blotti que la sonnette se fit entendre. Ketty entra chez sa maîtresse, et ne laissa point la porte ouverte ; mais la cloison était si mince, que l'on entendait à peu près tout ce qui se disait entre les deux femmes. |
7203 |
Cependant une heure venait de sonner ; il fallut se séparer ; d'Artagnan, au moment de quitter Milady, ne sentit plus qu'un vif regret de s'éloigner, et, dans l'adieu passionné qu'ils s'adressèrent réciproquement, une nouvelle entrevue fut convenue pour la semaine suivante. |
7204 |
Un mois de fièvre n'eût pas plus changé la pauvre enfant qu'elle ne l'était pour cette nuit d'insomnie et de douleur. Elle était envoyée par sa maîtresse au faux de Wardes. Sa maîtresse était folle d'amour, ivre de joie : elle voulait savoir quand le comte lui donnerait une seconde entrevue. |
7205 |
Ses dents grinçaient, elle était couleur de cendre : elle voulut faire un pas vers la fenêtre pour aller chercher de l'air ; mais elle ne put qu'étendre les bras, les jambes lui manquèrent, et elle tomba sur un fauteuil. Ketty crut qu'elle se trouvait mal et se précipita pour ouvrir son corsage. |
7206 |
Le soir Milady fut plus impatiente encore que la veille, elle renouvela l'ordre relatif au Gascon ; mais comme la veille elle l'attendit inutilement. Le lendemain Ketty se présenta chez d'Artagnan, non plus joyeuse et alerte comme les deux jours précédents, mais au contraire triste à mourir. |
7207 |
D'Artagnan demanda à la pauvre fille ce qu'elle avait ; mais celle ci, pour toute réponse, tira une lettre de sa poche et la lui remit. Cette lettre était de l'écriture de Milady : seulement cette fois elle était bien à l'adresse de d'Artagnan et non à celle de M. de Wardes. |
7208 |
Il lui fit répondre qu'il était on ne peut plus reconnaissant de ses bontés et qu'il se rendrait à ses ordres ; mais il n'osa lui écrire de peur de ne pouvoir, à des yeux aussi exercés que ceux de Milady, déguiser suffisamment son écriture. À neuf heures sonnant, d'Artagnan était place Royale. |
7209 |
Ses lèvres étaient froides : il sembla à d'Artagnan qu'il venait d'embrasser une statue. Il n'en était pas moins ivre de joie, électrisé d'amour, il croyait presque à la tendresse de Milady ; il croyait presque au crime de de Wardes. Si de Wardes eût été en ce moment sous sa main, il l'eût tué. |
7210 |
Il fit cinq ou six fois le tour de la place Royale, se retournant de dix pas en dix pas pour regarder la lumière de l'appartement de Milady, qu'on apercevait à travers les jalousies ; il était évident que cette fois la jeune femme était moins pressée que la première de rentrer dans sa chambre. |
7211 |
Il croyait être entraîné dans quelqu'une de ces intrigues fantastiques comme on en accomplit en rêve. Il ne s'élança pas moins vers Milady, cédant à cette attraction que l'aimant exerce sur le fer. La porte se referma derrière eux. Ketty s'élança à son tour contre la porte. |
7212 |
Il s'abandonna donc tout entier aux sensations du moment. Milady ne fut plus pour lui cette femme aux intentions fatales qui l'avait un instant épouvanté, ce fut une maîtresse ardente et passionnée s'abandonnant tout entière à un amour qu'elle semblait éprouver elle même. |
7213 |
Mais d'Artagnan, dont les idées avaient pris un tout autre cours, s'oublia comme un sot et répondit galamment qu'il était bien tard pour s'occuper de duels à coups d'épée. Cette froideur pour les seuls intérêts qui l'occupassent effraya Milady, dont les questions devinrent plus pressantes. |
7214 |
Mais Milady se sentait dénoncée par l'effroi même de d'Artagnan. Sans doute il avait tout vu : le jeune homme maintenant savait son secret, secret terrible, que tout le monde ignorait, excepté lui. Elle se retourna, non plus comme une femme furieuse mais comme une panthère blessée. |
7215 |
Alors Milady essaya de renverser l'arc boutant qui l'enfermait dans sa chambre, avec des forces bien au dessus de celles d'une femme ; puis, lorsqu'elle sentit que c'était chose impossible, elle cribla la porte de coups de poignard, dont quelques uns traversèrent l'épaisseur du bois. |
7216 |
Vous savez bien l'intérêt que nous prenons tous à cette pauvre petite Mme Bonacieux. D'ailleurs Ketty ne dira rien : n'est ce pas, Ketty ? Tu comprends, mon enfant, continua d'Artagnan, c'est la femme de cet affreux magot que tu as vu sur le pas de la porte en entrant ici. |
7217 |
Il l'examina et le trouva sans défaut. On le lui fit mille livres. Peut être l'eût il eu pour moins ; mais tandis que d'Artagnan discutait sur le prix avec le maquignon, Athos comptait les cent pistoles sur la table. Grimaud eut un cheval picard, trapu et fort, qui coûta trois cents livres. |
7218 |
Mais la selle de ce dernier cheval et les armes de Grimaud achetées, il ne restait plus un sou des cent cinquante pistoles d'Athos. D'Artagnan offrit à son ami de mordre une bouchée dans la part qui lui revenait, quitte à lui rendre plus tard ce qu'il lui aurait emprunté. |
7219 |
Les valets suivirent. Comme l'avait pensé Porthos, la cavalcade fit bon effet ; et si Mme Coquenard s'était trouvée sur le chemin de Porthos et eût pu voir quel grand air il avait sur son beau genet d'Espagne, elle n'aurait pas regretté la saignée qu'elle avait faite au coffre fort de son mari. |
7220 |
Un temps de galop les conduisit sur la route de Chaillot ; le jour commençait à baisser, les voitures passaient et repassaient ; d'Artagnan, gardé à quelques pas par ses amis, plongeait ses regards jusqu'au fond des carrosses, et n'y apercevait aucune figure de connaissance. |
7221 |
L'huissier rentra et fit signe à d'Artagnan de le suivre. Il sembla au jeune homme que les gardes, en le regardant s'éloigner, chuchotaient entre eux. Il suivit un corridor, traversa un grand salon, entra dans une bibliothèque, et se trouva en face d'un homme assis devant un bureau et qui écrivait. |
7222 |
La journée du lendemain se passa en préparatifs de départ ; d'Artagnan alla faire ses adieux à M. de Tréville. À cette heure on croyait encore que la séparation des gardes et des mousquetaires serait momentanée, le roi tenant son parlement le jour même et devant partir le lendemain. |
7223 |
Chacun des capitaines conduisit aussitôt sa compagnie au Louvre, où le roi passait sa revue. Le roi était triste et paraissait malade, ce qui lui ôtait un peu de sa haute mine. En effet, la veille, la fièvre l'avait pris au milieu du parlement et tandis qu'il tenait son lit de justice. |
7224 |
La revue passée, les gardes se mirent seuls en marche, les mousquetaires ne devant partir qu'avec le roi, ce qui permit à Porthos d'aller faire, dans son superbe équipage, un tour dans la rue aux Ours. La procureuse le vit passer dans son uniforme neuf et sur son beau cheval. |
7225 |
Seulement, en tournant le coin de la rue, il souleva son feutre et l'agita en signe d'adieu. De son côté, Aramis écrivait une longue lettre. À qui ? Personne n'en savait rien. Dans la chambre voisine, Ketty, qui devait partir le soir même pour Tours, attendait cette lettre mystérieuse. |
7226 |
Des villes importantes données par Henri IV aux huguenots comme places de sûreté, il ne restait plus que La Rochelle. Il s'agissait donc de détruire ce dernier boulevard du calvinisme, levain dangereux, auquel se venaient incessamment mêler des ferments de révolte civile ou de guerre étrangère. |
7227 |
Espagnols, Anglais, Italiens mécontents, aventuriers de toute nation, soldats de fortune de toute secte accouraient au premier appel sous les drapeaux des protestants et s'organisaient comme une vaste association dont les branches divergeaient à loisir sur tous les points de l'Europe. |
7228 |
Il s'agissait donc pour Richelieu, non seulement de débarrasser la France d'un ennemi, mais de se venger d'un rival ; au reste, la vengeance devait être grande et éclatante, et digne en tout d'un homme qui tient dans sa main, pour épée de combat, les forces de tout un royaume. |
7229 |
Le premier avantage avait été au duc de Buckingham : arrivé inopinément en vue de l'île de Ré avec quatre vingt dix vaisseaux et vingt mille hommes à peu près, il avait surpris le comte de Toiras, qui commandait pour le roi dans l'île ; il avait, après un combat sanglant, opéré son débarquement. |
7230 |
Le roi, comme nous l'avons dit, devait suivre, aussitôt son lit de justice tenu, mais en se levant de ce lit de justice, le 28 juin, il s'était senti pris par la fièvre ; il n'en avait pas moins voulu partir, mais, son état empirant, il avait été forcé de s'arrêter à Villeroi. |
7231 |
Les gardes, sous le commandement de M. des Essarts, avaient leur logement aux Minimes. Mais nous le savons, d'Artagnan, préoccupé de l'ambition de passer aux mousquetaires, avait rarement fait amitié avec ses camarades ; il se trouvait donc isolé et livré à ses propres réflexions. |
7232 |
En échange de tout cela il avait acquis la protection et la bienveillance de la reine, mais la bienveillance de la reine était, par le temps qui courait, une cause de plus de persécution ; et sa protection, on le sait, protégeait fort mal : témoins Chalais et Mme Bonacieux. |
7233 |
Cet événement pouvait avoir trois causes : La première et la plus naturelle pouvait être une embuscade des Rochelois, qui n'eussent pas été fâchés de tuer un des gardes de Sa Majesté, d'abord parce que c'était un ennemi de moins, et que cet ennemi pouvait avoir une bourse bien garnie dans sa poche. |
7234 |
Cependant le jour parut sans que l'obscurité eût amené aucun incident. Mais d'Artagnan se douta bien que ce qui était différé n'était pas perdu. D'Artagnan resta toute la journée dans son logis ; il se donna pour excuse, vis à vis de lui même, que le temps était mauvais. |
7235 |
On ne voyait personne, et le bastion semblait abandonné. Les trois enfants perdus délibéraient s'ils iraient plus avant, lorsque tout à coup une ceinture de fumée ceignit le géant de pierre, et une douzaine de balles vinrent siffler autour de d'Artagnan et de ses deux compagnons. |
7236 |
Il y avait deux moyens d'arriver à son but : le fouiller sur la place, ou l'emporter en se faisant un bouclier de son corps, et le fouiller dans la tranchée. D'Artagnan préféra le second moyen et chargea l'assassin sur ses épaules au moment même où l'ennemi faisait feu. |
7237 |
Une légère secousse, le bruit mat de trois balles qui trouaient les chairs, un dernier cri, un frémissement d'agonie prouvèrent à d'Artagnan que celui qui avait voulu l'assassiner venait de lui sauver la vie. D'Artagnan regagna la tranchée et jeta le cadavre auprès du blessé aussi pâle qu'un mort. |
7238 |
Celui ci confessa qu'il s'était chargé avec son camarade, le même qui venait d'être tué, d'enlever une jeune femme qui devait sortir de Paris par la barrière de La Villette, mais que, s'étant arrêtés à boire dans un cabaret, ils avaient manqué la voiture de dix minutes. |
7239 |
Sans doute elle devait ces renseignements au cardinal. Mais, au milieu de tout cela, il comprit, avec un sentiment de joie bien réel, que la reine avait fini par découvrir la prison où la pauvre Mme Bonacieux expiait son dévouement, et qu'elle l'avait tirée de cette prison. |
7240 |
Alors la lettre qu'il avait reçue de la jeune femme et son passage sur la route de Chaillot, passage pareil à une apparition, lui furent expliqués. Dès lors, ainsi qu'Athos l'avait prédit, il était possible de retrouver Mme Bonacieux, et un couvent n'était pas imprenable. |
7241 |
On fut donc à la fois fort étonné et fort joyeux dans le régiment, quand on vit reparaître le jeune homme sain et sauf. D'Artagnan expliqua le coup d'épée de son compagnon par une sortie qu'il improvisa. Il raconta la mort de l'autre soldat et les périls qu'ils avaient courus. |
7242 |
Au reste, comme toute belle action porte avec elle sa récompense, la belle action de d'Artagnan eut pour résultat de lui rendre la tranquillité qu'il avait perdue. En effet, d'Artagnan croyait pouvoir être tranquille, puisque, de ses deux ennemis, l'un était tué et l'autre dévoué à ses intérêts. |
7243 |
D'Artagnan, en rentrant, envoya les douze bouteilles de vin à la buvette des gardes, en recommandant qu'on les lui gardât avec soin ; puis, le jour de la solennité, comme le dîner était fixé pour l'heure de midi, d'Artagnan envoya, dès neuf heures, Planchet pour tout préparer. |
7244 |
Et sur cette assurance, les quatre amis, qui avaient achevé leur modeste repas, se séparèrent avec promesse de se revoir le soir même : d'Artagnan retourna aux Minimes, et les trois mousquetaires rejoignirent le quartier du roi, où ils avaient à faire préparer leur logis. |
7245 |
Le logis du roi était tantôt à Étré, tantôt à La Jarrie. Enfin le logis du cardinal était sur les dunes, au pont de La Pierre, dans une simple maison sans aucun retranchement. De cette façon, Monsieur surveillait Bassompierre ; le roi, le duc d'Angoulême, et le cardinal, M. de Schomberg. |
7246 |
Notre intention n'étant pas de faire un journal de siège, mais au contraire de n'en rapporter que les événements qui ont trait à l'histoire que nous racontons, nous nous contenterons de dire en deux mots que l'entreprise réussit au grand étonnement du roi et à la grande gloire de M. le cardinal. |
7247 |
Des Te Deum furent chantés au camp, et de là se répandirent par toute la France. Le cardinal resta donc maître de poursuivre le siège sans avoir, du moins momentanément, rien à craindre de la part des Anglais. Mais, comme nous venons de le dire, le repos n'était que momentané. |
7248 |
De plus, dans le logis de Buckingham, qu'il avait été forcé d'abandonner plus précipitamment qu'il ne l'avait cru, on avait trouvé des papiers qui confirmaient cette ligue, et qui, à ce qu'assure M. le cardinal dans ses mémoires, compromettaient fort Mme de Chevreuse, et par conséquent la reine. |
7249 |
C'était sur le cardinal que pesait toute la responsabilité, car on n'est pas ministre absolu sans être responsable ; aussi toutes les ressources de son vaste génie étaient elles tendues nuit et jour, et occupées à écouter le moindre bruit qui s'élevait dans un des grands royaumes de l'Europe. |
7250 |
Il est vrai que les ennemis de Son Éminence disaient que c'était elle même qui mettait en campagne les assassins maladroits, afin d'avoir le cas échéant le droit d'user de représailles ; mais il ne faut croire ni à ce que disent les ministres, ni à ce que disent leurs ennemis. |
7251 |
C'est la question que se firent d'abord les trois mousquetaires ; puis, voyant qu'aucune des réponses que pouvait leur faire leur intelligence n'était satisfaisante, Porthos appela l'hôte et demanda des dés. Porthos et Aramis se placèrent à une table et se mirent à jouer. |
7252 |
En réfléchissant et en se promenant, Athos passait et repassait devant le tuyau du poêle rompu par la moitié et dont l'autre extrémité donnait dans la chambre supérieure, et à chaque fois qu'il passait et repassait, il entendait un murmure de paroles qui finit par fixer son attention. |
7253 |
Un peu plus loin, un groupe de deux hommes et de trois chevaux apparaissait dans l'ombre ; ces deux hommes étaient ceux qui devaient conduire Milady au fort de La Pointe, et veiller à son embarquement. L'écuyer confirma au cardinal ce que les deux mousquetaires lui avaient déjà dit à propos d'Athos. |
7254 |
Il entra dans la chambre, et referma la porte derrière lui. Au bruit qu'il fit en repoussant le verrou, Milady se retourna. Athos était debout devant la porte, enveloppé dans son manteau, son chapeau rabattu sur ses yeux. En voyant cette figure muette et immobile comme une statue, Milady eut peur. |
7255 |
Votre puissance est grande, je le sais ; mais vous savez aussi qu'avec l'aide de Dieu les hommes ont souvent vaincu les démons les plus terribles. Vous vous êtes déjà trouvée sur mon chemin, je croyais vous avoir terrassée, madame ; mais, ou je me trompai, ou l'enfer vous a ressuscitée. |
7256 |
Milady, pâle comme un cadavre, voulut crier, mais sa langue glacée ne put proférer qu'un son rauque qui n'avait rien de la parole humaine et qui semblait le râle d'une bête fauve ; collée contre la sombre tapisserie, elle apparaissait, les cheveux épars, comme l'image effrayante de la terreur. |
7257 |
Quant à Athos, il se mit légèrement en selle et partit au galop ; seulement, au lieu de suivre la route, il prit à travers champs, piquant avec vigueur son cheval et de temps en temps s'arrêtant pour écouter. Dans une de ces haltes, il entendit sur la route le pas de plusieurs chevaux. |
7258 |
Parce que nous avons des choses fort importantes à nous dire, et qu'il était impossible de causer cinq minutes dans cette auberge avec tous ces importuns qui vont, qui viennent, qui saluent, qui accostent ; ici, du moins, continua Athos en montrant le bastion, on ne viendra pas nous déranger. |
7259 |
Mieux vaut donc poursuivre notre entreprise, devant laquelle d'ailleurs nous ne pouvons plus reculer sans honte ; nous avons fait un pari, un pari qui ne pouvait être prévu, et dont je défie qui que ce soit de deviner la véritable cause : nous allons, pour le gagner, tenir une heure dans le bastion. |
7260 |
Si nous ne le sommes pas, nous aurons tout le temps de causer et personne ne nous entendra, car je réponds que les murs de ce bastion n'ont pas d'oreilles ; si nous le sommes, nous causerons de nos affaires tout de même, et de plus, tout en nous défendant, nous nous couvrons de gloire. |
7261 |
Grimaud se retrouva sur ses jambes comme par un ressort. Athos alors lui fit signe de prendre le panier et de marcher devant. Grimaud obéit. Tout ce qu'avait gagné le pauvre garçon à cette pantomime d'un instant, c'est qu'il était passé de l'arrière garde à l'avant garde. |
7262 |
Athos ôta son chapeau, le mit au bout de son épée et l'agita en l'air. Tous les spectateurs lui rendirent son salut, accompagnant cette politesse d'un grand hourra qui arriva jusqu'à eux. Après quoi, ils disparurent tous quatre dans le bastion, où les avait déjà précédés Grimaud. |
7263 |
Athos répondit, toujours par geste, que c'était bien, et indiqua à Grimaud une espèce de poivrière où celui ci comprit qu'il se devait tenir en sentinelle. Seulement, pour adoucir l'ennui de la faction, Athos lui permit d'emporter un pain, deux côtelettes et une bouteille de vin. |
7264 |
Je vous ai fait faire une promenade charmante ; voici un déjeuner des plus succulents, et cinq cents personnes là bas, comme vous pouvez les voir à travers les meurtrières, qui nous prennent pour des fous ou pour des héros, deux classes d'imbéciles qui se ressemblent assez. |
7265 |
Et les quatre amis, s'élançant hors du fort, parvinrent jusqu'au champ de bataille, ramassèrent les quatre mousquets des soldats et la demi pique du brigadier ; et, convaincus que les fuyards ne s'arrêteraient qu'à la ville, reprirent le chemin du bastion, rapportant les trophées de leur victoire. |
7266 |
De leur côté, les Français, en voyant revenir les quatre amis au pas, poussaient des cris d'enthousiasme. Enfin une nouvelle mousquetade se fit entendre, et cette fois les balles vinrent s'aplatir sur les cailloux autour des quatre amis et siffler lugubrement à leurs oreilles. |
7267 |
On n'entendait que le cri de : Vivent les gardes ! Vivent les mousquetaires ! M. de Busigny était venu le premier serrer la main à Athos et reconnaître que le pari était perdu. Le dragon et le Suisse l'avaient suivi, tous les camarades avaient suivi le dragon et le Suisse. |
7268 |
C'étaient des félicitations, des poignées de main, des embrassades à n'en plus finir, des rires inextinguibles à l'endroit des Rochelois ; enfin, un tumulte si grand, que M. Le cardinal crut qu'il y avait émeute et envoya La Houdinière, son capitaine des gardes, s'informer de ce qui se passait. |
7269 |
M. des Essarts, qui aimait beaucoup d'Artagnan, lui fit alors ses offres de service : ce changement de corps amenant des dépenses d'équipement. D'Artagnan refusa ; mais, trouvant l'occasion bonne, il le pria de faire estimer le diamant qu'il lui remit, et dont il désirait faire de l'argent. |
7270 |
Une affaire de famille n'était point soumise à l'investigation du cardinal ; une affaire de famille ne regardait personne ; on pouvait s'occuper devant tout le monde d'une affaire de famille. Ainsi, Athos avait trouvé le mot : affaire de famille. Aramis avait trouvé l'idée : les laquais. |
7271 |
D'Artagnan seul n'avait rien trouvé, lui ordinairement le plus inventif des quatre ; mais il faut dire aussi que le nom seul de Milady le paralysait. Ah ! si ; nous nous trompons : il avait trouvé un acheteur pour le diamant. Le déjeuner chez M. de Tréville fut d'une gaieté charmante. |
7272 |
Que diable ! nous ne sommes pas des enfants ! Pour aller en Angleterre (Athos baissa la voix), il faut traverser toute la France, semée d'espions et de créatures du cardinal ; il faut une passe pour s'embarquer ; il faut savoir l'anglais pour demander son chemin à Londres. |
7273 |
J'ai rêvé que cet Anglais maudit était mort. Je ne puis me rappeler si c'était par le fer ou par le poison ; seulement ce dont je suis sûr, c'est que j'ai rêvé qu'il était mort, et, vous le savez, mes rêves ne me trompent jamais. Assurez vous donc de me voir revenir bientôt. |
7274 |
Prends celle ci, dit Athos, en lui donnant la sienne avec une insouciante générosité, et sois brave garçon. Songe que, si tu parles, si tu bavardes, si tu flânes, tu fais couper le cou à ton maître, qui a si grande confiance dans ta fidélité qu'il nous a répondu de toi. |
7275 |
Plus d'une fois un tremblement insurmontable les prit, lorsqu'on les appela pour quelque service inattendu. Ils avaient d'ailleurs à se garder pour leur propre sûreté ; Milady était un fantôme qui, lorsqu'il était apparu une fois aux gens, ne les laissait pas dormir tranquillement. |
7276 |
D'être décapités ? Mais tous les jours, dans la tranchée, nous allons joyeusement nous exposer à pis que cela, car un boulet peut nous casser la jambe, et je suis convaincu qu'un chirurgien nous fait plus souffrir en nous coupant la cuisse qu'un bourreau en nous coupant la tête. |
7277 |
Il peut être tombé de cheval, il peut avoir fait une cabriole par dessus le pont, il peut avoir couru si vite qu'il en ait attrapé une fluxion de poitrine. Eh ! messieurs ! faisons donc la part des événements. La vie est un chapelet de petites misères que le philosophe égrène en riant. |
7278 |
Il avait trouvé dans M. de Busigny, qui, au reste, leur avait donné un dîner magnifique, un partner digne de lui. Ils jouaient donc ensemble, comme d'habitude, quand sept heures sonnèrent : on entendit passer les patrouilles qui allaient doubler les postes ; à sept heures et demie la retraite sonna. |
7279 |
Elle laissa donc passer Lorient et Brest sans insister près du capitaine, qui, de son côté, se garda bien de lui donner l'éveil. Milady continua donc sa route, et le jour même où Planchet s'embarquait de Portsmouth pour la France, la messagère de son Éminence entrait triomphante dans le port. |
7280 |
L'astre pâli, mais cependant splendide encore, se couchait à l'horizon, empourprant à la fois le ciel et la mer de bandes de feu et jetant sur les tours et les vieilles maisons de la ville un dernier rayon d'or qui faisait étinceler les vitres comme le reflet d'un incendie. |
7281 |
Lorsqu'on entra dans le port, il faisait déjà nuit. La brume épaississait encore l'obscurité et formait autour des fanaux et des lanternes des jetées un cercle pareil à celui qui entoure la lune quand le temps menace de devenir pluvieux. L'air qu'on respirait était triste, humide et froid. |
7282 |
Milady, cette femme si forte, se sentait frissonner malgré elle. L'officier se fit indiquer les paquets de Milady, fit porter son bagage dans le canot ; et lorsque cette opération fut faite, il l'invita à y descendre elle même en lui tendant sa main. Milady regarda cet homme et hésita. |
7283 |
Les huit rames retombèrent dans la mer, ne formant qu'un seul bruit, ne frappant qu'un seul coup, et le canot sembla voler sur la surface de l'eau. Au bout de cinq minutes on touchait à terre. L'officier sauta sur le quai et offrit la main à Milady. Une voiture attendait. |
7284 |
Cependant, au bout d'un quart d'heure, étonnée de la longueur du chemin, elle se pencha vers la portière pour voir où on la conduisait. On n'apercevait plus de maisons ; des arbres apparaissaient dans les ténèbres comme de grands fantômes noirs courant les uns après les autres. |
7285 |
La voiture passa sous deux voûtes, et enfin s'arrêta dans une cour sombre et carrée ; presque aussitôt la portière de la voiture s'ouvrit, le jeune homme sauta légèrement à terre et présenta sa main à Milady, qui s'appuya dessus, et descendit à son tour avec assez de calme. |
7286 |
Pourquoi la retenait il ? Athos lui avait bien dit quelques mots qui prouvaient que la conversation qu'elle avait eue avec le cardinal était tombée dans des oreilles étrangères ; mais elle ne pouvait admettre qu'il eût pu creuser une contre mine si prompte et si hardie. |
7287 |
Buckingham pouvait avoir deviné que c'était elle qui avait coupé les deux ferrets, et se venger de cette petite trahison ; mais Buckingham était incapable de se porter à aucun excès contre une femme, surtout si cette femme était censée avoir agi par un sentiment de jalousie. |
7288 |
Ah ! vos traits reprennent leur calme, votre visage retrouve son assurance : Quinze jours, vingt jours dites vous, bah ! d'ici là, j'ai l'esprit inventif, il me viendra quelque idée ; j'ai l'esprit infernal, et je trouverai quelque victime. D'ici à quinze jours, vous dites vous, je serai hors d'ici. |
7289 |
Il était évident que si un jour ils apprenaient d'une manière certaine qu'il ne fallait plus compter sur Buckingham, avec l'espoir leur courage tomberait. Le cardinal attendait donc avec grande impatience des nouvelles d'Angleterre qui devaient annoncer que Buckingham ne viendrait pas. |
7290 |
Les billets rappelaient aux hommes que ces enfants, ces femmes, ces vieillards qu'on laissait mourir étaient leurs fils, leurs épouses et leurs pères ; qu'il serait plus juste que chacun fût réduit à la misère commune, afin qu'une même position fit prendre des résolutions unanimes. |
7291 |
Les trois autres s'occupaient à décoiffer une énorme dame jeanne de vin de Collioure ; c'étaient les laquais de ces messieurs. Le cardinal, comme nous l'avons dit, était de sombre humeur, et rien, quand il était dans cette situation d'esprit, ne redoublait sa maussaderie comme la gaieté des autres. |
7292 |
Aussi Grimaud n'ajouta-t-il point une parole, se contentant de tendre le doigt indicateur dans la direction de la haie et dénonçant par ce geste le cardinal et son escorte. D'un seul bond les quatre mousquetaires furent sur pied et saluèrent avec respect. Le cardinal semblait furieux. |
7293 |
Dans deux occasions sa fortune lui a manqué, dans deux occasions elle s'est vue découverte et trahie, et dans ces deux occasions, c'est contre le génie fatal envoyé sans doute par le Seigneur pour la combattre qu'elle a échoué : d'Artagnan l'a vaincue, elle, cette invincible puissance du mal. |
7294 |
Enfin, au moment où elle vient d'obtenir un blanc seing à l'aide duquel elle va se venger de son ennemi, le blanc seing lui est arraché des mains, et c'est d'Artagnan qui la tient prisonnière et qui va l'envoyer dans quelque immonde Botany Bay, dans quelque Tyburn infâme de l'océan Indien. |
7295 |
Oui, mais pour se venger il faut être libre, et pour être libre, quand on est prisonnier, il faut percer un mur, desceller des barreaux, trouer un plancher ; toutes entreprises que peut mener à bout un homme patient et fort mais devant lesquelles doivent échouer les irritations fébriles d'une femme. |
7296 |
D'abord je n'ai jamais réussi par ce moyen : peut être, si j'usais de ma force contre des femmes, aurais je chance de les trouver plus faibles encore que moi, et par conséquent de les vaincre ; mais c'est contre des hommes que je lutte, et je ne suis qu'une femme pour eux. |
7297 |
La prisonnière ne voulut pas perdre de temps, et elle résolut de faire, dès cette même soirée, quelque tentative pour sonder le terrain, en étudiant le caractère des gens auxquels sa garde était confiée. Une lumière apparut sous la porte ; cette lumière annonçait le retour de ses geôliers. |
7298 |
Elle songea alors que Lord de Winter allait venir et rendre, par sa présence, une nouvelle force à son geôlier : sa première épreuve était perdue, elle en prit son parti en femme qui compte sur ses ressources ; en conséquence elle leva la tête, ouvrit les yeux et soupira faiblement. |
7299 |
Milady ne se trompait pas. Felton reparut, et, sans faire attention si Milady avait ou non touché au repas, fit un signe pour qu'on emportât hors de la chambre la table, que l'on apportait ordinairement toute servie. Felton resta le dernier, il tenait un livre à la main. |
7300 |
Pour le moment, elle n'en voulait pas davantage, elle se releva, se mit à table, mangea peu et ne but que de l'eau. Une heure après on vint enlever la table, mais Milady remarqua que cette fois Felton n'accompagnait point les soldats. Il craignait donc de la voir trop souvent. |
7301 |
Rester muette et digne en sa présence, de temps en temps l'irriter par un dédain affecté, par un mot méprisant, le pousser à des menaces et à des violences qui faisaient un contraste avec sa résignation à elle, tel était son projet. Felton verrait : peut être ne dirait il rien ; mais il verrait. |
7302 |
Vers midi, Lord de Winter entra. Il faisait une assez belle journée d'hiver, et un rayon de ce pâle soleil d'Angleterre qui éclaire, mais qui n'échauffe pas, passait à travers les barreaux de la prison. Milady regardait par la fenêtre, et fit semblant de ne pas entendre la porte qui s'ouvrait. |
7303 |
Vous vous trompez : demain cet ordre sera envoyé à Lord Buckingham ; après demain il reviendra signé de sa main et revêtu de son sceau, et vingt quatre heures après, c'est moi qui vous en réponds, il recevra son commencement d'exécution. Adieu, madame, voilà tout ce que j'avais à vous dire. |
7304 |
Vous le savez, les lois anglaises sont inexorables sur l'abus que l'on fait du mariage ; expliquez vous franchement : quoique mon nom ou plutôt le nom de mon frère se trouve mêlé dans tout cela, je risquerai le scandale d'un procès public pour être sûr que du coup je serai débarrassé de vous. |
7305 |
Ma foi ! vous n'avez pas tort, après tout, et la vie est bonne. C'est pour cela que je ne me soucie pas que vous me l'ôtiez. Reste donc à régler l'affaire des cinq shillings ; je me montre un peu parcimonieux, n'est ce pas ? cela tient à ce que je ne me soucie pas que vous corrompiez vos gardiens. |
7306 |
Cependant, comme nous l'avons dit, une chose la rassurait : Felton n'avait pas parlé. Elle ne voulut point paraître émue par les menaces de Lord de Winter, elle se mit à table et mangea. Puis, comme elle avait fait la veille, elle se mit à genoux, et répéta tout haut ses prières. |
7307 |
Le glaive de l'éternel est trop lourd pour mon bras. Laissez moi donc fuir le déshonneur par la mort, laissez moi me réfugier dans le martyre. Je ne vous demande ni la liberté, comme ferait une coupable, ni la vengeance, comme ferait une païenne. Laissez moi mourir, voilà tout. |
7308 |
Winter a changé sa sottise ordinaire en une prudence inconnue ; ce que c'est que le désir de la vengeance, et comme ce désir forme l'homme ! Quant à Felton, il hésite. Ah ! ce n'est pas un homme comme ce d'Artagnan maudit. Un puritain n'adore que les vierges, et il les adore en joignant les mains. |
7309 |
Comme tous les gens d'un mérite réel, Milady connaissait le milieu qui convenait à sa nature, à ses moyens. La pauvreté lui répugnait, l'abjection la diminuait des deux tiers de sa grandeur. Milady n'était reine que parmi les reines ; il fallait à sa domination le plaisir de l'orgueil satisfait. |
7310 |
Au reste, l'orage qui grondait en elle doublait sa force, et elle eût fait éclater les murs de sa prison, si son corps eût pu prendre un seul instant les proportions de son esprit. Puis ce qui l'aiguillonnait encore au milieu de tout cela, c'était le souvenir du cardinal. |
7311 |
Ce n'était point l'heure convenue, Felton n'entra point. Deux heures après et comme minuit sonnait, la sentinelle fut relevée. Cette fois c'était l'heure : aussi, à partir de ce moment, Milady attendit elle avec impatience. La nouvelle sentinelle commença à se promener dans le corridor. |
7312 |
Oui, car, à peine sortie d'ici, je dirai tout, je dirai la violence dont vous avez usé envers moi, je dirai ma captivité. Je dénoncerai ce palais d'infamie ; vous êtes bien haut placé, Milord, mais tremblez ! Au dessus de vous il y a le roi, au dessus du roi il y a Dieu. |
7313 |
Je vins à lui et je lui racontai tout, il me connaissait, celui là, et ne douta point un instant. C'était un grand seigneur, c'était un homme en tout point l'égal de Buckingham. Il ne dit rien, il ceignit seulement son épée, s'enveloppa de son manteau et se rendit à Buckingham Palace. |
7314 |
Votre protecteur avait vu avec peine ce mariage de son frère aîné avec une jeune fille sans fortune. Je sentis que je ne pouvais attendre d'un homme trompé dans ses espérances d'héritage aucun appui. Je passai en France résolue à y demeurer pendant tout le reste de ma vie. |
7315 |
Lord de Winter crut tout ce qu'on lui dit, avec d'autant plus de facilité qu'il avait intérêt à le croire. Il me fit arrêter, me conduisit ici, me remit sous votre garde. Vous savez le reste : après demain il me bannit, il me déporte ; après demain il me relègue parmi les infâmes. |
7316 |
Mais la présence de cette femme n'empêchait pas Milady de songer. Il n'y avait plus de doute, Felton était convaincu, Felton était à elle : un ange apparût il au jeune homme pour accuser Milady, il le prendrait certainement, dans la disposition d'esprit où il se trouvait, pour un envoyé du démon. |
7317 |
Vers les quatre heures du matin, le médecin arriva ; mais depuis le temps où Milady s'était frappée, la blessure s'était déjà refermée : le médecin ne put donc en mesurer ni la direction, ni la profondeur ; il reconnut seulement au pouls de la malade que le cas n'était point grave. |
7318 |
Felton, soupçonné par le baron, allait il lui manquer au moment décisif ? Elle n'avait plus qu'un jour : Lord de Winter lui avait annoncé son embarquement pour le 23 et l'on était arrivé au matin du 22. Néanmoins, elle attendit encore assez patiemment jusqu'à l'heure du dîner. |
7319 |
Milady répondit qu'elle était trop faible pour le moment, et que son seul désir était de demeurer seule. Le soldat sortit, laissant le dîner servi. Felton était écarté, les soldats de marine étaient changés, on se défiait donc de Felton. C'était le dernier coup porté à la prisonnière. |
7320 |
Si vous dites un seul mot à qui que ce soit avant d'être sur le navire, mon sergent vous fera sauter la cervelle, et il en a l'ordre ; si, sur le navire, vous dites un mot à qui que ce soit avant que le capitaine vous le permette, le capitaine vous fait jeter à la mer, c'est convenu. |
7321 |
Parvenu au bas de l'échelle, et lorsqu'il ne sentit plus d'appui pour ses pieds, il se cramponna avec ses mains ; enfin, arrivé au dernier échelon il se laissa pendre à la force des poignets et toucha la terre. Il se baissa, ramassa le sac d'or et le prit entre ses dents. |
7322 |
Toutefois on s'éloignait du château ; c'était le principal. La nuit était profondément ténébreuse, et il était déjà presque impossible de distinguer le rivage de la barque, à plus forte raison n'eût on pas pu distinguer la barque du rivage. Un point noir se balançait sur la mer. |
7323 |
Pendant que la barque s'avançait de son côté de toute la force de ses quatre rameurs, Felton déliait la corde, puis le mouchoir qui liait les mains de Milady. Puis, lorsque ses mains furent déliées, il prit de l'eau de la mer et la lui jeta au visage. Milady poussa un soupir et ouvrit les yeux. |
7324 |
Au bout de cent pas, comme le terrain allait en descendant, il ne pouvait plus voir que le mât du sloop. Il courut aussitôt dans la direction de Portsmouth, dont il voyait en face de lui, à un demi mille à peu près, se dessiner dans la brume du matin les tours et les maisons. |
7325 |
C'est que son amour si étrange, si nouveau, si ardent, lui faisait voir les accusations infâmes et imaginaires de Lady de Winter, comme on voit au travers d'un verre grossissant, à l'état de monstres effroyables, des atomes imperceptibles en réalité auprès d'une fourmi. |
7326 |
La rapidité de sa course allumait encore son sang : l'idée qu'il laissait derrière lui, exposée à une vengeance effroyable, la femme qu'il aimait ou plutôt qu'il adorait comme une sainte, I'émotion passée, sa fatigue présente, tout exaltait encore son âme au dessus des sentiments humains. |
7327 |
Felton s'élança dans le palais. Au moment où il entrait dans le vestibule un homme entrait aussi, poudreux, hors d'haleine, laissant à la porte un cheval de poste qui en arrivant tomba sur les deux genoux. Felton et lui s'adressèrent en même temps à Patrick, le valet de chambre de confiance du duc. |
7328 |
Tous deux insistaient pour passer l'un avant l'autre. Patrick, qui savait que Lord de Winter était en affaires de service et en relations d'amitié avec le duc, donna la préférence à celui qui venait en son nom. L'autre fut forcé d'attendre, et il fut facile de voir combien il maudissait ce retard. |
7329 |
Il put encore mettre le sachet au fond du coffret d'argent, y laissa tomber le couteau en faisant signe à La Porte qu'il ne pouvait plus parler ; puis, dans une dernière convulsion, que cette fois il n'avait plus la force de combattre, il glissa du sofa sur le parquet. Patrick poussa un grand cri. |
7330 |
Buckingham voulut sourire une dernière fois ; mais la mort arrêta sa pensée, qui resta gravée sur son front comme un dernier baiser d'amour. En ce moment le médecin du duc arriva tout effaré ; il était déjà à bord du vaisseau amiral, on avait été obligé d'aller le chercher là. |
7331 |
Il poussa même la sévérité de cet ordre jusqu'à retenir en Angleterre l'ambassadeur de Danemark, qui avait pris congé, et l'ambassadeur ordinaire de Hollande, qui devait ramener dans le port de Flessingue les navires des Indes que Charles Ier avait fait restituer aux Provinces Unies. |
7332 |
Aussi, comme nous l'avons dit, Aramis avait écrit immédiatement à Marie Michon, cette lingère de Tours qui avait de si belles connaissances, pour qu'elle obtînt que la reine donnât l'autorisation à Mme Bonacieux de sortir du couvent et de se retirer soit en Lorraine, soit en Belgique. |
7333 |
Nous crèverons donc aussi bien quatre chevaux qu'un. Mais songez, d'Artagnan, ajouta-t-il d'une voix si sombre que son accent donna le frisson au jeune homme, songez que Béthune est une ville où le cardinal a donné rendez vous à une femme qui, partout où elle va, mène le malheur après elle. |
7334 |
Le 25 au soir, comme ils entraient à Arras, et comme d'Artagnan venait de mettre pied à terre à l'auberge de la Herse d'Or pour boire un verre de vin, un cavalier sortit de la cour de la poste, où il venait de relayer, prenant au grand galop, et avec un cheval frais, le chemin de Paris. |
7335 |
Au moment où il passait de la grande porte dans la rue, le vent entrouvrit le manteau dont il était enveloppé, quoiqu'on fût au mois d'août, et enleva son chapeau, que le voyageur retint de sa main, au moment où il avait déjà quitté sa tête, et l'enfonça vivement sur ses yeux. |
7336 |
Les passions toujours nouvelles qui la consumaient donnaient à sa vie l'apparence de ces nuages qui volent dans le ciel, reflétant tantôt l'azur, tantôt le feu, tantôt le noir opaque de la tempête, et qui ne laissent d'autres traces sur la terre que la dévastation et la mort. |
7337 |
Voulant voir jusqu'où irait la discrétion de cette bonne abbesse, elle se mit à dire un mal, très dissimulé d'abord, puis très circonstancié du cardinal, racontant les amours du ministre avec Mme d'Aiguillon, avec Marion de Lorme et avec quelques autres femmes galantes. |
7338 |
Il se mêlait au souvenir de cette jeune fille un souvenir de colère, et un désir de vengeance avait bouleversé les traits de Milady, qui reprirent au reste presque aussitôt l'expression calme et bienveillante que cette femme aux cent visages leur avait momentanément fait perdre. |
7339 |
Elle prit donc congé de l'abbesse et se coucha, doucement bercée par les idées de vengeance auxquelles l'avait tout naturellement ramenée le nom de Ketty. Elle se rappelait cette promesse presque illimitée que lui avait faite le cardinal, si elle réussissait dans son entreprise. |
7340 |
Il est vrai que l'habit de novice que portait la jeune femme n'était pas très avantageux pour soutenir une lutte de ce genre. L'abbesse les présenta l'une à l'autre ; puis, lorsque cette formalité fut remplie, comme ses devoirs l'appelaient à l'église, elle laissa les deux jeunes femmes seules. |
7341 |
Nous renvoyons à Béthune ce domestique de mon frère, à qui, je vous l'ai dit, nous pouvons nous fier ; il prend un déguisement et se loge en face du couvent : si ce sont les émissaires du cardinal qui viennent, il ne bouge pas ; si c'est M. d'Artagnan et ses amis, il les amène où nous sommes. |
7342 |
Ce qu'il y avait de plus pressé, c'était d'enlever Mme Bonacieux, de la mettre en lieu de sûreté, et là, le cas échéant, de s'en faire un otage. Milady commençait à redouter l'issue de ce duel terrible, où ses ennemis mettaient autant de persévérance qu'elle mettait, elle, d'acharnement. |
7343 |
Elle ne s'ennuierait pas, Dieu merci, car elle aurait le plus doux passe temps que les événements pussent accorder à une femme de son caractère : une bonne vengeance à perfectionner. Tout en rêvant, elle jetait les yeux autour d'elle et classait dans sa tête la topographie du jardin. |
7344 |
Milady était comme un bon général, qui prévoit tout ensemble la victoire et la défaite, et qui est tout près, selon les chances de la bataille, à marcher en avant ou à battre en retraite. Au bout d'une heure, elle entendit une douce voix qui l'appelait ; c'était celle de Mme Bonacieux. |
7345 |
Le bruit devenait plus fort, les chevaux ne devaient pas être à plus de cent cinquante pas ; si on ne les apercevait point encore, c'est que la route faisait un coude. Toutefois, le bruit devenait si distinct qu'on eût pu compter les chevaux par le bruit saccadé de leurs fers. |
7346 |
D'Artagnan avait une telle confiance dans la parole de son ami, qu'il baissa la tête et entra dans l'auberge sans rien répondre. Porthos et Aramis se regardaient, ne comprenant rien à l'assurance d'Athos. Lord de Winter croyait qu'il parlait ainsi pour engourdir la douleur de d'Artagnan. |
7347 |
Ces dispositions prises, les valets se retirèrent à leur tour. Athos alors se leva de sa chaise, ceignit son épée, s'enveloppa dans son manteau et sortit de l'hôtel ; il était dix heures à peu près. À dix heures du soir, on le sait, en province les rues sont peu fréquentées. |
7348 |
Athos cependant cherchait visiblement quelqu'un à qui il pût adresser une question. Enfin il rencontra un passant attardé, s'approcha de lui, lui dit quelques paroles ; l'homme auquel il s'adressait recula avec terreur, cependant il répondit aux paroles du mousquetaire par une indication. |
7349 |
Heureusement un mendiant passa, qui s'approcha d'Athos pour lui demander l'aumône. Athos lui proposa un écu pour l'accompagner où il allait. Le mendiant hésita un instant, mais à la vue de la pièce d'argent qui brillait dans l'obscurité, il se décida et marcha devant Athos. |
7350 |
Athos en fit le tour, avant de distinguer la porte au milieu de la couleur rougeâtre dont cette maison était peinte ; aucune lumière ne paraissait à travers les gerçures des contrevents, aucun bruit ne pouvait faire supposer qu'elle fût habitée, elle était sombre et muette comme un tombeau. |
7351 |
Athos profita à l'instant même de la permission, et la porte se referma derrière lui. L'homme qu'Athos était venu chercher si loin et qu'il avait trouvé avec tant de peine, le fit entrer dans son laboratoire, où il était occupé à retenir avec des fils de fer les os cliquetants d'un squelette. |
7352 |
Fidèle à sa mission de vengeance, Athos s'était fait conduire au jardin ; et là, sur le sable, suivant les pas légers de cette femme qui avait laissé une trace sanglante partout où elle avait passé, il s'avança jusqu'à la porte qui donnait sur le bois, se la fit ouvrir, et s'enfonça dans la forêt. |
7353 |
Planchet n'avait pas besoin d'en savoir davantage. Il courut au rendez vous, trouva les trois laquais exacts à leur poste, les plaça en sentinelles à toutes les issues de l'hôtel, et vint trouver Athos, qui achevait de recevoir les renseignements de Planchet, lorsque ses amis rentrèrent. |
7354 |
Un quart d'heure après, il revint effectivement accompagné d'un homme masqué et enveloppé d'un grand manteau rouge. Lord de Winter et les trois mousquetaires s'interrogèrent du regard. Nul d'entre eux ne put renseigner les autres, car tous ignoraient ce qu'était cet homme. |
7355 |
À neuf heures, guidée par Planchet, la petite cavalcade se mit en route, prenant le chemin qu'avait suivi la voiture. C'était un triste aspect que celui de ces six hommes courant en silence, plongés chacun dans sa pensée, mornes comme le désespoir, sombres comme le châtiment. |
7356 |
Au moment où la petite troupe avait dépassé Goskal et allait arriver à la poste, un homme, abrité sous un arbre, se détacha du tronc avec lequel il était resté confondu dans l'obscurité, et s'avança jusqu'au milieu de la route, mettant son doigt sur ses lèvres. Athos reconnut Grimaud. |
7357 |
On ne pouvait distinguer son visage, mais un sourire sinistre passa sur les lèvres d'Athos, il n'y avait pas à s'y tromper, c'était bien celle qu'il cherchait. En ce moment un cheval hennit : Milady releva la tête, vit, collé à la vitre, le visage pâle d'Athos, et poussa un cri. |
7358 |
Tous les yeux se tournèrent sur cet homme, car à tous, excepté à Athos, il était inconnu. Encore Athos le regardait il avec autant de stupéfaction que les autres, car il ignorait comment il pouvait se trouver mêlé en quelque chose à l'horrible drame qui se dénouait en ce moment. |
7359 |
Deux valets traînaient Milady, qu'ils tenaient chacun par un bras ; le bourreau marchait derrière, et Lord de Winter, d'Artagnan, Athos, Porthos et Aramis marchaient derrière le bourreau. Planchet et Bazin venaient les derniers. Les deux valets conduisaient Milady du côté de la rivière. |
7360 |
Le bateau s'éloigna vers la rive gauche de la Lys, emportant la coupable et l'exécuteur ; tous les autres demeurèrent sur la rive droite, où ils étaient tombés à genoux. Le bateau glissait lentement le long de la corde du bac, sous le reflet d'un nuage pâle qui surplombait l'eau en ce moment. |
7361 |
Mais le sol était humide ; en arrivant au haut du talus, elle glissa et tomba sur ses genoux. Une idée superstitieuse la frappa sans doute ; elle comprit que le Ciel lui refusait son secours et resta dans l'attitude où elle se trouvait, la tête inclinée et les mains jointes. |
7362 |
Alors on vit, de l'autre rive, le bourreau lever lentement ses deux bras, un rayon de lune se refléta sur la lame de sa large épée, les deux bras retombèrent ; on entendit le sifflement du cimeterre et le cri de la victime, puis une masse tronquée s'affaissa sous le coup. |
7363 |
Et il laissa tomber le cadavre au plus profond de l'eau, qui se referma sur lui. Trois jours après, les quatre mousquetaires rentraient à Paris ; ils étaient restés dans les limites de leur congé, et le même soir ils allèrent faire leur visite accoutumée à M. de Tréville. |
7364 |
Aussitôt l'arrivée de l'escorte dans une ville, dès qu'ils avaient conduit le roi à son logis, les quatre amis se retiraient ou chez eux ou dans quelque cabaret écarté, où ils ne jouaient ni ne buvaient ; seulement ils parlaient à voix basse en regardant avec attention si nul ne les écoutait. |
7365 |
Cet homme qu'il appelait son fantôme, c'était son inconnu de Meung, de la rue des Fossoyeurs et d'Arras. D'Artagnan tira son épée et s'élança vers la porte. Mais cette fois, au lieu de fuir, l'inconnu s'élança à bas de son cheval, et s'avança à la rencontre de d'Artagnan. |
7366 |
Rochefort obéit et se retira. D'Artagnan resta seul en face du cardinal ; c'était sa seconde entrevue avec Richelieu, et il avoua depuis qu'il avait été bien convaincu que ce serait la dernière. Richelieu resta debout, appuyé contre la cheminée, une table était dressée entre lui et d'Artagnan. |
7367 |
D'un autre côté, les crimes, la puissance, le génie infernal de Milady l'avaient plus d'une fois épouvanté. Il sentait comme une joie secrète d'être à jamais débarrassé de ce complice dangereux. Il déchira lentement le papier que d'Artagnan lui avait si généreusement remis. |
7368 |
Et il s'inclina profondément devant le cardinal en homme qui dit : «Seigneur, que votre volonté soit faite !» Le cardinal s'approcha de la table, et, sans s'asseoir, écrivit quelques lignes sur un parchemin dont les deux tiers étaient déjà remplis et y apposa son sceau. |
7369 |
Porthos quitta le service et épousa, dans le courant de l'année suivante, Mme Coquenard, le coffre tant convoité contenait huit cent mille livres. Mousqueton eut une livrée magnifique, et de plus la satisfaction, qu'il avait ambitionnée toute sa vie, de monter derrière un carrosse doré. |
7370 |
Bazin devint frère lai. Athos resta mousquetaire sous les ordres de d'Artagnan jusqu'en 1633, époque à laquelle, à la suite d'un voyage qu'il fit en Touraine, il quitta aussi le service sous prétexte qu'il venait de recueillir un petit héritage en Roussillon. Grimaud suivit Athos. |
7371 |
M. Bonacieux vivait fort tranquille, ignorant parfaitement ce qu'était devenue sa femme et ne s'en inquiétant guère. Un jour, il eut l'imprudence de se rappeler au souvenir du cardinal ; le cardinal lui fit répondre qu'il allait pourvoir à ce qu'il ne manquât jamais de rien désormais. |
7372 |
En effet, le lendemain, M. Bonacieux, étant sorti à sept heures du soir de chez lui pour se rendre au Louvre, ne reparut plus rue des Fossoyeurs ; l'avis de ceux qui parurent les mieux informés fut qu'il était nourri et logé dans quelque château royal aux frais de sa généreuse Éminence. |
7373 |
Les faits relatifs à cette apparition, consignés aux divers livres de bord, s'accordaient assez exactement sur la structure de l'objet ou de l'être en question, la vitesse inouïe de ses mouvements, la puissance surprenante de sa locomotion, la vie particulière dont il semblait doué. |
7374 |
Si c'était un cétacé, il surpassait en volume tous ceux que la science avait classés jusqu'alors. Ni Cuvier, ni Lacépède, ni M. Dumeril, ni M. de Quatrefages n'eussent admis l'existence d'un tel monstre – à moins de l'avoir vu, ce qui s'appelle vu de leurs propres yeux de savants. |
7375 |
Or, il existait, le fait en lui même n'était plus niable, et, avec ce penchant qui pousse au merveilleux la cervelle humaine, on comprendra l'émotion produite dans le monde entier par cette surnaturelle apparition. Quant à la rejeter au rang des fables, il fallait y renoncer. |
7376 |
Donc, ce cétacé extraordinaire pouvait se transporter d'un endroit à un autre avec une vélocité surprenante, puisque à trois jours d'intervalle, le Governor Higginson et le Cristobal Colon l'avaient observé en deux points de la carte séparés par une distance de plus de sept cents lieues marines. |
7377 |
Dans cette observation simultanée, on crut pouvoir évaluer la longueur minimum du mammifère à plus de trois cent cinquante pieds anglais, puisque le Shannon et l'Helvetia étaient de dimension inférieure à lui, bien qu'ils mesurassent cent mètres de l'étrave à l'étambot. |
7378 |
Les journalistes, qui font profession de science en lutte avec ceux qui font profession d'esprit, versèrent des flots d'encre pendant cette mémorable campagne ; quelques uns même, deux ou trois gouttes de sang, car du serpent de mer, ils en vinrent aux personnalités les plus offensantes. |
7379 |
Pendant les premiers mois de l'année 1867, la question parut être enterrée, et elle ne semblait pas devoir renaître, quand de nouveaux faits furent portés à la connaissance du public. Il ne s'agit plus alors d'un problème scientifique à résoudre, mais bien d'un danger réel sérieux à éviter. |
7380 |
Ils examinèrent l'Océan avec la plus scrupuleuse attention. Ils ne virent rien, si ce n'est un fort remous qui brisait à trois encablures, comme si les nappes liquides eussent été violemment battues. Le relèvement du lieu fut exactement pris, et le Moravian continua sa route sans avaries apparentes. |
7381 |
Personne n'ignore le nom du célèbre armateur anglais Cunard. Cet intelligent industriel fonda, en 1840, un service postal entre Liverpool et Halifax, avec trois navires en bois et à roues d'une force de quatre cents chevaux, et d'une jauge de onze cent soixante deux tonneaux. |
7382 |
Ainsi donc, en 1867, la Compagnie possédait douze navires, dont huit à roues et quatre à hélices. Si je donne ces détails très succincts, c'est afin que chacun sache bien quelle est l'importance de cette compagnie de transports maritimes, connue du monde entier pour son intelligente gestion. |
7383 |
Une telle voie d'eau ne pouvait être aveuglée, et le Scotia, ses roues à demi noyées, dut continuer ainsi son voyage. Il se trouvait alors à trois cent mille du cap Clear, et après trois jours d'un retard qui inquiéta vivement Liverpool, il entra dans les bassins de la Compagnie. |
7384 |
Il fallait donc que l'outil perforant qui l'avait produite fût d'une trempe peu commune – et après avoir été lancé avec une force prodigieuse, ayant ainsi perce une tôle de quatre centimètres, il avait dû se retirer de lui même par un mouvement rétrograde et vraiment inexplicable. |
7385 |
J'étais parfaitement au courant de la question à l'ordre du jour, et comment ne l'aurais je pas été ? J'avais lu et relu tous les journaux américains et européens sans être plus avancé. Ce mystère m'intriguait. Dans l'impossibilité de me former une opinion, je flottais d'un extrême à l'autre. |
7386 |
Du moins, je l'espère. Mais l'hypothèse d'une machine de guerre tomba encore devant la déclaration des gouvernements. Comme il s'agissait là d'un intérêt public, puisque les communications transocéaniennes en souffraient, la franchise des gouvernements ne pouvait être mise en doute. |
7387 |
J'avais publié en France un ouvrage in quarto en deux volumes intitulé : Les Mystères des grands fonds sous marins. Ce livre, particulièrement goûté du monde savant, faisait de moi un spécialiste dans cette partie assez obscure de l'histoire naturelle. Mon avis me fut demandé. |
7388 |
Tant que je pus nier du fait, je me renfermai dans une absolue négation. Mais bientôt, collé au mur, je dus m'expliquer catégoriquement. Et même, «l'honorable Pierre Aronnax, professeur au Muséum de Paris», fut mis en demeure par le New York Herald de formuler une opinion quelconque. |
7389 |
Je me réservais une échappatoire. Au fond, j'admettais l'existence du «monstre». Mon article fut chaudement discuté, ce qui lui valut un grand retentissement. Il rallia un certain nombre de partisans. La solution qu'il proposait, d'ailleurs, laissait libre carrière à l'imagination. |
7390 |
L'esprit humain se plaît à ces conceptions grandioses d'êtres surnaturels. Or la mer est précisément leur meilleur véhicule, le seul milieu où ces géants près desquels les animaux terrestres, éléphants ou rhinocéros, ne sont que des nains – puissent se produire et se développer. |
7391 |
Pourquoi nous ? Autrefois, les animaux terrestres, contemporains des époques géologiques, les quadrupèdes, les quadrumanes, les reptiles, les oiseaux étaient construits sur des gabarits gigantesques. Le Créateur les avait jetés dans un moule colossal que le temps a réduit peu à peu. |
7392 |
On fit à New York les préparatifs d'une expédition destinée à poursuivre le narwal. Une frégate de grande marche l'Abraham Lincoln, se mit en mesure de prendre la mer au plus tôt. Les arsenaux furent ouverts au commandant Farragut, qui pressa activement l'armement de sa frégate. |
7393 |
Il semblait que cette Licorne eût connaissance des complots qui se tramaient contre elle. On en avait tant causé, et même par le câble transatlantique ! Aussi les plaisants prétendaient ils que cette fine mouche avait arrêté au passage quelque télégramme dont elle faisait maintenant son profit. |
7394 |
Et l'impatience allait croissant, quand, le 2 juillet, on apprit qu'un steamer de la ligne de San Francisco de Californie à Shangaï avait revu l'animal, trois semaines auparavant, dans les mers septentrionales du Pacifique. L'émotion causée par cette nouvelle fut extrême. |
7395 |
Ses vivres étaient embarques. Ses soutes regorgeaient de charbon. Pas un homme ne manquait à son rôle d'équipage. Il n'avait qu'à allumer ses fourneaux, à chauffer, à démarrer ! On ne lui eût pas pardonné une demi journée de retard ! D'ailleurs, le commandant Farragut ne demandait qu'à partir. |
7396 |
Trois secondes après avoir lu la lettre de l'honorable secrétaire de la marine, je comprenais enfin que ma véritable vocation, l'unique but de ma vie, était de chasser ce monstre inquiétant et d'en purger le monde. Cependant, je revenais d'un pénible voyage, fatigué, avide de repos. |
7397 |
Je n'aspirais plus qu'à revoir mon pays, mes amis, mon petit logement du Jardin des Plantes, mes chères et précieuses collections ! Mais rien ne put me retenir. J'oubliai tout, fatigues, amis, collections, et j'acceptai sans plus de réflexions l'offre du gouvernement américain. |
7398 |
J'avais en lui un spécialiste, très ferré sur la classification en histoire naturelle, parcourant avec une agilité d'acrobate toute l'échelle des embranchements des groupes, des classes, des sous classes, des ordres, des familles, des genres, des sous genres, des espèces et des variétés. |
7399 |
Et cependant, quel brave et digne garçon ! Conseil, jusqu'ici et depuis dix ans, m'avait suivi partout où m'entraînait la science. Jamais une réflexion de lui sur la longueur ou la fatigue d'un voyage. Nulle objection à boucler sa valise pour un pays quelconque, Chine ou Congo, si éloigné qu'il fût. |
7400 |
Il allait là comme ici, sans en demander davantage. D'ailleurs d'une belle santé qui défiait toutes les maladies ; des muscles solides, mais pas de nerfs, pas l'apparence de nerfs au moral, s'entend. Ce garçon avait trente ans, et son âge était à celui de son maître comme quinze est à vingt. |
7401 |
Je réglai ma note à ce vaste comptoir toujours assiégé par une foule considérable. Je donnai l'ordre d'expédier pour Paris (France) mes ballots d'animaux empaillés et de plantes desséchées. Je fis ouvrir un crédit suffisant au babiroussa, et, Conseil me suivant, je sautai dans une voiture. |
7402 |
Là, le Katrinferryboat nous transporta, hommes, chevaux et voiture, à Brooklyn, la grande annexe de New York, située sur la rive gauche de la rivière de l'Est, et en quelques minutes, nous arrivions au quai près duquel l'Abraham Lincoln vomissait par ses deux cheminées des torrents de fumée noire. |
7403 |
Sous cette pression, l'Abraham Lincoln atteignait une vitesse moyenne de dix huit milles et trois dixièmes à l'heure, vitesse considérable, mais cependant insuffisante pour lutter avec le gigantesque cétacé. Les aménagements intérieurs de la frégate répondaient à ses qualités nautiques. |
7404 |
A cet ordre, qui fut transmis à la machine au moyen d'appareils à air comprimé, les mécaniciens firent agir la roue de la mise en train. La vapeur siffla en se précipitant dans les tiroirs entr'ouverts. Les longs pistons horizontaux gémirent et poussèrent les bielles de l'arbre. |
7405 |
Trois hurrahs, partis de cinq cent mille poitrines. éclatèrent successivement. Des milliers de mouchoirs s'agitèrent au dessus de la masse compacte et saluèrent l'Abraham Lincoln jusqu'à son arrivée dans les eaux de l'Hudson, à la pointe de cette presqu'île allongée qui forme la ville de New York. |
7406 |
Les feux furent poussés ; l'hélice battit plus rapidement les flots ; la frégate longea la côte jaune et basse de Long lsland, et, à huit heures du soir, après avoir perdu dans le nord ouest les feux de Fire lsland, elle courut à toute vapeur sur les sombres eaux de l'Atlantique. |
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Son navire et lui ne faisaient qu'un. Il en était l'âme. Sur la question du cétacé, aucun doute ne s'élevait dans son esprit, et il ne permettait pas que l'existence de l'animal fût discutée à son bord. Il y croyait comme certaines bonnes femmes croient au Léviathan par foi, non par raison. |
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Le monstre existait, il en délivrerait les mers, il l'avait juré. C'était une sorte de chevalier de Rhodes, un Dieudonné de Gozon, marchant à la rencontre du serpent qui désolait son île. Ou le commandant Farragut tuerait le narwal, ou le narwal tuerait le commandant Farragut. |
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Il fallait les entendre causer, discuter, disputer, calculer les diverses chances d'une rencontre, et observer la vaste étendue de l'Océan. Plus d'un s'imposait un quart volontaire dans les barres de perroquet, qui eût maudit une telle corvée en toute autre circonstance. |
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Tant que le soleil décrivait son arc diurne, la mâture était peuplée de matelots auxquels les planches du pont brûlaient les pieds, et qui n'y pouvaient tenir en place ! Et cependant. L'Abraham Lincoln ne tranchait pas encore de son étrave les eaux suspectes du Pacifique. |
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Il surveillait la mer avec une scrupuleuse attention. D'ailleurs, le commandant Farragut parlait d'une certaine somme de deux mille dollars, réservée à quiconque, mousse ou matelot, maître ou officier, signalerait l'animal. Je laisse à penser si les yeux s'exerçaient à bord de l'Abraham Lincoln. |
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Seul entre tous, Conseil protestait par son indifférence touchant la question qui nous passionnait, et détonnait sur l'enthousiasme général du bord. J'ai dit que le commandant Farragut avait soigneusement pourvu son navire d'appareils propres à pêcher le gigantesque cétacé. |
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Ce précieux instrument, d'origine américaine, envoyait sans se gêner, un projectile conique de quatre kilogrammes à une distance moyenne de seize kilomètres. Donc, l'Abraham Lincoln ne manquait d'aucun moyen de destruction. Mais il avait mieux encore. Il avait Ned Land, le roi des harponneurs. |
7414 |
C'était un homme de grande taille – plus de six pieds anglais – vigoureusement bâti, l'air grave, peu communicatif, violent parfois, et très rageur quand on le contrariait. Sa personne provoquait l'attention, et surtout la puissance de son regard qui accentuait singulièrement sa physionomie. |
7415 |
Je ne saurais le mieux comparer qu'à un télescope puissant qui serait en même temps un canon toujours prêt à partir. Qui dit Canadien, dit Français, et, si peu communicatif que fût Ned Land, je dois avouer qu'il se prit d'une certaine affection pour moi. Ma nationalité l'attirait sans doute. |
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Il racontait ses pêches et ses combats avec une grande poésie naturelle. Son récit prenait une forme épique, et je croyais écouter quelque Homère canadien, chantant l'Iliade des régions hyperboréennes. Je dépeins maintenant ce hardi compagnon, tel que je le connais actuellement. |
7417 |
Et maintenant, quelle était l'opinion de Ned Land sur la question du monstre marin ? Je dois avouer qu'il ne croyait guère à la licorne, et que, seul à bord, il ne partageait pas la conviction générale. Il évitait même de traiter ce sujet, sur lequel je crus devoir l'entreprendre un jour. |
7418 |
Eût il cinq cents pieds de longueur, le poulpe, qui n'appartient point à l'embranchement des vertébrés, est tout à fait inoffensif pour des navires tels que le Scotia ou l'Abraham Lincoln. Il faut donc rejeter au rang des fables les prouesses des Krakens ou autres monstres de cette espèce. |
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Écoutez moi. Admettons que la pression d'une atmosphère soit représentée par la pression d'une colonne d'eau haute de trente deux pieds. En réalité, la colonne d'eau serait d'une moindre hauteur, puisqu'il s'agit de l'eau de mer dont la densité est supérieure à celle de l'eau douce. |
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Et si vous n'êtes pas écrasé par une telle pression, c'est que l'air pénètre à l'intérieur de votre corps avec une pression égale. De là un équilibre parfait entre la poussée intérieure et la poussée extérieure, qui se neutralisent, ce qui vous permet de les supporter sans peine. |
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Mais cette réponse prouvait l'obstination du harponneur et pas autre chose. Ce jour là, je ne le poussai pas davantage. L'accident du Scotia n'était pas niable. Le trou existait si bien qu'il avait fallu le boucher, et je ne pense pas que l'existence du trou puisse se démontrer plus catégoriquement. |
7422 |
Pour la résoudre il fallait disséquer ce monstre inconnu, pour le disséquer le prendre, pour le prendre le harponner – ce qui était l'affaire de Ned Land – pour le harponner le voir ce qui était l'affaire de l'équipage – et pour le voir le rencontrer – ce qui était l'affaire du hasard. |
7423 |
Décidément, si le monstre a jamais affaire au harpon de Ned Land, je ne parierai pas pour le monstre. La frégate prolongea la côte sud est de l'Amérique avec une rapidité prodigieuse. Le 3 juillet, nous étions à l'ouvert du détroit de Magellan, à la hauteur du cap des Vierges. |
7424 |
Jour et nuit, on observait la surface de l'Océan, et les nyctalopes, dont la faculté de voir dans l'obscurité accroissait les chances de cinquante pour cent, avaient beau jeu pour gagner la prime. Moi, que l'appât de l'argent n'attirait guère, je n'étais pourtant pas le moins attentif du bord. |
7425 |
Cependant, le temps restait favorable. Le voyage s'accomplissait dans les meilleures conditions. C'était alors la mauvaise saison australe, car le juillet de cette zone correspond à notre janvier d'Europe ; mais la mer se maintenait belle, et se laissait facilement observer dans un vaste périmètre. |
7426 |
Ned Land montrait toujours la plus tenace incrédulité ; il affectait même de ne point examiner la surface des flots en dehors de son temps de bordée – du moins quand aucune baleine n'était en vue. Et pourtant sa merveilleuse puissance de vision aurait rendu de grands services. |
7427 |
Il est doué d'une prodigieuse facilité de déplacement. Or, vous le savez mieux que moi, monsieur le professeur, la nature ne fait rien à contre sens, et elle ne donnerait pas à un animal lent de sa nature la faculté de se mouvoir rapidement, s'il n'avait pas besoin de s'en servir. |
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Le commandant Farragut pensait, avec raison, qu'il valait mieux fréquenter les eaux profondes, et s'éloigner des continents ou des îles dont l'animal avait toujours paru éviter l'approche, «sans doute parce qu'il n'y avait pas assez d'eau pour lui !» disait le maître d'équipage. |
7429 |
Vingt fois par jour, une erreur d'appréciation, une illusion d'optique de quelque matelot perché sur les barres, causaient d'intolérables douleurs, et ces émotions, vingt fois répétées, nous maintenaient dans un état d'éréthisme trop violent pour ne pas amener une réaction prochaine. |
7430 |
On était «tout bête» de s'être laissé prendre à une chimère, mais encore plus furieux ! Les montagnes d'arguments entassés depuis un an s'écroulèrent à la fois, et chacun ne songea plus qu'à se rattraper aux heures de repas ou de sommeil du temps qu'il avait si sottement sacrifié. |
7431 |
La réaction monta des fonds du navire, du poste des soutiers jusqu'au carré de l'état major, et certainement, sans un entêtement très particulier du commandant Farragut, la frégate eût définitivement remis le cap au sud. Cependant, cette recherche inutile ne pouvait se prolonger plus longtemps. |
7432 |
Le commandant tint bon. Les matelots ne cachèrent point leur mécontentement, et le service en souffrit. Je ne veux pas dire qu'il y eut révolte à bord, mais après une raisonnable période d'obstination, le commandant Farragut comme autrefois Colomb, demanda trois jours de patience. |
7433 |
Si dans le délai de trois jours, le monstre n'avait pas paru, l'homme de barre donnerait trois tours de roue, et l'Abraham Lincoln ferait route vers les mers européennes. Cette promesse fut faite le 2 novembre. Elle eut tout d'abord pour résultat de ranimer les défaillances de l'équipage. |
7434 |
Les lunettes fonctionnèrent avec une activité fiévreuse. C'était un suprême défi porté au narwal géant, et celui ci ne pouvait raisonnablement se dispenser de répondre à cette sommation «à comparaître !» Deux jours se passèrent. L'Abraham Lincoln se tenait sous petite vapeur. |
7435 |
D'énormes quartiers de lard furent mis à la traîne pour la plus grande satisfaction des requins, je dois le dire. Les embarcations rayonnèrent dans toutes les directions autour de l'Abraham Lincoln, pendant qu'il mettait en panne, et ne laissèrent pas un point de mer inexploré. |
7436 |
On venait de piquer huit heures. De gros nuages voilaient le disque de la lune, alors dans son premier quartier. La mer ondulait paisiblement sous l'étrave de la frégate. En ce moment, j'étais appuyé à l'avant, sur le bastingage de tribord. Conseil, posté près de moi, regardait devant lui. |
7437 |
L'équipage, juché dans les haubans, examinait l'horizon qui se rétrécissait et s'obscurcissait peu à peu. Les officiers, armes de leur lorgnette de nuit, fouillaient l'obscurité croissante. Parfois le sombre Océan étincelait sous un rayon que la lune dardait entre la frange de deux nuages. |
7438 |
Puis, toute trace lumineuse s'évanouissait dans les ténèbres. En observant Conseil, je constatai que ce brave garçon subissait tant soit peu l'influence générale. Du moins, je le crus ainsi. Peut être, et pour la première fois, ses nerfs vibraient ils sous l'action d'un sentiment de curiosité. |
7439 |
Mais Ned Land ne s'était pas trompé, et tous, nous aperçûmes l'objet qu'il indiquait de la main. A deux encablures de l'Abraham Lincoln et de sa hanche de tribord, la mer semblait être illuminée par dessus. Ce n'était point un simple phénomène de phosphorescence, et l'on ne pouvait s'y tromper. |
7440 |
Cette magnifique irradiation devait être produite par un agent d'une grande puissance éclairante. La partie lumineuse décrivait sur la mer un immense ovale très allongé, au centre duquel se condensait un foyer ardent dont l'insoutenable éclat s'éteignait par dégradations successives. |
7441 |
Ces ordres furent exécutés, et la frégate s'éloigna rapidement du foyer lumineux. Je me trompe. Elle voulut s'éloigner, mais le surnaturel animal se rapprocha avec une vitesse double de la sienne. Nous étions haletants. La stupéfaction, bien plus que la crainte nous tenait muets et immobiles. |
7442 |
Personne ne songea à dormir. L'Abraham Lincoln, ne pouvant lutter de vitesse, avait modéré sa marche et se tenait sous petite vapeur. De son côté, le narwal, imitant la frégate, se laissait bercer au gré des lames, et semblait décidé à ne point abandonner le théâtre de la lutte. |
7443 |
Vers deux heures du matin le foyer lumineux reparut, non moins intense, à cinq milles au vent de l'Abraham Lincoln. Malgré la distance, malgré le bruit du vent et de la mer, on entendait distinctement les formidables battements de queue de l'animal et jusqu'à sa respiration haletante. |
7444 |
Le second fit charger ces espingoles qui lancent un harpon à une distance d'un mille, et de longues canardières à balles explosives dont la blessure est mortelle, même aux plus puissants animaux. Ned Land s'était contenté d'affûter son harpon, arme terrible dans sa main. |
7445 |
A six heures, l'aube commença à poindre, et avec les premières lueurs de l'aurore disparut l'éclat électrique du narwal. A sept heures, le jour était suffisamment fait, mais une brume matinale très épaisse rétrécissait l'horizon, et les meilleures lorgnettes ne pouvaient la percer. |
7446 |
De là, désappointement et colère. Je me hissai jusqu'aux barres d'artimon. Quelques officiers s'étaient déjà perchés à la tête des mâts. A huit heures, la brume roula lourdement sur les flots, et ses grosses volutes se levèrent peu à peu. L'horizon s'élargissait et se purifiait à la fois. |
7447 |
Tous les regards se dirigèrent vers le point indiqué. Là, à un mille et demi de la frégate, un long corps noirâtre émergeait d'un mètre au dessus des flots. Sa queue, violemment agitée, produisait un remous considérable. Jamais appareil caudal ne battit la mer avec une telle puissance. |
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Ici, je ne pouvais encore me prononcer. L'ordre des cétacés comprend trois familles : les baleines, les cachalots et les dauphins, et c'est dans cette dernière que sont rangés les narwals. Chacune de ces famille se divise en plusieurs genres, chaque genre en espèces, chaque espèce en variétés. |
7449 |
Variété, espèce, genre et famille me manquaient encore, mais je ne doutais pas de compléter ma classification avec l'aide du ciel et du commandant Farragut. L'équipage attendait impatiemment les ordres de son chef. Celui ci, après avoir attentivement observé l'animal, fit appeler l'ingénieur. |
7450 |
L'heure de la lutte avait sonné. Quelques instants après, les deux cheminées de la frégate vomissaient des torrents de fumée noire, et le pont frémissait sous le tremblotement des chaudières. L'Abraham Lincoln, chassé en avant par sa puissante hélice, se dirigea droit sur l'animal. |
7451 |
Cette poursuite se prolongea pendant trois quarts d'heure environ, sans que la frégate gagnât deux toises sur le cétacé Il était donc évident qu'à marcher ainsi, on ne l'atteindrait jamais Le commandant Farragut tordait avec rage l'épaisse touffe de poils qui foisonnait sous son menton. |
7452 |
Pendant une heure encore, la frégate se maintint sous cette allure, sans gagner une toise ! C'était humiliant pour l'un des plus rapides marcheurs de la marine américaine. Une sourde colère courait parmi l'équipage. Les matelots injuriaient le monstre, qui, d'ailleurs, dédaignait de leur répondre. |
7453 |
Le charbon s'engouffra dans les fourneaux. Les ventilateurs envoyèrent des torrents d'air sur les brasiers. La rapidité de l'Abraham Lincoln s'accrut. Ses mâts tremblaient jusque dans leurs emplantures, et les tourbillons de fumée pouvaient à peine trouver passage par les cheminées trop étroites. |
7454 |
Le manomètre marqua dix atmosphères. Mais le cétacé «chauffa» lui aussi, sans doute, car, sans se gêner, il fila ses dix neuf milles et trois dixièmes. Quelle poursuite ! Non, je ne puis décrire l'émotion qui faisait vibrer tout mon être. Ned Land se tenait à son poste, le harpon à la main. |
7455 |
Cependant, il faut dire à la louange de l'Abraham Lincoln qu'il lutta avec une infatigable ténacité. Je n'estime pas à moins de cinq cents kilomètres la distance qu'il parcourut pendant cette malencontreuse journée du 6 novembre ! Mais la nuit vint et enveloppa de ses ombres le houleux océan. |
7456 |
Peut être, fatigué de sa journée, dormait il, se laissant aller à l'ondulation des lames ? Il y avait là une chance dont le commandant Farragut résolut de profiter. Il donna ses ordres. L'Abraham Lincoln fut tenu sous petite vapeur, et s'avança prudemment pour ne pas éveiller son adversaire. |
7457 |
En ce moment, penché sur la lisse du gaillard d'avant je voyais au dessous de moi Ned Land, accroché d'une main à la martingale, de l'autre brandissant son terrible harpon Vingt pieds à peine le séparaient de l'animal immobile. Tout d'un coup, son bras se détendit violemment, et le harpon fut lancé. |
7458 |
J'entendis le choc sonore de l'arme, qui semblait avoir heurté un corps dur. La clarté électrique s'éteignit soudain, et deux énormes trombes d'eau s'abattirent sur le pont de la frégate, courant comme un torrent de l'avant à l'arrière, renversant les hommes, brisant les saisines des dromes. |
7459 |
Mon premier soin fut de chercher des yeux la frégate. L'équipage s'était il aperçu de ma disparition ? L'Abraham Lincoln avait il viré de bord ? Le commandant Farragut mettait il une embarcation à la mer ? Devais je espérer d'être sauvé ? Les ténèbres étaient profondes. |
7460 |
Et glissant un couteau ouvert sous mes habits, il les fendit de haut en bas d'un coup rapide. Puis, il m'en débarrassa lestement, tandis que je nageais pour tous deux. A mon tour, je rendis le même service à Conseil, et nous continuâmes de «naviguer» l'un près de l'autre. |
7461 |
Cependant, la situation n'en était pas moins terrible. Peut être notre disparition n'avait elle pas été remarquée, et l'eût elle été, la frégate ne pouvait revenir sous le vent à nous, étant démontée de son gouvernail. Il ne fallait donc compter que sur ses embarcations. |
7462 |
Je comptais donc sur huit heures de nage jusqu'au lever du soleil. Opération rigoureusement praticable, en nous relayant. La mer assez belle, nous fatiguait peu. Parfois, je cherchais à percer du regard ces épaisses ténèbres que rompait seule la phosphorescence provoquée par nos mouvements. |
7463 |
Vers une heure du matin, je fus pris d'une extrême fatigue. Mes membres se raidirent sous l'étreinte de crampes violentes. Conseil dut me soutenir, et le soin de notre conservation reposa sur lui seul. J'entendis bientôt haleter le pauvre garçon ; sa respiration devint courte et pressée. |
7464 |
Cette bienfaisante lumière ranima nos forces. Ma tête se redressa. Mes regards se portèrent à tous les points de l'horizon. J'aperçus la frégate. Elle était à cinq mille de nous, et ne formait plus qu'une masse sombre, à peine appréciable ! Mais d'embarcations, point ! Je voulus crier. |
7465 |
Mais cette voix cependant ?... Les temps ne sont plus où les Jonas se réfugient dans le ventre des baleines ! Pourtant, Conseil me remorquait encore. Il relevait parfois la tête, regardait devant lui, et jetait un cri de reconnaissance auquel répondait une voix de plus en plus rapprochée. |
7466 |
Je l'entendais à peine. Mes forces étaient à bout ; mes doigts s'écartaient ; ma main ne me fournissait plus un point d'appui ; ma bouche, convulsivement ouverte, s'emplissait d'eau salée ; le froid m'envahissait. Je relevai la tête une dernière fois, puis, je m'abîmai. |
7467 |
En cet instant, un corps dur me heurta. Je m'y cramponnai. Puis, je sentis qu'on me retirait, qu'on me ramenait à la surface de l'eau, que ma poitrine se dégonflait, et je m'évanouis... Il est certain que je revins promptement à moi, grâce à de vigoureuses frictions qui me sillonnèrent le corps. |
7468 |
Mais ce corps dur pouvait être une carapace osseuse, semblable à celle des animaux antédiluviens, et j'en serais quitte pour classer le monstre parmi les reptiles amphibies, tels que les tortues ou les alligators. Eh bien ! non ! Le dos noirâtre qui me supportait était lisse, poli, non imbriqué. |
7469 |
Le doute n'était pas possible ! L'animal, le monstre, le phénomène naturel qui avait intrigué le monde savant tout entier, bouleversé et fourvoyé l'imagination des marins des deux hémisphères, il fallait bien le reconnaître, c'était un phénomène plus étonnant encore, un phénomène de main d'homme. |
7470 |
Il n'y avait pas à hésiter cependant. Nous étions étendus sur le dos d'une sorte de bateau sous marin, qui présentait, autant que j'en pouvais juger, la forme d'un immense poisson d'acier. L'opinion de Ned Land était faite sur ce point. Conseil et moi, nous ne pûmes que nous y ranger. |
7471 |
Je cherchai à sa surface une ouverture, un panneau, «un trou d'homme», pour employer l'expression technique ; mais les lignes de boulons, solidement rabattues sur la jointure des tôles, étaient nettes et uniformes. D'ailleurs, la lune disparut alors, et nous laissa dans une obscurité profonde. |
7472 |
Ce cas excepté, je ne doutais pas de la possibilité d'entrer en relations avec eux. Et, en effet, s'ils ne faisaient pas eux mêmes leur air, il fallait nécessairement qu'ils revinssent de temps en temps à la surface de l'Océan pour renouveler leur provision de molécules respirables. |
7473 |
Nous étions entraînés vers l'ouest, et j'estimai que notre vitesse, relativement modérée, atteignait douze milles à l'heure. L'hélice battait les flots avec une régularité mathématique, émergeant quelquefois et faisant jaillir l'eau phosphorescente à une grande hauteur. |
7474 |
Nous résistions difficilement à ce vertigineux entraînement, lorsque les lames nous battaient de plein fouet. Heureusement, Ned rencontra sous sa main un large organeau fixé à la partie supérieure du dos de tôle, et nous parvînmes à nous y accrocher solidement. Enfin cette longue nuit s'écoula. |
7475 |
Mon souvenir incomplet ne permet pas d'en retracer toutes les impressions. Un seul détail me revient à l'esprit. Pendant certaines accalmies de la mer et du vent, je crus entendre plusieurs fois des sons vagues, une sorte d'harmonie fugitive produite par des accords lointains. |
7476 |
A qui avions nous affaire ? Sans doute à quelques pirates d'une nouvelle espèce qui exploitaient la mer à leur façon. A peine l'étroit panneau fut il refermé sur moi, qu'une obscurité profonde m'enveloppa. Mes yeux, imprégnés de la lumière extérieure, ne purent rien percevoir. |
7477 |
Tout était noir, mais d'un noir si absolu, qu'après quelques minutes, mes yeux n'avaient encore pu saisir une de ces lueurs indéterminées qui flottent dans les plus profondes nuits. Cependant, Ned Land, furieux de ces façons de procéder, donnait un libre cours à son indignation. |
7478 |
Après cinq pas, je rencontrai une muraille de fer, faite de tôles boulonnées. Puis, me retournant, je heurtai une table de bois, près de laquelle étaient rangés plusieurs escabeaux. Le plancher de cette prison se dissimulait sous une épaisse natte de phormium qui assourdissait le bruit des pas. |
7479 |
Les murs nus ne révélaient aucune trace de porte ni de fenêtre. Conseil, faisant un tour en sens inverse, me rejoignit, et nous revînmes au milieu de cette cabine, qui devait avoir vingt pieds de long sur dix pieds de large. Quant à sa hauteur, Ned Land, malgré sa grande taille, ne put la mesurer. |
7480 |
Le soudain éclairage de la cabine m'avait permis d'en examiner les moindres détails. Elle ne contenait que la table et les cinq escabeaux. La porte invisible devait être hermétiquement fermée. Aucun bruit n'arrivait à notre oreille. Tout semblait mort à l'intérieur de ce bateau. |
7481 |
Ce que, d'ailleurs, je ne fus jamais à même de vérifier, car il employa toujours devant moi un idiome singulier et absolument incompréhensible. Le second inconnu mérite une description plus détaillée. Un disciple de Gratiolet ou d'Engel eût lu sur sa physionomie à livre ouvert. |
7482 |
J'ajouterai que cet homme était fier, que son regard ferme et calme semblait refléter de hautes pensées, et que de tout cet ensemble, de l'homogénéité des expressions dans les gestes du corps et du visage, suivant l'observation des physionomistes, résultait une indiscutable franchise. |
7483 |
C'était un idiome sonore, harmonieux, flexible, dont les voyelles semblaient soumises à une accentuation très variée. L'autre répondit par un hochement de tête, et ajouta deux ou trois mots parfaitement incompréhensibles. Puis du regard il parut m'interroger directement. |
7484 |
L'homme aux yeux doux et calmes m'écouta tranquillement, poliment même, et avec une attention remarquable. Mais rien dans sa physionomie n'indiqua qu'il eût compris mon histoire. Quand j'eus fini, il ne prononça pas un seul mot. Restait encore la ressource de parler anglais. |
7485 |
Ce qui était parfaitement vrai, mais nous l'avions à peu près oublié. A sa grande stupéfaction, le harponneur ne parut pas avoir été plus intelligible que moi. Nos visiteurs ne sourcillèrent pas. Il était évident qu'ils ne comprenaient ni la langue d'Arago ni celle de Faraday. |
7486 |
Même résultat négatif. Cette dernière tentative définitivement avortée, les deux inconnus échangèrent quelques mots dans leur incompréhensible langage, et se retirèrent, sans même nous avoir adresse un de ces gestes rassurants qui ont cours dans tous les pays du monde. La porte se referma. |
7487 |
Mais, dans tous les pays de la terre ouvrir la bouche, remuer les mâchoires, happer des dents et des lèvres, est ce que cela ne se comprend pas de reste ? Est ce que cela ne veut pas dire à Québec comme aux Pomotou, à Paris comme aux antipodes : J'ai faim ! donnez moi à manger !. |
7488 |
Un stewart entra. Il nous apportait des vêtements, vestes et culottes de mer, faites d'une étoffe dont je ne reconnus pas la nature. Je me hâtai de les revêtir, et mes compagnons m'imitèrent. Pendant ce temps, le stewart muet, sourd peut être avait disposé la table et placé trois couverts. |
7489 |
Décidément, nous avions affaire à des gens civilisés, et sans la lumière électrique qui nous inondait, je me serais cru dans la salle à manger de l'hôtel Adelphi, à Liverpool, ou du Grand Hôtel, à Paris. Je dois dire toutefois que le pain et le vin manquaient totalement. |
7490 |
Cette devise s'appliquait justement à cet appareil sous marin, à la condition de traduire la préposition in par dans et non par sur. La lettre N formait sans doute l'initiale du nom de l'énigmatique personnage qui commandait au fond des mers ! Ned et Conseil ne faisaient pas tant de réflexions. |
7491 |
Ils dévoraient, et je ne tardai pas à les imiter. J'étais, d'ailleurs, rassuré sur notre sort, et il me paraissait évident que nos hôtes ne voulaient pas nous laisser mourir d'inanition. Cependant, tout finit ici bas, tout passe, même la faim de gens qui n'ont pas mangé depuis quinze heures. |
7492 |
J'entrevoyais dans ces mystérieux asiles tout un monde d'animaux inconnus, dont ce bateau sous marin semblait être le congénère, vivant, se mouvant, formidable comme eux !... Puis, mon cerveau se calma, mon imagination se fondit en une vague somnolence, et je tombai bientôt dans un morne sommeil. |
7493 |
Je me réveillai le premier. Mes compagnons n'avaient pas encore bougé, et demeuraient étendus dans leur coin comme des masses inertes. A peine relevé de cette couche passablement dure, je sentis mon cerveau dégagé, mon esprit net. Je recommençai alors un examen attentif de notre cellule. |
7494 |
Dans ce cas, il devait avoir conservé quelques relations avec les continents, afin de se procurer les matières nécessaires à cette opération. Se bornait il seulement à emmagasiner l'air sous de hautes pressions dans des réservoirs, puis à le répandre suivant les besoins de son équipage ? Peut être. |
7495 |
En même temps, je sentis un balancement, un roulis de médiocre amplitude, mais parfaitement déterminable. Le bateau, le monstre de tôle venait évidemment de remonter à la surface de l'Océan pour y respirer à la façon des baleines. Le mode de ventilation du navire était donc parfaitement reconnu. |
7496 |
Au dessus de la porte s'ouvrait un trou d'aérage laissant passer une fraîche colonne d'air, qui renouvelait ainsi l'atmosphère appauvrie de la cellule. J'en étais là de mes observations, quand Ned et Conseil s'éveillèrent presque en même temps, sous l'influence de cette aération revivifiante. |
7497 |
Or, l'équipage de ce bateau sous marin a intérêt à le garder, et si cet intérêt est plus grave que la vie de trois hommes, je crois notre existence très compromise. Dans le cas contraire, à la première occasion, le monstre qui nous a engloutis nous rendra au monde habité par nos semblables. |
7498 |
Et pour peu que l'étrange commandant de ce bateau eût un secret à garder – ce qui paraissait au moins probable il ne nous laisserait pas agir librement à son bord. Maintenant, se débarrasserait il de nous par la violence, ou nous jetterait il un jour sur quelque coin de terre ? C'était là l'inconnu. |
7499 |
Ned Land, tourmenté par les tiraillements de son robuste estomac, se montait de plus en plus, et, malgré sa parole, je craignais véritablement une explosion, lorsqu'il se trouverait en présence de l'un des hommes du bord. Pendant deux heures encore, la colère de Ned Land s'exalta. |
7500 |
Le Canadien appelait, il criait, mais en vain. Les murailles de tôle étaient sourdes. Je n'entendais même aucun bruit à l'intérieur de ce bateau, qui semblait mort. Il ne bougeait pas, car j'aurais évidemment senti les frémissements de la coque sous l'impulsion de l'hélice. |
7501 |
Cette affreuse pensée prit dans mon esprit une intensité terrible, et l'imagination aidant, je me sentis envahir par une épouvante insensée. Conseil restait calme, Ned Land rugissait. En ce moment, un bruit se fit entendre extérieurement. Des pas résonnèrent sur la dalle de métal. |
7502 |
Ce n'était pas une question que me posait le commandant. Donc, pas de réponse à faire. Cet homme s'exprimait avec une aisance parfaite, sans aucun accent. Sa phrase était nette, ses mots justes, sa facilité d'élocution remarquable. Et cependant, je ne «sentais» pas en lui un compatriote. |
7503 |
Vous ne savez pas que divers accidents, provoqués par le choc de votre appareil sous marin, ont ému l'opinion publique dans les deux continents. Je vous fais grâce des hypothèses sans nombre par lesquelles on cherchait à expliquer l'inexplicable phénomène dont seul vous aviez le secret. |
7504 |
Rien ne m'obligeait à vous donner l'hospitalité. Si je devais me séparer de vous, je n'avais aucun intérêt à vous revoir. Je vous remettais sur la plate forme de ce navire qui vous avait servi de refuge. Je m'enfonçais sous les mers, et j'oubliais que vous aviez jamais existé. |
7505 |
Il est possible que certains événements imprévus m'obligent à vous consigner dans vos cabines pour quelques heures ou quelques jours, suivant le cas. Désirant ne jamais employer la violence, j'attends de vous, dans ce cas, plus encore que dans tous les autres, une obéissance passive. |
7506 |
Je vous connais, monsieur Aronnax. Vous, sinon vos compagnons, vous n'aurez peut être pas tant à vous plaindre du hasard qui vous lie à mon sort. Vous trouverez parmi les livres qui servent à mes études favorites cet ouvrage que vous avez publié sur les grands fonds de la mer. |
7507 |
Mais vous ne savez pas tout, vous n'avez pas tout vu. Laissez moi donc vous dire, monsieur le professeur, que vous ne regretterez pas le temps passé à mon bord. Vous allez voyager dans le pays des merveilles. L'étonnement, la stupéfaction seront probablement l'état habituel de votre esprit. |
7508 |
Vous ne vous blaserez pas facilement sur le spectacle incessamment offert à vos yeux. Je vais revoir dans un nouveau tour du monde sous marin – qui sait ? le dernier peut être – tout ce que j'ai pu étudier au fond de ces mers tant de fois parcourues, et vous serez mon compagnon d'études. |
7509 |
Nous sommes des naufragés charitablement recueillis à votre bord, nous ne l'oublierons pas. Quant à moi, je ne méconnais pas que, si l'intérêt de la science pouvait absorber jusqu'au besoin de liberté, ce que me promet notre rencontre m'offrirait de grandes compensations. |
7510 |
Son souffle est pur et sain. C'est l'immense désert où l'homme n'est jamais seul, car il sent frémir la vie à ses côtés. La mer n'est que le véhicule d'une surnaturelle et prodigieuse existence ; elle n'est que mouvement et amour ; c'est l'infini vivant, comme l'a dit un de vos poètes. |
7511 |
Ils suivaient le contour de la salle et se terminaient à leur partie inférieure par de vastes divans, capitonnés de cuir marron, qui offraient les courbes les plus confortables. De légers pupitres mobiles, en s'écartant ou se rapprochant à volonté, permettaient d'y poser le livre en lecture. |
7512 |
Mais le monde a fini pour moi le jour où mon Nautilus s'est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour là, j'ai acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, et depuis lors, je veux croire que l'humanité n'a plus ni pensé, ni écrit. |
7513 |
Un conchyliologue un peu nerveux se serait pâmé certainement devant d'autres vitrines plus nombreuses où étaient classés les échantillons de l'embranchement des mollusques. Je vis là une collection d'une valeur inestimable, et que le temps me manquerait à décrire tout entière. |
7514 |
A part, et dans des compartiments spéciaux, se déroulaient des chapelets de perles de la plus grande beauté, que la lumière électrique piquait de pointes de feu, des perles roses, arrachées aux pinnes marines de la mer Rouge, des perles vertes de l'haliotyde iris, des perles jaunes, bleues, noires. |
7515 |
Je vous dirai, d'abord, qu'il existe au fond des mers des mines de zinc, de fer, d'argent, d'or, dont l'exploitation serait très certainement praticable. Mais je n'ai rien emprunté à ces métaux de la terre, et j'ai voulu ne demander qu'à la mer elle même les moyens de produire mon électricité. |
7516 |
Sur mille grammes on trouve quatre vingt seize centièmes et demi d'eau, et deux centièmes deux tiers environ de chlorure de sodium ; puis, en petite quantité, des chlorures de magnésium et de potassium, du bromure de magnésium, du sulfate de magnésie, du sulfate et du carbonate de chaux. |
7517 |
La mer le contient. Bien. Mais il faut encore le fabriquer, l'extraire en un mot. Et comment faites vous ? Vos piles pourraient évidemment servir à cette extraction ; mais, si je ne me trompe, la dépense du sodium nécessitée par les appareils électriques dépasserait la quantité extraite. |
7518 |
Ce cadran, suspendu devant nos yeux, sert à indiquer la vitesse du Nautilus. Un fil électrique le met en communication avec l'hélice du loch, et son aiguille m'indique la marche réelle de l'appareil. Et, tenez, en ce moment, nous filons avec une vitesse modérée de quinze milles à l'heure. |
7519 |
Total, trente cinq mètres de longueur. Les cloisons étanches étaient percées de portes qui se fermaient hermétiquement au moyen d'obturateurs en caoutchouc, et elles assuraient toute sécurité à bord du Nautilus, au cas où une voie d'eau se fût déclarée. Je suivis le capitaine Nemo. |
7520 |
Il est entièrement ponté, absolument étanche, et retenu par de solides boulons. Cette échelle conduit à un trou d'homme percé dans la coque du Nautilus, qui correspond à un trou pareil percé dans le flanc du canot. C'est par cette double ouverture que je m'introduis dans l'embarcation. |
7521 |
Elle chauffait également des appareils distillatoires qui, par la vaporisation, fournissaient une excellente eau potable. Auprès de cette cuisine s'ouvrait une salle de bains, confortablement disposée, et dont les robinets fournissaient l'eau froide ou l'eau chaude, à volonté. |
7522 |
Cette chambre des machines, nettement éclairée, ne mesurait pas moins de vingt mètres en longueur. Elle était naturellement divisée en deux parties ; la première renfermait les éléments qui produisaient l'électricité. Et la seconde, le mécanisme qui transmettait le mouvement à l'hélice. |
7523 |
Où cette force presque illimitée prenait elle son origine ? Etait ce dans sa tension excessive obtenue par des bobines d'une nouvelle sorte ? Était ce dans sa transmission qu'un système de leviers inconnus pouvait accroître à l'infini ? C'est ce que je ne pouvais comprendre. |
7524 |
Or, si j'ai disposé des réservoirs d'une capacité égale à ce dixième, soit d'une contenance de cent cinquante tonneaux et soixante douze centièmes, et si je les remplis d'eau, le bateau déplaçant alors quinze cent sept tonneaux, ou les pesant, sera complètement immergé. |
7525 |
S'agit il d'aller à mille mètres, je tiens compte alors de la réduction du volume sous une pression équivalente à celle d'une colonne d'eau de mille mètres, c'est à dire sous une pression de cent atmosphères. Cette réduction sera alors de quatre cent trente six cent millièmes. |
7526 |
Ces plans sont ils maintenus parallèles au bateau, celui ci se meut horizontalement. Sont ils inclinés, le Nautilus, suivant la disposition de cette inclinaison et sous la poussée de son hélice, ou s'enfonce suivant une diagonale aussi allongée qu'il me convient, ou remonte suivant cette diagonale. |
7527 |
Ses réservoirs ont été fabriqués par Cail et Co, de Paris, sa machine par Krupp, en Prusse, son éperon dans les ateliers de Motala, en Suède, ses instruments de précision chez Hart frères, de New York, etc., et chacun de ces fournisseurs a reçu mes plans sous des noms divers. |
7528 |
Puis, peu à peu, dans les temps siluriens, des sommets de montagnes apparurent, des îles émergèrent, disparurent sous des déluges partiels, se montrèrent à nouveau, se soudèrent, formèrent des continents et enfin les terres se fixèrent géographiquement telles que nous les voyons. |
7529 |
L'Océan pacifique s'étend du nord au sud entre les deux cercles polaires, et de l'ouest a l'est entre l'Asie et l'Amérique sur une étendue de cent quarante cinq degrés en longitude. C'est la plus tranquille des mers ; ses courants sont larges et lents, ses marées médiocres, ses pluies abondantes. |
7530 |
Je gravis les marches de métal, et, par les panneaux ouverts, j'arrivai sur la partie supérieure du Nautilus. La plate forme émergeait de quatre vingts centimètres seulement. L'avant et l'arrière du Nautilus présentaient cette disposition fusiforme qui le faisait justement comparer à un long cigare. |
7531 |
Je remarquai que ses plaques de tôles, imbriquées légèrement, ressemblaient aux écailles qui revêtent le corps des grands reptiles terrestres. Je m'expliquai donc très naturellement que, malgré les meilleures lunettes, ce bateau eût toujours été pris pour un animal marin. |
7532 |
La mer était magnifique, le ciel pur. A peine si le long véhicule ressentait les larges ondulations de l'Océan. Une légère brise de l'est ridait la surface des eaux. L'horizon, dégagé de brumes, se prêtait aux meilleures observations. Nous n'avions rien en vue. Pas un écueil, pas un îlot. |
7533 |
Etait il un de ces savants méconnus, un de ces génies «auxquels on a fait du chagrin», suivant l'expression de Conseil, un Galilée moderne, ou bien un de ces hommes de science comme l'Américain Maury, dont la carrière a été brisée par des révolutions politiques ? Je ne pouvais encore le dire. |
7534 |
Une heure entière, je demeurai plongé dans ces réflexions, cherchant à percer ce mystère si intéressant pour moi. Puis mes regards se fixèrent sur le vaste planisphère étalé sur la table, et je plaçai le doigt sur le point même où se croisaient la longitude et la latitude observées. |
7535 |
Je le suivais du regard, je le voyais se perdre dans l'immensité du Pacifique, et je me sentais entraîner avec lui, quand Ned Land et Conseil apparurent à la porte du salon. Mes deux braves compagnons restèrent pétrifiés à la vue des merveilles entassées devant leurs yeux. |
7536 |
Pendant ce temps, Ned Land, assez peu conchyliologue, m'interrogeait sur mon entrevue avec le capitaine Nemo. Avais je découvert qui il était, d'où il venait, où il allait, vers quelles profondeurs il nous entraînait ? Enfin mille questions auxquelles je n'avais pas le temps de répondre. |
7537 |
Quel spectacle ! Quelle plume le pourrait décrire ! Qui saurait peindre les effets de la lumière à travers ces nappes transparentes, et la douceur de ses dégradations successives jusqu'aux couchés inférieures et supérieures de l'Océan ! On connaît la diaphanéité de la mer. |
7538 |
Si l'on admet l'hypothèse d'Erhemberg, qui croit à une illumination phosphorescente des fonds sous marins, la nature a certainement réservé pour les habitants de la mer l'un de ses plus prodigieux spectacles, et j'en pouvais juger ici par les mille jeux de cette lumière. |
7539 |
De chaque côté, j'avais une fenêtre ouverte sur ces abîmes inexplorés. L'obscurité du salon faisait valoir la clarté extérieure, et nous regardions comme si ce pur cristal eût été la vitre d'un immense aquarium. Le Nautilus ne semblait pas bouger. C'est que les points de repère manquaient. |
7540 |
Les poissons osseux se subdivisent en six ordres : Primo. Les acanthoptérygiens, dont la mâchoire supérieure est complète mobile. Et dont les branchies affectent la forme d'un peigne. Cet ordre comprend quinze familles, c'est à dire les trois quarts des poissons connus. |
7541 |
Nos interjections ne tarissaient pas. Ned nommait les poissons, Conseil les classait, moi, je m'extasiais devant la vivacité de leurs allures et la beauté de leurs formes. Jamais il ne m'avait été donné de surprendre ces animaux vivants, et libres dans leur élément naturel. |
7542 |
Je ne citerai pas toutes les variétés qui passèrent ainsi devant nos yeux éblouis, toute cette collection des mers du Japon et de la Chine. Ces poissons accouraient, plus nombreux que les oiseaux dans l'air, attirés sans doute par l'éclatant foyer de lumière électrique. |
7543 |
La boussole montrait toujours la direction au nord nord est, le manomètre indiquait une pression de cinq atmosphères correspondant à une profondeur de cinquante mètres, et le loch électrique donnait une marche de quinze milles à l'heure. J'attendais le capitaine Nemo. Mais il ne parut pas. |
7544 |
Il se composait d'une soupe à la tortue faite des carets les plus délicats, d'un surmulet à chair blanche, un peu feuilletée, dont le foie préparé à part fit un manger délicieux, et de filets de cette viande de l'holocante empereur, dont la saveur me parut supérieure à celle du saumon. |
7545 |
Conseil vint, suivant son habitude, savoir «comment monsieur avait passé la nuit», et lui offrir ses services. Il avait laissé son ami le Canadien dormant comme un homme qui n'aurait fait que cela toute sa vie. Je laissai le brave garçon babiller à sa fantaisie, sans trop lui répondre. |
7546 |
Les panneaux du salon ne s'ouvrirent pas. Peut être ne voulait on pas nous blaser sur ces belles choses. La direction du Nautilus se maintint à l'est nord est, sa vitesse à douze milles, sa profondeur entre cinquante et soixante mètres. Le lendemain, 10 novembre, même abandon, même solitude. |
7547 |
Ils s'étonnèrent de l'inexplicable absence du capitaine. Cet homme singulier était il malade ? Voulait il modifier ses projets à notre égard ? Après tout, suivant la remarque de Conseil, nous jouissions d'une entière liberté, nous étions délicatement et abondamment nourris. |
7548 |
Le 11 novembre, de grand matin, l'air frais répandu à l'intérieur du Nautilus m'apprit que nous étions revenus à la surface de l'Océan, afin de renouveler les provisions d'oxygène. Je me dirigeai vers l'escalier central, et je montai sur la plate forme. Il était six heures. |
7549 |
Je trouvai le temps couvert, la mer grise, mais calme. A peine de houle. Le capitaine Nemo, que j'espérais rencontrer là, viendrait il ? Je n'aperçus que le timonier, emprisonné dans sa cage de verre. Assis sur la saillie produite par la coque du canot, j'aspirai avec délices les émanations salines. |
7550 |
L'astre radieux débordait de l'horizon oriental. La mer s'enflamma sous son regard comme une traînée de poudre. Les nuages, éparpillés dans les hauteurs, se colorèrent de tons vifs admirablement nuancés, et de nombreuses «langues de chat» annoncèrent du vent pour toute la journée. |
7551 |
Il s'avança sur la plate forme et ne sembla pas s'apercevoir de ma présence. Sa puissante lunette aux yeux, il scruta tous les points de l'horizon avec une attention extrême. Puis, cet examen fait, il s'approcha du panneau, et prononça une phrase dont voici exactement les termes. |
7552 |
Ces mots prononcés, le second redescendit. Je pensai que le Nautilus allait reprendre sa navigation sous marine. Je regagnai donc le panneau, et par les coursives je revins à ma chambre. Cinq jours s'écoulèrent ainsi, sans que la situation se modifiât. Chaque matin, je montais sur la plate forme. |
7553 |
La même phrase était prononcée par le même individu. Le capitaine Nemo ne paraissait pas. J'avais pris mon parti de ne plus le voir, quand, le 16 novembre, rentré dans ma chambre avec Ned et Conseil, je trouvai sur la table un billet à mon adresse. Je l'ouvris d'une main impatiente. |
7554 |
Après un souper qui me fut servi par le stewart muet et impassible, je m'endormis, non sans quelque préoccupation. Le lendemain, 17 novembre, à mon réveil, je sentis que le Nautilus était absolument immobile. Je m'habillai lestement, et j'entrai dans le grand salon. Le capitaine Nemo était là. |
7555 |
La boisson se composait d'eau limpide à laquelle, à l'exemple du capitaine, j'ajoutai quelques gouttes d'une liqueur fermentée, extraite, suivant la mode kamchatkienne, de l'algue connue sous le nom de «Rhodoménie palmée». Le capitaine Nemo mangea, d'abord, sans prononcer une seule parole. |
7556 |
Ces capsules de verre, recouvertes d'une armature d'acier, et alourdies par un culot de plomb, sont de véritables petites bouteilles de Leyde, dans lesquelles l'électricité est forcée à une très haute tension. Au plus léger choc, elles se déchargent, et l'animal, si puissant qu'il soit, tombe mort. |
7557 |
Le tissu de la veste était maintenu par des lamelles de cuivre qui cuirassaient la poitrine, la défendaient contre la poussée des eaux, et laissaient les poumons fonctionner librement ; ses manches finissaient en forme de gants assouplis, qui ne contrariaient aucunement les mouvements de la main. |
7558 |
Mais, avant de procéder à cette opération, je demandai au capitaine la permission d'examiner les fusils qui nous étaient destinés. L'un des hommes du Nautilus me présenta un fusil simple dont la crosse, faite en tôle d'acier et creuse à l'intérieur, était d'assez grande dimension. |
7559 |
Trois trous, protégés par des verres épais, permettaient de voir suivant toutes les directions, rien qu'en tournant la tête à l'intérieur de cette sphère. Dès qu'elle fut en place, les appareils Rouquayrol, placés sur notre dos, commencèrent à fonctionner, et, pour mon compte, je respirai à l'aise. |
7560 |
Mes compagnons, également remorqués, me suivaient. J'entendis une porte, munie d'obturateurs, se refermer sur nous, et une profonde obscurité nous enveloppa. Après quelques minutes, un vif sifflement parvint à mon oreille. Je sentis une certaine impression de froid monter de mes pieds à ma poitrine. |
7561 |
Les mots sont impuissants à raconter de telles merveilles ! Quand le pinceau lui même est inhabile à rendre les effets particuliers à l'élément liquide, comment la plume saurait elle les reproduire ? Le capitaine Nemo marchait en avant, et son compagnon nous suivait à quelques pas en arrière. |
7562 |
Tous ces objets, plongés dans l'eau, perdaient une partie de leur poids égale à celui du liquide déplacé. Et je me trouvais très bien de cette loi physique reconnue par Archimède. Je n'étais plus une masse inerte, et j'avais une liberté de mouvement relativement grande. |
7563 |
La lumière, qui éclairait le sol jusqu'à trente pieds au dessous de la surface de l'Océan, m'étonna par sa puissance. Les rayons solaires traversaient aisément cette masse aqueuse et en dissipaient la coloration. Je distinguais nettement les objets à une distance de cent mètres. |
7564 |
Au delà, les fonds se nuançaient des fines dégradations de l'outremer, puis ils bleuissaient dans les lointains, et s'effaçaient au milieu d'une vague obscurité. Véritablement, cette eau qui m'entourait n'était qu'une sorte d'air, plus dense que l'atmosphère terrestre, mais presque aussi diaphane. |
7565 |
Au dessus de moi, j'apercevais la calme surface de la mer. Nous marchions sur un sable fin, uni, non ridé comme celui des plages qui conserve l'empreinte de la houle. Ce tapis éblouissant, véritable réflecteur, repoussait les rayons du soleil avec une surprenante intensité. |
7566 |
De là, cette immense réverbération qui pénétrait toutes les molécules liquides. Serai je cru si j'affirme, qu'à cette profondeur de trente pieds, j'y voyais comme en plein jour ? Pendant un quart d'heure, je foulai ce sable ardent, semé d'une impalpable poussière de coquillages. |
7567 |
Effet difficile à comprendre pour qui n'a vu que sur terre ces nappes blanchâtres si vivement accusées. Là, la poussière dont l'air est saturé leur donne l'apparence d'un brouillard lumineux ; mais sur mer, comme sous mer, ces traits électriques se transmettent avec une incomparable pureté. |
7568 |
Bientôt, quelques formes d'objets. à peine estompées dans l'éloignement, se dessinèrent à mes yeux. Je reconnus de magnifiques premiers plans de rochers, tapissés de zoophytes du plus bel échantillon, et je fus tout d'abord frappé d'un effet spécial à ce milieu. Il était alors dix heures du matin. |
7569 |
Les rayons du soleil frappaient la surface des flots sous un angle assez oblique, et au contact de leur lumière décomposée par la réfraction comme à travers un prisme, fleurs, rochers, plantules, coquillages, polypes, se nuançaient sur leurs bords des sept couleurs du spectre solaire. |
7570 |
Que ne savais je, comme le capitaine Nemo et son compagnon, échanger mes pensées au moyen de signes convenus ! Aussi, faute de mieux, je me parlais à moi même. Je criais dans la boîte de cuivre qui coiffait ma tête, dépensant peut être en vaines paroles plus d'air qu'il ne convenait. |
7571 |
A la plaine de sable succéda une couche de vase visqueuse que les Américains nomment «oaze», uniquement composée de coquilies siliceuses ou calcaires. Puis, nous parcourûmes une prairie d'algues, plantes pélagiennes que les eaux n'avaient pas encore arrachées, et dont la végétation était fougueuse. |
7572 |
Cette famille produit à la fois les plus petits et les plus grands végétaux du globe. Car de même qu'on a compté quarante mille de ces imperceptibles plantules dans un espace de cinq millimètres carrés, de même on a recueilli des fucus dont la longueur dépassait cinq cents mètres. |
7573 |
Nous avions quitté le Nautilus depuis une heure et demie environ. Il était près de midi. Je m'en aperçus à la perpendicularité des rayons solaires qui ne se réfractaient plus. La magie des couleurs disparut peu à peu, et les nuances de l'émeraude et du saphir s'effacèrent de notre firmament. |
7574 |
Les moindres bruits se transmettaient avec une vitesse à laquelle l'oreille n'est pas habituée sur la terre. En effet, l'eau est pour le son un meilleur véhicule que l'air, et il s'y propage avec une rapidité quadruple. En ce moment, le sol s'abaissa par une pente prononcée. |
7575 |
Mes mouvements, aidés par l'eau, se produisaient avec une surprenante facilité. Arrivé à cette profondeur de trois cents pieds, je percevais encore les rayons du soleil, mais faiblement. A leur éclat intense avait succédé un crépuscule rougeâtre, moyen terme entre le jour et la nuit. |
7576 |
Toutes montaient vers la surface de l'Océan. Pas de filaments, pas de rubans, si minces qu'ils fussent, qui ne se tinssent droit comme des tiges de fer. Les fucus et les lianes se développaient suivant une ligne rigide et perpendiculaire, commandée par la densité de l'élément qui les avait produits. |
7577 |
J'observai que toutes ces productions du règne végétal ne tenaient au sol que par un empâtement superficiel. Dépourvues de racines, indifférentes au corps solide, sable, coquillage, test ou galet, qui les supporte, elles ne lui demandent qu'un point d'appui, non la vitalité. |
7578 |
Mais impossible de parler, impossible de répondre. J'approchai seulement ma grosse tête de cuivre de la tête de Conseil. Je vis les yeux de ce brave garçon briller de contentement, et en signe de satisfaction, il s'agita dans sa carapace de l'air le plus comique du monde. |
7579 |
Après quatre heures de cette promenade, je fus très étonné de ne pas ressentir un violent besoin de manger. A quoi tenait cette disposition de l'estomac, je ne saurais le dire. Mais, en revanche, j'éprouvais une insurmontable envie de dormir, ainsi qu'il arrive à tous les plongeurs. |
7580 |
Aussi mes yeux se fermèrent ils bientôt derrière leur épaisse vitre, et je tombai dans une invincible somnolence, que le mouvement de la marche avait seul pu combattre jusqu'alors. Le capitaine Nemo et son robuste compagnon, étendus dans ce limpide cristal, nous donnaient l'exemple du sommeil. |
7581 |
Le capitaine Nemo s'était déjà relevé, et je commençais à me détirer les membres, quand une apparition inattendue me remit brusquement sur les pieds. A quelques pas, une monstrueuse araignée de mer, haute d'un mètre, me regardait de ses yeux louches, prête à s'élancer sur moi. |
7582 |
Je n'y avais pas songé jusqu'alors, et je résolus de me tenir sur mes gardes. Je supposais, d'ailleurs, que cette halte marquait le terme de notre promenade ; mais je me trompais, et, au lieu de retourner au Nautilus, le capitaine Nemo continua son audacieuse excursion. |
7583 |
Le sol se déprimait toujours, et sa pente, s'accusant davantage, nous conduisit à de plus grandes profondeurs. Il devait être à peu près trois heures, quand nous atteignîmes une étroite vallée, creusée entre de hautes parois à pic, et située par cent cinquante mètres de fond. |
7584 |
Grâce à la perfection de nos appareils, nous dépassions ainsi de quatre vingt dix mètres la limite que la nature semblait avoir imposée jusqu'ici aux excursions sous marines de l'homme. Je dis cent cinquante mètres, bien qu'aucun instrument ne me permît d'évaluer cette distance. |
7585 |
Mais je savais que, même dans les mers les plus limpides, les rayons solaires ne pouvaient pénétrer plus avant. Or, précisément, l'obscurité devint profonde. Aucun objet n'était visible à dix pas. Je marchais donc en tâtonnant, quand je vis briller subitement une lumière blanche assez vive. |
7586 |
Enfin, vers quatre heures environ, cette merveilleuse excursion s'acheva. Un mur de rochers superbes et d'une masse imposante se dressa devant nous, entassement de blocs gigantesques, énorme falaise de granit, creusée de grottes obscures, mais qui ne présentait aucune rampe praticable. |
7587 |
C'étaient les accores de l'île Crespo. C'était la terre. Le capitaine Nemo s'arrêta soudain. Un geste de lui nous fit faire halte, et si désireux que je fusse de franchir cette muraille, je dus m'arrêter. Ici finissaient les domaines du capitaine Nemo. Il ne voulait pas les dépasser. |
7588 |
Au delà, c'était cette portion du globe qu'il ne devait plus fouler du pied. Le retour commença. Le capitaine Nemo avait repris la tête de sa petite troupe, se dirigeant toujours sans hésiter. Je crus voir que nous ne suivions pas le même chemin pour revenir au Nautilus. |
7589 |
En ce moment, je vis l'arme du capitaine, vivement épaulée, suivre entre les buissons un objet mobile. Le coup partit, j'entendis un faible sifflement, et un animal retomba foudroyé à quelques pas. C'était une magnifique loutre de mer, une enhydre, le seul quadrupède qui soit exclusivement marin. |
7590 |
Je voyais alors notre image, nettement reflétée, se dessiner en sens inverse, et, au dessus de nous, apparaissait une troupe identique, reproduisant nos mouvements et nos gestes, de tout point semblable, en un mot, à cela près qu'elle marchait la tête en bas et les pieds en l'air. |
7591 |
Il n'était pas jusqu'à l'ombre des grands oiseaux qui passaient sur nos têtes, dont je ne surprisse le rapide effleurement à la surface de la mer. En cette occasion, je fus témoin de l'un des plus beaux coups de fusil qui ait jamais fait tressaillir les fibres d'un chasseur. |
7592 |
Pendant deux heures, nous suivîmes tantôt des plaines sableuses, tantôt des prairies de varechs, fort pénibles à traverser. Franchement, je n'en pouvais plus, quand j'aperçus une vague lueur qui rompait, à un demi mille, l'obscurité des eaux. C'était le fanal du Nautilus. |
7593 |
Mais je comptais sans une rencontre qui retarda quelque peu notre arrivée. J'étais resté d'une vingtaine de pas en arrière, lorsque je vis le capitaine Nemo revenir brusquement vers moi. De sa main vigoureuse, il me courba à terre, tandis que son compagnon en faisait autant de Conseil. |
7594 |
J'étais donc étendu sur le sol, et précisément à l'abri d'un buisson de varechs, quand, relevant la tête, j'aperçus d'énormes masses passer bruyamment en jetant des lueurs phosphorescentes. Mon sang se glaça dans mes veines ! J'avais reconnu les formidables squales qui nous menaçaient. |
7595 |
Je ne sais si Conseil s'occupait à les classer, mais pour mon compte, j'observais leur ventre argenté, leur gueule formidable, hérissée de dents, à un point de vue peu scientifique, et plutôt en victime qu'en naturaliste. Très heureusement, ces voraces animaux y voient mal. |
7596 |
Ils passèrent sans nous apercevoir, nous effleurant de leurs nageoires brunâtres, et nous échappâmes, comme par miracle, à ce danger plus grand, à coup sûr, que la rencontre d'un tigre en pleine forêt. Une demi heure après, guidés par la traînée électrique, nous atteignions le Nautilus. |
7597 |
La porte intérieure s'ouvrit alors, et nous passâmes dans le vestiaire. Là, nos habits de scaphandre furent retirés, non sans peine, et, très harassé, tombant d'inanition et de sommeil, je regagnai ma chambre, tout émerveillé de cette surprenante excursion au fond des mers. |
7598 |
J'admirais ce magnifique aspect de l'Océan, quand le capitaine Nemo apparut. Il ne sembla pas s'apercevoir de ma présence, et commença une série d'observations astronomiques. Puis, son opération terminée, il alla s'accouder sur la cage du fanal, et ses regards se perdirent à la surface de l'Océan. |
7599 |
Ils venaient retirer les filets qui avaient été mis à la traîne pendant la nuit. Ces marins appartenaient évidemment à des nations différentes, bien que le type européen fût indiqué chez tous. Je reconnus, à ne pas me tromper, des Irlandais, des Français, quelques Slaves, un Grec ou un Candiote. |
7600 |
En effet, ces filets restent à la traîne pendant plusieurs heures et enserrent dans leur prison de fil tout un monde aquatique. Nous ne devions donc pas manquer de vivres d'une excellente qualité, que la rapidité du Nautilus et l'attraction de sa lumière électrique pouvaient renouveler sans cesse. |
7601 |
Il va revivre de son existence diurne ! C'est une intéressante étude que de suivre le jeu de son organisme. Il possède un pouls, des artères, il a ses spasmes, et je donne raison à ce savant Maury, qui a découvert en lui une circulation aussi réelle que la circulation sanguine chez les animaux. |
7602 |
L'évaporation, nulle aux régions hyperboréennes, très active dans les zones équatoriales, constitue un échange permanent des eaux tropicales et des eaux polaires. En outre, j'ai surpris ces courants de haut en bas et de bas en haut, qui forment la vraie respiration de l'Océan. |
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Et ne croyez pas que la présence de ces sels ne soit due qu'à un caprice de la nature. Non. Ils rendent les eaux marines moins évaporables, et empêchent les vents de leur enlever une trop grande quantité de vapeurs, qui, en se résolvant, submergeraient les zones tempérées. |
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Je le suivis, et je regagnai le grand salon. L'hélice se mit aussitôt en mouvement, et le loch accusa une vitesse de vingt milles à l'heure. Pendant les jours, pendant les semaines qui s'écoulèrent, le capitaine Nemo fut très sobre de visites. Je ne le vis qu'à de rares intervalles. |
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Presque chaque jour, pendant quelques heures, les panneaux du salon s'ouvraient, et nos yeux ne se fatiguaient pas de pénétrer les mystères du monde sous marin. La direction générale du Nautilus était sud est, et il se maintenait entre cent mètres et cent cinquante mètres de profondeur. |
7606 |
Après avoir quitté ces îles charmantes protégées par le pavillon français, du 4 au 11 décembre, le Nautilus parcourut environ deux mille milles. Cette navigation fut marquée par la rencontre d'une immense troupe de calmars, curieux mollusques, très voisins de la seiche. |
7607 |
Ces animaux furent particulièrement étudiés par les naturalistes de l'antiquité, et ils fournissaient de nombreuses métaphores aux orateurs de l'Agora, en même temps qu'un plat excellent à la table des riches citoyens, s'il faut en croire Athénée, médecin grec, qui vivait avant Gallien. |
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Ce fut pendant la nuit du 9 au 10 décembre, que le Nautilus rencontra cette armée de mollusques qui sont particulièrement nocturnes. On pouvait les compter par millions. Ils émigraient des zones tempérées vers les zones plus chaudes, en suivant l'itinéraire des harengs et des sardines. |
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Ned Land et Conseil observaient les eaux lumineuses par les panneaux entr'ouverts. Le Nautilus était immobile. Ses réservoirs remplis, il se tenait à une profondeur de mille mètres, région peut habitée des Océans, dans laquelle les gros poissons faisaient seuls de rares apparitions. |
7610 |
Sa coque paraissait être en bon état, et son naufrage datait au plus de quelques heures. Trois tronçons de mâts, rasés à deux pieds au dessus du pont, indiquaient que ce navire engagé avait dû sacrifier sa mâture. Mais, couché sur le flanc, il s'était rempli, et il donnait encore la bande à bâbord. |
7611 |
Un soulèvement lent, mais continu, provoqué par le travail des polypes, les reliera un jour entre elles. Puis, cette nouvelle île se soudera plus tard aux archipels voisins, et un cinquième continent s'étendra depuis la Nouvelle Zélande et la Nouvelle Calédonie jusqu'aux Marquises. |
7612 |
Ici, ils forment un anneau circulaire, entourant un lagon ou un petit lac intérieur, que des brèches mettent en communication avec la mer. Là, ils figurent des barrières de récifs semblables à celles qui existent sur les côtes de la Nouvelle Calédonie et de diverses îles des Pomotou. |
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Telle est, du moins, la théorie de M. Darwin, qui explique ainsi la formation des atolls – théorie supérieure, selon moi, à celle qui donne pour base aux travaux madréporiques des sommets de montagnes ou de volcans, immergés à quelques pieds au dessous du niveau de la mer. |
7614 |
Ses roches madréporiques furent évidemment fertilisées par les trombes et les tempêtes. Un jour, quelque graine, enlevée par l'ouragan aux terres voisines, tomba sur les couches calcaires, mêlées des détritus décomposés de poissons et de plantes marines qui formèrent l'humus végétal. |
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Une noix de coco, poussée par les lames, arriva sur cette côte nouvelle. Le germe prit racine. L'arbre, grandissant, arrêta la vapeur d'eau. Le ruisseau naquit. La végétation gagna peu à peu. Quelques animalcules, des vers, des insectes, abordèrent sur des troncs arrachés aux îles du vent. |
7616 |
Vers le soir, Clermont Tonnerre se fondit dans l'éloignement, et la route du Nautilus se modifia d'une manière sensible. Après avoir touché le tropique du Capricorne par le cent trente cinquième degré de longitude, il se dirigea vers l'ouest nord ouest, remontant toute la zone intertropicale. |
7617 |
J'aperçus le matin, quelques milles sous le vent, les sommets élevés de cette île. Ses eaux fournirent aux tables du bord d'excellents poissons, des maquereaux, des bonites, des albicores, et des variétés d'un serpent de mer nommé munérophis. Le Nautilus avait franchi huit mille cent milles. |
7618 |
Neuf mille sept cent vingt milles étaient relevés au loch, lorsqu'il passa entre l'archipel de Tonga Tabou, où périrent les équipages de l'Argo, du Port au Prince et du Duke of Portland, et l'archipel des Navigateurs, où fut tué le capitaine de Langle, l'ami de La Pérouse. |
7619 |
Dillon devina qu'il s'agissait des navires de La Pérouse, dont la disparition avait ému le monde entier. Il voulut gagner Vanikoro, où, suivant le lascar, se trouvaient de nombreux débris du naufrage ; mais les vents et les courants l'en empêchèrent. Dillon revint à Calcutta. |
7620 |
Puis, ses navires arrivèrent sur les récifs inconnus de Vanikoro. La Boussole, qui marchait en avant, s'engagea sur la côte méridionale. L'Astrolabe vint à son secours et s'échoua de même. Le premier navire se détruisit presque immédiatement. Le second, engravé sous le vent, résista quelques jours. |
7621 |
Les naturels firent assez bon accueil aux naufragés. Ceux ci s'installèrent dans l'île, et construisirent un bâtiment plus petit avec les débris des deux grands. Quelques matelots restèrent volontairement à Vanikoro. Les autres, affaiblis, malades, partirent avec La Pérouse. |
7622 |
Aussi je pense autant à rester que maître Land à prendre la fuite. Donc, si l'année qui commence n'est pas bonne pour moi, elle le sera pour lui, et réciproquement. De cette façon, il y aura toujours quelqu'un de satisfait. Enfin, pour conclure, je souhaite à monsieur ce qui fera plaisir à monsieur. |
7623 |
Le 2 janvier, nous avions fait onze mille trois cent quarante milles, soit cinq mille deux cent cinquante lieues, depuis notre point de départ dans les mers du Japon. Devant l'éperon du Nautilus s'étendaient les dangereux parages de la mer de corail, sur la côte nord est de l'Australie. |
7624 |
Je remarquai, entre autres, des germons, espèces de scombres grands comme des thons aux flancs bleuâtres et rayés de bandes transversales qui disparaissent avec la vie de l'animal. Ces poissons nous accompagnaient par troupes et fournirent à notre table une chair excessivement délicate. |
7625 |
On prit aussi un grand nombre de spares vertors, longs d'un demi décimètre, ayant le goût de la dorade, et des pyrapèdes volants, véritables hirondelles sous marines, qui, par les nuits obscures, rayent alternativement les airs et les eaux de leurs lueurs phosphorescentes. |
7626 |
La flore était représentée par de belles algues flottantes, des laminaires et des macrocystes, imprégnées du mucilage qui transsudait à travers leurs pores, et parmi lesquelles je recueillis une admirable Nemastoma Geliniaroide, qui fut classée parmi les curiosités naturelles du musée. |
7627 |
Le détroit de Torrès a environ trente quatre lieues de large, mais il est obstrué par une innombrable quantité d'îles, d'îlots, de brisants, de rochers, qui rendent sa navigation presque impraticable. En conséquence, le capitaine Nemo prit toutes les précautions voulues pour le traverser. |
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J'avais sous les yeux les excellentes cartes du détroit de Torrès levées et dressées par l'ingénieur hydrographe Vincendon Dumoulin et l'enseigne de vaisseau Coupvent Desbois – maintenant amiral qui faisaient partie de l'état major de Dumont d'Urville pendant son dernier voyage de circumnavigation. |
7629 |
Il prit plus au nord, rangea l'île Murray, et revint au sud ouest, vers le passage de Cumberland. Je croyais qu'il allait y donner franchement, quand, remontant dans le nord ouest, il se porta, à travers une grande quantité d'îles et d'îlots peu connus, vers l'île Tound et le canal Mauvais. |
7630 |
Je me demandais déjà si le capitaine Nemo, imprudent jusqu'à la folie, voulait engager son navire dans cette passe où touchèrent les deux corvettes de Dumont d'Urville, quand, modifiant une seconde fois sa direction et coupant droit à l'ouest, il se dirigea vers l'île Gueboroar. |
7631 |
Le Nautilus s'approcha de cette île que je vois encore avec sa remarquable lisière de pendanus. Nous la rangions à moins de deux milles. Soudain, un choc me renversa. Le Nautilus venait de toucher contre un écueil, et il demeura immobile, donnant une légère gîte sur bâbord. |
7632 |
D'ailleurs, la terre se trouvait à deux milles au plus, et ce n'était qu'un jeu pour le Canadien de conduire ce léger canot entre les lignes de récifs si fatales aux grands navires. Le lendemain, 5 janvier, le canot, déponté, fut arraché de son alvéole et lancé à la mer du haut de la plate forme. |
7633 |
A huit heures, armés de fusils et de haches, nous débordions du Nautilus. La mer était assez calme. Une petite brise soufflait de terre. Conseil et moi, placés aux avirons, nous nagions vigoureusement, et Ned gouvernait dans les étroites passes que les brisants laissaient entre eux. |
7634 |
Cet arbre se distinguait des autres arbres par un tronc droit et haut de quarante pieds. Sa cime, gracieusement arrondie et formée de grandes feuilles multilobées, désignait suffisamment aux yeux d'un naturaliste cet «artocarpus» qui a été très heureusement naturalisé aux îles Mascareignes. |
7635 |
Quelques uns n'avaient pas encore atteint un degré suffisant de maturité, et leur peau épaisse recouvrait une pulpe blanche, mais peu fibreuse. D'autres, en très grand nombre, jaunâtres et gélatineux, n'attendaient que le moment d'être cueillis. Ces fruits ne renfermaient aucun noyau. |
7636 |
Nous étions surchargés quand nous arrivâmes au canot. Cependant, Ned Land ne trouvait pas encore sa provision suffisante. Mais le sort le favorisa. Au moment de s'embarquer, il aperçut plusieurs arbres, hauts de vingt cinq à trente pieds, qui appartenaient à l'espèce des palmiers. |
7637 |
Il prit sa hache, et la maniant avec une grande vigueur, il eut bientôt couché sur le sol deux ou trois sagoutiers dont la maturité se reconnaissait à la poussière blanche qui saupoudrait leurs palmes. Je le regardai faire plutôt avec les yeux d'un naturaliste qu'avec les yeux d'un homme affamé. |
7638 |
Enfin, à cinq heures du soir, chargés de toutes nos richesses, nous quittions le rivage de l'île, et, une demi heure après, nous accostions le Nautilus. Personne ne parut à notre arrivée. L'énorme cylindre de tôle semblait désert. Les provisions embarquées, je descendis à ma chambre. |
7639 |
J'y trouvai mon souper prêt. Je mangeai, puis je m'endormis. Le lendemain, 6 janvier, rien de nouveau à bord. Pas un bruit à l'intérieur, pas un signe de vie. Le canot était resté le long du bord, à la place même où nous l'avions laissé. Nous résolûmes de retourner à l'île Gueboroar. |
7640 |
Au lever du soleil, nous étions en route. L'embarcation, enlevée par le flot qui portait à terre, atteignit l'île en peu d'instants. Nous débarquâmes, et, pensant qu'il valait mieux s'en rapporter à l'instinct du Canadien, nous suivîmes Ned Land dont les longues jambes menaçaient de nous distancer. |
7641 |
Mais le sort me réservait de l'admirer avant peu. Après avoir traversé un taillis de médiocre épaisseur, nous avions retrouvé une plaine obstruée de buissons. Je vis alors s'enlever de magnifiques oiseaux que la disposition de leurs longues plumes obligeait à se diriger contre le vent. |
7642 |
Tantôt ils s'en emparent avec une glu tenace qui paralyse leurs mouvements. Ils vont même jusqu'à empoisonner les fontaines où ces oiseaux ont l'habitude de boire. Quant à nous, nous étions réduits à les tirer au vol, ce qui nous laissait peu de chances de les atteindre. |
7643 |
Quelques serpents inoffensifs fuyaient sous nos pas. Les oiseaux de paradis se dérobaient à notre approche, et véritablement, je désespérais de les atteindre, lorsque Conseil, qui marchait en avant, se baissa soudain, poussa un cri de triomphe, et revint à moi, rapportant un magnifique paradisier. |
7644 |
Le paradisier, enivré par le suc capiteux, était réduit à l'impuissance. Il ne pouvait voler. Il marchait à peine. Mais cela m'inquiéta peu, et je le laissai cuver ses muscades. Cet oiseau appartenait à la plus belle des huit espèces que l'on compte en Papouasie et dans les îles voisines. |
7645 |
Ce sont ces plumes que recueillent les faux monnayeurs en volatiles, et qu'ils adaptent adroitement à quelque pauvre perruche préalablement mutilée. Puis ils teignent la suture, ils vernissent l'oiseau, et ils expédient aux muséums et aux amateurs d'Europe ces produits de leur singulière industrie. |
7646 |
Heureusement, vers deux heures, Ned Land abattit un magnifique cochon des bois, de ceux que les naturels appellent «bari outang». L'animal venait à propos pour nous procurer de la vraie viande de quadrupède, et il fut bien reçu. Ned Land se montra très glorieux de son coup de fusil. |
7647 |
C'était une espèce de ces «kangaroos lapins», qui gîtent habituellement dans le creux des arbres, et dont la vélocité est extrême ; mais s'ils sont de médiocre grosseur, ils fournissent, du moins, la chair la plus estimée. Nous étions très satisfaits des résultats de notre chasse. |
7648 |
Le joyeux Ned se proposait de revenir le lendemain à cette île enchantée, qu'il voulait dépeupler de tous ses quadrupèdes comestibles. Mais il comptait sans les événements. A six heures du soir, nous avions regagné la plage. Notre canot était échoué à sa place habituelle. |
7649 |
Mais je m'aperçois que je marche sur les traces du Canadien. Me voici en extase devant une grillade de porc frais ! Que l'on me pardonne, comme j'ai pardonné à maître Land, et pour les mêmes motifs ! Enfin, le dîner fut excellent. Deux ramiers complétèrent ce menu extraordinaire. |
7650 |
En deux minutes, nous étions sur la grève. Charger le canot des provisions et des armes, le pousser à la mer, armer les deux avirons, ce fut l'affaire d'un instant. Nous n'avions pas gagné deux encablures, que cent sauvages, hurlant et gesticulant, entrèrent dans l'eau jusqu'à la ceinture. |
7651 |
Mais non. L'énorme engin, couché au large, demeurait absolument désert. Vingt minutes plus tard, nous montions à bord. Les panneaux étaient ouverts. Après avoir amarré le canot, nous rentrâmes à l'intérieur du Nautilus. Je descendis au salon, d'où s'échappaient quelques accords. |
7652 |
Bientôt, il eut oublié ma présence, et fut plongé dans une rêverie que je ne cherchai plus à dissiper. Je remontai sur la plate forme. La nuit était déjà venue, car, sous cette basse latitude, le soleil se couche rapidement et sans crépuscule. Je n'aperçus plus que confusément l'Ile Gueboroar. |
7653 |
La nuit s'écoula sans mésaventure. Les Papouas s'effrayaient, sans doute, à la seule vue du monstre échoué dans la baie, car, les panneaux, restés ouverts, leur eussent offert un accès facile à l'intérieur du Nautilus. A six heures du matin – 8 janvier je remontai sur la plate forme. |
7654 |
Je les distinguai facilement. C'étaient bien de véritables Papouas, à taille athlétique, hommes de belle race, au front large et élevé, au nez gros mais non épaté, aux dents blanches. Leur chevelure laineuse, teinte en rouge, tranchait sur un corps, noir et luisant comme celui des Nubiens. |
7655 |
Ces sauvages étaient généralement nus. Parmi eux, je remarquai quelques femmes, habillées, des hanches au genou, d'une véritable crinoline d'herbes que soutenait une ceinture végétale. Certains chefs avaient orné leur cou d'un croissant et de colliers de verroteries rouges et blanches. |
7656 |
Pendant tout le temps de la marée basse, ces indigènes rôdèrent près du Nautilus, mais ils ne se montrèrent pas bruyants. Je les entendais répéter fréquemment le mot «assai», et à leurs gestes je compris qu'ils m'invitaient à aller à terre, invitation que je crus devoir décliner. |
7657 |
Cet adroit Canadien employa son temps à préparer les viandes et farines qu'il avait rapportées de l'île Gueboroar. Quant aux sauvages, ils regagnèrent la terre vers onze heures du matin, dès que les têtes de corail commencèrent à disparaître sous le flot de la marée montante. |
7658 |
Conseil, je t'accorde que ce sont d'honnêtes anthropophages, et qu'ils dévorent honnêtement leurs prisonniers. Cependant, comme je ne tiens pas à être dévoré, même honnêtement, je me tiendrai sur mes gardes, car le commandant du Nautilus ne paraît prendre aucune précaution. |
7659 |
La drague s'emplissait d'oreilles de Midas, de harpes, de mélanies, et particulièrement des plus beaux marteaux que j'eusse vu jusqu'à ce jour. Nous prîmes aussi quelques holoturies, des huîtres perlières, et une douzaine de petites tortues qui furent réservées pour l'office du bord. |
7660 |
Les astres et leurs satellites, dans leur mouvement de translation et de rotation, se meuvent de droite à gauche. L'homme se sert plus souvent de sa main droite que de sa main gauche, et, conséquemment, ses instruments et ses appareils, escaliers, serrures, ressorts de montres, etc. |
7661 |
C'était évident que ces Papouas avaient eu déjà des relations avec les Européens, et qu'ils connaissaient leurs navires. Mais ce long cylindre de fer allongé dans la baie, sans mâts, sans cheminée, que devaient ils en penser ? Rien de bon, car ils s'en étaient d'abord tenus à distance respectueuse. |
7662 |
Nos armes, auxquelles la détonation manquait, ne pouvaient produire qu'un effet médiocre sur ces indigènes, qui n'ont de respect que pour les engins bruyants. La foudre, sans les roulements du tonnerre, effraierait peu les hommes, bien que le danger soit dans l'éclair, non dans le bruit. |
7663 |
Je descendis au salon. Je n'y trouvai personne. Je me hasardai à frapper à la porte qui s'ouvrait sur la chambre du capitaine. Un «entrez» me répondit. J'entrai, et je trouvai le capitaine Nemo plongé dans un calcul où les x et autres signes algébriques ne manquaient pas. |
7664 |
Il me questionna avec intérêt sur nos excursions à terre, sur nos chasses, et n'eut pas l'air de comprendre ce besoin de viande qui passionnait le Canadien. Puis, la conversation effleura divers sujets, et, sans être plus communicatif, le capitaine Nemo se montra plus aimable. |
7665 |
La nuit se passa ainsi, et sans que l'équipage sortît de son inertie habituelle. Il ne s'inquiétait pas plus de la présence de ces cannibales que les soldats d'un fort blindé ne se préoccupent des fourmis qui courent sur son blindage. A six heures du matin, je me levai. |
7666 |
L'air ne fut donc pas renouvelé à l'intérieur, mais les réservoirs, chargés à toute occurrence, fonctionnèrent à propos et lancèrent quelques mètres cubes d'oxygène dans l'atmosphère appauvrie du Nautilus. Je travaillai dans ma chambre jusqu'à midi, sans avoir vu, même un instant, le capitaine Nemo. |
7667 |
J'attendis quelque temps encore, puis, je me rendis au grand salon. La pendule marquait deux heures et demie. Dans dix minutes, le flot devait avoir atteint son maximum de hauteur, et, si le capitaine Nemo n'avait point fait une promesse téméraire, le Nautilus serait immédiatement dégagé. |
7668 |
Là, Ned Land et Conseil, très intrigués, regardaient quelques hommes de l'équipage qui ouvraient les panneaux, tandis que des cris de rage et d'épouvantables vociférations résonnaient au dehors. Les mantelets furent rabattus extérieurement. Vingt figures horribles apparurent. |
7669 |
Mais le premier de ces indigènes qui mit la main sur la rampe de l'escalier, rejeté en arrière par je ne sais quelle force invisible, s'enfuit, poussant des cris affreux et faisant des gambades exorbitantes. Dix de ses compagnons lui succédèrent. Dix eurent le même sort. |
7670 |
Nous, moitié riants, nous consolions et frictionnions le malheureux Ned Land qui jurait comme un possédé. Mais, en ce moment, le Nautilus, soulevé par les dernières ondulations du flot, quitta son lit de corail à cette quarantième minute exactement fixée par le capitaine. |
7671 |
Les récifs étaient encore nombreux, mais plus clairsemés, et relevés sur la carte avec une extrême précision. Le Nautilus évita facilement les brisants de Money à bâbord, et les récifs Victoria à tribord, placés par 1300 de longitude, et sur ce dixième parallèle que nous suivions rigoureusement. |
7672 |
Aussi, ces ancêtres écailleux foisonnent dans les rivières de l'île, et sont l'objet d'une vénération particulière. On les protège, on les gâte, on les adule, on les nourrit, on leur offre des jeunes filles en pâture, et malheur à l'étranger qui porte la main sur ces lézards sacrés. |
7673 |
Également, je ne fis qu'entrevoir cette petite île Rotti, qui fait partie du groupe, et dont les femmes ont une réputation de beauté très établie sur les marchés malais. A partir de ce point, la direction du Nautilus, en latitude, s'infléchit vers le sud ouest. Le cap fut mis sur l'océan Indien. |
7674 |
Descendrait il donc vers le sud ? Irait il doubler le cap de Bonne Espérance, puis le cap Horn, et pousser au pôle antarctique ? Reviendrait il enfin vers ses mers du Pacifique, où son Nautilus trouvait une navigation facile et indépendante ? L'avenir devait nous l'apprendre. |
7675 |
Souvent, je me demandai dans quel but il faisait ces observations. Était ce au profit de ces semblables ? Ce n'était pas probable, car, un jour ou l'autre, ses travaux devaient périr avec lui dans quelque mer ignorée ! A moins qu'il ne me destinât le résultat de ses expériences. |
7676 |
Mais c'était admettre que mon étrange voyage aurait un terme, et ce terme, je ne l'apercevais pas encore. Quoi qu'il en soit, le capitaine Nemo me fit également connaître divers chiffres obtenus par lui et qui établissaient le rapport des densités de l'eau dans les principales mers du globe. |
7677 |
De cette communication, je tirai un enseignement personnel qui n'avait rien de scientifique. C'était pendant la matinée du 15 janvier. Le capitaine, avec lequel je me promenais sur la plate forme, me demanda si je connaissais les différentes densités que présentent les eaux de la mer. |
7678 |
Il est aussi étranger à la terre que les planètes qui accompagnent ce globe autour du soleil, et l'on ne connaîtra jamais les travaux des savants de Saturne ou de Jupiter. Cependant, puisque le hasard a lié nos deux existences, je puis vous communiquer le résultat de mes observations. |
7679 |
Je crus d'abord que le fanal avait été rallumé, et qu'il projetait son éclat électrique dans la masse liquide. Je me trompais, et après une rapide observation, je reconnus mon erreur. Le Nautilus flottait au milieu d'une couche phosphorescente, qui dans cette obscurité devenait éblouissante. |
7680 |
Cette lumière, on la sentait vivante ! En effet, c'était une agglomération infinie d'infusoires pélagiens, de noctiluques miliaires, véritables globules de gelée diaphane, pourvus d'un tentacule filiforme, et dont on a compté jusqu'à vingt cinq mille dans trente centimètres cubes d'eau. |
7681 |
Et leur lumière était encore doublée par ces lueurs particulières aux méduses, aux astéries, aux aurélies, aux pholadesdattes, et autres zoophytes phosphorescents, imprégnés du graissin des matières organiques décomposées par la mer, et peut être du mucus secrète par les poissons. |
7682 |
Peut être quelque orage se déchaînait il à la surface des flots ? Mais, à cette profondeur de quelques mètres, le Nautilus ne ressentait pas sa fureur, et il se balançait paisiblement au milieu des eaux tranquilles. Ainsi nous marchions, incessamment charmés par quelque merveille nouvelle. |
7683 |
Le temps était menaçant, la mer dure et houleuse. Le vent soufflait de l'est en grande brise. Le baromètre, qui baissait depuis quelques jours, annonçait une prochaine lutte des éléments. J'étais monté sur la plate forme au moment où le second prenait ses mesures d'angles horaires. |
7684 |
J'attendais, suivant la coutume, que la phrase quotidienne fût prononcée. Mais, ce jour là, elle fut remplacée par une autre phrase non moins incompréhensible. Presque aussitôt, je vis apparaître le capitaine Nemo, dont les yeux, munis d'une lunette, se dirigèrent vers l'horizon. |
7685 |
Pendant quelques minutes, le capitaine resta immobile, sans quitter le point enfermé dans le champ de son objectif. Puis, il abaissa sa lunette, et échangea une dizaine de paroles avec son second. Celui ci semblait être en proie à une émotion qu'il voulait vainement contenir. |
7686 |
Il paraissait, d'ailleurs, faire certaines objections auxquelles le second répondait par des assurances formelles. Du moins, je le compris ainsi, à la différence de leur ton et de leurs gestes. Quant à moi, j'avais soigneusement regardé dans la direction observée, sans rien apercevoir. |
7687 |
Son pas était assuré, mais moins régulier que d'habitude. 11 s'arrêtait parfois, et les bras croisés sur la poitrine, il observait la mer. Que pouvait il chercher sur cet immense espace ? Le Nautilus se trouvait alors à quelques centaines de milles de la côte la plus rapprochée. |
7688 |
D'ailleurs, ce mystère allait nécessairement s'éclaircir, et avant peu, car, sur un ordre du capitaine Nemo, la machine, accroissant sa puissance propulsive, imprima à l'hélice une rotation plus rapide. En ce moment, le second attira de nouveau l'attention du capitaine. |
7689 |
De mon côté, très sérieusement intrigué, je descendis au salon, et j'en rapportai une excellente longue vue dont je me servais ordinairement. Puis, l'appuyant sur la cage du fanal qui formait saillie à l'avant de la plate forme, je me disposai à parcourir toute la ligne du ciel et de la mer. |
7690 |
Je laisse à penser comment cette communication fut reçue par le Canadien. D'ailleurs, le temps manqua à toute explication. Quatre hommes de l'équipage attendaient à la porte, et ils nous conduisirent à cette cellule où nous avions passé notre première nuit à bord du Nautilus. |
7691 |
Je mangeai peu. Conseil «se força», toujours par prudence, et Ned Land, quoi qu'il en eût, ne perdit pas un coup de dent. Puis, le déjeuner terminé, chacun de nous s'accota dans son coin. En ce moment, le globe lumineux qui éclairait la cellule s'éteignit et nous laissa dans une obscurité profonde. |
7692 |
J'entendis alors les panneaux se refermer. Les ondulations de la mer qui provoquaient un léger mouvement de roulis, cessèrent. Le Nautilus avait il donc quitté la surface de l'Océan ? Était il rentré dans la couche immobile des eaux ? Je voulus résister au sommeil. Ce fut impossible. |
7693 |
Mes compagnons, sans doute, avaient été réintégrés dans leur cabine, sans qu'ils s'en fussent aperçus plus que moi. Ce qui s'était passé pendant cette nuit, ils l'ignoraient comme je l'ignorais moi même, et pour dévoiler ce mystère, je ne comptais que sur les hasards de l'avenir. |
7694 |
Je songeai alors à quitter ma chambre. Étais je encore une fois libre ou prisonnier ? Libre entièrement. J'ouvris la porte, je pris par les coursives, je montai l'escalier central. Les panneaux, fermés la veille, étaient ouverts. J'arrivai sur la plate forme. Ned Land et Conseil m'y attendaient. |
7695 |
Ils ne savaient rien. Endormis d'un sommeil pesant qui ne leur laissait aucun souvenir, ils avaient été très surpris de se retrouver dans leur cabine. Quant au Nautilus, il nous parut tranquille et mystérieux comme toujours. Il flottait à la surface des flots sous une allure modérée. |
7696 |
Ned Land, de ses yeux pénétrants, observa la mer. Elle était déserte. Le Canadien ne signala rien de nouveau à l'horizon, ni voile, ni terre. Une brise d'ouest soufflait bruyamment, et de longues lames, échevelées par le vent, imprimaient à l'appareil un très sensible roulis. |
7697 |
Quant au capitaine Nemo, il ne parut pas. Des gens du bord, je ne vis que l'impassible stewart, qui me servit avec son exactitude et son mutisme ordinaires. Vers deux heures, j'étais au salon, occupé à classer mes notes, lorsque le capitaine ouvrit la porte et parut. Je le saluai. |
7698 |
Je me penchai sur lui. Ce n'était pas seulement un malade, c'était un blessé. Sa tête, emmaillotée de linges sanglants, reposait sur un double oreiller. Je détachai ces linges, et le blessé, regardant de ses grands yeux fixes, me laissa faire, sans proférer une seule plainte. |
7699 |
Le crâne, fracassé par un instrument contondant, montrait la cervelle à nu, et la substance cérébrale avait subi une attrition profonde. Des caillots sanguins s'étaient formés dans la masse diffluente, qui affectait une couleur lie de vin. Il y avait eu à la fois contusion et commotion du cerveau. |
7700 |
La phlegmasie cérébrale était complète et entraînait la paralysie du sentiment et du mouvement. Je pris le pouls du blessé. Il était intermittent. Les extrémités du corps se refroidissaient déjà, et je vis que la mort s'approchait, sans qu'il me parût possible de l'enrayer. |
7701 |
La nuit, je dormis mal, et, entre mes songes fréquemment interrompus, je crus entendre des soupirs lointains et comme une psalmodie funèbre. Était ce la prière des morts, murmurée dans cette langue que je ne savais comprendre ? Le lendemain matin, je montai sur le pont. |
7702 |
La double porte fut ouverte, et, accompagnés du capitaine Nemo que suivaient une douzaine d'hommes de l'équipage, nous prenions pied à une profondeur de dix mètres sur le sol ferme où reposait le Nautilus. Une légère pente aboutissait à un fond accidenté par quinze brasses de profondeur environ. |
7703 |
C'est à ce dernier qu'appartient le corail, curieuse substance qui fut tour à tour classée dans les règnes minéral, végétal et animal. Remède chez les anciens, bijou chez les modernes, ce fut seulement en 1694 que le Marseillais Peysonnel le rangea définitivement dans le règne animal. |
7704 |
Le corail est un ensemble d'animalcules, réunis sur un polypier de nature cassante et pierreuse. Ces polypes ont un générateur unique qui les a produits par bourgeonnement, et ils possèdent une existence propre, tout en participant à la vie commune. C'est donc une sorte de socialisme naturel. |
7705 |
Je connaissais les derniers travaux faits sur ce bizarre zoophyte, qui se minéralise tout en s'arborisant, suivant la très juste observation des naturalistes, et rien ne pouvait être plus intéressant pour moi que de visiter l'une de ces forêts pétrifiées que la nature a plantées au fond des mers. |
7706 |
La route était bordée d'inextricables buissons formés par l'enchevêtrement d'arbrisseaux que couvraient de petites fleurs étoilées à rayons blancs. Seulement, à l'inverse des plantes de la terre, ces arborisations, fixées aux rochers du sol, se dirigeaient toutes de haut en bas. |
7707 |
Mais, si ma main s'approchait de ces fleurs vivantes, de ces sensitives animées, aussitôt l'alerte se mettait dans la colonie. Les corolles blanches rentraient dans leurs étuis rouges, les fleurs s'évanouissaient sous mes regards, et le buisson se changeait en un bloc de mamelons pierreux. |
7708 |
Il justifiait par ses tons vifs ces noms poétiques de fleur de sang et d'écume de sang que le commerce donne à ses plus beaux produits. Le corail se vend jusqu'à cinq cents francs le kilogramme, et en cet endroit, les couches liquides recouvraient la fortune de tout un monde de corailleurs. |
7709 |
Cette précieuse matière, souvent mélangée avec d'autres polypiers, formait alors des ensembles compacts et inextricables appelés «macciota», et sur lesquels je remarquai d'admirables spécimens de corail rose. Mais bientôt les buissons se resserrèrent, les arborisations grandirent. |
7710 |
Mais là, ce n'était plus le buisson isolé, ni le modeste taillis de basse futaie. C'était la forêt immense, les grandes végétations minérales, les énormes arbres pétrifiés, réunis par des guirlandes d'élégantes plumarias, ces lianes de la mer, toutes parées de nuances et de reflets. |
7711 |
Que ne vivions nous, du moins, de la vie de ces poissons qui peuplent le liquide élément, ou plutôt encore de celle de ces amphibies qui, pendant de longues heures, peuvent parcourir, au gré de leur caprice, le double domaine de la terre et des eaux ! Cependant, le capitaine Nemo s'était arrêté. |
7712 |
Mes compagnons et mol nous suspendîmes notre marche, et, me retournant, je vis que ses hommes formaient un demi cercle autour de leur chef. En regardant avec plus d'attention, j'observai que quatre d'entre eux portaient sur leurs épaules un objet de forme oblongue. Nous occupions, en cet endroit. |
7713 |
A la limite de la clairière, l'obscurité redevenait profonde, et ne recueillait que de petites étincelles retenues par les vives arêtes du corail. Ned Land et Conseil étaient près de moi. Nous regardions, et il me vint à la pensée que j'allais assister a une scène étrange. |
7714 |
Je ne voulais pas voir ce que voyait mes yeux ! Cependant, la tombe se creusait lentement. Les poissons fuyaient çà et là leur retraite troublée. J'entendais résonner, sur le sol calcaire, le fer du pic qui étincelait parfois en heurtant quelque silex perdu au fond des eaux. |
7715 |
Le corps, enveloppé dans un tissu de byssus blanc, descendit dans sa humide tombe. Le capitaine Nemo, les bras croisés sur la poitrine, et tous les amis de celui qui les avait aimés s'agenouillèrent dans l'attitude de la prière... Mes deux compagnons et moi, nous nous étions religieusement inclinés. |
7716 |
La tombe fut alors recouverte des débris arrachés au sol, qui formèrent un léger renflement. Quand ce fut fait, le capitaine Nemo et ses hommes se redressèrent ; puis, se rapprochant de la tombe, tous fléchirent encore le genou, et tous étendirent leur main en signe de suprême adieu. |
7717 |
Alors, la funèbre troupe reprit le chemin du Nautilus, repassant sous les arceaux de la forêt, au milieu des taillis, le long des buissons de corail, et toujours montant. Enfin, les feux du bord apparurent. Leur traînée lumineuse nous guida jusqu'au Nautilus. A une heure, nous étions de retour. |
7718 |
En ce moment, rien n'est évident pour moi, je n'entrevois encore dans ces ténèbres que des lueurs, et je dois me borner à écrire, pour ainsi dire, sous la dictée des événements. D'ailleurs rien ne nous lie au capitaine Nemo. Il sait que s'échapper du Nautilus est impossible. |
7719 |
Nous ne sommes pas même prisonniers sur parole. Aucun engagement d'honneur ne nous enchaîne. Nous ne sommes que des captifs, que des prisonniers déguisés sous le nom d'hôtes par un semblant de courtoisie. Toutefois, Ned Land n'a pas renoncé à l'espoir de recouvrer sa liberté. |
7720 |
Est ce une victime ou un bourreau ? Et puis, pour être franc, je voudrais, avant de l'abandonner à jamais, je voudrais avoir accompli ce tour du monde sous marin dont les débuts sont si magnifiques. Je voudrais avoir observé la complète série des merveilles entassées sous les mers du globe. |
7721 |
J'examinai alors l'installation de cet appareil dont la puissance était centuplée par des anneaux lenticulaires disposés comme ceux des phares, et qui maintenaient sa lumière dans le plan utile. La lampe électrique était combinée de manière à donner tout son pouvoir éclairant. |
7722 |
Sa lumière, en effet, se produisait dans le vide, ce qui assurait à la fois sa régularité et son intensité. Ce vide économisait aussi les pointes de graphite entre lesquelles se développe l'arc lumineux. Économie importante pour le capitaine Nemo, qui n'aurait pu les renouveler aisément. |
7723 |
Les filets du Nautilus rapportèrent plusieurs sortes de tortues marines, du genre caret, à dos bombé, et dont l'écaille est très estimée. Ces reptiles, qui plongent facilement, peuvent se maintenir longtemps sous l'eau en fermant la soupape charnue située à l'orifice externe de leur canal nasal. |
7724 |
Cela vaudra mieux que ces îles de la Papouasie, où l'on rencontre plus de sauvages que de chevreuils ! Sur cette terre indienne, monsieur le professeur, il y a des routes, des chemins de fer, des villes anglaises, françaises et indoues. On ne ferait pas cinq milles sans y rencontrer un compatriote. |
7725 |
A partir de l'île Keeling, notre marche se ralentit généralement. Elle fut aussi plus capricieuse et nous entraîna souvent à de grandes profondeurs. On fit plusieurs fois usage des plans inclinés que des leviers intérieurs pouvaient placer obliquement à la ligne de flottaison. |
7726 |
Comment, dans ces conditions, ne l'eût on pas pris pour un cétacé gigantesque ? Je passai les trois quarts de cette journée sur la plate forme. Je regardais la mer. Rien à l'horizon, si ce n'est, vers quatre heures du soir, un long steamer qui courait dans l'ouest à contrebord. |
7727 |
Sa mâture fut visible un instant, mais il ne pouvait apercevoir le Nautilus, trop ras sur l'eau. Je pensai que ce bateau à vapeur appartenait à la ligne péninsulaire et orientale qui fait le service de l'île de Ceyland à Sydney, en touchant à la pointe du roi George et à Melbourne. |
7728 |
Il est un charmant animal dont la rencontre, suivant les anciens, présageait des chances heureuses. Aristote, Athénée, Pline, Oppien, avaient étudié ses goûts et épuisé à son égard toute la poétique des savants de la Grèce et de l'Italie. Ils l'appelèrent Nautilus et Pompylius. |
7729 |
Nous pouvions en compter plusieurs centaines. Ils appartenaient à l'espèce des argonautes tuberculés qui est spéciale aux mers de l'Inde. Ces gracieux mollusques se mouvaient à reculons au moyen de leur tube locomoteur en chassant par ce tube l'eau qu'ils avaient aspirée. |
7730 |
De leurs huit tentacules, six, allongés et amincis, flottaient sur l'eau, tandis que les deux autres, arrondis en palmes, se tendaient au vent comme une voile légère. Je voyais parfaitement leur coquille spiraliforme et ondulée que Cuvier compare justement à une élégante chaloupe. |
7731 |
Puis, je ne sais quel effroi les prit soudain. Comme à un signal, toutes les voiles furent subitement amenées ; les bras se replièrent, les corps se contractèrent. Les coquilles se renversant changèrent leur centre de gravité, et toute la flottille disparut sous les flots. |
7732 |
En ce moment, la nuit tomba subitement, et les lames, à peine soulevées par la brise, s'allongèrent paisiblement sous les précintes du Nautilus. Le lendemain, 26 janvier, nous coupions l'Équateur sur le quatre vingt deuxième méridien, et nous rentrions dans l'hémisphère boréal. |
7733 |
Il voulait remonter à la surface des flots et harponner ces monstres, surtout certains squales émissoles dont la gueule est pavée de dents disposées comme une mosaïque, et de grands squales tigrés, longs de cinq mètres, qui le provoquaient avec une insistance toute particulière. |
7734 |
Mais bientôt le Nautilus, accroissant sa vitesse, laissa facilement en arrière les plus rapides de ces requins. Le 27 janvier, à l'ouvert du vaste golfe du Bengale, nous rencontrâmes à plusieurs reprises, spectacle sinistre ! des cadavres qui flottaient à la surface des flots. |
7735 |
Vers sept heures du soir, le Nautilus à demi immergé navigua au milieu d'une mer de lait. A perte de vue l'Océan semblait être lactifié. Était ce l'effet des rayons lunaires ? Non, car la lune, ayant deux jours à peine, était encore perdue au dessous de l'horizon dans les rayons du soleil. |
7736 |
Pendant plusieurs heures, le Nautilus trancha de son éperon ces flots blanchâtres, et je remarquai qu'il glissait sans bruit sur cette eau savonneuse, comme s'il eût flotté dans ces remous d'écume que les courants et les contre courants des baies laissaient quelquefois entre eux. |
7737 |
La carte sous les yeux, je cherchai alors ce golfe de Manaar. Je le trouvai par le neuvième parallèle, sur la côte nord ouest de Ceylan. Il était formé par une ligne allongée de la petite île Manaar. Pour l'atteindre, il fallait remonter tout le rivage occidental de Ceylan. |
7738 |
Nous arrivons un peu tôt, sans doute. Les pêcheurs ne se rassemblent que pendant le mois de mars au golfe de Manaar, et là, pendant trente jours, leurs trois cents bateaux se livrent à cette lucrative exploitation des trésors de la mer. Chaque bateau est monté par dix rameurs et par dix pêcheurs. |
7739 |
Or, parmi ces testacés, l'oreille de mer iris, les turbots, les tridacnes, les pinnesmarines, en un mot tous ceux qui sécrètent la nacre c'est à dire cette substance bleue, bleuâtre, violette ou blanche, qui tapisse l'intérieur de leurs valves, sont susceptibles de produire des perles. |
7740 |
Sur les valves, la perle est adhérente ; sur les chairs, elle est libre. Mais elle a toujours pour noyau un petit corps dur, soit un ovule stérile, soit un grain de sable, autour duquel la matière nacrée se dépose en plusieurs années, successivement et par couches minces et concentriques. |
7741 |
Elles meurent ainsi à l'air libre, et, au bout de dix jours, elles se trouvent dans un état satisfaisant de putréfaction. On les plonge alors dans de vastes réservoirs d'eau de mer, puis on les ouvre et on les lave. C'est à ce moment que commence le double travail des rogueurs. |
7742 |
Ce travail se fait au moyen de onze tamis ou cribles percés d'un nombre variable de trous. Les perles qui restent dans les tamis, qui comptent de vingt à quatre vingts trous, sont de premier ordre. Celles qui ne s'échappent pas des cribles percés de cent à huit cents trous sont de second ordre. |
7743 |
Trois millions de francs, repris je. Mais je crois que ces pêcheries ne rapportent plus ce qu'elles rapportaient autrefois. Il en est de même des pêcheries américaines, qui, sous le règne de Charles Quint, produisaient quatre millions de francs, présentement réduits aux deux tiers. |
7744 |
Les squales jouèrent un rôle important dans mes rêves, et je trouvai très juste et très injuste à la fois cette étymologie qui fait venir le mot requin du mot «requiem». Le lendemain, à quatre heures du matin, je fus réveillé par le stewart que le capitaine Nemo avait spécialement mis à mon service. |
7745 |
Le Nautilus, ayant remonté pendant la nuit la côte occidentale de Ceylan, se trouvait à l'ouest de la baie, ou plutôt de ce golfe formé par cette terre et l'île de Manaar. Là, sous les sombres eaux, s'étendait le banc de pintadines, inépuisable champ de perles dont la longueur dépasse vingt milles. |
7746 |
Le capitaine Nemo, Conseil, Ned Land et moi, nous prîmes place à l'arrière du canot. Le patron de l'embarcation se mit à la barre ; ses quatre compagnons appuyèrent sur leurs avirons ; la bosse fut larguée et nous débordâmes. Le canot se dirigea vers le sud. Ses nageurs ne se pressaient pas. |
7747 |
Tandis que l'embarcation courait sur son erre, les gouttelettes liquides frappaient en crépitant le fond noir des flots comme des bavures de plomb fondu. Une petite houle, venue du large, imprimait au canot un léger roulis, et quelques crêtes de lames clapotaient à son avant. |
7748 |
Nous étions silencieux. A quoi songeait le capitaine Nemo ? Peut être à cette terre dont il s'approchait, et qu'il trouvait trop près de lui, contrairement a l'opinion du Canadien, auquel elle semblait encore trop éloignée. Quant à Conseil, il était là en simple curieux. |
7749 |
Assez plate dans l'est, elle se renflait un peu vers le sud. Cinq milles la séparaient encore, et son rivage se confondait avec les eaux brumeuses. Entre elle et nous, la mer était déserte. Pas un bateau, pas un plongeur. Solitude profonde sur ce lieu de rendez vous des pêcheurs de perles. |
7750 |
Cette baie est heureusement disposée pour ce genre de pêche. Elle est abritée des vents les plus forts, et la mer n'y est jamais très houleuse, circonstance très favorable au travail des plongeurs. Nous allons maintenant revêtir nos scaphandres, et nous commencerons notre promenade. |
7751 |
Le capitaine Nemo et mes deux compagnons s'habillaient aussi. Aucun des hommes du Nautilus ne devait nous accompagner dans cette nouvelle excursion. Bientôt nous fûmes emprisonnés jusqu'au cou dans le vêtement de caoutchouc, et des bretelles fixèrent sur notre dos les appareils à air. |
7752 |
Ils étaient armés comme nous, et, de plus, Ned Land brandissait un énorme harpon qu'il avait déposé dans le canot avant de quitter le Nautilus. Puis, suivant l'exemple du capitaine, je me laissai coiffer de la pesante sphère de cuivre, et nos réservoirs a air furent immédiatement mis en activité. |
7753 |
Un instant après, les matelots de l'embarcation nous débarquaient les uns après les autres, et, par un mètre et demi d'eau, nous prenions pied sur un sable uni. Le capitaine Nemo nous fit un signe de la main. Nous le suivîmes, et par une pente douce nous disparûmes sous les flots. |
7754 |
Là, les idées qui obsédaient mon cerveau m'abandonnèrent. Je redevins étonnamment calme. La facilité de mes mouvements accrut ma confiance, et l'étrangeté du spectacle captiva mon imagination. Le soleil envoyait déjà sous les eaux une clarté suffisante. Les moindres objets restaient perceptibles. |
7755 |
Après dix minutes de marche, nous étions par cinq mètres d'eau, et le terrain devenait à peu près plat. Sur nos pas, comme des compagnies de bécassines dans un marais, se levaient des volées de poissons curieux du genre des monoptères, dont les sujets n'ont d'autre nageoire que celle de la queue. |
7756 |
Vers sept heures, nous arpentions enfin le banc de pintadines, sur lequel les huîtres perlières se reproduisent par millions. Ces mollusques précieux adhéraient aux rocs et y étaient fortement attachés par ce byssus de couleur brune qui ne leur permet pas de se déplacer. |
7757 |
La pintadine meleagrina, la mère perle, dont les valves sont à peu près égales, se présente sous la forme d'une coquille arrondie, aux épaisses parois, très rugueuses à l'extérieur. Quelques unes de ces coquilles étaient feuilletées et sillonnées de bandes verdâtres qui rayonnaient de leur sommet. |
7758 |
Mais nous ne pouvions nous arrêter. Il fallait suivre le capitaine qui semblait se diriger par des sentiers connus de lui seul. Le sol remontait sensiblement, et parfois mon bras, que j'élevais, dépassait la surface de la mer. Puis le niveau du banc se rabaissait capricieusement. |
7759 |
En ce moment s'ouvrit devant nos pas une vaste grotte, creusée dans un pittoresque entassement de rochers tapissés de toutes les hautes lisses de la flore sous marine. D'abord, cette grotte me parut profondément obscure. Les rayons solaires semblaient s'y éteindre par dégradations successives. |
7760 |
Nous après lui. Mes yeux s'accoutumèrent bientôt à ces ténèbres relatives. Je distinguai les retombées si capricieusement contournées de la voûte que supportaient des piliers naturels, largement assis sur leur base granitique, comme les lourdes colonnes de l'architecture toscane. |
7761 |
C'était une huître de dimension extraordinaire, une tridacne gigantesque, un bénitier qui eût contenu un lac d'eau sainte, une vasque dont la largeur dépassait deux mètres, et conséquemment plus grande que celle qui ornait le salon du Nautilus. Je m'approchai de ce mollusque phénoménal. |
7762 |
Les deux valves du mollusque étaient entr'ouvertes. Le capitaine s'approcha et introduisit son poignard entre les coquilles pour les empêcher de se rabattre ; puis, de la main, il souleva la tunique membraneuse et frangée sur ses bords qui formait le manteau de l'animal. |
7763 |
Avec chaque année la sécrétion du mollusque y ajoutait de nouvelles couches concentriques. Seul, le capitaine connaissait la grotte où «mûrissait» cet admirable fruit de la nature ; seul il l'élevait, pour ainsi dire, afin de la transporter un jour dans son précieux musée. |
7764 |
En tout cas, comparant cette perle à celles que je connaissais déjà, à celles qui brillaient dans la collection du capitaine, j'estimai sa valeur à dix millions de francs au moins. Superbe curiosité naturelle et non bijou de luxe, car je ne sais quelles oreilles féminines auraient pu la supporter. |
7765 |
Le capitaine Nemo quitta la grotte, et nous remontâmes sur le banc de pintadines, au milieu de ces eaux claires que ne troublait pas encore le travail des plongeurs. Nous marchions isolément, en véritables flâneurs, chacun s'arrêtant ou s'éloignant au gré de sa fantaisie. |
7766 |
Mais ce plateau élevé ne mesurait que quelques toises, et bientôt nous fûmes rentrés dans notre élément. Je crois avoir maintenant le droit de le qualifier ainsi. Dix minutes après, le capitaine Nemo s'arrêtait soudain. Je crus qu'il faisait halte pour retourner sur ses pas. |
7767 |
Non. D'un geste, il nous ordonna de nous blottir près de lui au fond d'une large anfractuosité. Sa main se dirigea vers un point de la masse liquide, et je regardai attentivement. A cinq mètres de moi, une ombre apparut et s'abaissa jusqu'au sol. L'inquiétante idée des requins traversa mon esprit. |
7768 |
J'apercevais les fonds de son canot mouillé à quelques pieds au dessus de sa tête. Il plongeait, et remontait successivement. Une pierre taillée en pain de sucre et qu'il serrait du pied, tandis qu'une corde la rattachait à son bateau, lui servait à descendre plus rapidement au fond de la mer. |
7769 |
C'était là tout son outillage. Arrivé au sol, par cinq mètres de profondeur environ, il se précipitait à genoux et remplissait son sac de pintadines ramassées au hasard. Puis, il remontait, vidait son sac, ramenait sa pierre, et recommençait son opération qui ne durait que trente secondes. |
7770 |
L'ombre du rocher nous dérobait a ses regards. Et d'ailleurs, comment ce pauvre Indien aurait il jamais supposé que des hommes, des êtres semblables à lui, fussent là, sous les eaux, épiant ses mouvements, ne perdant aucun détail de sa pêche ! Plusieurs fois, il remonta ainsi et plongea de nouveau. |
7771 |
Il ne rapportai pas plus d'une dizaine de pintadines à chaque plongée, car il fallait les arracher du banc auquel elles s'accrochaient par leur robuste byssus. Et combien de ces huîtres étaient privées de ces perles pour lesquelles il risquait sa vie ! Je l'observais avec une attention profonde. |
7772 |
Je me familiarisais donc avec le spectacle de cette pêche intéressante, quand, tout d'un coup, à un moment où l'Indien était agenouillé sur le sol, je lui vis faire un geste d'effroi ? se relever et prendre son élan pour remonter à la surface des flots. Je compris son épouvante. |
7773 |
J'étais muet d'horreur, incapable de faire un mouvement. Le vorace animal, d'un vigoureux coup de nageoire, s'élança vers l'Indien, qui se jeta de côté et évita la morsure du requin, mais non le battement de sa queue, car cette queue, le frappant à la poitrine, I étendit sur le sol. |
7774 |
Puis, son poignard à la main, il marcha droit au monstre, prêt à lutter corps à corps avec lui. Le squale, au moment où il allait happer le malheureux pêcheur, aperçut son nouvel adversaire, et se replaçant sur le ventre, il se dirigea rapidement vers lui. Je vois encore la pose du capitaine Nemo. |
7775 |
Replié sur lui même, il attendait avec un admirable sang froid le formidable squale, et lorsque celui ci se précipita sur lui, le capitaine, se jetant de côté avec une prestesse prodigieuse, évita le choc et lui enfonça son poignard dans le ventre. Mais, tout n'était pas dit. |
7776 |
Puis, les mâchoires du requin s'ouvrirent démesurément comme une cisaille d'usine, et c'en était fait du capitaine si, prompt comme la pensée, son harpon à la main, Ned Land, se précipitant vers le requin, ne l'eût frappe de sa terrible pointe. Les flots s'imprégnèrent d'une masse de sang. |
7777 |
Nous le suivîmes tous trois, et, en quelques instants, miraculeusement sauvés, nous atteignions l'embarcation du pêcheur. Le premier soin du capitaine Nemo fut de rappeler ce malheureux à la vie. Je ne savais s'il réussirait. Je l'espérais, car l'immersion de ce pauvre diable n'avait pas été longue. |
7778 |
L'embarcation vola sur les flots. Quelques minutes plus tard, nous rencontrions le cadavre du requin qui flottait. A la couleur noire marquant l'extrémité de ses nageoires, je reconnus le terrible mélanoptère de la mer des Indes, de l'espèce des requins proprement dits. |
7779 |
Le lendemain 30 janvier – lorsque le Nautilus remonta à la surface de l'Océan, il n'avait plus aucune terre en vue. Il faisait route au nord nord ouest, et se dirigeait vers cette mer d'Oman, creusée entre l'Arabie et la péninsule indienne, qui sert de débouché au golfe Persique. |
7780 |
Ah ça ! ami Ned, vous vous fatiguez donc de ce voyage sous les mers ? Vous vous blasez donc sur le spectacle incessamment varié des merveilles sous marines ? Pour mon compte, je verrai avec un extrême dépit finir ce voyage qu'il aura été donné à si peu d'hommes de faire. |
7781 |
Mais ce ne fut qu'une vision, et le Nautilus s'enfonça bientôt sous les flots sombres de ces parages. Puis, il prolongea à une distance de six milles les côtes arabiques du Mahrah et de l'Hadramant, et sa ligne ondulée de montagnes, relevée de quelques ruines anciennes. |
7782 |
Je croyais bien que le capitaine Nemo, parvenu à ce point, allait revenir en arrière ; mais je me trompais, et, à ma grande surprise, il n'en fut rien. Le lendemain, 7 février, nous embouquions le détroit de Babel Mandeb, dont le nom veut dire en langue arabe : «la porte des Larmes». |
7783 |
Sur vingt milles de large, il ne compte que cinquante deux kilomètres de long, et pour le Nautilus lancé à toute vitesse, le franchir fut l'affaire d'une heure à peine. Mais je ne vis rien, pas même cette île de Périm, dont le gouvernement britannique a fortifié la position d'Aden. |
7784 |
Trop de steamers anglais ou français des lignes de Suze à Bombay, à Calcutta, à Melbourne, à Bourbon, à Maurice, sillonnaient cet étroit passage, pour que le Nautilus tentât de s'y montrer. Aussi se tint il prudemment entre deux eaux. Enfin, à midi, nous sillonnions les flots de la mer Rouge. |
7785 |
Singulier golfe, qui, fermé et dans les conditions d'un lac, serait peut être entièrement desséché ; inférieur en ceci à ses voisines la Caspienne ou l'Asphaltite, dont le niveau a seulement baissé jusqu'au point où leur évaporation a précisément égalé la somme des eaux reçues dans leur sein. |
7786 |
Cité importante, autrefois, qui renfermait six marchés publics, vingt six mosquées, et à laquelle ses murs, défendus par quatorze forts, faisaient une ceinture de trois kilomètres. Puis, le Nautilus se rapprocha des rivages africains où la profondeur de la mer est plus considérable. |
7787 |
Quel indescriptible spectacle, et quelle variété de sites et de paysages à l'arasement de ces écueils et de ces îlots volcaniques qui confinent à la côte Iybienne ! Mais où ces arborisations apparurent dans toute leur beauté, ce fut vers les rives orientales que le Nautilus ne tarda pas à rallier. |
7788 |
La classe des spongiaires, première du groupe des polypes, a été précisément créée par ce curieux produit dont l'utilité est incontestable. L'éponge n'est point un végétal comme l'admettent encore quelques naturalistes, mais un animal du dernier ordre, un polypier inférieur à celui du corail. |
7789 |
Pour les uns, c'est un polypier, et pour d'autres tels que M. Milne Edwards, c'est un individu isolé et unique. La classe des spongiaires contient environ trois cents espèces qui se rencontrent dans un grand nombre de mers, et même dans certains cours d'eau où elles ont reçu le nom de «fluviatiles». |
7790 |
Mais leurs eaux de prédilection sont celles de la Méditerranée, de l'archipel grec, de la côte de Syrie et de la mer Rouge. Là se reproduisent et se développent ces éponges fines douces dont la valeur s'élève jusqu'à cent cinquante francs, l'éponge blonde de Syrie, l'éponge dure de Barbarie, etc. |
7791 |
J'appelai donc Conseil près de moi, pendant que le Nautilus, par une profondeur moyenne de huit à neuf mètres, rasait lentement tous ces beaux rochers de la côte orientale. Là croissaient des éponges de toutes formes, des éponges pédiculées, foliacées, globuleuses, digitées. |
7792 |
Il fut continué par Darius, fils d'Hytaspe, et probablement achevé par Ptolémée II. Strabon le vit employé à la navigation ; mais la faiblesse de sa pente entre son point de départ, près de Bubaste, et la mer Rouge, ne le rendait navigable que pendant quelques mois de l'année. |
7793 |
Pendant l'expédition d'Égypte, votre général Bonaparte retrouva les traces de ces travaux dans le désert de Suez, et, surpris par la marée, il faillit périr quelques heures avant de rejoindre Hadjaroth, là même où Moïse avait campé trois mille trois cents ans avant lui. |
7794 |
Si elle existait, le courant souterrain devait forcément aller de la mer Rouge à la Méditerranée par le seul effet de la différence des niveaux. Je pêchai donc un grand nombre de poissons aux environs de Suez. Je leur passai à la queue un anneau de cuivre, et je les rejetai à la mer. |
7795 |
Je distinguai assez nettement l'ensemble de ses constructions, les navires amarrés le long des quais, et ceux que leur tirant d'eau obligeait à mouiller en rade. Le soleil, assez bas sur l'horizon, frappait en plein les maisons de la ville et faisait ressortir leur blancheur. |
7796 |
Et lorsque Conseil avait ainsi parlé, il n'y avait plus rien à dire. Cependant Ned Land regardait toujours. Ses yeux brillaient de convoitise à la vue de cet animal. Sa main semblait prête à le harponner. On eût dit qu'il attendait le moment de se jeter à la mer pour l'attaquer dans son élément. |
7797 |
L'un portait un harpon et une ligne semblable à celles qu'emploient les pêcheurs de baleines. Le canot fut déponté, arraché de son alvéole, lancé à la mer. Six rameurs prirent place sur leurs bancs et le patron se mit à la barre. Ned, Conseil et moi, nous nous assîmes à l'arrière. |
7798 |
Son corps oblong se terminait par une caudale très allongée et ses nageoires latérales par de véritables doigts. Sa différence avec le lamantin consistait en ce que sa mâchoire supérieure était armée de deux dents longues et pointues, qui formaient de chaque côté des défenses divergentes. |
7799 |
Ce dugong, que Ned Land se préparait à attaquer, avait des dimensions colossales, et sa longueur dépassait au moins sept mètres. Il ne bougeait pas et semblait dormir à la surface des flots, circonstance qui rendait sa capture plus facile. Le canot s'approcha prudemment à trois brasses de l'animal. |
7800 |
Les avirons restèrent suspendus sur leurs dames. Je me levai à demi. Ned Land, le corps un peu rejeté en arrière, brandissait son harpon d'une main exercée. Soudain, un sifflement se fit entendre, et le dugong disparut. Le harpon, lancé avec force, n'avait frappé que l'eau sans doute. |
7801 |
Le patron prononça quelques mots de sa langue bizarre, et sans doute il prévint ses hommes de se tenir sur leurs gardes. Le dugong, arrivé à vingt pieds du canot, s'arrêta, huma brusquement l'air avec ses vastes narines percées non à l'extrémité, mais à la partie supérieure de son museau. |
7802 |
J'entendis le grincement des dents sur la tôle, et le dugong disparut, entraînant le harpon avec lui. Mais bientôt le baril revint à la surface, et peu d'instants après, apparut le corps de l'animal, retourné sur le dos. Le canot le rejoignit, le prit à la remorque et se dirigea vers le Nautilus. |
7803 |
J'observai que l'eau de la mer Rouge devenait de moins en moins salée, a mesure que nous approchions de Suez. Vers cinq heures du soir, nous relevions au nord le cap de Ras Mohammed. C'est ce cap qui forme l'extrémité de l'Arabie Pétrée, comprise entre le golfe de Suez et le golfe d'Acabah. |
7804 |
Il me semblait que le détroit se rétrécissait de plus en plus. A neuf heures un quart, le bateau étant revenu à la surface, je montai sur la plate forme. Très impatient de franchir le tunnel du capitaine Nemo, je ne pouvais tenir en place, et je cherchais à respirer l'air frais de la nuit. |
7805 |
Il pressa un bouton de métal, et aussitôt la vitesse de l'hélice fut très diminuée. Je regardais en silence la haute muraille très accore que nous longions en ce moment, inébranlable base du massif sableux de la côte. Nous la suivîmes ainsi pendant une heure, à quelques mètres de distance seulement. |
7806 |
Je m'étais placé au hublot de bâbord, et j'apercevais de magnifiques substructions de coraux, des zoophytes, des algues et des crustacés agitant leurs pattes énormes, qui s'allongeaient hors des anfractuosités du roc. A dix heures un quart, le capitaine Nemo prit lui même la barre. |
7807 |
Un bruissement inaccoutumé se fit entendre sur ses flancs. C'étaient les eaux de la mer Rouge que la pente du tunnel précipitait vers la Méditerranée. Le Nautilus suivait le torrent, rapide comme une flèche, malgré les efforts de sa machine qui, pour résister, battait les flots à contre hélice. |
7808 |
Je me précipitai sur la plate forme. A trois milles dans le sud se dessinait la vague silhouette de Péluse. Un torrent nous avait portés d'une mer à l'autre. Mais ce tunnel, facile à descendre, devait être impraticable à remonter. Vers sept heures, Ned et Conseil me rejoignirent. |
7809 |
Vous parlez au futur : «Nous serons là ! Nous serons ici !» Moi je parle au présent : «Nous sommes ici, et il faut en profiter.» J'étais pressé de près par la logique de Ned Land, et je me sentais battu sur ce terrain. Je ne savais plus quels arguments faire valoir en ma faveur. |
7810 |
Ainsi que son maître, ainsi que son camarade Ned, il est célibataire. Ni femme, ni parents, ni enfants ne l'attendent au pays. Il est au service de monsieur, il pense comme monsieur, il parle comme monsieur, et, à son grand regret, on ne doit pas compter sur lui pour faire une majorité. |
7811 |
Le capitaine Nemo se défiait il de nous dans ces mers fréquentées, ou voulait il seulement se dérober à la vue des nombreux navires de toutes nations qui sillonnent la Méditerranée ? Je l'ignore, mais il se maintint le plus souvent entre deux eaux et au large des côtes. |
7812 |
Le lendemain, 14 février, je résolus d'employer quelques heures à étudier les poissons de l'Archipel ; mais par un motif quelconque, les panneaux demeurèrent hermétiquement fermés. En relevant la direction du Nautilus, je remarquai qu'il marchait vers Candie, l'ancienne île de Crète. |
7813 |
Puis, contrairement à ses habitudes, il ordonna d'ouvrir les deux panneaux du salon, et, allant de l'un à l'autre, il observa attentivement la masse des eaux. Dans quel but ? Je ne pouvais le deviner, et, de mon côté, j'employai mon temps à étudier les poissons qui passaient devant mes yeux. |
7814 |
Ce fut le rémora qui voyage attaché au ventre des requins ; au dire des anciens, ce petit poisson, accroché à la carène d'un navire, pouvait l'arrêter dans sa marche, et l'un d'eux, retenant le vaisseau d'Antoine pendant la bataille d'Actium, facilita ainsi la victoire d'Auguste. |
7815 |
Au milieu des eaux, un homme apparut, un plongeur portant à sa ceinture une bourse de cuir. Ce n'était pas un corps abandonné aux flots. C'était un homme vivant qui nageait d'une main vigoureuse, disparaissant parfois pour aller respirer à la surface et replongeant aussitôt. |
7816 |
D'où venait ce précieux métal qui représentait une somme énorme ? Où le capitaine recueillait il cet or, et qu'allait il faire de celui ci ? Je ne prononçai pas un mot. Je regardai. Le capitaine Nemo prit un à un ces lingots et les rangea méthodiquement dans le coffre qu'il remplit entièrement. |
7817 |
Je cherchais une relation entre l'apparition de ce plongeur et ce coffre rempli d'or. Bientôt, je sentis à certains mouvements de roulis et de tangage, que le Nautilus quittant les couches inférieures revenait à la surface des eaux. Puis, j'entendis un bruit de pas sur la plate forme. |
7818 |
Ainsi donc, ces millions avaient été transportés à leur adresse. Sur quel point du continent ? Quel était le correspondant du capitaine Nemo ? Le lendemain, je racontai à Conseil et au Canadien les événements de cette nuit, qui surexcitaient ma curiosité au plus haut point. |
7819 |
A cela, pas de réponse possible. Je me rendis au salon après avoir déjeuné, et je me mis au travail. Jusqu'à cinq heures du soir, je rédigeai mes notes. En ce moment – devais je l'attribuer à une disposition personnelle – je sentis une chaleur extrême, et je dus enlever mon vêtement de byssus. |
7820 |
Effet incompréhensible, car nous n'étions pas sous de hautes latitudes, et d'ailleurs le Nautilus, immergé, ne devait éprouver aucune élévation de température. Je regardai le manomètre. Il marquait une profondeur de soixante pieds, à laquelle la chaleur atmosphérique n'aurait pu atteindre. |
7821 |
De blanche qu'elle était, la mer se faisait rouge, coloration due à la présence d'un sel de fer. Malgré l'hermétique fermeture du salon, une odeur sulfureuse insupportable se dégageait, et j'apercevais des flammes écarlates dont la vivacité tuait l'éclat de l'électricité. |
7822 |
J'estime à six cents lieues environ le chemin que le Nautilus parcourut sous les flots de cette mer, et ce voyage, il l'accomplit en deux fois vingt quatre heures. Partis le matin du 16 février des parages de la Grèce, le 18, au soleil levant, nous avions franchi le détroit de Gibraltar. |
7823 |
Aussi, notre vitesse fut elle de vingt cinq milles à l'heure, soit douze lieues de quatre kilomètres. Il va sans dire que Ned Land, à son grand ennui, dut renoncer à ses projets de fuite. Il ne pouvait se servir du canot entraîné à raison de douze à treize mètres par seconde. |
7824 |
Nous restions à l'affût devant les vitres du salon, et nos notes me permettent de refaire en quelques mots l'ichtyologie de cette mer. Des divers poissons qui l'habitent, j'ai vu les uns, entrevu les autres, sans parler de ceux que la vitesse du Nautilus déroba à mes yeux. |
7825 |
Pour sa part, Conseil croit avoir aperçu une tortue large de six pieds, ornée de trois arêtes saillantes dirigées longitudinalement. Je regrettai de ne pas avoir vu ce reptile, car, à la description que m'en fit Conseil, je crus reconnaître le luth qui forme une espèce assez rare. |
7826 |
Quant aux zoophytes, je pus admirer. Pendant quelques instants, une admirable galéolaire orangée qui s'accrocha à la vitre du panneau de bâbord ; c'était un long filament ténu, s'arborisant en branches infinies et terminées par la plus fine dentelle qu'eussent jamais filée les rivales d'Arachné. |
7827 |
Dans cet espace resserré entre le cap Bon et le détroit de Messine, le fond de la mer remonte presque subitement. Là s'est formée une véritable crête sur laquelle il ne reste que dix sept mètres d'eau, tandis que de chaque côté la profondeur est de cent soixante dix mètres. |
7828 |
Dès lors plus de mollusques, plus d'articulés, plus de zoophytes. A peine quelques gros poissons qui passaient comme des ombres. Pendant la nuit du 16 au 17 février, nous étions entrés dans ce second bassin méditerranéen, dont les plus grandes profondeurs se trouvent par trois mille mètres. |
7829 |
De ces navires naufragés, les uns avaient péri par collision, les autres pour avoir heurté quelque écueil de granit. J'en vis qui avaient coulé à pic, la mâture droite, le gréement raidi par l'eau. Ils avaient l'air d'être à l'ancre dans une immense rade foraine et d'attendre le moment du départ. |
7830 |
Ah ! quelle sinistre histoire serait à faire que celle de ces fonds méditerranéens, de ce vaste ossuaire, où tant de richesses se sont perdues, où tant de victimes ont trouvé la mort ! Cependant, le Nautilus, indifférent et rapide, courait à toute hélice au milieu de ces ruines. |
7831 |
Or, il n'en est pas ainsi, et on a dû naturellement admettre l'existence d'un courant inférieur qui par le détroit de Gibraltar verse dans le bassin de l'Atlantique le trop plein de la Méditerranée. Fait exact, en effet. C'est de ce contre courant que profita le Nautilus. |
7832 |
Où allions nous maintenant, et que nous réservait l'avenir ? Le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar, avait pris le large. Il revint à la surface des flots, et nos promenades quotidiennes sur la plate forme nous furent ainsi rendues. J'y montai aussitôt accompagné de Ned Land et de Conseil. |
7833 |
A une distance de douze milles apparaissait vaguement le cap Saint Vincent qui forme la pointe sud ouest de la péninsule hispanique. Il ventait un assez fort coup de vent du sud. La mer était grosse, houleuse. Elle imprimait de violentes secousses de roulis au Nautilus. |
7834 |
Il était presque impossible de se maintenir sur la plate forme que d'énormes paquets de mer battaient à chaque instant. Nous redescendîmes donc après avoir humé quelques bouffées d'air. Je regagnai ma chambre. Conseil revint à sa cabine mais le Canadien, l'air assez préoccupé, me suivit. |
7835 |
Nous remontons la côte du Portugal. Non loin sont la France, l'Angleterre, où nous trouverions facilement un refuge. Ah ! si le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar, avait mis le cap au sud, s'il nous eût entraînés vers ces régions à les continents manquent, je partagerais vos inquiétudes. |
7836 |
Ni les mécaniciens, ni les hommes de l'équipage ne peuvent nous voir. Conseil et moi, nous gagnerons l'escalier central. Vous, monsieur Aronnax, vous resterez dans la bibliothèque à deux pas de nous, attendant mon signal. Les avirons, le mât et la voile sont dans le canot. |
7837 |
Quelles heures mauvaises s'écoulèrent ainsi, tantôt me voyant en sûreté, à terre, avec mes compagnons, tantôt souhaitant, en dépit de ma raison, que quelque circonstance imprévue empêchât la réalisation des projets de Ned Land. Deux fois je vins au salon. Je voulais consulter le compas. |
7838 |
Je voulais voir si la direction du Nautilus nous rapprochait, en effet, ou nous éloignait de la côte. Mais non. Le Nautilus se tenait toujours dans les eaux portugaises. Il pointait au nord en prolongeant les rivages de l'Océan. Il fallait donc en prendre son parti et se préparer à fuir. |
7839 |
Quant au capitaine Nemo, je me demandai ce qu'il penserait de notre évasion, quelles inquiétudes, quels torts peut être elle lui causerait, et ce qu'il ferait dans le double cas où elle serait ou révélée ou manquée ! Sans doute je n'avais pas à me plaindre de lui, au contraire. |
7840 |
Aucun serment ne nous liait à lui. C'était sur la force des choses seule qu'il comptait et non sur notre parole pour nous fixer à jamais auprès de lui. Mais cette prétention hautement avouée de nous retenir éternellement prisonniers à son bord justifiait toutes nos tentatives. |
7841 |
Je n'avais pas revu le capitaine depuis notre visite à l'île de Santorin. Le hasard devait il me mettre en sa présence avant notre départ ? Je le désirais et je le craignais tout à la fois. J'écoutai si je ne l'entendrais pas marcher dans sa chambre contiguë à la mienne. |
7842 |
Depuis cette nuit pendant laquelle le canot avait quitté le Nautilus pour un service mystérieux, mes idées s'étaient, en ce qui le concerne, légèrement modifiées. Je pensais, bien qu'il eût pu dire, que le capitaine Nemo devait avoir conservé avec la terre quelques relations d'une certaine espèce. |
7843 |
Toutes ces idées et mille autres m'assaillirent à la fois. Le champ des conjectures ne peut être qu'infini dans l'étrange situation où nous sommes. J'éprouvais un malaise insupportable. Cette journée d'attente me semblait éternelle. Les heures sonnaient trop lentement au gré de mon impatience. |
7844 |
Mon dîner me fut comme toujours servi dans ma chambre. Je mangeai mal, étant trop préoccupé. Je quittai la table à sept heures. Cent vingt minutes – je les comptais – me séparaient encore du moment où je devais rejoindre Ned Land. Mon agitation redoublait. Mon pouls battait avec violence. |
7845 |
Je voulus revoir le salon une dernière fois. Je pris par les coursives, et j'arrivai dans ce musée où j'avais passé tant d'heures agréables et utiles. Je regardai toutes ces richesses, tous ces trésors, comme un homme à la veille d'un éternel exil et qui part pour ne plus revenir. |
7846 |
En parcourant ainsi le salon, j'arrivai près de la porte, ménagée dans le pan coupé, qui s'ouvrait sur la chambre du capitaine. A mon grand étonnement, cette porte était entrebâillée. Je reculai involontairement. Si le capitaine Nemo était dans sa chambre, il pouvait me voir. |
7847 |
La chambre était déserte. Je poussai la porte. Je fis quelques pas à l'intérieur. Toujours le même aspect sévère, cénobitique. En cet instant, quelques eaux fortes suspendues à la paroi et que je n'avais pas remarquées pendant ma première visite, frappèrent mes regards. |
7848 |
Le loch indiquait une vitesse modérée, le manomètre, une profondeur de soixante pieds environ. Les circonstances favorisaient donc les projets du Canadien. Je regagnai ma chambre. Je me vêtis chaudement, bottes de mer, bonnet de loutre, casaque de byssus doublée de peau de phoque. |
7849 |
J'attendis. Les frémissements de l'hélice troublaient seuls le silence profond qui régnait à bord. J'écoutais, je tendais l'oreille. Quelque éclat de voix ne m'apprendrait il pas, tout à coup, que Ned Land venait d'être surpris dans ses projets d'évasion ? Une inquiétude mortelle m'envahit. |
7850 |
A neuf heures moins quelques minutes, je collai mon oreille près de la porte du capitaine. Nul bruit. Je quittai ma chambre, et je revins au salon qui était plongé dans une demi obscurité, mais désert. J'ouvris la porte communiquant avec la bibliothèque. Même clarté insuffisante, même solitude. |
7851 |
J'attendis le signal de Ned Land. En ce moment, les frémissements de l'hélice diminuèrent sensiblement, puis ils cessèrent tout à fait. Pourquoi ce changement dans les allures du Nautilus ? Cette halte favorisait elle ou gênait elle les desseins de Ned Land, je n'aurais pu le dire. |
7852 |
Je compris que le Nautilus venait de s'arrêter sur le fond de l'océan. Mon inquiétude redoubla. Le signal du Canadien ne m'arrivait pas. J'avais envie de rejoindre Ned Land pour l'engager à remettre sa tentative. Je sentais que notre navigation ne se faisait plus dans les conditions ordinaires. |
7853 |
J'avais eu le temps de me remettre. J'obéis. Le salon était obscur, mais à travers les vitres transparentes étincelaient les flots de la mer. Je regardai. Autour du Nautilus, dans un rayon d'une demi mille, les eaux apparaissaient imprégnées de lumière électrique. Le fond sableux était net et clair. |
7854 |
Des hommes de l'équipage, revêtus de scaphandres, s'occupaient à déblayer des tonneaux à demi pourris, des caisses éventrées, au milieu d'épaves encore noircies. De ces caisses, de ces barils, s'échappaient des lingots d'or et d'argent, des cascades de piastres et de bijoux. |
7855 |
Le compas n'était pas rassurant. La route du Nautilus était sud sud ouest. Nous tournions le dos à l'Europe. J'attendis avec une certaine impatience que le point fut reporté sur la carte. Vers onze heures et demie, les réservoirs se vidèrent, et notre appareil remonta à la surface de l'Océan. |
7856 |
Je m'élançai vers la plate forme. Ned Land m'y avait précédé. Plus de terres en vue. Rien que la mer immense. Quelques voiles à l'horizon, de celles sans doute qui vont chercher jusqu'au cap San Roque les vents favorables pour doubler le cap de Bonne Espérance. Le temps était couvert. |
7857 |
Un coup de vent se préparait. Ned rageant, essayait de percer l'horizon brumeux. Il espérait encore que, derrière tout ce brouillard, s'étendait cette terre si désirée. A midi, le soleil se montra un instant. Le second profita de cette éclaircie pour prendre sa hauteur. |
7858 |
Le capitaine Nemo ne m'avait pas même proposé d'emmener Ned ou Conseil. En quelques instants, nous eûmes revêtu nos appareils. On plaça sur notre dos les réservoirs abondamment chargés d'air, mais les lampes électriques n'étaient pas préparées. Je le fis observer au capitaine. |
7859 |
En tout cas, il nous éclairait, vaguement il est vrai, mais je m'accoutumai bientôt à ces ténèbres particulières, et je compris, dans cette circonstance, l'inutilité des appareils Ruhmkorff. Le capitaine Nemo et moi, nous marchions l'un près de l'autre, directement sur le feu signalé. |
7860 |
Nous faisions de larges enjambées, nous aidant du bâton ; mais notre marche était lente, en somme, car nos pieds s'enfonçaient souvent dans une sorte de vase pétrie avec des algues et semée de pierres plates. Tout en avançant, j'entendais une sorte de grésillement au dessus de ma tête. |
7861 |
Par l'eau, au milieu de l'eau ! Je ne pus m'empêcher de rire à cette idée baroque. Mais pour tout dire, sous l'épais habit du scaphandre, on ne sent plus le liquide élément, et l'on se croit au milieu d'une atmosphère un peu plus dense que l'atmosphère terrestre, voilà tout. |
7862 |
Après une demi heure de marche, le sol devint rocailleux. Les méduses, les crustacés microscopiques, les pennatules l'éclairaient légèrement de lueurs phosphorescentes. J'entrevoyais des monceaux de pierres que couvraient quelques millions de zoophytes et des fouillis d'algues. |
7863 |
Ces amoncellements pierreux dont je viens de parler étaient disposés sur le fond océanique suivant une certaine régularité que je ne m'expliquais pas. J'apercevais de gigantesques sillons qui se perdaient dans l'obscurité lointaine et dont la longueur échappait à toute évaluation. |
7864 |
Qu'était donc cette vaste plaine que je parcourais ainsi ? J'aurais voulu interroger le capitaine, mais son langage par signes, qui lui permettait de causer avec ses compagnons, lorsqu'ils le suivaient dans ses excursions sous marines, était encore incompréhensible pour moi. |
7865 |
La lueur blanchissante rayonnait au sommet d'une montagne haute de huit cents pieds environ. Mais ce que j'apercevais n'était qu'une simple réverbération développée par le cristal des couches d'eau. Le foyer, source de cette inexplicable darté, occupait le versant opposé de la montagne. |
7866 |
Il l'avait souvent parcourue, sans doute, et ne pouvait s'y perdre. Je le suivais avec une confiance inébranlable. Il m'apparaissait comme un des génies de la mer, et quand il marchait devant moi, j'admirais sa haute stature qui se découpait en noir sur le fond lumineux de l'horizon. |
7867 |
Les sentiers étaient encombrés d'algues et de fucus, entre lesquels grouillait un monde de crustacés. J'allais, gravissant les rocs, enjambant les troncs étendus, brisant les lianes de mer qui se balançaient d'un arbre à l'autre, effarouchant les poissons qui volaient de branche en branche. |
7868 |
A droite, à gauche, se creusaient de ténébreuses galeries où se perdait le regard. Ici s'ouvraient de vastes clairières, que la main de l'homme semblait avoir dégagées, et je me demandais parfois si quelque habitant de ces régions sous marines n'allait pas tout à coup m'apparaître. |
7869 |
Tantôt je sautais une crevasse dont la profondeur m'eût fait reculer au milieu des glaciers de la terre ; tantôt je m'aventurais sur le tronc vacillant des arbres jetés d'un abîme à l'autre, sans regarder sous mes pieds, n'ayant des yeux que pour admirer les sites sauvages de cette région. |
7870 |
Je n'ai point rêvé. J'ai vu et senti ! Deux heures après avoir quitté le Nautilus, nous avions franchi la ligne des arbres, et à cent pieds au dessus de nos têtes se dressait le pic de la montagne dont la projection faisait ombre sur l'éclatante irradiation du versant opposé. |
7871 |
A quel ordre appartenaient ces articulés auxquels le roc formait comme une seconde carapace ? Où la nature avait elle trouvé le secret de leur existence végétative, et depuis combien de siècles vivaient ils ainsi dans les dernières couches de l'Océan ? Mais je ne pouvais m'arrêter. |
7872 |
Le capitaine Nemo, familiarisé avec ces terribles animaux, n'y prenait plus garde. Nous étions arrivés à un premier plateau, ou d'autres surprises m'attendaient encore. Là se dessinaient de pittoresques ruines, qui trahissaient la main de l'homme, et non plus celle du Créateur. |
7873 |
Mais qu'était donc cette portion du globe engloutie par les cataclysmes ? Qui avait disposé ces roches et ces pierres comme des dolmens des temps anté historiques ? Où étais je, où m'avait entraîné la fantaisie du capitaine Nemo ? J'aurais voulu l'interroger. Ne le pouvant, je l'arrêtai. |
7874 |
Il faut aux flammes l'oxygène de l'air, et elles ne sauraient se développer sous les eaux ; mais des coulées de lave, qui ont en elles le principe de leur incandescence, peuvent se porter au rouge blanc, lutter victorieusement contre l'élément liquide et se vaporiser à son contact. |
7875 |
Un jour, Solon s'entretenait avec quelques sages vieillards de Saïs, ville déjà vieille de huit cents ans, ainsi que le témoignaient ses annales gravées sur le mur sacré de ses temples. L'un de ces vieillards raconta l'histoire d'une autre ville plus ancienne de mille ans. |
7876 |
Une nuit et un jour suffirent à l'anéantissement de cette Atlantide dont les plus hauts sommets, Madère, les Açores, les Canaries, les îles du cap Vert, émergent encore. Tels étaient ces souvenirs historiques que l'inscription du capitaine Nemo faisait palpiter dans mon esprit. |
7877 |
Un jour peut être, quelque phénomène éruptif les ramènera à la surface des flots, ces ruines englouties ! On a signalé de nombreux volcans sous marins dans cette portion de l'Océan, et bien des navires ont senti des secousses extraordinaires en passant sur ces fonds tourmentés. |
7878 |
Des bruits profonds, nettement transmis par ce milieu liquide, se répercutaient avec une majestueuse ampleur. En ce moment, la lune apparut un instant à travers la masse des eaux et jeta quelques pâles rayons sur le continent englouti. Ce ne fut qu'une lueur, mais d'un indescriptible effet. |
7879 |
Nous descendîmes rapidement la montagne. La forêt minérale une fois dépassée, j'aperçus le fanal du Nautilus qui brillait comme une étoile. Le capitaine marcha droit à lui, et nous étions rentrés à bord au moment où les premières teintes de l'aube blanchissaient la surface de l'Océan. |
7880 |
Les fatigues de la nuit avaient prolongé mon sommeil jusqu'à onze heures. Je m'habillai promptement. J'avais hâte de connaître la direction du Nautilus. Les instruments m'indiquèrent qu'il courait toujours vers le sud avec une vitesse de vingt milles à l'heure par une profondeur de cent mètres. |
7881 |
Mais Conseil, distrait, m'écoutait peu, et son indifférence à traiter ce point historique me fut bientôt expliquée. En effet, de nombreux poissons attiraient ses regards, et quand passaient des poissons, Conseil, emporté dans les abîmes de la classification, sortait du monde réel. |
7882 |
Vers quatre heures du soir, le terrain, généralement composé d'une vase épaisse et entremêlée de branches minéralisées, se modifia peu à peu, il devint plus rocailleux et parut semé de conglomérats, de tufs basaltiques, avec quelques semis de laves et d'obsidiennes sulfureuses. |
7883 |
Je pensai que la région des montagnes allait bientôt succéder aux longues plaines, et, en effet, dans certaines évolutions du Nautilus, j'aperçus l'horizon méridional barré par une haute muraille qui semblait fermer toute issue. Son sommet dépassait évidemment le niveau de l'Océan. |
7884 |
Le point n'ayant pas été fait – à dessein peut être – j'ignorais notre position. En tout cas, une telle muraille me parut marquer la fin de cette Atlantide, dont nous n'avions parcouru, en somme, qu'une minime portion. La nuit n'interrompit pas mes observations. J'étais resté seul. |
7885 |
J'entrevoyais alors quelques vives constellations à travers le cristal des eaux, et précisément cinq ou six de ces étoiles zodiacales qui traînent à la queue d'Orion. Longtemps encore, je serais resté à ma vitre, admirant les beautés de la mer et du ciel, quand les panneaux se refermèrent. |
7886 |
Je regagnai ma chambre. Le Nautilus ne bougeait plus. Je m'endormis avec la ferme intention de me réveiller après quelques heures de sommeil. Mais, le lendemain, il était huit heures lorsque je revins au salon. Je regardai le manomètre. Il m'apprit que le Nautilus flottait à la surface de l'Océan. |
7887 |
Je montai jusqu'au panneau. Il était ouvert. Mais, au lieu du grand jour que j'attendais, je me vis environné d'une obscurité profonde. Où étions nous ? M'étais je trompé ? Faisait il encore nuit ? Non ! Pas une étoile ne brillait, et la nuit n'a pas de ces ténèbres absolues. |
7888 |
Les hautes parois, inclinées sur leur base, s'arrondissaient en voûte et figuraient un immense entonnoir retourné, dont la hauteur comptait cinq ou six cents mètres. Au sommet s'ouvrait un orifice circulaire par lequel j'avais surpris cette légère clarté, évidemment due au rayonnement diurne. |
7889 |
Aussi, me contenterai je de puiser aux réserves de sodium que je possède. Le temps de les embarquer, c'est à dire un jour seulement, et nous reprendrons notre voyage. Si donc vous voulez parcourir cette caverne et faire le tour du lagon, profitez de cette journée, monsieur Aronnax. |
7890 |
Conseil, qui ne s'étonnait de rien, regarda comme une chose très naturelle de se réveiller sous une montagne après s'être endormi sous les flots. Mais Ned Land n'eut d'autre idée que de chercher si la caverne présentait quelque issue. Après déjeuner, vers dix heures, nous descendions sur la berge. |
7891 |
Alors les eaux de l'Atlantique se sont précipitées à l'intérieur de la montagne. Il y a eu lutte terrible entre les deux éléments, lutte qui s'est terminée à l'avantage de Neptune. Mais bien des siècles se sont écoulés depuis lors, et le volcan submergé s'est changé en grotte paisible. |
7892 |
De profondes excavations les coupaient parfois, qu'il fallait franchir. Des masses surplombantes voulaient être tournées. On se glissait sur les genoux, on rampait sur le ventre. Mais, l'adresse de Conseil et la force du Canadien aidant, tous les obstacles furent surmontés. |
7893 |
Aux conglomérats et aux trachytes succédèrent de noirs basaltes ; ceux ci étendus par nappes toutes grumelées de soufflures ; ceux là formant des prismes réguliers, disposés comme une colonnade qui supportait les retombées de cette voûte immense, admirable spécimen de l'architecture naturelle. |
7894 |
Je reconnus des euphorhes qui laissaient couler leur suc caustique. Des héliotropes, très inhabiles à justifier leur nom, puisque les rayons solaires n'arrivaient jamais jusqu'à eux, penchaient tristement leurs grappes de fleurs aux couleurs et aux parfums à demi passés. |
7895 |
Une certaine quantité de feuilles sèches mélangées de soufre s'allumèrent sous l'étincelle de son briquet, et il commença à enfumer les abeilles. Les bourdonnements cessèrent peu à peu, et la ruche éventrée livra plusieurs livres d'un miel parfumé. Ned Land en remplit son havresac. |
7896 |
Le fanal éclairait en entier sa surface paisible qui ne connaissait ni les rides ni les ondulations. Le Nautilus gardait une immobilité parfaite. Sur sa plate forme et sur la berge s'agitaient les hommes de son équipage, ombres noires nettement découpées au milieu de cette lumineuse atmosphère. |
7897 |
Je laisse à penser si la convoitise du Canadien fut allumée à la vue de ce gibier savoureux, et s'il regretta de ne pas avoir un fusil entre ses mains. Il essaya de remplacer le plomb par les pierres, et après plusieurs essais infructueux, il parvint à blesser une de ces magnifiques outardes. |
7898 |
Au dessus de nous, le cratère béant apparaissait comme une large ouverture de puits. De cette place, le ciel se laissait distinguer assez nettement, et je voyais courir des nuages échevelés par le vent d'ouest, qui laissaient traîner jusqu'au sommet de la montagne leurs brumeux haillons. |
7899 |
Une demi heure après le dernier exploit du Canadien nous avions regagné le rivage intérieur. Ici, la flore était représentée par de larges tapis de cette criste marine, petite plante ombellifère très bonne à confire, qui porte aussi les noms de perce pierre, de passe pierre et de fenouil marin. |
7900 |
Conseil en récolta quelques bottes. Quant à la faune, elle comptait pas milliers des crustacés de toutes sortes, des homards, des crabes tourteaux, des palémons, des mysis, des faucheurs, des galatées et un nombre prodigieux de coquillages, porcelaines, rochers et patelles. |
7901 |
En cet endroit s'ouvrait une magnifique grotte. Mes compagnons et moi nous prîmes plaisir à nous étendre sur son sable fin. Le feu avait poli ses parois émaillées et étincelantes, toutes saupoudrées de la poussière du mica. Ned Land en tâtait les murailles et cherchait à sonder leur épaisseur. |
7902 |
J'espérais donc que, maintenant, il rallierait les côtes de l'Europe et de l'Amérique ; ce qui permettrait au Canadien de reprendre avec plus de succès sa tentative avortée. Nous étions étendus depuis une heure dans cette grotte charmante. La conversation, animée au début, languissait alors. |
7903 |
Une certaine somnolence s'emparait de nous. Comme je ne voyais aucune raison de résister au sommeil, je me laissai aller à un assoupissement profond. Je rêvais – on ne choisit pas ses rêves – je rêvais que mon existence se réduisait à la vie végétative d'un simple mollusque. |
7904 |
Les hommes de l'équipage achevaient en ce moment d'embarquer les provisions de sodium, et le Nautilus aurait pu partir à l'instant. Cependant, le capitaine Nemo ne donna aucun ordre. Voulait il attendre la nuit et sortir secrètement par son passage sous marin ? Peut être. |
7905 |
Le capitaine Nemo maintenait le cap vers le sud. Où nous entraînait il ? Je n'osais l'imaginer. Ce jour là, le Nautilus traversa une singulière portion de l'Océan atlantique. Personne n'ignore l'existence de ce grand courant d'eau chaude connu sous le nom de Gulf Stream. |
7906 |
Certains auteurs ont même admis que ces nombreuses herbes dont elle est semée sont arrachées aux prairies de cet ancien continent. Il est plus probable, cependant, que ces herbages, algues et fucus, enlevés au rivage de l'Europe et de l'Amérique, sont entraînés jusqu'à cette zone par le Gulf Stream. |
7907 |
Si l'on place dans un vase des fragments de bouchons ou de corps flottants quelconques, et que l'on imprime à l'eau de ce vase un mouvement circulaire, on verra les fragments éparpillés se réunir en groupe au centre de la surface liquide, c'est à dire au point le moins agité. |
7908 |
Pendant les dix neuf jours que j'ai mentionnés plus haut, aucun incident particulier ne signala notre voyage. Je vis peu le capitaine. Il travaillait. Dans la bibliothèque je trouvais souvent des livres qu'il laissait entr'ouverts, et surtout des livres d'histoire naturelle. |
7909 |
La mer était comme abandonnée. A peine quelques navires à voiles, en charge pour les Indes, se dirigeant vers le cap de Bonne Espérance. Un jour nous fûmes poursuivis par les embarcations d'un baleinier qui nous prenait sans doute pour quelque énorme baleine d'un haut prix. |
7910 |
Je ne crois pas me tromper en disant que le Canadien avait dû regretter que notre cétacé de tôle ne pût être frappé à mort par le harpon de ces pêcheurs. Les poissons observés par Conseil et par moi, pendant cette période, différaient peu de ceux que nous avions déjà étudiés sous d'autres latitudes. |
7911 |
On a trouvé dans le corps de l'un de ces animaux une tête de buffle et un veau tout entier ; dans un autre, deux thons et un matelot en uniforme ; dans un autre, un soldat avec son sabre ; dans un autre enfin, un cheval avec son cavalier. Tout ceci, à vrai dire, n'est pas article de foi. |
7912 |
Je ne dis pas non, mais ces scènes ne nous donnèrent aucune sérénade à notre passage, et je le regrette. Pour terminer enfin, Conseil classa une grande quantité de poissons volants. Rien n'était plus curieux que de voir les dauphins leur donner la chasse avec une précision merveilleuse. |
7913 |
C'étaient ou des pirapèdes, ou des trigles milans, à bouche lumineuse, qui, pendant la nuit, après avoir tracé des raies de feu dans l'atmosphère, plongeaient dans les eaux sombres comme autant d'étoiles filantes. Jusqu'au 13 mars, notre navigation se continua dans ces conditions. |
7914 |
On sait que, là où se rencontrent encore des êtres animés, ne végète plus une seule hydrophyte. On sait que les pèlerines, les huîtres vivent par deux mille mètres d'eau, et que Mac Clintock, le héros des mers polaires, a retiré une étoile vivante d'une profondeur de deux mille cinq cents mètres. |
7915 |
J'ajouterai, en effet, que la vessie natatoire des poissons renferme plus d'azote que d'oxygène, quand ces animaux sont pêchés à la surface des eaux, et plus d'oxygène que d'azote, au contraire, quand ils sont tirés des grandes profondeurs. Ce qui donne raison à votre système. |
7916 |
L'instrument indiquait une profondeur de six mille mètres. Notre immersion durait depuis une heure. Le Nautilus, glissant sur ses plans inclinés, s'enfonçait toujours. Les eaux désertes étaient admirablement transparentes et d'une diaphanité que rien ne saurait peindre. |
7917 |
Cependant, par quatorze mille mètres, j'aperçus des pics noirâtres qui surgissaient au milieu des eaux. Mais ces sommets pouvaient appartenir à des montagnes hautes comme l'Hymalaya ou le Mont Blanc, plus hautes même, et la profondeur de ces abîmes demeurait inévaluable. |
7918 |
Le Nautilus descendit plus bas encore, malgré les puissantes pressions qu'il subissait. Je sentais ses tôles trembler sous la jointure de leurs boulons ; ses barreaux s'arquaient ; ses cloisons gémissaient ; les vitres du salon semblaient se gondoler sous la pression des eaux. |
7919 |
Le Nautilus, sous la poussée de son hélice, maîtrisée par l'inclinaison de ses plans, demeurait immobile. L'instrument fut braqué sur ces sites du fond océanique, et en quelques secondes nous avions obtenu un négatif d'une extrême pureté. C'est l'épreuve positive que j'en donne ici. |
7920 |
Où voulait il donc aller ? Au pôle ? C'était insensé. Je commençai à croire que les témérités du capitaine justifiaient suffisamment les appréhensions de Ned Land. Le Canadien, depuis quelque temps, ne me parlait plus de ses projets de fuite. Il était devenu moins communicatif, presque silencieux. |
7921 |
Je sentais ce qui s'amassait de colère en lui. Lorsqu'il rencontrait le capitaine, ses yeux s'allumaient d'un feu sombre, et je craignais toujours que sa violence naturelle ne le portât à quelque extrémité. Ce jour là, 14 mars, Conseil et lui vinrent me trouver dans ma chambre. |
7922 |
Étant donné la capacité du navire que monsieur connaît, et, par conséquent, la quantité d'air qu'il renferme ; sachant d'autre part ce que chaque homme dépense dans l'acte de la respiration, et comparant ces résultats avec la nécessité où le Nautilus est de remonter toutes les vingt quatre heures. |
7923 |
C'est elle, qui, entraînant à sa suite, les Basques d'abord, puis les Asturiens, les Anglais et les Hollandais, les enhardit contre les dangers de l'Océan et les conduisit d'une extrémité de la terre à l'autre. Les baleines aiment à fréquenter les mers australes et boréales. |
7924 |
Ici, ce serait tuer pour tuer. Je sais bien que c'est un privilège réservé à l'homme, mais je n'admets pas ces passe temps meurtriers. En détruisant la baleine australe comme la baleine franche, êtres inoffensifs et bons, vos pareils, maître Land, commettent une action blâmable. |
7925 |
C'est ainsi qu'ils ont déjà dépeuplé toute la baie de Baffin, et qu'ils anéantiront une classe d'animaux utiles. Laissez donc tranquilles ces malheureux cétacés. Ils ont bien assez de leurs ennemis naturels, les cachalots, les espadons et les scies, sans que vous vous en mêliez. |
7926 |
La tête énorme de ce cétacé occupe environ le tiers de son corps. Mieux armé que la baleine, dont la mâchoire supérieure est seulement garnie de fanons, il est muni de vingt cinq grosses dents, hautes de vingt centimètres, cylindriques et coniques à leur sommet, et qui pèsent deux livres chacune. |
7927 |
Ned Land lui même, bientôt enthousiasmé, finit par battre des mains. Le Nautilus n'était plus qu'un harpon formidable, brandi par la main de son capitaine. Il se lançait contre ces masses charnues et les traversait de part en part, laissant après son passage deux grouillantes moitiés d'animal. |
7928 |
Quels sifflements aigus et quels ronflements particuliers à ces animaux épouvantés ! Au milieu de ces couches ordinairement si paisibles, leur queue créait de véritables houles. Pendant une heure se prolongea cet homérique massacre, auquel les macrocéphales ne pouvaient se soustraire. |
7929 |
Mais le Nautilus, forçant son hélice, les emportait, les entraînait, ou les ramenait vers le niveau supérieur des eaux, sans se soucier ni de leur poids énorme, ni de leurs puissantes étreintes. Enfin la masse des cachalots s'éclaircit. Les flots redevinrent tranquilles. |
7930 |
Je sentis que nous remontions à la surface de l'Océan. Le panneau fut ouvert, et nous nous précipitâmes sur la plate forme. La mer était couverte de cadavres mutilés. Une explosion formidable n'eût pas divisé, déchiré, déchiqueté avec plus de violence ces masses charnues. |
7931 |
Le malheureux cétacé, couché sur le flanc, le ventre troué de morsures, était mort. Au bout de sa nageoire mutilée pendait encore un petit baleineau qu'il n'avait pu sauver du massacre. Sa bouche ouverte laissait couler l'eau qui murmurait comme un ressac à travers ses fanons. |
7932 |
Le capitaine Nemo conduisit le Nautilus près du cadavre de l'animal. Deux de ses hommes montèrent sur le flanc de la baleine, et je vis, non sans étonnement, qu'ils retiraient de ses mamelles tout le lait qu'elles contenaient, c'est à dire la valeur de deux à trois tonneaux. |
7933 |
Il m'assura que ce lait était excellent, et qu'il ne se distinguait en aucune façon du lait de vache. Je le goûtai et je fus de son avis. C'était donc pour nous une réserve utile, car, ce lait, sous la forme de beurre salé ou de fromage, devait apporter une agréable variété à notre ordinaire. |
7934 |
Je ne le pensais pas, car jusqu'ici toutes les tentatives pour s'élever jusqu'à ce point du globe avaient échoué. La saison, d'ailleurs, était déjà fort avancée, puisque le 13 mars des terres antarctiques correspond au 13 septembre des régions boréales, qui commence la période équinoxiale. |
7935 |
Conseil et moi, nous l'admirions pour la première fois. Dans l'atmosphère, vers l'horizon du sud, s'étendait une bande blanche d'un éblouissant aspect. Les baleiniers anglais lui ont donné le nom de «ice blinck». Quelque épais que soient les nuages, ils ne peuvent l'obscurcir. |
7936 |
Elle annonce la présence d'un pack ou banc de glace. En effet, bientôt apparurent des blocs plus considérables dont l'éclat se modifiait suivant les caprices de la brume. Quelques unes de ces masses montraient des veines vertes, comme si le sulfate de cuivre en eût tracé les lignes ondulées. |
7937 |
D'autres, semblables à d'énormes améthystes, se laissaient pénétrer par la lumière. Celles ci réverbéraient les rayons du jour sur les mille facettes de leurs cristaux. Celles là, nuancées des vifs reflets du calcaire, auraient suffi à la construction de toute une ville de marbre. |
7938 |
Quelques uns, prenant le Nautilus pour le cadavre d'une baleine, venaient s'y reposer et piquaient de coups de bec sa tôle sonore. Pendant cette navigation au milieu des glaces, le capitaine Nemo se tint souvent sur la plate forme. Il observait avec attention ces parages abandonnés. |
7939 |
Dirigeant alors son Nautilus avec une adresse consommée, il évitait habilement le choc de ces masses dont quelques unes mesuraient une longueur de plusieurs milles sur une hauteur qui variait de soixante dix à quatre vingts mètres. Souvent l'horizon paraissait entièrement fermé. |
7940 |
Le capitaine m'apprit qu'autrefois de nombreuses tribus de phoques habitaient ces terres ; mais les baleiniers anglais et américains, dans leur rage de destruction, massacrant les adultes et les femelles pleines, là où existait l'animation de la vie, avaient laissé après eux le silence de la mort. |
7941 |
Le 16 mars, vers huit heures du matin, le Nautilus, suivant le cinquante cinquième méridien, coupa le cercle polaire antarctique. Les glaces nous entouraient de toutes parts et fermaient l'horizon. Cependant, le capitaine Nemo marchait de passe en passe et s'élevait toujours. |
7942 |
Ici, leur ensemble formait une ville orientale, avec ses minarets et ses mosquées innombrables. Là, une cité écroulée et comme jetée à terre par une convulsion du sol. Aspects incessamment variés par les obliques rayons du soleil, ou perdus dans les brumes grises au milieu des ouragans de neige. |
7943 |
Le Nautilus roulait et tanguait alors comme un navire abandonne à la furie des éléments. Souvent, ne voyant plus aucune issue, je pensais que nous étions définitivement prisonniers ; mais, l'instinct le guidant, sur le plus léger indice le capitaine Nemo découvrait des passes nouvelles. |
7944 |
Aussi ne mettais je pas en doute qu'il n'eût aventuré déjà le Nautilus au milieu des mers antarctiques. Cependant, dans la journée du 16 mars, les champs de glace nous barrèrent absolument la route. Ce n'était pas encore la banquise, mais de vastes ice fields cimentés par le froid. |
7945 |
Cet obstacle ne pouvait arrêter le capitaine Nemo, et il se lança contre l'ice field avec une effroyable violence. Le Nautilus entrait comme un coin dans cette masse friable, et la divisait avec des craquements terribles. C'était l'antique bélier poussé par une puissance infinie. |
7946 |
Par sa seule force d'impulsion, notre appareil se creusait un chenal. Quelquefois, emporté par son élan, il montait sur le champ de glace et l'écrasait de son poids, ou par instants, enfourné sous l'ice field, il le divisait par un simple mouvement de tangage qui produisait de larges déchirures. |
7947 |
Pendant ces journées, de violents grains nous assaillirent. Par certaines brumes épaisses, on ne se fût pas vu d'une extrémité de la plate forme à l'autre. Le vent sautait brusquement à tous les points du compas. La neige s'accumulait en couches si dures qu'il fallait la briser à coups de pic. |
7948 |
Mais souvent, on s'en rapportait à l'estime pour relever la route parcourue, méthode peu satisfaisante au milieu de ces passes sinueuses dont les points de repère changent incessamment. Enfin, le 18 mars, après vingt assauts inutiles, le Nautilus se vit définitivement enrayé. |
7949 |
Ordinairement, qui ne peut aller plus loin en est quitte pour revenir sur ses pas. Mais ici, revenir était aussi impossible qu'avancer, car les passes s'étaient refermées derrière nous, et pour peu que notre appareil demeurât stationnaire, il ne tarderait pas à être bloqué. |
7950 |
C'était moi qui l'entraînais au pôle ! Je le devançais, je le distançais... Mais non ! pauvre fou. Le capitaine Nemo savait mieux que toi le pour et le contre de la question, et il s'amusait à te voir emporté dans les rêveries de l'impossible ! Cependant, il n'avait pas perdu un instant. |
7951 |
Cependant, les préparatifs de cette audacieuse tentative venaient de commencer. Les puissantes pompes du Nautilus refoulaient l'air dans les réservoirs et l'emmagasinaient à une haute pression. Vers quatre heures, le capitaine Nemo m'annonça que les panneaux de la plate forme allaient être fermés. |
7952 |
Tous nous rentrâmes à l'intérieur. Les réservoirs habituels se remplirent de cette eau tenue libre à la flottaison. Le Nautilus ne tarda pas à descendre. J'avais pris place au salon avec Conseil. Par la vitre ouverte, nous regardions les couches inférieures de l'Océan austral. |
7953 |
Le thermomètre remontait. L'aiguille du manomètre déviait sur le cadran. A trois cents mètres environ, ainsi que l'avait prévu le capitaine Nemo, nous flottions sous la surface ondulée de la banquise. Mais le Nautilus s'immergea plus bas encore. Il atteignit une profondeur de huit cents mètres. |
7954 |
Le Nautilus prit une vitesse moyenne de vingt six milles à l'heure, la vitesse d'un train express. S'il la conservait, quarante heures lui suffisaient pour atteindre le pôle. Pendant une partie de la nuit, la nouveauté de la situation nous retint, Conseil et moi, à la vitre du salon. |
7955 |
Mais elle était déserte. Les poissons ne séjournaient pas dans ces eaux prisonnières. Ils ne trouvaient là qu'un passage pour aller de l'Océan antarctique à la mer libre du pôle. Notre marche était rapide. On la sentait telle aux tressaillements de la longue coque d'acier. |
7956 |
Vers deux heures du matin, j'allai prendre quelques heures de repos. Conseil m'imita. En traversant les coursives, je ne rencontrai point le capitaine Nemo. Je supposai qu'il se tenait dans la cage du timonier. Le lendemain 19 mars, à cinq heures du matin, je repris mon poste dans le salon. |
7957 |
La banquise présentait alors une hauteur supérieure à celle que nous avions relevée sur ses bords. Circonstance peu rassurante. Pendant cette journée, le Nautilus recommença plusieurs fois cette même expérience, et toujours il vint se heurter contre la muraille qui plafonnait au dessus de lui. |
7958 |
C'était le double de sa hauteur au moment où le Nautilus s'était enfoncé sous les flots. Je notai soigneusement ces diverses profondeurs, et j'obtins ainsi le profil sous marin de cette chaîne qui se développait sous les eaux. Le soir, aucun changement n'était survenu dans notre situation. |
7959 |
Il était huit heures alors. Depuis quatre heures déjà, l'air aurait dû être renouvelé à l'intérieur du Nautilus, suivant l'habitude quotidienne du bord. Cependant, je ne souffrais pas trop, bien que le capitaine Nemo n'eût pas encore demandé à ses réservoirs un supplément d'oxygène. |
7960 |
Je me relevai plusieurs fois. Les tâtonnements du Nautilus continuaient. Vers trois heures du matin, j'observai que la surface inférieure de la banquise se rencontrait seulement par cinquante mètres de profondeur. Cent cinquante pieds nous séparaient alors de la surface des eaux. |
7961 |
La montagne se refaisait la plaine. Mes yeux ne quittaient plus le manomètre. Nous remontions toujours en suivant, par une diagonale, la surface resplendissante qui étincelait sous les rayons électriques. La banquise s'abaissait en dessus et en dessous par des rampes allongées. |
7962 |
A peine quelques glaçons épars, des icebergs mobiles ; au loin une mer étendue ; un monde d'oiseaux dans les airs, et des myriades de poissons sous ces eaux qui, suivant les fonds, variaient du bleu intense au vert olive. Le thermomètre marquait trois degrés centigrades au dessus de zéro. |
7963 |
Une heure après, nous avions atteint l'îlot. Deux heures plus tard, nous achevions d'en faire le tour. Il mesurait quatre à cinq milles de circonférence. Un étroit canal le séparait d'une terre considérable, un continent peut être, dont nous ne pouvions apercevoir les limites. |
7964 |
L'existence de cette terre semblait donner raison aux hypothèses de Maury. L'ingénieur américain a remarqué, en effet, qu'entre le pôle sud et le soixantième parallèle, la mer est couverte de glaces flottantes, de dimensions énormes, qui ne se rencontrent jamais dans l'Atlantique nord. |
7965 |
Suivant ses calculs, la masse des glaces qui enveloppent le pôle austral forme une vaste calotte dont la largeur doit atteindre quatre mille kilomètres. Cependant, le Nautilus, par crainte d'échouer, s'était arrêté à trois encablures d'une grève que dominait un superbe amoncellement de roches. |
7966 |
Je débarquai, suivi de Conseil, laissant les deux hommes dans le canot. Le sol sur un long espace présentait un tuf de couleur rougeâtre, comme s'il eût été de brique pilée. Des scories, des coulées de lave, des pierres ponces le recouvraient. On ne pouvait méconnaître son origine volcanique. |
7967 |
Certaines plantules microscopiques, des diatomées rudimentaires, sortes de cellules disposées entre deux coquilles quartzeuses, de longs fucus pourpres et cramoisis, supportés sur de petites vessies natatoires et que le ressac jetait à la côte, composaient toute la maigre flore de cette région. |
7968 |
Mais où la vie surabondait, c'était dans les airs. Là volaient et voletaient par milliers des oiseaux d'espèces variées, qui nous assourdissaient de leurs cris. D'autres encombraient les roches, nous regardant passer sans crainte et se pressant familièrement sous nos pas. |
7969 |
C'étaient des pingouins aussi agiles et souples dans l'eau, où on les a confondus parfois avec de rapides bonites, qu'ils sont gauches et lourds sur terre. Ils poussaient des cris baroques et formaient des assemblées nombreuses, sobres de gestes, mais prodigues de clameurs. |
7970 |
Son absence ne laissait pas de m'inquiéter. Sans lui, pas d'observations possibles. Comment déterminer alors si nous avions atteint le pôle ? Lorsque je rejoignis le capitaine Nemo, je le trouvai silencieusement accoudé sur un morceau de roc et regardant le ciel. Il paraissait impatient, contrarié. |
7971 |
Mais qu'y faire ? Cet homme audacieux et puissant ne commandait pas au soleil comme à la mer. Midi arriva sans que l'astre du jour se fût montré un seul instant. On ne pouvait même reconnaître la place qu'il occupait derrière le rideau de brume. Bientôt cette brume vint à se résoudre en neige. |
7972 |
Le Nautilus ne resta pas immobile, et, prolongeant la côte, il s'avança encore d'une dizaine de milles au sud, au milieu de cette demi clarté que laissait le soleil en rasant les bords de l'horizon. Le lendemain 20 mars, la neige avait cessé. Le froid était un peu plus vif. |
7973 |
Le thermomètre marquait deux degrés au dessous de zéro. Les brouillards se levèrent, et j'espérai que, ce jour là, notre observation pourrait s'effectuer. Le capitaine Nemo n'ayant pas encore paru, le canot nous prit, Conseil et moi, et nous mit à terre. La nature du sol était la même, volcanique. |
7974 |
Mais cet empire, ils le partageaient alors avec de vastes troupeaux de mammifères marins qui nous regardaient de leurs doux yeux. C'étaient des phoques d'espèces diverses, les uns étendus sur le sol, les autres couchés sur des glaçons en dérive, plusieurs sortant de la mer ou y rentrant. |
7975 |
Là, je puis dire qu'à perte de vue autour de nous, les terres et les glaçons étaient encombrés de mammifères marins, et je cherchais involontairement du regard le vieux Protée, le mythologique pasteur qui gardait ces immenses troupeaux de Neptune. C'étaient particulièrement des phoques. |
7976 |
Aussi, les anciens, observant leur physionomie douce, leur regard expressif que ne saurait surpasser le plus beau regard de femme, leurs yeux veloutés et limpides, leurs poses charmantes, et les poétisant à leur manière, métamorphosèrent ils les mâles en tritons, et les femelles en sirènes. |
7977 |
Quelques uns avaient une longueur de quatre mètres. Plus tranquilles et moins craintifs que leurs congénères du nord, ils ne confiaient point à des sentinelles choisies le soin de surveiller les abords de leur campement. Après avoir examiné cette cité des morses, je songeai à revenir sur mes pas. |
7978 |
Cependant, je n'espérais pas que le soleil se montrât ce jour là. Des nuages écrasés sur l'horizon le dérobaient à nos yeux. Il semblait que cet astre jaloux ne voulût pas révéler à des êtres humains ce point inabordable du globe. Cependant, je songeai à revenir vers le Nautilus. |
7979 |
Nous suivîmes un étroit raidillon qui courait sur le sommet de la falaise. A onze heures et demie, nous étions arrivés au point du débarquement. Le canot échoué avait déposé le capitaine à terre. Je l'aperçus debout sur un bloc ce basalte. Ses instruments étaient près de lui. |
7980 |
Son regard se fixait sur l'horizon du nord, près duquel le soleil décrivait alors sa courbe allongée. Je pris place auprès de lui et j'attendis sans parler. Midi arriva, et, ainsi que la veille, le soleil ne se montra pas. C'était une fatalité. L'observation manquait encore. |
7981 |
Depuis l'équinoxe de septembre, il avait émergé de l'horizon septentrional, s'élevant par des spirales allongées jusqu'au 21 décembre. A cette époque, solstice d'été de ces contrées boréales, il avait commencé à redescendre, et le lendemain, il devait leur lancer ses derniers rayons. |
7982 |
Sa couleur isabelle, les raies et les caractères qui l'ornaient comme autant d'hiéroglyphes, en faisaient un bibelot rare. Je le remis entre les mains de Conseil, et le prudent garçon, au pied sûr, le tenant comme une précieuse porcelaine de Chine, le rapporta intact au Nautilus. |
7983 |
Je soupai avec appétit d'un excellent morceau de foie de phoque dont le goût rappelait celui de la viande de porc. Puis je me couchai, non sans avoir invoqué, comme un Indou, les faveurs de l'astre radieux. Le lendemain, 21 mars, dès cinq heures du matin, je montai sur la plate forme. |
7984 |
Le capitaine, pour un homme déshabitué de fouler la terre, gravissait les pentes les plus raides avec une souplesse, une agilité que je ne pouvais égaler, et qu'eût enviée un chasseur d'isards. Il nous fallut deux heures pour atteindre le sommet de ce pic moitié porphyre, moitié basalte. |
7985 |
A nos pieds, des champs éblouissants de blancheur. Sur notre tête, un pâle azur, dégagé de brumes. Au nord, le disque du soleil comme une boule de feu déjà écornée par le tranchant de l'horizon. Du sein des eaux s'élevaient en gerbes magnifiques des jets liquides par centaines. |
7986 |
Derrière nous, vers le sud et l'est, une terre immense, un amoncellement chaotique de rochers et de glaces dont on n'apercevait pas la limite. Le capitaine Nemo, en arrivant au sommet du pic, releva soigneusement sa hauteur au moyen du baromètre, car il devait en tenir compte dans son observation. |
7987 |
Les constellations resplendissaient avec une surprenante intensité. Au zénith brillait cette admirable Croix du Sud, l'étoile polaire des régions antarctiques. Le thermomètre marquait douze degrés au dessous de zéro, et quand le vent fraîchissait, il causait de piquantes morsures. |
7988 |
Les glaçons se multipliaient sur l'eau libre. La mer tendait à se prendre partout. De nombreuses plaques noirâtres, étalées à sa surface, annonçaient la prochaine formation de la jeune glace. Évidemment, le bassin austral, gelé pendant les six mois de l'hiver, était absolument inaccessible. |
7989 |
Ces animaux ont l'instinct de creuser des trous dans les ice fields et de les maintenir toujours ouverts. C'est à ces trous qu'ils viennent respirer ; quand les oiseaux, chassés par le froid, ont émigré vers le nord, ces mammifères marins demeurent les seuls maîtres du continent polaire. |
7990 |
Évidemment, le Nautilus donnait une bande considérable après avoir touché. Je m'accotai aux parois et je me traînai par les coursives jusqu'au salon qu'éclairait le plafond lumineux. Les meubles étaient renversés. Heureusement, les vitrines, solidement saisies par le pied, avaient tenu bon. |
7991 |
Dans la bibliothèque, personne. A l'escalier central, au poste de l'équipage, personne. Je supposai que le capitaine Nemo devait être posté dans la cage du timonier. Le mieux était d'attendre. Nous revînmes tous trois au salon. Je passerai sous silence les récriminations du Canadien. |
7992 |
Il avait beau jeu pour s'emporter. Je le laissai exhaler sa mauvaise humeur tout à son aise, sans lui répondre. Nous étions ainsi depuis vingt minutes, cherchant à surprendre les moindres bruits qui se produisaient à l'intérieur du Nautilus, quand le capitaine Nemo entra. |
7993 |
Sa physionomie, habituellement si impassible, révélait une certaine inquiétude. Il observa silencieusement la boussole, le manomètre, et vint poser son doigt sur un point du planisphère, dans cette partie qui représentait les mers australes. Je ne voulus pas l'interrompre. |
7994 |
Lorsque les icebergs sont minés à leur base par des eaux plus chaudes ou par des chocs réitérés, leur centre de gravité remonte. Alors ils se retournent en grand, ils culbutent. C'est ce qui est arrivé. L'un de ces blocs, en se renversant, a heurté le Nautilus qui flottait sous les eaux. |
7995 |
Mais à ce moment, qui sait si nous n'aurions pas heurté la partie supérieure de la banquise, si nous ne serions pas effroyablement pressés entre les deux surfaces glacées ? Je réfléchissais à toutes les conséquences de cette situation. Le capitaine Nemo ne cessait d'observer le manomètre. |
7996 |
D'ailleurs, les panneaux s'ouvrirent en ce moment, et la lumière extérieure fit irruption à travers la vitre dégagée. Nous étions en pleine eau, ainsi que je l'ai dit ; mais, à une distance de dix mètres, sur chaque côté du Nautilus, s'élevait une éblouissante muraille de glace. |
7997 |
Au dessous, parce que le bloc culbuté, ayant glissé peu à peu, avait trouvé sur les murailles latérales deux points d'appui qui le maintenaient dans cette position. Le Nautilus était emprisonné dans un véritable tunnel de glace, d'une largeur de vingt mètres environ, rempli d'une eau tranquille. |
7998 |
Il lui était donc facile d'en sortir en marchant soit en avant soit en arrière, et de reprendre ensuite, à quelques centaines de mètres plus bas, un libre passage sous la banquise. Le plafond lumineux avait été éteint, et cependant, le salon resplendissait d'une lumière intense. |
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Le Nautilus venait de se mettre en marche à grande vitesse. Tous les éclats tranquilles des murailles de glace s'étaient alors changés en raies fulgurantes. Les feux de ces myriades de diamants se confondaient. Le Nautilus, emporté par son hélice, voyageait dans un fourreau d'éclairs. |
8000 |
Les panneaux du salon se refermèrent alors. Nous tenions nos mains sur nos yeux tout imprégnés de ces lueurs concentriques qui flottent devant la rétine, lorsque les rayons solaires l'ont trop violemment frappée. Il fallut un certain temps pour calmer le trouble de nos regards. |
8001 |
Je pensai donc que le capitaine Nemo, modifiant sa route, tournerait ces obstacles ou suivrait les sinuosités du tunnel. En tout cas, la marche en avant ne pouvait être absolument enrayée. Toutefois, contre mon attente, le Nautilus prit un mouvement rétrograde très prononcé. |
8002 |
Mais le capitaine Nemo savait qu'il ne pouvait trop se hâter, et qu'alors, les minutes valaient des siècles. A huit heures vingt cinq, un second choc eut lieu. A l'arrière, cette fois. Je pâlis. Mes compagnons s'étaient rapprochés de moi. J'avais saisi la main de Conseil. |
8003 |
Nous étions prisonniers de la banquise ! Le Canadien avait frappé une table de son formidable poing. Conseil se taisait. Je regardai le capitaine. Sa figure avait repris son impassibilité habituelle. Il s'était croisé les bras. Il réfléchissait. Le Nautilus ne bougeait plus. |
8004 |
Je fis part au capitaine de la proposition de Ned, qui fut acceptée. Le Canadien endossa son costume de mer et fut aussitôt prêt que ses compagnons de travail. Chacun d'eux portait sur son dos l'appareil Rouquayrol auquel les réservoirs avaient fourni un large continent d'air pur. |
8005 |
Quant aux lampes Ruhmkorff, elles devenaient inutiles au milieu de ces eaux lumineuses et saturées de rayons électriques. Lorsque Ned fut habillé, je rentrai dans le salon dont les vitres étaient découvertes, et, posté près de Conseil, j'examinai les couches ambiantes qui supportaient le Nautilus. |
8006 |
Avant de procéder au creusement des murailles, il fit pratiquer des sondages qui devaient assurer la bonne direction des travaux. De longues sondes furent enfoncées dans les parois latérales ; mais après quinze mètres, elles étaient encore arrêtées par l'épaisse muraille. |
8007 |
Il était inutile de s'attaquer à la surface plafonnante, puisque c'était la banquise elle même qui mesurait plus de quatre cents mètres de hauteur. Le capitaine Nemo fit alors sonder la surface inférieure. Là dix mètres de parois nous séparaient de l'eau. Telle était l'épaisseur de cet ice field. |
8008 |
Le pic attaqua vigoureusement cette matière compacte, et de gros blocs furent détachés de la masse. Par un curieux effet de pesanteur spécifique, ces blocs, moins lourds que l'eau, s'envolaient pour ainsi dire à la voûte du tunnel, qui s'épaississait par le haut de ce dont il diminuait vers le bas. |
8009 |
Mais peu importait, du moment que la paroi inférieure s'amincissait d'autant. Après deux heures d'un travail énergique, Ned Land rentra épuisé. Ses compagnons et lui furent remplacés par de nouveaux travailleurs auxquels nous nous joignîmes, Conseil et moi. Le second du Nautilus nous dirigeait. |
8010 |
L'air n'avait pas été renouvelé depuis quarante huit heures, et ses qualités vivifiantes étaient considérablement affaiblies. Cependant, en un laps de douze heures, nous n'avions enlevé qu'une tranche de glace épaisse d'un mètre sur la superficie dessinée, soit environ six cents mètres cubes. |
8011 |
En présence de ce nouveau et imminent danger, que devenaient nos chances de salut, et comment empêcher la solidification de ce milieu liquide, qui eût fait éclater comme du verre les parois du Nautilus ? Je ne fis point connaître ce nouveau danger à mes deux compagnons. |
8012 |
Ce travail me soutenait. D'ailleurs, travailler, c'était quitter le Nautilus, c'était respirer directement cet air pur emprunté aux réservoirs et fourni par les appareils, c'était abandonner une atmosphère appauvrie et viciée. Vers le soir, la fosse s'était encore creusée d'un mètre. |
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Toute cette eau en contenait une quantité considérable et en la décomposant par nos puissantes piles, elle nous eût restitué le fluide vivifiant. J'y avais bien songé, mais à quoi bon, puisque l'acide carbonique, produit de notre respiration, avait envahi toutes les parties du navire. |
8014 |
Il me semblait que j'étais entre les formidables mâchoires d'un monstre qui se rapprochaient irrésistiblement. En ce moment, le capitaine Nemo, dirigeant le travail, travaillant lui même, passa près de moi. Je le touchai de la main et lui montrai les parois de notre prison. |
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Et cependant, devais je m'étonner de cette réponse ? Le 22 mars, le Nautilus s'était plongé sous les eaux libres du pôle. Nous étions au 26. Depuis cinq jours, nous vivions sur les réserves du bord ! Et ce qui restait d'air respirable, il fallait le conserver aux travailleurs. |
8016 |
Au moment où j'écris ces choses, mon impression est tellement vive encore, qu'une terreur involontaire s'empare de tout mon être, et que l'air semble manquer à mes poumons ! Cependant, le capitaine Nemo réfléchissait, silencieux, immobile. Visiblement, une idée lui traversait l'esprit. |
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Le capitaine Nemo me conduisit aux cuisines où fonctionnaient de vastes appareils distillatoires qui fournissaient l'eau potable par évaporation. Ils se chargèrent d'eau, et toute la chaleur électrique des piles fut lancée à travers les serpentins baignés par le liquide. |
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La chaleur développée par les piles était telle que l'eau froide, puisée à la mer, après avoir seulement traversé les appareils, arrivait bouillante aux corps de pompe. L'injection commença, et trois heures après, le thermomètre marquait extérieurement six degrés au dessous de zéro. |
8019 |
Les injections ne purent la porter à un point plus élevé. Mais comme la congélation de l'eau de mer ne se produit qu'à moins deux degrés, je fus enfin rassuré contre les dangers de la solidification. Le lendemain, 27 mars, six mètres de glace avaient été arrachés de l'alvéole. |
8020 |
C'étaient encore quarante huit heures de travail. L'air ne pouvait plus être renouvelé à l'intérieur du Nautilus. Aussi, cette journée alla-t-elle toujours en empirant. Une lourdeur intolérable m'accabla. Vers trois heures du soir, ce sentiment d'angoisse fut porté en moi à un degré violent. |
8021 |
On respirait ! Et cependant, personne ne prolongeait au delà du temps voulu son travail sous les eaux. Sa tâche accomplie, chacun remettait à ses compagnons haletants le réservoir qui devait lui verser la vie. Le capitaine Nemo donnait l'exemple et se soumettait le premier à cette sévère discipline. |
8022 |
L'heure arrivait, il cédait son appareil à un autre et rentrait dans l'atmosphère viciée du bord, toujours calme, sans une défaillance, sans un murmure. Ce jour là, le travail habituel fut accompli avec plus de vigueur encore. Deux mètres seulement restaient à enlever sur toute la superficie. |
8023 |
Deux mètres seulement nous séparaient de la mer libre. Mais les réservoirs étaient presque vides d'air. Le peu qui restait devait être conservé aux travailleurs. Pas un atome pour le Nautilus ! Lorsque je rentrai à bord, je fus à demi suffoqué. Quelle nuit ! Je ne saurais la peindre. |
8024 |
De telles souffrances ne peuvent être décrites. Le lendemain, ma respiration était oppressée. Aux douleurs de tête se mêlaient d'étourdissants vertiges qui faisaient de moi un homme ivre. Mes compagnons éprouvaient les mêmes symptômes. Quelques hommes de l'équipage râlaient. |
8025 |
Cet homme avait conservé son sang froid et son énergie. Il domptait par sa force morale les douleurs physiques. Il pensait, il combinait, il agissait. D'après son ordre, le bâtiment fut soulagé, c'est à dire soulevé de la couche glacée par un changement de pesanteur spécifique. |
8026 |
Lorsqu'il flotta on le hala de manière à l'amener au dessus de l'immense fosse dessinée suivant sa ligne de flottaison. Puis, ses réservoirs d'eau s'emplissant, il descendit et s'embotta dans l'alvéole. En ce moment, tout l'équipage rentra à bord, et la double porte de communication fut fermée. |
8027 |
Les robinets des réservoirs furent alors ouverts en grand et cent mètres cubes d'eau s'y précipitèrent, accroissant de cent mille kilogrammes le poids du Nautilus. Nous attendions, nous écoutions, oubliant nos souffrances, espérant encore. Nous jouions notre salut sur un dernier coup. |
8028 |
Tout à coup, emporté par son effroyable surcharge, le Nautilus s'enfonça comme un boulet sous les eaux, c'est à dire qu'il tomba comme il eût fait dans le vide ! Avec toute la force électrique fut mise sur les pompes qui aussitôt commencèrent à chasser l'eau des réservoirs. |
8029 |
Mais que devait durer cette navigation sous la banquise jusqu'à la mer libre ? Un jour encore ? Je serais mort avant ! A demi étendu sur un divan de la bibliothèque, je suffoquais. Ma face était violette, mes lèvres bleues, mes facultés suspendues. Je ne voyais plus, je n'entendais plus. |
8030 |
Je compris que j'allais mourir... Soudain je revins à moi. Quelques bouffées d'air pénétraient dans mes poumons. Étions nous remontés à la surface des flots ? Avions nous franchi la banquise ? Non ! C'étaient Ned et Conseil, mes deux braves amis, qui se sacrifiaient pour me sauver. |
8031 |
Au lieu de le respirer, ils l'avaient consacré pour moi, et, tandis qu'ils suffoquaient, ils me versaient la vie goutte à goutte ! Je voulus repousser l'appareil. Ils me tinrent les mains, et pendant quelques instants, je respirai avec volupté. Mes regards se portèrent vers l'horloge. |
8032 |
Le Nautilus marchait avec une vitesse effrayante de quarante milles à l'heure. Il se tordait dans les eaux. Où était le capitaine Nemo ? Avait il succombé ? Ses compagnons étaient ils morts avec lui ? En ce moment, le manomètre indiqua que nous n'étions plus qu'à vingt pieds de la surface. |
8033 |
Puis, poussé par sa puissante hélice, il attaqua l'ice field par en dessous comme un formidable bélier. Il le crevait peu à peu, se retirait, donnait à toute vitesse contre le champ qui se déchirait, et enfin, emporté par un élan suprême, il s'élança sur la surface glacée qu'il écrasa de son poids. |
8034 |
Et quelles puissantes aspirations ! Le Canadien «tirait» comme un poêle en pleine combustion. Les forces nous revinrent promptement, et, lorsque je regardai autour de moi, je vis que nous étions seuls sur la plate forme. Aucun homme de l'équipage. Pas même le capitaine Nemo. |
8035 |
Les premières paroles que je prononçai furent des paroles de remerciements et de gratitude pour mes deux compagnons. Ned et Conseil avaient prolongé mon existence pendant les dernières heures de cette longue agonie. Toute ma reconnaissance ne pouvait payer trop un tel dévouement. |
8036 |
Mais si nous retournions au Pacifique, loin de toute terre habitée, que devenaient les projets de Ned Land ? Nous devions, avant peu, être fixés sur ce point important. Le Nautilus marchait rapidement. Le cercle polaire fut bientôt franchi, et le cap mis sur le promontoire de Horn. |
8037 |
Vers le soir, il se rapprocha de l'archipel des Malouines, dont je pus, le lendemain, reconnaître les âpres sommets. La profondeur de la mer était médiocre. Je pensai donc, non sans raison, que ces deux îles, entourées d'un grand nombre d'îlots, faisaient autrefois partie des terres magellaniques. |
8038 |
Jusqu'au 3 avril, nous ne quittâmes pas les parages de la Patagonie, tantôt sous l'Océan, tantôt à sa surface. Le Nautilus dépassa le large estuaire formé par l'embouchure de la Plata, et se trouva, le 4 avril, par le travers de l'Uruguay, mais à cinquante milles au large. |
8039 |
Vers onze heures du matin, le tropique du Capricorne fut coupé sur le trente septième méridien, et nous passâmes au large du cap Frio. Le capitaine Nemo, au grand déplaisir de Ned Land, n'aimait pas le voisinage de ces côtes habitées du Brésil, car il marchait avec une vitesse vertigineuse. |
8040 |
En cet endroit. La coupe géologique de l'Océan figure jusqu'aux petites Antilles une falaise de six kilomètres, taillée à pic, et, à la hauteur des îles du cap Vert, une autre muraille non moins considérable, qui enferment ainsi tout le continent immergé de l'Atlantide. |
8041 |
J'en parle surtout d'après les cartes manuscrites que contenait la bibliothèque du Nautilus, cartes évidemment dues à la main du capitaine Nemo et levées sur ses observations personnelles. Pendant deux jours, ces eaux désertes et profondes furent visitées au moyen des plans inclinés. |
8042 |
Ned Land le comprit sans doute, car il ne me parla de rien. De mon côté, je ne fis aucune allusion à ses projets de fuite, car je ne voulais pas le pousser à quelque tentative qui eût infailliblement avorté. Je me dédommageai facilement de ce retard par d'intéressantes études. |
8043 |
Le lendemain, 12 avril, pendant la journée, le Nautilus s'approcha de la côte hollandaise, vers l'embouchure du Maroni. Là vivaient en famille plusieurs groupes de lamantins. C'étaient des manates qui, comme le dugong et le stellère, appartiennent à l'ordre des syréniens. |
8044 |
J'appris à Ned Land et à Conseil que la prévoyante nature avait assigné à ces mammifères un tôle important. Ce sont eux, en effet, qui, comme les phoques, doivent paître les prairies sous marines et détruire ainsi les agglomérations d'herbes qui obstruent l'embouchure des fleuves tropicaux. |
8045 |
Les manates se laissaient frapper sans se défendre. Plusieurs milliers de kilos de viande, destinée à être séchée, furent emmagasinés à bord. Ce jour là, une pêche, singulièrement pratiquée, vint encore accroître les réserves du Nautilus, tant ces mers se montraient giboyeuses. |
8046 |
C'étaient des échénéïdes, de la troisième famille des malacoptérygiens subbrachiens. Leur disque aplati se compose de lames cartilagineuses transversales mobiles, entre lesquelles l'animal peut opérer le vide, ce qui lui permet d'adhérer aux objets à la façon d'une ventouse. |
8047 |
La pêche terminée, le Nautilus se rapprocha de la côte. En cet endroit, un certain nombre de tortues marines dormaient à la surface des flots. Il eût été difficile de s'emparer de ces précieux reptiles, car le moindre bruit les éveille, et leur solide carapace est à l'épreuve du harpon. |
8048 |
Cet animal, en effet, est un hameçon vivant, qui ferait le bonheur et la fortune du naïf pêcheur a la ligne. Les hommes du Naulilus attachèrent à la queue de ces poissons un anneau assez large pour ne pas gêner leurs mouvements, et à cet anneau, une longue corde amarrée à bord par l'autre bout. |
8049 |
Leur carapace, couverte de plaques cornées grandes, minces, transparentes, brunes, avec mouchetures blanches et jaunes, les rendaient très précieuses. En outre, elles étaient excellentes au point de vue comestible, ainsi que les tortues franches qui sont d'un goût exquis. |
8050 |
La fuite eût été très praticable si Ned Land fût parvenu a s'emparer du canot à l'insu du capitaine. Mais en plein Océan, il ne fallait plus y songer. La Canadien, Conseil et moi, nous eûmes une assez longue conversation à ce sujet. Depuis six mois nous étions prisonniers à bord du Nautilus. |
8051 |
Ce fut de poser catégoriquement cette question au capitaine Nemo : Le capitaine comptait il nous garder indéfiniment à son bord ? Une semblable démarche me répugnait. Suivant moi, elle ne pouvait aboutir. Il ne fallait rien espérer du commandant du Nautilus, mais tout de nous seuls. |
8052 |
Je ne le rencontrais qu'à de rares intervalles. Autrefois, il se plaisait à m'expliquer les merveilles sous marines ; maintenant il m'abandonnait à mes études et ne venait plus au salon. Quel changement s'était opéré en lui ? Pour quelle cause ? Je n'avais rien à me reprocher. |
8053 |
Cependant, je ne devais pas espérer qu'il fût homme à nous rendre la liberté. Je priai donc Ned de me laisser réfléchir avant d'agir. Si cette démarche n'obtenait aucun résultat, elle pouvait raviver ses soupçons, rendre notre situation pénible et nuire aux projets du Canadien. |
8054 |
Mais nous, nous n'avions pas rompu avec l'humanité. Pour mon compte, je ne voulais pas ensevelir avec moi mes études si curieuses et si nouvelles. J'avais maintenant le droit d'écrire le vrai livre de la mer, et ce livre, je voulais que, plus tôt que plus tard, il pût voir le jour. |
8055 |
Alors la vie animale n'était plus représentée que par des encrines, des étoiles de mer, de charmantes pentacrines tête de méduse, dont la tige droite supportait un petit calice, des troques, des quenottes sanglantes et des fissurelles, mollusques littoraux de grande espèce. |
8056 |
Ces roches étaient tapissés de grandes herbes, de laminaires géants, de fucus gigantesques, un véritable espalier d'hydrophytes digne d'un monde de Titans. De ces plantes colossales dont nous parlions, Conseil, Ned et moi, nous fûmes naturellement amenés à citer les animaux gigantesques de la mer. |
8057 |
D'ailleurs, quand il s'agit de monstres, l'imagination ne demande qu'à s'égarer. Non seulement on a prétendu que ces poulpes pouvaient entraîner des navires, mais un certain Olaus Magnus parle d'un céphalopode, long d'un mille, qui ressemblait plutôt à une île qu'à un animal. |
8058 |
Toutefois, à l'imagination des conteurs, il faut sinon une cause, du moins un prétexte. On ne peut nier qu'il existe des poulpes et des calmars de très grande espèce, mais inférieurs cependant aux cétacés. Aristote a constaté les dimensions d'un calmar de cinq coudées, soit trois mètres dix. |
8059 |
Les musées de Trieste et de Montpellier conservent des squelettes de poulpes qui mesurent deux mètres. D'ailleurs, suivant le calcul des naturalistes, un de ces animaux, long de six pieds seulement, aurait des tentacules longs de vingt sept. Ce qui suffit pour en faire un monstre formidable. |
8060 |
Un de mes amis, le capitaine Paul Bos, du Havre, m'a souvent affirmé qu'il avait rencontré un de ces monstres de taille colossale dans les mers de l'Inde. Mais le fait le plus étonnant et qui ne permet plus de nier l'existence de ces animaux gigantesques, s'est passé il y a quelques années, en 1861. |
8061 |
Son corps, fusiforme et renflé dans sa partie moyenne, formait une masse charnue qui devait peser vingt à vingt cinq mille kilogrammes. Sa couleur inconstante, changeant avec une extrême rapidité suivant l'irritation de l'animal, passait successivement du gris livide au brun rougeâtre. |
8062 |
Nous étions servis à souhait. Je continuai mon travail. Ces monstres se maintenaient dans nos eaux avec une telle précision qu'ils semblaient immobiles, et j'aurais pu les décalquer en raccourci sur la vitre. D'ailleurs, nous marchions sous une allure modérée. Tout à coup le Nautilus s'arrêta. |
8063 |
Une minute se passa. Le capitaine Nemo, suivi de son second, entra dans le salon. Je ne l'avais pas vu depuis quelque temps. Il me parut sombre. Sans nous parler, sans nous voir peut être, il alla au panneau, regarda les poulpes et dit quelques mots à son second. Celui ci sortit. |
8064 |
Là, une dizaine d'hommes, armés de haches d'abordage, se tenaient prêts à l'attaque. Conseil et moi, nous prîmes deux haches. Ned Land saisit un harpon. Le Nautilus était alors revenu à la surface des flots. Un des marins, placé sur les derniers échelons, dévissait les boulons du panneau. |
8065 |
Au moment où nous nous pressions les uns sur les autres pour atteindre la plate forme, deux autres bras, cinglant l'air, s'abattirent sur le marin placé devant le capitaine Nemo et l'enlevèrent avec une violence irrésistible. Le capitaine Nemo poussa un cri et s'élança au dehors. |
8066 |
L'infortuné était perdu. Qui pouvait l'arracher à cette puissante étreinte ? Cependant le capitaine Nemo s'était précipité sur le poulpe, et, d'un coup de hache, il lui avait encore abattu un bras. Son second luttait avec rage contre d'autres monstres qui rampaient sur les flancs du Nautilus. |
8067 |
L'équipage se battait à coups de hache. Le Canadien, Conseil et moi, nous enfoncions nos armes dans ces masses charnues. Une violente odeur de musc pénétrait l'atmosphère. C'était horrible. Un instant, je crus que le malheureux, enlacé par le poulpe, serait arraché à sa puissante succion. |
8068 |
Sept bras sur huit avaient été coupés. Un seul, brandissant la victime comme une plume, se tordait dans l'air. Mais au moment où le capitaine Nemo et son second se précipitaient sur lui, l'animal lança une colonne d'un liquide noirâtre, sécrété par une bourse située dans son abdomen. |
8069 |
Nous en fûmes aveuglés. Quand ce nuage se fut dissipé, le calmar avait disparu, et avec lui mon infortuné compatriote ! Quelle rage nous poussa alors contre ces monstres ! On ne se possédait plus. Dix ou douze poulpes avaient envahi la plate forme et les flancs du Nautilus. |
8070 |
Il semblait que ces visqueux tentacules renaissaient comme les têtes de l'hydre. Le harpon de Ned Land, à chaque coup, se plongeait dans les yeux glauques des calmars et les crevait. Mais mon audacieux compagnon fut soudain renversé par les tentacules d'un monstre qu'il n'avait pu éviter. |
8071 |
Les monstres vaincus, mutilés, frappés à mort, nous laissèrent enfin la place et disparurent sous les flots. Le capitaine Nemo, rouge de sang, immobile près du fanal, regardait la mer qui avait englouti l'un de ses compagnons, et de grosses larmes coulaient de ses yeux. |
8072 |
Je l'ai lu à Conseil et au Canadien. Ils l'ont trouvé exact comme fait, mais insuffisant comme effet. Pour peindre de pareils tableaux, il faudrait la plume du plus illustre de nos poètes, l'auteur des Travailleurs de la Mer. J'ai dit que le capitaine Nemo pleurait en regardant les flots. |
8073 |
Le capitaine Nemo rentra dans sa chambre, et je ne le vis plus pendant quelque temps. Mais qu'il devait être triste, désespéré, irrésolu, si j'en jugeais par ce navire dont il était l'âme et qui recevait toutes ses impressions ! Le Nautilus ne gardait plus de direction déterminée. |
8074 |
Il allait, venait, flottait comme un cadavre au gré des lames. Son hélice avait été dégagée, et cependant, il s'en servait à peine. Il naviguait au hasard. Il ne pouvait s'arracher du théâtre de sa dernière lutte, de cette mer qui avait dévoré l'un des siens ! Dix jours se passèrent ainsi. |
8075 |
Ce fut le 1er mai seulement que le Nautilus reprit franchement sa route au nord, après avoir eu connaissance des Lucayes à l'ouvert du canal de Bahama. Nous suivions alors le courant du plus grand fleuve de la mer, qui a ses rives, ses poissons et sa température propres. |
8076 |
J'ai nommé le Gulf Stream. C'est un fleuve, en effet, qui coule librement au milieu de l'Atlantique, et dont les eaux ne se mélangent pas aux eaux océaniennes. C'est un fleuve salé, plus salé que la mer ambiante. Sa profondeur moyenne est de trois mille pieds, sa largeur moyenne de soixante milles. |
8077 |
Il descend au sud, longe l'Afrique équatoriale, échauffe ses flots aux rayons de la zone torride, traverse l'Atlantique, atteint le cap San Roque sur la côte brésilienne, et se bifurque en deux branches dont l'une va se saturer encore des chaudes molécules de la mer des Antilles. |
8078 |
Vers midi, j'étais sur la plate forme avec Conseil. Je lui faisais connaître les particularités relatives au Gulf Stream. Quand mon explication fut terminée, je l'invitai a plonger ses mains dans le courant. Conseil obéit, et fut très étonné de n'éprouver aucune sensation de chaud ni de froid. |
8079 |
Ce Gulf Stream est un vaste calorifère qui permet aux côtes d'Europe de se parer d'une éternelle verdure. Et, s'il faut en croire Maury, la chaleur de ce courant, totalement utilisée, fournirait assez de calorique pour tenir en fusion un fleuve de fer fondu aussi grand que l'Amazone ou le Missouri. |
8080 |
Son courant est tellement distinct de la mer ambiante, que ses eaux comprimées font saillie sur l'Océan et qu'un dénivellement s'opère entre elles et les eaux froides. Sombres d'ailleurs et très riches en matières salines, elles tranchent par leur pur indigo sur les flots verts qui les environnent. |
8081 |
J'ajouterai que, pendant la nuit, les eaux phosphorescentes du Gulf Stream rivalisaient avec l'éclat électrique de notre fanal, surtout par ces temps orageux qui nous menaçaient fréquemment. Le 8 mai, nous étions encore en travers du cap Hatteras, à la hauteur de la Caroline du Nord. |
8082 |
La mer était incessamment sillonnée de nombreux steamers qui font le service entre New York ou Boston et le golfe du Mexique, et nuit et jour parcourue par ces petites goëlettes chargées du cabotage sur les divers points de la côte américaine. On pouvait espérer d'être recueilli. |
8083 |
Mais une circonstance fâcheuse contrariait absolument les projets du Canadien. Le temps était fort mauvais. Nous approchions de ces parages où les tempêtes sont fréquentes, de cette patrie des trombes et des cyclones, précisément engendrés par le courant du Gulf Stream. |
8084 |
Je restai seul. La demande décidée, je résolus d'en finir immédiatement. J'aime mieux chose faite que chose à faire. Je rentrai dans ma chambre. De là, j'entendis marcher dans celle du capitaine Nemo. Il ne fallait pas laisser échapper cette occasion de le rencontrer. Je frappai à sa porte. |
8085 |
En un mot, je puis vous admirer, vous suivre sans déplaisir dans un rôle que je comprends sur certains points : mais il est encore d'autres aspects de votre vie qui me la font entrevoir entourée de complications et de mystères auxquels seuls ici, mes compagnons et moi, nous n'avons aucune part. |
8086 |
Eh bien, c'est ce sentiment que nous sommes étrangers à tout ce qui vous touche, qui fait de notre position quelque chose d'inacceptable, d'impossible, même pour moi mais d'impossible pour Ned Land surtout. Tout homme, par cela seul qu'il est homme, vaut qu'on songe à lui. |
8087 |
Quant à vous, monsieur Aronnax, vous êtes de ceux qui peuvent tout comprendre, même le silence. Je n'ai rien de plus à vous répondre. Que cette première fois où vous venez de traiter ce sujet soit aussi la dernière, car une seconde fois, je ne pourrais même pas vous écouter. |
8088 |
Les oiseaux disparaissaient, à l'exception des satanicles, amis des tempêtes. Le baromètre baissait notablement et indiquait dans l'air une extrême tension des vapeurs. Le mélange du storm glass se décomposait sous l'influence de l'électricité qui saturait l'atmosphère. |
8089 |
Le vent soufflait du sud ouest, d'abord en grand frais, c'est à dire avec une vitesse de quinze mètres à la seconde, qui fut portée à vingt cinq mètres vers trois heures du soir. C'est le chiffre des tempêtes. Le capitaine Nemo, inébranlable sous les rafales, avait pris place sur la plate forme. |
8090 |
La mer démontée était balayée par de grandes loques de nuages qui trempaient dans ses flots. Je ne voyais plus aucune de ces petites lames intermédiaires qui se forment au fond des grands creux. Rien que de longues ondulations fuligineuses, dont la crête ne déferle pas, tant elles sont compactes. |
8091 |
L'ouragan se déchaîna avec une vitesse de quarante cinq mètres à la seconde, soit près de quarante lieues à l'heure. C'est dans ces conditions qu'il renverse des maisons, qu'il enfonce des tuiles de toits dans des portes, qu'il rompt des grilles de fer, qu'il déplace des canons de vingt quatre. |
8092 |
Elles mesuraient jusqu'à quinze mètres de hauteur sur une longueur de cent cinquante a cent soixante quinze mètres, et leur vitesse de propagation, moitié de celle du vent, était de quinze mètres à la seconde. Leur volume et leur puissance s'accroissaient avec la profondeur des eaux. |
8093 |
Je compris alors le rôle de ces lames qui emprisonnent l'air dans leurs flancs et le refoulent au fond des mers où elles portent la vie avec l'oxygène. Leur extrême force de pression – on l'a calculée peut s'élever jusqu'à trois mille kilogrammes par pied carré de la surface qu'elles contrebattent. |
8094 |
Je ne pouvais en supporter l'éclat, tandis que le capitaine Nemo, les regardant en face, semblait aspirer en lui l'âme de la tempête. Un bruit terrible emplissait les airs, bruit complexe, fait des hurlements des vagues écrasées, des mugissements du vent, des éclats du tonnerre. |
8095 |
Il justifiait bien son nom de roi des tempêtes ! C'est lui qui crée ces formidables cyclones par la différence de température des couches d'air superposées a ses courants. A la pluie avait succédé une averse de feu. Les gouttelettes d'eau se changeaient en aigrettes fulminantes. |
8096 |
Dans un effroyable mouvement de tangage, le Nautilus dressa en l'air son éperon d'acier, comme la tige d'un paratonnerre, et j'en vis jaillir de longues étincelles. Brisé, à bout de forces, je me coulai à plat ventre vers le panneau. Je l'ouvris et je redescendis au salon. |
8097 |
L'orage atteignait alors son maximum d'intensité. Il était impossible de se tenir debout à l'intérieur du Nautilus. Le capitaine Nemo rentra vers minuit. J'entendis les réservoirs se remplir peu à peu, et le Nautilus s'enfonça doucement au dessous de la surface des flots. |
8098 |
Par les vitres ouvertes du salon, je vis de grands poissons effarés qui passaient comme des fantômes dans les eaux en feu. Quelques uns furent foudroyés sous mes yeux ! Le Nautilus descendait toujours. Je pensais qu'il retrouverait le calme à une profondeur de quinze mètres. |
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Tout espoir de s'évader sur les atterrages de New York ou du Saint Laurent s'évanouissait. Le pauvre Ned, désespéré, s'isola comme le capitaine Nemo. Conseil et moi, nous ne nous quittions plus. J'ai dit que le Nautilus s'était écarté dans l'est. J'aurais dû dire, plus exactement, dans le nord est. |
8100 |
Là aussi s'amoncellent les blocs erratiques charriés par la débâcle des glaces. Là s'est formé un vaste ossuaire de poissons de mollusques ou de zoophytes qui y périssent par milliards. La profondeur de la mer n'est pas considérable au banc de Terre Neuve. Quelques centaines de brasses au plus. |
8101 |
Mais tu auras plus vite fait de me croire. D'ailleurs, c'est par milliers que les Français, les Anglais, les Américains, les Danois, les Norvégiens, pêchent les morues. On les consomme en quantités prodigieuses, et sans l'étonnante fécondité de ces poissons, les mers en seraient bientôt dépeuplées. |
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Ainsi en Angleterre et en Amérique seulement, cinq mille navires montés par soixante quinze mille marins, sont employés à la pêche de la morue. Chaque navire en rapporte quarante mille en moyenne, ce qui fait vingt cinq millions. Sur les côtes de la Norvège, même résultat. |
8103 |
Conseil, que je n'avais pas prévenu, le prit d'abord pour un gigantesque serpent de mer et s'apprêtait à le classer suivant sa méthode ordinaire. Mais je désabusai le digne garçon et pour le consoler de son déboire, je lui appris diverses particularités de la pose de ce câble. |
8104 |
Cette tentative échoua encore. Or, le 25 mai, le Nautilus, immergé par trois mille huit cent trente six mètres de profondeur, se trouvait précisément en cet endroit où se produisit la rupture qui ruina l'entreprise. C'était à six cent trente huit milles de la côte d'Irlande. |
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Mais, quelques jours plus tard, il se rompit et ne put être ressaisi dans les profondeurs de l'Océan. Les Américains ne se découragèrent pas. L'audacieux Cyrus Field, le promoteur de l'entreprise, qui y risquait toute sa fortune, provoqua une nouvelle souscription. Elle fut immédiatement couverte. |
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D'ailleurs, sur ce plateau si heureusement choisi, le câble n'est jamais immergé à des profondeurs telles qu'il puisse se rompre. Le Nautilus le suivit jusqu'à son fond le plus bas, situé par quatre mille quatre cent trente et un mètres, et là, il reposait encore sans aucun effort de traction. |
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Non. A ma grande surprise, il redescendit au sud et revint vers les mers européennes. En contournant l'île d'Émeraude, j'aperçus un instant le cap Clear et le feu de Fastenet, qui éclaire les milliers de navires sortis de Glasgow ou de Liverpool. Une importante question se posait alors à mon esprit. |
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Après avoir laissé entrevoir au Canadien les rivages d'Amérique, allait il donc me montrer les côtes de France ? Cependant le Nautilus s'abaissait toujours vers le sud. Le 30 mai, il passait en vue du Land's End, entre la pointe extrême de l'Angleterre et les Sorlingues, qu'il laissa sur tribord. |
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S'il voulait entrer en Manche, il lui fallait prendre franchement à l'est. Il ne le fit pas. Pendant toute la journée du 31 mai, le Nautilus décrivit sur la mer une série de cercles qui m'intriguèrent vivement. Il semblait chercher un endroit qu'il avait quelque peine à trouver. |
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Était ce sa proximité des rivages européens ? Sentait il quelque ressouvenir de son pays abandonné ? Qu'éprouvait il alors ? des remords ou des regrets ? Longtemps cette pensée occupa mon esprit, et j'eus comme un pressentiment que le hasard trahirait avant peu les secrets du capitaine. |
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Il était évident qu'il cherchait à reconnaître un point précis de l'Océan. Le capitaine Nemo vint prendre la hauteur du soleil, ainsi qu'il avait fait la veille. La mer était belle, le ciel pur. A huit milles dans l'est, un grand navire à vapeur se dessinait sur la ligne de l'horizon. |
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Le capitaine Nemo, quelques minutes avant que le soleil passât au méridien, prit son sextant et observa avec une précision extrême. Le calme absolu des flots facilitait son opération. Le Nautilus immobile ne ressentait ni roulis ni tangage. J'étais en ce moment sur la plate forme. |
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Je regardait à bâbord et je ne vis rien que l'immensité des eaux tranquilles. Par tribord, sur le fond, apparaissait une forte extumescence qui attira mon attention. On eût dit des ruines ensevelies sous un empâtement de coquilles blanchâtres comme sous un manteau de neige. |
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Ce n'était pas une misanthropie commune qui avait enfermé dans les flancs du Nautilus le capitaine Nemo et ses compagnons, mais une haine monstrueuse ou sublime que le temps ne pouvait affaiblir. Cette haine cherchait elle encore des vengeances ? L'avenir devait bientôt me l'apprendre. |
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Cependant, le Nautilus remontait lentement vers la surface de la mer, et je vis disparaître peu à peu les formes confuses du Vengeur. Bientôt un léger roulis m'indiqua que nous flottions à l'air libre. En ce moment, une sourde détonation se fit entendre. Je regardai le capitaine. |
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Bientôt le Canadien m'annonça que ce bâtiment était un grand vaisseau de guerre, à éperon, un deux ponts cuirassé. Une épaisse fumée noire s'échappait de ses deux cheminées. Ses voiles serrées se confondaient avec la ligne des vergues. Sa corne ne portait aucun pavillon. |
8117 |
Pendant cette nuit, lorsqu'il nous emprisonna dans la cellule, au milieu de l'Océan Indien, ne s'était il pas attaqué à quelque navire ? Cet homme enterré maintenant dans le cimetière de corail, n'avait il pas été victime du choc provoqué par le Nautilus ? Oui, je le répète. |
8118 |
Au lieu de rencontrer des amis sur ce navire qui s'approchait, nous n'y pouvions trouver que des ennemis sans pitié. Cependant les boulets se multipliaient autour de nous. Quelques uns, rencontrant la surface liquide, s'en allaient par ricochet se perdre à des distances considérables. |
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Mais aucun n'atteignit le Nautilus. Le navire cuirassé n'était plus alors qu'à trois milles. Malgré sa violente canonnade, le capitaine Nemo ne paraissait pas sur la plate forme. Et cependant, l'un de ces boulets coniques, frappant normalement la coque du Nautilus, lui eût été fatal. |
8120 |
Mais la poursuite continua, et le capitaine Nemo se contenta de maintenir sa distance. Vers quatre heures du soir, ne pouvant contenir l'impatience et l'inquiétude qui me dévoraient, je revins vers l'escalier central. Le panneau était ouvert. Je me hasardai sur la plate forme. |
8121 |
Il regardait le navire qui lui restait sous le vent à cinq ou six milles. Il tournait autour de lui comme une bête fauve, et l'attirant vers l'est, il se laissait poursuivre. Cependant, il n'attaquait pas. Peut être hésitait il encore ? Je voulus intervenir une dernière fois. |
8122 |
Mais il se contentait de laisser se rapprocher son adversaire, et, peu de temps après, il reprenait son allure de fuite. Une partie de la nuit se passa sans incident. Nous guettions l'occasion d'agir. Nous parlions peu, étant trop émus. Ned Land aurait voulu se précipiter à la mer. |
8123 |
Je le forçai d'attendre. Suivant moi, le Nautilus devait attaquer le deux ponts à la surface des flots, et alors il serait non seulement possible, mais facile de s'enfuir. A trois heures du matin, inquiet, je montai sur la plate forme. Le capitaine Nemo ne l'avait pas quittée. |
8124 |
Le moment ne pouvait être éloigné où, le Nautilus attaquant son adversaire, mes compagnons et moi, nous quitterions pour jamais cet homme que je n'osais juger. Je me disposais à descendre afin de les prévenir, lorsque le second monta sur la plate forme. Plusieurs marins l'accompagnaient. |
8125 |
Le Nautilus émergeait toujours. Quelques lueurs matinales s'infiltraient dans la couche liquide. Sous certaines ondulations des lames, les vitres s'animaient des rougeurs du soleil levant. Ce terrible jour du 2 juin se levait. A cinq heures, le loch m'apprit que la vitesse du Nautilus se modérait. |
8126 |
Au moment où je poussais la porte qui s'ouvrait sur la cage de l'escalier central, j'entendis le panneau supérieur se fermer brusquement. Le Canadien s'élança sur les marches, mais je l'arrêtai. Un sifflement bien connu m'apprenait que l'eau pénétrait dans les réservoirs du bord. |
8127 |
Il était trop tard pour agir. Le Nautilus ne songeait pas a frapper le deux ponts dans son impénétrable cuirasse, mais au dessous de sa ligne de flottaison, là ou la carapace métallique ne protège plus le bordé. Nous étions emprisonnés de nouveau, témoins obligés du sinistre drame qui se préparait. |
8128 |
Le mouvement de la pensée s'arrêtait en moi.. Je me trouvais dans cet état pénible qui précède l'attente d'une détonation épouvantable. J'attendais, j'écoutais, je ne vivais que par le sens de l'ouïe ! Cependant, la vitesse du Nautilus s'accrut sensiblement. C'était son élan qu'il prenait ainsi. |
8129 |
J'entendis des éraillements, des raclements. Mais le Nautilus, emporté par sa puissance de propulsion, passait au travers de la masse du vaisseau comme l'aiguille du voilier à travers la toile ! Je ne pus y tenir. Fou, éperdu, je m'élançai hors de ma chambre et me précipitai dans le salon. |
8130 |
Une masse énorme sombrait sous les eaux, et pour ne rien perdre de son agonie, le Nautilus descendait dans l'abîme avec elle. A dix mètres de moi, je vis cette coque entr'ouverte, où l'eau s'enfonçait avec un bruit de tonnerre, puis la double ligne des canons et les bastingages. |
8131 |
L'énorme vaisseau s'enfonçait lentement. Le Nautilus le suivant, épiait tous ses mouvements. Tout à coup, une explosion se produisit. L'air comprimé fit voler les ponts du bâtiment comme si le feu eût pris aux soutes. La poussée des eaux fut telle que le Nautilus dévia. |
8132 |
Alors le malheureux navire s'enfonça plus rapidement. Ses hunes, chargées de victimes, apparurent, ensuite des barres, pliant sous des grappes d'hommes, enfin le sommet de son grand mât. Puis, la masse sombre disparut, et avec elle cet équipage de cadavres entraînés par un formidable remous. |
8133 |
Je le suivis des yeux. Sur le panneau du fond, au dessous des portraits de ses héros, je vis le portrait d'une femme jeune encore et de deux petits enfants. Le capitaine Nemo les regarda pendant quelques instants, leur tendit les bras, et, s'agenouillant, il fondit en sanglots. |
8134 |
Où fuyait cet homme après cette horrible représaille ? J'étais rentré dans ma chambre où Ned et Conseil se tenaient silencieusement. J'éprouvais une insurmontable horreur pour le capitaine Nemo. Quoi qu'il eût souffert de la part des hommes, il n'avait pas le droit de punir ainsi. |
8135 |
C'était déjà trop. A onze heures, la clarté électrique réapparut. Je passai dans le salon. Il était désert. Je consultai les divers instruments. Le Nautilus fuyait dans le nord avec une rapidité de vingt cinq milles à l'heure, tantôt à la surface de la mer, tantôt à trente pieds au dessous. |
8136 |
Mais d'observer, d'étudier, de classer, il n'était plus question alors. Le soir, nous avions franchi deux cents lieues de l'Atlantique. L'ombre se fit, et la mer fut envahie par les ténèbres jusqu'au lever de la lune. Je regagnai ma chambre. Je ne pus dormir. J'étais assailli de cauchemars. |
8137 |
Toujours au milieu des brumes hyperboréennes ! Toucha-t-il aux pointes du Spitzberg, aux accores de la Nouvelle Zemble ? Parcourut il ces mers ignorées, la mer Blanche, la mer de Kara, le golfe de l'Obi, l'archipel de Liarrov, et ces rivages inconnus de la côte asiatique ? Je ne saurais le dire. |
8138 |
J'estime – mais je me trompe peut être, j'estime que cette course aventureuse du Nautilus se prolongea pendant quinze ou vingt jours, et je ne sais ce qu'elle aurait duré, sans la catastrophe qui termina ce voyage. Du capitaine Nemo, il n'était plus question. De son second, pas davantage. |
8139 |
Pas un homme de l'équipage ne fut visible un seul instant. Presque incessamment, le Nautilus flottait sous les eaux. Quand ii remontait à leur surface afin de renouveler son air, les panneaux s'ouvraient ou se refermaient automatiquement. Plus de point reporté sur le planisphère. |
8140 |
Je dirai aussi que le Canadien, à bout de forces et de patience, ne paraissait plus. Conseil ne pouvait en tirer un seul mot, et craignait que, dans un accès de délire et sous l'empire d'une nostalgie effrayante, il ne se tuât. Il le surveillait donc avec un dévouement de tous les instants. |
8141 |
Le ciel était menaçant, mais puisque la terre était là dans ces brumes épaisses, il fallait fuir. Nous ne devions perdre ni un jour ni une heure. Je revins au salon, craignant et désirant tout à la fois de rencontrer le capitaine Nemo, voulant et ne voulant plus le voir. |
8142 |
Que lui aurais je dit ? Pouvais je lui cacher l'involontaire horreur qu'il m'inspirait ! Non ! Mieux valait ne pas me trouver face à face avec lui ! Mieux valait l'oublier ! Et pourtant ! Combien fut longue cette journée, la dernière que je dusse passer à bord du Nautilus ! Je restais seul. |
8143 |
Je jetai un dernier regard sur ces merveilles de la nature, sur ces richesses de l'art entassées dans ce musée, sur cette collection sans rivale destinée à périr un jour au fond des mers avec celui qui l'avait formée. Je voulus fixer dans mon esprit une impression suprême. |
8144 |
Je restai une heure ainsi, baigné dans les effluves du plafond lumineux, et passant en revue ces trésors resplendissant sous leurs vitrines. Puis, je revins à ma chambre. Là, je revêtis de solides vêtements de mer. Je rassemblai mes notes et les serrai précieusement sur moi. |
8145 |
Je ne pouvais en comprimer les pulsations. Certainement, mon trouble, mon agitation m'eussent trahi aux yeux du capitaine Nemo. Que faisait il en ce moment ? J'écoutai à la porte de sa chambre. J'entendis un bruit de pas. Le capitaine Nemo était là. Il ne s'était pas couché. |
8146 |
J'éprouvais des alertes incessantes. Mon imagination les grossissait. Cette impression devint si poignante que je me demandai s'il ne valait pas mieux entrer dans la chambre du capitaine, le voir face à face, le braver du geste et du regard ! C'était une inspiration de fou. |
8147 |
Son type s'accentuait et prenait des proportions surhumaines. Ce n'était plus mon semblable, c'était l'homme des eaux, le génie des mers. Il était alors neuf heures et demie. Je tenais ma tête à deux mains pour l'empêcher d'éclater. Je fermais les yeux. Je ne voulais plus penser. |
8148 |
Le capitaine Nemo avait quitté sa chambre. Il était dans ce salon que je devais traverser pour fuir. Là, je le rencontrerais une dernière fois. Il me verrait, il me parlerait peut être ! Un geste de lui pouvait m'anéantir, un seul mot, m'enchaîner à son bord ! Cependant, dix heures allaient sonner. |
8149 |
Le moment était venu de quitter ma chambre et de rejoindre mes compagnons. Il n'y avait pas à hésiter, dût le capitaine Nemo se dresser devant moi. J'ouvris ma porte avec précaution, et cependant, il me sembla qu'en tournant sur ses gonds, elle faisait un bruit effrayant. |
8150 |
Je l'ouvris doucement. Le salon était plongé dans une obscurité profonde. Les accords de l'orgue raisonnaient faiblement. Le capitaine Nemo était là. Il ne me voyait pas. Je crois même qu'en pleine lumière, il ne m'eût pas aperçu, tant son extase l'absorbait tout entier. |
8151 |
Je me traînai sur le tapis, évitant le moindre heurt dont le bruit eût pu trahir ma présence. Il me fallut cinq minutes pour gagner la porte du fond qui donnait sur la bibliothèque. J'allais l'ouvrir, quand un soupir du capitaine Nemo me cloua sur place. Je compris qu'il se levait. |
8152 |
Elles forment un tourbillon dont aucun navire n'a jamais pu sortir. De tous les points de l'horizon accourent des lames monstrueuses. Elles forment ce gouffre justement appelé le «Nombril de l'Océan», dont la puissance d'attraction s'étend jusqu'à une distance de quinze kilomètres. |
8153 |
Là sont aspirés non seulement les navires, mais les baleines, mais aussi les ours blancs des régions boréales. C'est là que le Nautilus involontairement ou volontairement peut être – avait été engagé par son capitaine. Il décrivait une spirale dont le rayon diminuait de plus en plus. |
8154 |
Quel fracas que celui de ces eaux brisées sur les roches aiguës du fond, là où les corps les plus durs se brisent, là où les troncs d'arbres s'usent et se font «une fourrure de poils», selon l'expression norvégienne ! Quelle situation ! Nous étions ballottés affreusement. |
8155 |
Nous nous embrassâmes avec effusion. En ce moment, nous ne pouvons songer à regagner la France. Les moyens de communications entre la Norvège septentrionale et le sud sont rares. Je suis donc forcé d'attendre le passage du bateau à vapeur qui fait le service bimensuel du Cap Nord. |
8156 |
Il est exact. Pas un fait n'a été omis, pas un détail n'a été exagéré. C'est la narration fidèle de cette invraisemblable expédition sous un élément inaccessible à l'homme, et dont le progrès rendra les routes libres un jour. Me croira-t-on ? Je ne sais. Peu importe, après tout. |
8157 |
Ne l'ai je pas compris par moi même ? N'ai je pas vécu dix mois de cette existence extranaturelle ? Aussi, à cette demande posée, il y a six mille ans, par l'Éccclésiaste : «Qui a jamais pu sonder les profondeurs de l'abîme ?» deux hommes entre tous les hommes ont le droit de répondre maintenant. |
8158 |
Cependant il s'y rencontre çà et là des douleurs que l'agglomération des vices et des vertus rend grandes et solennelles : à leur aspect, les égoïsmes, les intérêts, s'arrêtent et s'apitoient ; mais l'impression qu'ils en reçoivent est comme un fruit savoureux promptement dévoré. |
8159 |
La maison où s'exploite la pension bourgeoise appartient à madame Vauquer. Elle est située dans le bas de la rue Neuve Sainte Geneviève, à l'endroit où le terrain s'abaisse vers la rue de l'Arbalète par une pente si brusque et si rude que les chevaux la montent ou la descendent rarement. |
8160 |
Cette circonstance est favorable au silence qui règne dans ces rues serrées entre le dôme du Val de Grâce et le dôme du Panthéon, deux monuments qui changent les conditions de l'atmosphère en y jetant des tons jaunes, en y assombrissant tout par les teintes sévères que projettent leurs coupoles. |
8161 |
Pendant le jour, une porte à claire voie, armée d'une sonnette criarde, laisse apercevoir au bout du petit pavé, sur le mur opposé à la rue, une arcade peinte en marbre vert par un artiste du quartier. Sous le renfoncement que simule cette peinture, s'élève une statue représentant l'Amour. |
8162 |
Le jardinet, aussi large que la façade est longue, se trouve encaissé par le mur de la rue et par le mur mitoyen de la maison voisine, le long de laquelle pend un manteau de lierre qui la cache entièrement, et attire les yeux des passants par un effet pittoresque dans Paris. |
8163 |
Le surplus des parois est tendu d'un papier verni représentant les principales scènes de Télémaque, et dont les classiques personnages sont coloriés. Le panneau d'entre les croisées grillagées offre aux pensionnaires le tableau du festin donné au fils d'Ulysse par Calypso. |
8164 |
Dans un angle est placée une boîte à cases numérotées qui sert à garder les serviettes, ou tachées ou vineuses, de chaque pensionnaire. Il s'y rencontre de ces meubles indestructibles, proscrits partout, mais placés là comme le sont les débris de la civilisation aux Incurables. |
8165 |
Le carreau rouge est plein de vallées produites par le frottement ou par les mises en couleur. Enfin, là règne la misère sans poésie ; une misère économe, concentrée, râpée. Si elle n'a pas de fange encore, elle a des taches ; si elle n'a ni trous ni haillons, elle va tomber en pourriture. |
8166 |
Néanmoins, elle est bonne femme au fond, disent les pensionnaires, qui la croient sans fortune en l'entendant geindre et tousser comme eux. Qu'avait été monsieur Vauquer ? Elle ne s'expliquait jamais sur le défunt. Comment avait il perdu sa fortune ? Dans les malheurs, répondait elle. |
8167 |
La vieille demoiselle Michonneau gardait sur ses yeux fatigués un crasseux abat jour en taffetas vert, cerclé par du fil d'archal qui aurait effarouché l'ange de la Pitié. Son châle à franges maigres et pleurardes semblait couvrir un squelette, tant les formes qu'il cachait étaient anguleuses. |
8168 |
Son regard blanc donnait froid, sa figure rabougrie menaçait. Elle avait la voix clairette d'une cigale criant dans son buisson aux approches de l'hiver. Elle disait avoir pris soin d'un vieux monsieur affecté d'un catarrhe à la vessie, et abandonné par ses enfants, qui l'avaient cru sans ressource. |
8169 |
Si la joie d'un bal eût reflété ses teintes rosées sur ce visage pâle ; si les douceurs d'une vie élégante eussent rempli, eussent vermillonné ces joues déjà légèrement creusées ; si l'amour eût ranimé ces yeux tristes, Victorine aurait pu lutter avec les plus belles jeunes filles. |
8170 |
Son histoire eût fourni le sujet d'un livre. Son père croyait avoir des raisons pour ne pas la reconnaître, refusait de la garder près de lui, ne lui accordait que six cents francs par an, et avait dénaturé sa fortune, afin de pouvoir la transmettre en entier à son fils. |
8171 |
Elle avait raison. Les sentiments religieux offraient un avenir à cet enfant désavoué, qui aimait son père, qui tous les ans s'acheminait chez lui pour y apporter le pardon de sa mère ; mais qui, tous les ans, se cognait contre la porte de la maison paternelle, inexorablement fermée. |
8172 |
Quand elles maudissaient ce millionnaire infâme, Victorine faisait entendre de douces paroles, semblables au chant du ramier blessé, dont le cri de douleur exprime encore l'amour. Eugène de Rastignac avait un visage tout méridional, le teint blanc, des cheveux noirs, des yeux bleus. |
8173 |
Ordinairement il portait une vieille redingote, un mauvais gilet, la méchante cravate noire, flétrie, mal nouée de l'Étudiant, un pantalon à l'avenant et des bottes ressemelées. Entre ces deux personnages et les autres, Vautrin, l'homme de quarante ans, à favoris peints, servait de transition. |
8174 |
Si quelque serrure allait mal, il l'avait bientôt démontée, rafistolée, huilée, limée, remontée, en disant : Ça me connaît. Il connaissait tout d'ailleurs, les vaisseaux, la mer, la France, l'étranger, les affaires, les hommes, les événements, les lois, les hôtels et les prisons. |
8175 |
Lui seul jouissait de cette faveur. Mais aussi était il au mieux avec la veuve, qu'il appelait maman en la saisissant par la taille, flatterie peu comprise ! La bonne femme croyait la chose encore facile, tandis que Vautrin seul avait les bras assez longs pour presser cette pesante circonférence. |
8176 |
Elles se savaient impuissantes à soulager leurs peines, et toutes avaient en se les contant épuisé la coupe des condoléances. Semblables à de vieux époux, elles n'avaient plus rien à se dire. Il ne restait donc entre elles que les rapports d'une vie mécanique, le jeu de rouages sans huile. |
8177 |
Pour elle seule ce petit jardin, que le silence et le froid, le sec et l'humide faisaient vaste comme un steppe, était un riant bocage. Pour elle seule cette maison jaune et morne, qui sentait le vert de gris du comptoir, avait des délices. Ces cabanons lui appartenaient. |
8178 |
Une réunion semblable devait offrir et offrait en petit les éléments d'une société complète. Parmi les dix huit convives il se rencontrait, comme dans les colléges, comme dans le monde, une pauvre créature rebutée, un souffre douleur sur qui pleuvaient les plaisanteries. |
8179 |
Sa tabatière, également en or, contenait un médaillon plein de cheveux qui le rendaient en apparence coupable de quelques bonnes fortunes. Lorsque son hôtesse l'accusa d'être un galantin, il laissa errer sur ses lèvres le gai sourire du bourgeois dont on a flatté le dada. |
8180 |
Voyez vous, madame ? j'aimerais mieux gratter la terre avec mes ongles que de me séparer de cela. Dieu merci ! je pourrai prendre dans cette écuelle mon café tous les matins durant le reste de mes jours. Je ne suis pas à plaindre, j'ai sur la planche du pain de cuit pour long temps. |
8181 |
Ce devait être une bête solidement bâtie, capable de dépenser tout son esprit en sentiment. Ses cheveux en ailes de pigeon, que le coiffeur de l'école Polytechnique vint lui poudrer tous les matins, dessinaient cinq pointes sur son front bas, et décoraient bien sa figure. |
8182 |
Aussi la comtesse disait elle à madame Vauquer, en l'appelant chère amie, qu'elle lui procurerait la baronne de Vaumerland et la veuve du colonel comte Picquoiseau, deux de ses amies, qui achevaient au Marais leur terme dans une pension plus coûteuse que ne l'était la Maison Vauquer. |
8183 |
Néanmoins elle se trouva si changée à son avantage, qu'elle se crut l'obligée de la comtesse, et, quoique peu donnante, elle la pria d'accepter un chapeau de vingt francs. Elle comptait, à la vérité, lui demander le service de sonder Goriot et de la faire valoir auprès de lui. |
8184 |
Quand cette perte eut lieu, elle considéra l'honnête vermicellier comme le principe de son infortune, et commença dès lors, disait elle, à se dégriser sur son compte. Lorsqu'elle eut reconnu l'inutilité de ses agaceries et de ses frais de représentation, elle ne tarda pas à en deviner la raison. |
8185 |
La veuve employa sa malice de femme à inventer de sourdes persécutions contre sa victime. Elle commença par retrancher les superfluités introduites dans sa pension. « Plus de cornichons, plus d'anchois : c'est des duperies ! » dit elle à Sylvie, le matin où elle rentra dans son ancien programme. |
8186 |
La veuve Vauquer voulut être payée d'avance ; à quoi consentit monsieur Goriot, que dès lors elle nomma le père Goriot. Ce fut à qui devinerait les causes de cette décadence. Exploration difficile ! Comme l'avait dit la fausse comtesse, le père Goriot était un sournois, un taciturne. |
8187 |
Aussitôt la grosse Sylvie vint dire à sa maîtresse qu'une fille trop jolie pour être honnête, mise comme une divinité, chaussée en brodequins de prunelle qui n'étaient pas crottés, avait glissé comme une anguille de la rue jusqu'à sa cuisine, et lui avait demandé l'appartement de monsieur Goriot. |
8188 |
Madame Vauquer et sa cuisinière se mirent aux écoutes, et surprirent plusieurs mots tendrement prononcés pendant la visite, qui dura quelque temps. Quand monsieur Goriot reconduisit sa dame, la grosse Sylvie prit aussitôt son panier, et feignit d'aller au marché, pour suivre le couple amoureux. |
8189 |
Goriot payait encore douze cents francs de pension. Madame Vauquer trouva tout naturel qu'un homme riche eût quatre ou cinq maîtresses, et le trouva même fort adroit de les faire passer pour ses filles. Elle ne se formalisa point de ce qu'il les mandait dans la Maison Vauquer. |
8190 |
Il se passa de tabac, congédia son perruquier et ne mit plus de poudre. Quand le père Goriot parut pour la première fois sans être poudré, son hôtesse laissa échapper une exclamation de surprise en apercevant la couleur de ses cheveux, ils étaient d'un gris sale et verdâtre. |
8191 |
Le père Goriot était un vieux libertin dont les yeux n'avaient été préservés de la maligne influence des remèdes nécessités par ses maladies que par l'habileté d'un médecin. La couleur dégoûtante de ses cheveux provenait de ses excès et des drogues qu'il avait prises pour les continuer. |
8192 |
Ses diamants, sa tabatière d'or, sa chaîne, ses bijoux, disparurent un à un. Il avait quitté l'habit bleu barbeau, tout son costume cossu, pour porter, été comme hiver, une redingote de drap marron grossier, un gilet en poil de chèvre, et un pantalon gris en cuir de laine. |
8193 |
Il devint progressivement maigre ; ses mollets tombèrent ; sa figure, bouffie par le contentement d'un bonheur bourgeois, se rida démesurément ; son front se plissa, sa mâchoire se dessina. Durant la quatrième année de son établissement rue Neuve Sainte Geneviève, il ne se ressemblait plus. |
8194 |
Le bon vermicellier de soixante deux ans qui ne paraissait pas en avoir quarante, le bourgeois gros et gras, frais de bêtise, dont la tenue égrillarde réjouissait les passants, qui avait quelque chose de jeune dans le sourire, semblait être un septuagénaire hébété, vacillant, blafard. |
8195 |
Aux uns, il faisait horreur ; aux autres, il faisait pitié. De jeunes étudiants en Médecine, ayant remarqué l'abaissement de sa lèvre inférieure et mesuré le sommet de son angle facial, le déclarèrent atteint de crétinisme, après l'avoir long temps houspillé sans en rien tirer. |
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Un étudiant se passionne alors pour des niaiseries qui lui paraissent grandioses. Il a son grand homme, un professeur du collége de France, payé pour se tenir à la hauteur de son auditoire. Il rehausse sa cravate et se pose pour la femme des premières galeries de l'Opéra Comique. |
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Mais son esprit était éminemment méridional ; à l'exécution, ses déterminations devaient donc être frappées de ces hésitations qui saisissent les jeunes gens quand ils se trouvent en pleine mer, sans savoir ni de quel côté diriger leurs forces, ni sous quel angle enfler leurs voiles. |
8198 |
Tout à coup le jeune ambitieux reconnut, dans les souvenirs dont sa tante l'avait si souvent bercé, les éléments de plusieurs conquêtes sociales, au moins aussi importantes que celles qu'il entreprenait à l'École de Droit ; il la questionna sur les liens de parenté qui pouvaient encore se renouer. |
8199 |
Elle écrivit à cette jeune femme une lettre dans l'ancien style, et la remit à Eugène, en lui disant que s'il réussissait auprès de la vicomtesse, elle lui ferait retrouver ses autres parents. Quelques jours après son arrivée, Rastignac envoya la lettre de sa tante à madame de Beauséant. |
8200 |
La vicomtesse répondit par une invitation de bal pour le lendemain. Telle était la situation générale de la pension bourgeoise à la fin du mois de novembre 1819. Quelques jours plus tard, Eugène, après être allé au bal de madame de Beauséant, rentra vers deux heures dans la nuit. |
8201 |
Il n'avait pas dîné chez madame Vauquer. Les pensionnaires purent donc croire qu'il ne reviendrait du bal que le lendemain matin au petit jour, comme il était quelquefois rentré des fêtes du Prado ou des Bals de l'Odéon, en crottant ses bas de soie et gauchissant ses escarpins. |
8202 |
Il venait de reconnaître en madame la vicomtesse de Beauséant l'une des reines de la mode à Paris, et dont la maison passait pour être la plus agréable du faubourg Saint Germain. Elle était d'ailleurs, et par son nom et par sa fortune, l'une des sommités du monde aristocratique. |
8203 |
La comtesse Anastasie de Restaud, grande et bien faite, passait pour avoir l'une des plus jolies tailles de Paris. Figurez vous de grands yeux noirs, une main magnifique, un pied bien découpé, du feu dans les mouvements, une femme que le marquis de Ronquerolles nommait un cheval de pur sang. |
8204 |
À cette parole, Rastignac jugea prudent de garder le silence sur cet événement, et de ne pas inconsidérément condamner son voisin. Il allait rentrer quand il distingua soudain un bruit assez difficile à exprimer, et qui devait être produit par des hommes en chaussons de lisière montant l'escalier. |
8205 |
Sans avoir entendu ni le cri de la porte ni les pas des hommes, il vit tout à coup une faible lueur au second étage, chez monsieur Vautrin. – Voilà bien des mystères dans une pension bourgeoise ! se dit il. Il descendit quelques marches, se mit à écouter, et le son de l'or frappa son oreille. |
8206 |
Distrait par les soupçons qui lui venaient sur le compte du père Goriot, plus distrait encore par la figure de madame de Restaud, qui de moments en moments se posait devant lui comme la messagère d'une brillante destinée, il finit par se coucher et par dormir à poings fermés. |
8207 |
Sur dix nuits promises au travail par les jeunes gens, ils en donnent sept au sommeil. Il faut avoir plus de vingt ans pour veiller. Le lendemain matin régnait à Paris un de ces épais brouillards qui l'enveloppent et l'embrument si bien que les gens les plus exacts sont trompés sur le temps. |
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Christophe et la grosse Sylvie, attardés aussi, prenaient tranquillement leur café, préparé avec les couches supérieures du lait destiné aux pensionnaires, et que Sylvie faisait longtemps bouillir, afin que madame Vauquer ne s'aperçût pas de cette dîme illégalement levée. |
8209 |
Moi j'ai dit : – Non, monsieur, il ne les teint pas. Un homme gai comme lui, il n'en a pas le temps. J'ai donc dit ça à monsieur Vautrin, qui m'a répondu : – Tu as bien fait, mon garçon ! Réponds toujours comme ça. Rien n'est plus désagréable que de laisser connaître nos infirmités. |
8210 |
Je les ai vus partir en faisant mes escaliers ; que le père Goriot m'a donné un coup avec ce qu'il portait, qu'était dur comme du fer. Qué qui fait donc, ce bonhomme là ? Les autres le font aller comme une toupie, mais c'est un brave homme tout de même, et qui vaut mieux qu'eux tous. |
8211 |
Il entr'ouvrit l'enveloppe. – Un billet acquitté, s'écria-t-il. Fourche ! il est galant, le roquentin. Va, vieux Lascar, dit il en coiffant de sa large main Christophe, qu'il fit tourner sur lui même comme un dé, tu auras un bon pourboire. Le couvert était mis. Sylvie faisait bouillir le lait. |
8212 |
Souvent cette femme ne les aime pas du tout vous les rudoie, leur vend fort cher des bribes de satisfactions ; eh ! bien ! mes farceurs ne se lassent pas, et mettraient leur dernière couverture au Mont de Piété pour lui apporter leur dernier écu. Le père Goriot est un de ces gens là. |
8213 |
La comtesse l'exploite parce qu'il est discret, et voilà le beau monde ! Le pauvre bonhomme ne pense qu'à elle. Hors de sa passion, vous le voyez, c'est une bête brute. Mettez le sur ce chapitre là, son visage étincelle comme un diamant. Il n'est pas difficile de deviner ce secret là. |
8214 |
Il a porté ce matin du vermeil à la fonte, et je l'ai vu entrant chez le papa Gobseck, rue des Grès. Suivez bien ! En revenant, il a envoyé chez la comtesse de Restaud ce niais de Christophe qui nous a montré l'adresse de la lettre dans laquelle était un billet acquitté. |
8215 |
Cela vous prouve, mon jeune étudiant, que, pendant que votre comtesse riait, dansait, faisait ses singeries, balançait ses fleurs de pêcher, et pinçait sa robe, elle était dans ses petits souliers, comme on dit, en pensant à ses lettres de change protestées, ou à celles de son amant. |
8216 |
Ceux qui s'y crottent en voiture sont d'honnêtes gens, ceux qui s'y crottent à pied sont des fripons. Ayez le malheur d'y décrocher n'importe quoi, vous êtes montré sur la place du Palais de Justice comme une curiosité. Volez un million, vous êtes marqué dans les salons comme une vertu. |
8217 |
Vautrin sortit. Quelques instants après, madame Couture et Victorine montèrent dans un fiacre que Sylvie alla leur chercher. Poiret offrit son bras à mademoiselle Michonneau, et tous deux allèrent se promener au Jardin des Plantes, pendant les deux belles heures de la journée. |
8218 |
La récente invention du Diorama, qui portait l'illusion de l'optique à un plus haut degré que dans les Panoramas, avait amené dans quelques ateliers de peinture la plaisanterie de parler en rama, espèce de charge qu'un jeune peintre, habitué de la pension Vauquer, y avait inoculée. |
8219 |
Ce n'est ni un imbécile ni un homme sans nerfs. Applique lui ton système de Gall, et dis moi ce que tu en penseras. Je lui ai vu cette nuit tordre un plat de vermeil, comme si c'eût été de la cire, et dans ce moment l'air de son visage trahit des sentiments extraordinaires. |
8220 |
En ce moment, le père Goriot débouchait près de la porte cochère par la sortie du petit escalier. Le bonhomme tirait son parapluie et se disposait à le déployer, sans faire attention que la grande porte était ouverte pour donner passage à un jeune homme décoré qui conduisait un tilbury. |
8221 |
Ce jeune homme détourna la tête d'un air de colère, regarda le père Goriot, et lui fit, avant qu'il ne sortît, un salut qui peignait la considération forcée que l'on accorde aux usuriers dont on a besoin, ou ce respect nécessaire exigé par un homme taré, mais dont on rougit plus tard. |
8222 |
Les ressources du busc étaient inutiles à la comtesse, la ceinture marquait seule sa taille flexible, son cou invitait à l'amour, ses pieds étaient jolis dans les pantoufles. Quand Maxime prit cette main pour la baiser, Eugène aperçut alors Maxime, et la comtesse aperçut Eugène. |
8223 |
Cette phrase était une traduction claire et intelligible des regards du jeune homme impertinemment fier que la comtesse Anastasie avait nommé Maxime, et dont elle consultait le visage de cette intention soumise qui dit tous les secrets d'une femme sans qu'elle s'en doute. |
8224 |
D'abord les beaux cheveux blonds et bien frisés de Maxime lui apprirent combien les siens étaient horribles. Puis Maxime avait des bottes fines et propres, tandis, que les siennes, malgré le soin qu'il avait pris en marchant, s'étaient empreintes d'une légère teinte de boue. |
8225 |
Sans attendre la réponse d'Eugène, madame de Restaud se sauva comme à tire d'aile dans l'autre salon, en laissant flotter les pans de son peignoir qui se roulaient et se déroulaient de manière à lui donner l'apparence d'un papillon ; et Maxime la suivit. Eugène furieux suivit Maxime et la comtesse. |
8226 |
Tout à coup, en se souvenant d'avoir vu ce jeune homme au bal de madame de Beauséant, il devina ce qu'était Maxime pour madame de Restaud ; et avec cette audace juvénile qui fait commettre de grandes sottises ou obtenir de grands succès, il se dit : Voilà mon rival, je veux triompher de lui. |
8227 |
Eugène était un adroit chasseur, mais il n'avait pas encore abattu vingt poupées sur vingt deux dans un tir. Le jeune comte se jeta dans une bergère au coin du feu, prit les pincettes, et fouilla le foyer par un mouvement si violent, si grimaud, que le beau visage d'Anastasie se chagrina soudain. |
8228 |
Il s'arrêta tout court. Une porte s'ouvrit. Le monsieur qui conduisait le tilbury se montra soudain, sans chapeau, ne salua pas la comtesse, regarda soucieusement Eugène, et tendit la main à Maxime, en lui disant : « Bonjour, » avec une expression fraternelle qui surprit singulièrement Eugène. |
8229 |
Le comte Maxime de Trailles lui même jeta sur Eugène un regard inquiet et quitta tout à coup son air impertinent. Ce coup de baguette, dû à la puissante intervention d'un nom, ouvrit trente cases dans le cerveau du méridional, et lui rendit l'esprit qu'il avait préparé. |
8230 |
Ces contre temps étaient dus à Eugène. Aussi la comtesse montra-t-elle l'étudiant d'un air et par un geste pleins de dépit à Maxime, qui dit fort épigrammatiquement au comte, à sa femme et à Eugène : – Écoutez, vous êtes en affaires, je ne veux pas vous gêner ; adieu. Il se sauva. |
8231 |
Rastignac les entendait tour à tour éclatant de rire, causant, se taisant ; mais le malicieux étudiant faisait de l'esprit avec monsieur de Restaud, le flattait ou l'embarquait dans des discussions, afin de revoir la comtesse et de savoir quelles étaient ses relations avec le père Goriot. |
8232 |
Si le nom de la belle vicomtesse est si puissant, de quel poids doit donc être sa personne ? Adressons nous en haut. Quand on s'attaque à quelque chose dans le ciel, il faut viser Dieu ! Ces paroles sont la formule brève des mille et une pensées entre lesquelles il flottait. |
8233 |
Un suisse rouge et doré fit grogner sur ses gonds la porte de l'hôtel, et Rastignac vit avec une douce satisfaction sa voiture passant sous le porche, tournant dans la cour, et s'arrêtant sous la marquise du perron. Le cocher à grosse houppelande bleue bordée de rouge vint déplier le marchepied. |
8234 |
Leur rire éclaira l'étudiant au moment où il compara cette voiture à l'un des plus élégants coupés de Paris, attelé de deux chevaux fringants qui avaient des roses à l'oreille, qui mordaient leur frein, et qu'un cocher poudré, bien cravaté, tenait en bride comme s'ils eussent voulu s'échapper. |
8235 |
Il monta le perron la mort dans l'âme. À son aspect la porte vitrée s'ouvrit ; il trouva les valets sérieux comme des ânes qu'on étrille. La fête à laquelle il avait assisté s'était donnée dans les grands appartements de réception, situés au rez de chaussée de l'hôtel de Beauséant. |
8236 |
C'était une de ces liaisons innocentes qui ont tant d'attraits pour les personnes ainsi liées, qu'elles ne peuvent supporter personne en tiers. Aussi le vicomte de Beauséant avait il donné lui même l'exemple au public en respectant, bon gré, mal gré, cette union morganatique. |
8237 |
Dans toute la haute société une seule personne ignorait encore ce mariage, cette personne était madame de Beauséant. Quelques unes de ses amies lui en avaient bien parlé vaguement ; elle en avait ri, croyant que ses amies voulaient troubler un bonheur jalousé. Cependant les bans allaient se publier. |
8238 |
Quand elle est sur le point d'être quittée, elle devine plus rapidement le sens d'un geste que le coursier de Virgile ne flaire les lointains corpuscules qui lui annoncent l'amour. Aussi comptez que madame de Beauséant surprit ce tressaillement involontaire, léger, mais naïvement épouvantable. |
8239 |
Du moment, écrivait elle, où vous dînez chez les Roche fide, et non à l'ambassade anglaise, vous me devez une explication, je vous attends. Après avoir redressé quelques lettres défigurées par le tremblement convulsif de sa main, elle mit un C qui voulait dire Claire de Bourgogne, et sonna. |
8240 |
Vous m'avez troublé, je ne sais plus ce que je venais vous dire. Vous êtes la seule personne que je connaisse à Paris. Ah ! je voulais vous consulter en vous demandant de m'accepter comme un pauvre enfant qui désire se coudre à votre jupe, et qui saurait mourir pour vous. |
8241 |
Le méridional en était à son premier calcul. Entre le boudoir bleu de madame de Restaud et le salon rose de madame de Beauséant, il avait fait trois années de ce Droit parisien dont on ne parle pas, quoiqu'il constitue une haute jurisprudence sociale qui, bien apprise et bien pratiquée, mène à tout. |
8242 |
Ce pauvre enfant est si nouvellement jeté dans le monde, qu'il ne comprend rien, ma chère Antoinette, à ce que nous disons. Soyez bonne pour lui, remettons à causer de cela demain. Demain, voyez vous, tout sera sans doute officiel, et vous pourrez être officieuse à coup sûr. |
8243 |
Enfin, je m'étais assez bien entendu avec le mari, je me voyais souffert pour un temps par la femme, lorsque je me suis avisé de leur dire que je connaissais un homme que je venais de voir sortant par un escalier dérobé, et qui avait au fond d'un couloir embrassé la comtesse. |
8244 |
Hier, notre fille était tout pour nous, nous étions tout pour elle, le lendemain elle se fait notre ennemie. Ne voyons nous pas cette tragédie s'accomplissant tous les jours ? Ici, la belle fille est de la dernière impertinence avec le beau père, qui a tout sacrifié pour son fils. |
8245 |
J'entends demander ce qu'il y a de dramatique aujourd'hui dans la société ; mais le drame du gendre est effrayant, sans compter nos mariages qui sont devenus de fort sottes choses. Je me rends parfaitement compte de ce qui est arrivé à ce vieux vermicellier. Je crois me rappeler que ce Foriot. |
8246 |
Je me souviens que l'intendant disait à ma grand'mère qu'elle pouvait rester en toute sûreté à Grandvilliers, parce que ses blés étaient une excellente carte civique. Eh ! bien, ce Loriot, qui vendait du blé aux coupeurs de têtes, n'a eu qu'une passion. Il adore, dit on, ses filles. |
8247 |
Vous comprenez bien que, sous l'empire, les deux gendres ne se sont pas trop formalisés d'avoir ce vieux Quatre vingt treize chez eux ; ça pouvait encore aller avec Buonaparte. Mais quand les Bourbons sont revenus, le bonhomme a gêné monsieur de Restaud, et plus encore le banquier. |
8248 |
Les filles, qui aimaient peut être toujours leur père, ont voulu ménager la chèvre et le chou, le père et le mari ; elles ont reçu le Goriot quand elles n'avaient personne ; elles ont imaginé des prétextes de tendresse. « Papa, venez, nous serons mieux, parce que nous serons seuls ! » etc. |
8249 |
Il a vu que ses filles avaient honte de lui ; que, si elles aimaient leurs maris, il nuisait à ses gendres. Il fallait donc se sacrifier. Il s'est sacrifié, parce qu'il était père : il s'est banni de lui même. En voyant ses filles contentes, il comprit qu'il avait bien fait. |
8250 |
Je pense comme vous, dit elle en pressant la main de la vicomtesse. Le monde est un bourbier, tâchons de rester sur les hauteurs. Elle se leva, embrassa madame de Beauséant au front en lui disant : Vous êtes bien belle en ce moment, ma chère. Vous avez les plus jolies couleurs que j'aie vues jamais. |
8251 |
Vous voulez parvenir, je vous aiderai. Vous sonderez combien est profonde la corruption féminine, vous toiserez la largeur de la misérable vanité des hommes. Quoique j'aie bien lu dans ce livre du monde, il y avait des pages qui cependant m'étaient inconnues. Maintenant je sais tout. |
8252 |
Frappez sans pitié, vous serez craint. N'acceptez les hommes et les femmes que comme des chevaux de poste que vous laisserez crever à chaque relais, vous arriverez ainsi au faîte de vos désirs. Voyez vous, vous ne serez rien ici si vous n'avez pas une femme qui s'intéresse à vous. |
8253 |
Elle a cru que de Marsay la ferait arriver à son but, et elle s'est faite l'esclave de de Marsay, elle assomme de Marsay. De Marsay se soucie fort peu d'elle. Si vous me la présentez, vous serez son Benjamin, elle vous adorera. Aimez la si vous pouvez après, sinon servez vous d'elle. |
8254 |
Eh ! bien, que le père Goriot vous introduise près de madame Delphine de Nucingen. La belle madame de Nucingen sera pour vous une enseigne. Soyez l'homme qu'elle distingue, les femmes raffoleront de vous. Ses rivales, ses amies, ses meilleures amies, voudront vous enlever à elle. |
8255 |
À Paris, le succès est tout, c'est la clef du pouvoir. Si les femmes vous trouvent de l'esprit, du talent, les hommes le croiront, si vous ne les détrompez pas. Vous pourrez alors tout vouloir, vous aurez le pied partout. Vous saurez alors ce qu'est le monde, une réunion de dupes et de fripons. |
8256 |
Je vous donne mon nom comme un fil d'Ariane pour entrer dans ce labyrinthe. Ne le compromettez pas, dit elle en recourbant son cou et jetant un regard de reine à l'étudiant, rendez le moi blanc. Allez, laissez moi. Nous autres femmes, nous avons aussi nos batailles à livrer. |
8257 |
Lorsqu'un jeune homme de son âge est atteint par le mépris, il s'emporte, il enrage, il menace du poing la société tout entière, il veut se venger et doute aussi de lui même. Rastignac était en ce moment accablé par ces mots : Vous vous êtes fermé la porte de la comtesse. |
8258 |
Madame de Restaud me trouvera dans tous les salons où elle va. J'apprendrai à faire des armes, à tirer le pistolet, je lui tuerai son Maxime ! Et de l'argent ! lui criait sa conscience, où donc en prendras tu ? Tout à coup la richesse étalée chez la comtesse de Restaud brilla devant ses yeux. |
8259 |
Il avait vu là le luxe dont une demoiselle Goriot devait être amoureuse, des dorures, des objets de prix en évidence, le luxe inintelligent du parvenu, le gaspillage de la femme entretenue. Cette fascinante image fut soudainement écrasée par le grandiose hôtel de Beauséant. |
8260 |
Rastignac résolut d'ouvrir deux tranchées parallèles pour arriver à la fortune, de s'appuyer sur la science et sur l'amour, d'être un savant docteur et un homme à la mode. Il était encore bien enfant ! Ces deux lignes sont des asymptotes qui ne peuvent jamais se rejoindre. |
8261 |
Cette phrase fut un dénoûment, Eugène l'avait prononcée d'un air qui imposa silence aux convives. Vautrin seul lui dit en goguenardant : – Pour prendre le père Goriot à votre compte, et vous établir son éditeur responsable, il faut savoir bien tenir une épée et bien tirer le pistolet. |
8262 |
Le dîner devint sombre et froid. Le père Goriot, absorbé par la profonde douleur que lui avait causée la phrase de l'étudiant, ne comprit pas que les dispositions des esprits étaient changées à son égard, et qu'un jeune homme en état d'imposer silence à la persécution avait pris sa défense. |
8263 |
Il voulait profiter des conseils de madame de Beauséant, et se demandait où et comment il se procurerait de l'argent. Il devint soucieux en voyant les savanes du monde qui se déroulaient à ses yeux à la fois vides et pleines ; chacun le laissa seul dans la salle à manger quand le dîner fut fini. |
8264 |
Je suis dans une situation à faire promptement fortune. J'ai besoin de douze cents francs, et il me les faut à tout prix. Ne dis rien de ma demande à mon père, il s'y opposerait peut être, et si je n'avais pas cet argent je serais en proie à un désespoir qui me conduirait à me brûler la cervelle. |
8265 |
Je t'expliquerai mes motifs aussitôt que je te verrai, car il faudrait t'écrire des volumes pour te faire comprendre la situation dans laquelle je suis. Je n'ai pas joué, ma bonne mère, je ne dois rien ; mais si tu tiens à me conserver la vie que tu m'as donnée, il faut me trouver cette somme. |
8266 |
Notre avenir est tout entier dans ce subside, avec lequel je dois ouvrir la campagne ; car cette vie de Paris est un combat perpétuel. Si, pour compléter la somme, il n'y a pas d'autres ressources que de vendre les dentelles de ma tante, dis lui que je lui en enverrai de plus belles. |
8267 |
Ces beaux sentiments, ces effroyables sacrifices allaient lui servir d'échelon pour arriver à Delphine de Nucingen. Quelques larmes, derniers grains d'encens jetés sur l'autel sacré de la famille, lui sortirent des yeux. Il se promena dans une agitation pleine de désespoir. |
8268 |
Quelques jours après, Eugène alla chez madame de Restaud et ne fut pas reçu. Trois fois il y retourna, trois fois encore il trouva la porte close, quoiqu'il se présentât à des heures où le comte Maxime de Trailles n'y était pas. La vicomtesse avait eu raison. L'étudiant n'étudia plus. |
8269 |
Il avait ainsi quinze mois de loisirs pour naviguer sur l'océan de Paris, pour s'y livrer à la traite des femmes, ou y pêcher la fortune. Pendant cette semaine, il vit deux fois madame de Beauséant, chez laquelle il n'allait qu'au moment où sortait la voiture du marquis d'Ajuda. |
8270 |
Le marquis d'Ajuda, de concert avec les Rochefide, avait regardé cette brouille et ce raccommodement comme une circonstance heureuse : ils espéraient que madame de Beauséant s'accoutumerait à l'idée de ce mariage et finirait par sacrifier ses matinées a un avenir prévu dans la vie des hommes. |
8271 |
Malgré les plus saintes promesses renouvelées chaque jour, monsieur d'Ajuda jouait donc la comédie, et la vicomtesse aimait à être trompée. « Au lieu de sauter noblement par la fenêtre, elle se laissait rouler dans les escaliers, » disait la duchesse de Langeais, sa meilleure amie. |
8272 |
Pendant cette année, le citoyen Goriot amassa les capitaux qui plus tard lui servirent à faire son commerce avec toute la supériorité que donne une grande masse d'argent à celui qui la possède. Il lui arriva ce qui arrive à tous les hommes qui n'ont qu'une capacité relative. |
8273 |
Après sept ans de bonheur sans nuages, Goriot, malheureusement pour lui, perdit sa femme : elle commençait à prendre de l'empire sur lui, en dehors de la sphère des sentiments. Peut être eût elle cultivé cette nature inerte, peut être y eût elle jeté l'intelligence des choses du monde et de la vie. |
8274 |
Il reporta ses affections trompées par la mort sur ses deux filles, qui, d'abord, satisfirent pleinement tous ses sentiments. Quelque brillantes que fussent les propositions qui lui furent faites par des négociants ou des fermiers jaloux de lui donner leurs filles, il voulut rester veuf. |
8275 |
Il fut malade pendant plusieurs jours par suite de la réaction des sentiments contraires auxquels le livra cette fausse alarme. S'il n'appliqua pas sa tape meurtrière sur l'épaule de cet homme, il le chassa de la Halle en le forçant, dans une circonstance critique, à faire faillite. |
8276 |
Après avoir subi pendant cinq ans leurs instances, il consentit à se retirer avec le produit de son fonds, et les bénéfices de ces dernières années ; capital que madame Vauquer, chez laquelle il était venu s'établir, avait estimé rapporter de huit à dix mille livres de rente. |
8277 |
Ces deux frêles papiers contenaient un arrêt de vie ou de mort sur ses espérances. S'il concevait quelque terreur en se rappelant la détresse de ses parents, il avait trop bien éprouvé leur prédilection pour ne pas craindre d'avoir aspiré leurs dernières gouttes de sang. |
8278 |
Mais que ne vous sacrifierait on pas ? Elle me charge de te dire qu'elle te baise au front, et voudrait te communiquer par ce baiser la force d'être souvent heureux. Cette bonne et excellente femme t'aurait écrit si elle n'avait pas la goutte aux doigts. Ton père va bien. |
8279 |
Enfin, nous avons été comme deux folles pendant toute la journée, à telles enseignes (style de tante) que ma mère nous disait de son air sévère : Mais qu'avez vous donc, mesdemoiselles ? Si nous avions été grondées un brin, nous en aurions été, je crois, encore plus contentes. |
8280 |
Je suis bien punie, je voudrais jeter ma ceinture dans le puits, il me sera toujours pénible de la porter. Je t'ai volé. Agathe a été charmante. Elle m'a dit : Envoyons les trois cent cinquante francs, à nous deux ! Mais je n'ai pas tenu à te raconter les choses comme elles se sont passées. |
8281 |
Nous étions légères comme des hirondelles en revenant. Est ce que le bonheur nous allégirait ? me dit Agathe. Nous nous sommes dit mille choses que je ne vous répéterai pas, monsieur le Parisien, il était trop question de vous. Oh ! cher frère, nous t'aimons bien, voilà tout en deux mots. |
8282 |
Adieu, adieu ! je t'embrasse au front du côté gauche, sur la tempe qui m'appartient exclusivement. Je laisse l'autre feuillet pour Agathe, qui m'a promis de ne rien lire de ce que je te dis. Mais, pour en être plus sûre, je resterai près d'elle pendant qu'elle t'écrira. |
8283 |
Des trésors ne payeraient pas ce dévouement. Je voudrais leur apporter tous les bonheurs ensemble. Quinze cent cinquante francs ! se dit il après une pause. Il faut que chaque pièce porte coup ! Laure a raison. Nom d'une femme ! je n'ai que des chemises de grosse toile. |
8284 |
Pour le bonheur d'un autre, une jeune fille devient rusée autant qu'un voleur. Innocente pour elle et prévoyante pour moi, elle est comme l'ange du ciel qui pardonne les fautes de la terre sans les comprendre. Le monde était à lui ! Déjà son tailleur avait été convoqué, sondé, conquis. |
8285 |
Eugène rencontra dans le sien un homme qui avait compris la paternité de son commerce, et qui se considérait comme un trait d'union entre le présent et l'avenir des jeunes gens. Aussi Rastignac reconnaissant a-t-il fait la fortune de cet homme par un de ces mots auxquels il excella plus tard. |
8286 |
Rastignac fut forcé de le remercier, quoique depuis les mots aigrement échangés, le jour où il était revenu de chez madame de Beauséant, cet homme lui fût insupportable. Pendant ces huit jours Eugène et Vautrin étaient restés silencieusement en présence, et s'observaient l'un l'autre. |
8287 |
L'étudiant se demandait vainement pourquoi. Sans doute les idées se projettent en raison directe de la force avec laquelle elles se conçoivent, et vont frapper là où le cerveau les envoie, par une loi mathématique comparable à celle qui dirige les bombes au sortir du mortier. |
8288 |
Il faudrait conclure de là que quand un Méridional sait unir la fourberie du Nord à l'audace d'outre Loire, il est complet et reste roi de Suède. Rastignac ne pouvait donc pas demeurer long temps sous le feu des batteries de Vautrin sans savoir si cet homme était son ami ou son ennemi. |
8289 |
Vautrin fit deux pas en arrière et contempla Victorine. – Autre histoire, s'écria-t-il d'une voix railleuse qui fit rougir la pauvre fille. Il est bien gentil, n'est ce pas, ce jeune homme là ? reprit il. Vous me donnez une idée. Je ferai votre bonheur à tous deux, ma belle enfant. |
8290 |
Il ne fait pas froid ce matin, venez nous asseoir là bas, dit il en montrant les siéges peints en vert. Là, personne ne nous entendra. J'ai à causer avec vous. Vous êtes un bon petit jeune homme auquel je ne veux pas de mal. Je vous aime, foi de Tromp... (mille tonnerres !), foi de Vautrin. |
8291 |
Je suis ce que vous appelez un artiste. J'ai lu les Mémoires de Benvenuto Cellini, tel que vous me voyez, et en italien encore ! J'ai appris de cet homme là, qui était un fier luron, à imiter la Providence qui nous tue à tort et à travers, et à aimer le beau partout où il se trouve. |
8292 |
Je mets cinq balles de suite dans un as de pique en renfonçant chaque nouvelle balle sur l'autre, et à trente cinq pas encore ! quand on est doué de ce petit talent là, l'on peut se croire sûr d'abattre son homme. Eh ! bien, j'ai tiré sur un homme à vingt pas, je l'ai manqué. |
8293 |
Tenez ! dit cet homme extraordinaire en défaisant son gilet et montrant sa poitrine velue comme le dos d'un ours, mais garnie d'un crin fauve qui causait une sorte de dégoût mêlé d'effroi, ce blanc bec m'a roussi le poil, ajouta-t-il en mettant le doigt de Rastignac sur un trou qu'il avait au sein. |
8294 |
Je n'obéis à rien, est ce clair ? Savez vous ce qu'il vous faut, à vous, au train dont vous allez ? un million, et promptement ; sans quoi, avec notre petite tête, nous pourrions aller flâner dans les filets de Saint Cloud, pour voir s'il y a un Être Suprême. Ce million, je vais vous le donner. |
8295 |
Il fit une pause en regardant Eugène. – Ah ! ah ! vous faites meilleure mine à votre petit papa Vautrin. En entendant ce mot là, vous êtes comme une jeune fille à qui l'on dit : À ce soir, et qui se toilette en se pourléchant comme un chat qui boit du lait. À la bonne heure. |
8296 |
Et la femme se trouve si heureuse et si belle aux heures où elle est forte, qu'elle préfère à tous les hommes celui dont la force est énorme, fût elle en danger d'être brisée par lui. Je fais l'inventaire de vos désirs afin de vous poser la question. Cette question, la voici. |
8297 |
Si vous étiez pâle et de la nature des mollusques, vous n'auriez rien à craindre ; mais nous avons le sang fiévreux des lions et un appétit à faire vingt sottises par jour. Vous succomberez donc à ce supplice, le plus horrible que nous ayons aperçu dans l'enfer du bon Dieu. |
8298 |
J'ai l'honneur de vous faire observer de plus qu'il n'y a que vingt procureurs généraux en France, et que vous êtes vingt mille aspirants au grade, parmi lesquels il se rencontre des farceurs qui vendraient leur famille pour monter d'un cran. Si le métier vous dégoûte, voyons autre chose. |
8299 |
Nous avons une ressource dans la dot d'une femme. Voulez vous vous marier ? ce sera vous mettre une pierre au cou ; puis, si vous vous mariez pour de l'argent, que deviennent nos sentiments d'honneur, notre noblesse ! Autant commencer aujourd'hui votre révolte contre les conventions humaines. |
8300 |
Ce ne serait rien que se coucher comme un serpent devant une femme, lécher les pieds de la mère, faire des bassesses à dégoûter une truie, pouah ! si vous trouviez au moins le bonheur. Mais vous serez malheureux comme les pierres d'égout avec une femme que vous aurez épousée ainsi. |
8301 |
Vous avez été chez madame de Restaud, la fille du père Goriot, et vous y avez flairé la Parisienne. Ce jour là vous êtes revenu avec un mot écrit sur votre front, et que j'ai bien su lire : Parvenir ! parvenir à tout prix. Bravo ! ai je dit, voilà un gaillard qui me va. |
8302 |
Jugez des efforts que vous avez à faire et de l'acharnement du combat. Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot, attendu qu'il n'y a pas cinquante mille bonnes places. Savez vous comment on fait son chemin ici ? par l'éclat du génie ou par l'adresse de la corruption. |
8303 |
L'honnêteté ne sert à rien. L'on plie sous le pouvoir du génie, on le hait, on tâche de le calomnier, parce qu'il prend sans partager ; mais on plie s'il persiste ; en un mot, on l'adore à genoux quand on n'a pas pu l'enterrer sous la boue. La corruption est en force, le talent est rare. |
8304 |
Vous verrez des femmes se prostituer pour aller dans la voiture du fils d'un pair de France, qui peut courir à Longchamps sur la chaussée du milieu. Vous avez vu le pauvre bêta de père Goriot obligé de payer la lettre de change endossée par sa fille, dont le mari a cinquante mille livres de rente. |
8305 |
Toutes sont bricolées par les lois, en guerre avec leurs maris à propos de tout. Je n'en finirais pas s'il fallait vous expliquer les trafics qui se font pour des amants, pour des chiffons, pour des enfants, pour le ménage ou pour la vanité, rarement par vertu, soyez en sûr. |
8306 |
Mais que croyez vous que soit l'honnête homme ? À Paris, l'honnête homme est celui qui se tait, et refuse de partager. Je ne vous parle pas de ces pauvres ilotes qui partout font la besogne sans être jamais récompensés de leurs travaux, et que je nomme la confrérie des savates du bon Dieu. |
8307 |
Certes, là est la vertu dans toute la fleur de sa bêtise, mais là est la misère. Je vois d'ici la grimace de ces braves gens si Dieu nous faisait la mauvaise plaisanterie de s'absenter au jugement dernier. Si donc vous voulez promptement la fortune, il faut être déjà riche ou le paraître. |
8308 |
Pour s'enrichir, il s'agit ici de jouer de grands coups ; autrement on carotte, et votre serviteur. Si dans les cent professions que vous pouvez embrasser, il se rencontre dix hommes qui réussissent vite, le public les appelle des voleurs. Tirez vos conclusions. Voilà la vie telle qu'elle est. |
8309 |
Je n'accuse pas les riches en faveur du peuple : l'homme est le même en haut, en bas, au milieu. Il se rencontre par chaque million de ce haut bétail dix lurons qui se mettent au dessus de tout, même des lois : j'en suis. Vous, si vous êtes un homme supérieur, allez en droite ligne et la tête haute. |
8310 |
Dans ces conjonctures, je vais vous faire une proposition que personne ne refuserait. Écoutez bien. Moi, voyez vous, j'ai une idée. Mon idée est d'aller vivre de la vie patriarcale au milieu d'un grand domaine, cent mille arpents, par exemple, aux États Unis, dans le sud. |
8311 |
Mes poésies, je ne les écris pas : elles consistent en actions et en sentiments. Je possède en ce moment cinquante mille francs qui me donneraient à peine quarante nègres. J'ai besoin de deux cent mille francs, parce que je veux deux cents nègres, afin de satisfaire mon goût pour la vie patriarcale. |
8312 |
J'aurai cinquante ans, je ne serai pas encore pourri, je m'amuserai à ma façon. En deux mots, je vous procure une dot d'un million, me donnerez vous deux cent mille francs ? Vingt pour cent de commission, hein ! est ce trop cher ? Vous vous ferez aimer de votre petite femme. |
8313 |
Faire la cour à une jeune personne qui se rencontre dans des conditions de solitude, de désespoir et de pauvreté sans qu'elle se doute de sa fortune à venir ! dam ! c'est quinte et quatorze en main, c'est connaître les numéros à la loterie, c'est jouer sur les rentes en sachant les nouvelles. |
8314 |
Paris, voyez vous, est comme une forêt du Nouveau Monde, où s'agitent vingt espèces de peuplades sauvages, les Illinois, les Hurons, qui vivent du produit que donnent les différentes chasses sociales ; vous êtes un chasseur de millions. Pour les prendre, vous usez de piéges, de pipeaux, d'appeaux. |
8315 |
Il y a plusieurs manières de chasser. Les uns chassent à la dot ; les autres chassent à la liquidation ; ceux ci pêchent des consciences, ceux là vendent leurs abonnés pieds et poings liés. Celui qui revient avec sa gibecière bien garnie est salué, fêté, reçu dans la bonne société. |
8316 |
C'est un de mes gaillards qui ont de l'indépendance dans les opinions. Il est banquier, principal associé de la maison Frédéric Taillefer et compagnie. Il a un fils unique, auquel il veut laisser son bien, au détriment de Victorine. Moi, je n'aime pas ces injustices là. |
8317 |
Je suis comme don Quichotte, j'aime à prendre la défense du faible contre le fort. Si la volonté de Dieu était de lui retirer son fils, Taillefer reprendrait sa fille ; il voudrait un héritier quelconque, une bêtise qui est dans la nature, et il ne peut plus avoir d'enfants, je le sais. |
8318 |
Victorine est douce et gentille, elle aura bientôt entortillé son père, et le fera tourner comme une toupie d'Allemagne avec le fouet du sentiment ! Elle sera trop sensible à votre amour pour vous oublier, vous l'épouserez. Moi, je me charge du rôle de la Providence, je ferai vouloir le bon Dieu. |
8319 |
J'ai les secrets de bien des hommes ! Suffit. J'aurai une opinion inébranlable le jour où j'aurai rencontré trois têtes d'accord sur l'emploi d'un principe, et j'attendrai long temps ! L'on ne trouve pas dans les tribunaux trois juges qui aient le même avis sur un article de loi. |
8320 |
Seulement, réfléchissez. Vous ferez pis quelque jour. Vous irez coqueter chez quelque jolie femme et vous recevrez de l'argent. Vous y avez pensé ! dit Vautrin ; car comment réussirez vous, si vous n'escomptez pas votre amour ? La vertu, mon cher étudiant, ne se scinde pas : elle est ou n'est pas. |
8321 |
Pourquoi deux mois de prison au dandy qui, dans une nuit, ôte à un enfant la moitié de sa fortune, et pourquoi le bagne au pauvre diable qui vole un billet de mille francs avec les circonstances aggravantes ? Voilà vos lois. Il n'y a pas un article qui n'arrive à l'absurde. |
8322 |
Avant d'être leur complice, il faut les servir. Eh bien, non. Je veux travailler noblement, saintement ; je veux travailler jour et nuit, ne devoir ma fortune qu'à mon labeur. Ce sera la plus lente des fortunes, mais chaque jour ma tête reposera sur mon oreiller sans une pensée mauvaise. |
8323 |
En se voyant bien mis, bien ganté, bien botté, Rastignac oublia sa vertueuse résolution. La jeunesse n'ose pas se regarder au miroir de la conscience quand elle verse du côté de l'injustice, tandis que l'âge mûr s'y est vu : là gît toute la différence entre ces deux phases de la vie. |
8324 |
Cependant cette union naissante n'avait encore amené aucune confidence. Si Eugène avait manifesté le désir de voir madame de Nucingen, ce n'était pas qu'il comptât sur le vieillard pour être introduit par lui chez elle ; mais il espérait qu'une indiscrétion pourrait le bien servir. |
8325 |
Ce mystère me donne mille jouissances que ne comprennent pas les autres pères qui peuvent voir leurs filles quand ils veulent. Moi, je ne le peux pas, comprenez vous ? Alors je vais, quand il fait beau, dans les Champs Élysées, après avoir demandé aux femmes de chambre si mes filles sortent. |
8326 |
N'est ce pas mon sang ? J'aime les chevaux qui les traînent, et je voudrais être le petit chien qu'elles ont sur leurs genoux. Je vis de leurs plaisirs. Chacun a sa façon d'aimer, la mienne ne fait pourtant de mal à personne, pourquoi le monde s'occupe-t-il de moi ? Je suis heureux à ma manière. |
8327 |
Quel chagrin pour moi si j'arrive trop tard, et qu'on me dise : Madame est sortie. Un soir j'ai attendu jusqu'à trois heures du matin pour voir Nasie, que je n'avais pas vue depuis deux jours. J'ai manqué crever d'aise ! Je vous en prie, ne parlez de moi que pour dire combien mes filles sont bonnes. |
8328 |
Elles veulent me combler de toutes sortes de cadeaux ; je les en empêche, je leur dis : Gardez donc votre argent ! Que voulez vous que j'en fasse ? Il ne me faut rien. En effet, mon cher monsieur, que suis je ? un méchant cadavre dont l'âme est partout où sont mes filles. |
8329 |
Quand vous aurez vu madame de Nucingen, vous me direz celle des deux que vous préférez, dit le bonhomme après un moment de silence en voyant Eugène qui se disposait à partir pour aller se promener aux Tuileries en attendant l'heure de se présenter chez madame de Beauséant. |
8330 |
La bienfaisance, qui réunit deux êtres en un seul est une passion céleste aussi incomprise, aussi rare que l'est le véritable amour. L'un et l'autre est la prodigalité des belles âmes. Rastignac voulait arriver au bal de la duchesse de Carigliano, il dévora cette bourrasque. |
8331 |
La mode venait de supprimer les soupers qui terminaient autrefois les bals de l'empire, où les militaires avaient besoin de prendre des forces pour se préparer à tous les combats qui les attendaient au dedans comme au dehors. Eugène n'avait encore assisté qu'à des bals. |
8332 |
Quelques moments après il fut emporté près de madame de Beauséant, dans un coupé rapide, au théâtre à la mode, et crut à quelque féerie lorsqu'il entra dans une loge de face, et qu'il se vit le but de toutes les lorgnettes concurremment avec la vicomtesse, dont la toilette était délicieuse. |
8333 |
Voyez comment elle prend et quitte son lorgnon ! Le Goriot perce dans tous ses mouvements, dit la vicomtesse au grand étonnement d'Eugène. En effet, madame de Beauséant lorgnait la salle et semblait ne pas faire attention à madame de Nucingen, dont elle ne perdait cependant pas un geste. |
8334 |
Madame la duchesse de Carigliano est attachée à madame la duchesse de Berry, reprit il après une pause, vous devez la voir, ayez la bonté de me présenter chez elle et de m'amener au bal qu'elle donne lundi. J'y rencontrerai madame de Nucingen, et je livrerai ma première escarmouche. |
8335 |
Les rayonnements du visage de la vicomtesse apprirent à Eugène à reconnaître les expressions d'un véritable amour, et à ne pas les confondre avec les simagrées de la coquetterie parisienne. Il admira sa cousine, devint muet et céda sa place à monsieur d'Ajuda en soupirant. |
8336 |
Il était humilié d'être dans ce grand Musée de la beauté sans son tableau, sans une maîtresse à lui. « Avoir une maîtresse est une position quasi royale, se disait il, c'est le signe de la puissance ! » Et il regarda madame de Nucingen comme un homme insulté regarde son adversaire. |
8337 |
Vous faites une si vive impression sur lui, que j'ai voulu compléter son bonheur en le rapprochant de son idole. Ces mots furent dits avec un certain accent de raillerie qui en faisait passer la pensée un peu brutale, mais qui, bien sauvée, ne déplaît jamais à une femme. |
8338 |
Le geste, l'accent, le regard d'un jeune homme, leur donnent d'incalculables valeurs. Madame de Nucingen trouva Rastignac charmant. Puis, comme toutes les femmes, ne pouvant rien dire à des questions aussi drûment posées que l'était celle de l'étudiant, elle répondit à autre chose. |
8339 |
Mais j'en ai long temps été bien malheureuse. Je pleurais. Ces violences, venues après les brutalités du mariage, ont été l'une des raisons qui troublèrent le plus mon ménage. Je suis certes la femme de Paris la plus heureuse aux yeux du monde, la plus malheureuse en réalité. |
8340 |
J'avais déjà tant pensé à vous ! Mais je ne vous avais pas rêvée aussi belle que vous l'êtes en réalité. Madame de Beauséant m'a ordonné de ne pas vous tant regarder. Elle ne sait pas ce qu'il y a d'attrayant à voir vos jolies lèvres rouges, votre teint blanc, vos yeux si doux. |
8341 |
Le mors est mis à ma bête, sautons dessus et gouvernons la, se dit Eugène en allant saluer madame de Beauséant qui se levait et se retirait avec d'Ajuda. Le pauvre étudiant ne savait pas que la baronne était distraite, et attendait de de Marsay une de ces lettres décisives qui déchirent l'âme. |
8342 |
L'enivrante douceur de ses yeux, le tissu délicat et soyeux de sa peau sous laquelle il avait cru voir couler le sang, le son enchanteur de sa voix, ses blonds cheveux, il se rappelait tout, et peut être la marche, en mettant son sang en mouvement, aidait elle à cette fascination. |
8343 |
Ma vie, à moi, est dans mes deux filles. Si elles s'amusent, si elles sont heureuses, bravement mises, si elles marchent sur des tapis, qu'importe de quel drap je sois vêtu, et comment est l'endroit où je me couche ? Je n'ai point froid si elles ont chaud, je ne m'ennuie jamais si elles rient. |
8344 |
Leur voix me répond partout. Un regard d'elles, quand il est triste, me fige le sang. Un jour vous saurez que l'on est bien plus heureux de leur bonheur que du sien propre. Je ne peux pas vous expliquer ça : c'est des mouvements intérieurs qui répandent l'aise partout. Enfin, je vis trois fois. |
8345 |
Monsieur, je suis ainsi avec mes filles. Seulement j'aime mieux mes filles que Dieu n'aime le monde, parce que le monde n'est pas si beau que Dieu, et que mes filles sont plus belles que moi. Elles me tiennent si bien à l'âme, que j'avais idée que vous les verriez ce soir. |
8346 |
Il m'a pris des envies de lui tordre le cou. Ne pas aimer un bijou de femme, une voix de rossignol, et faite comme un modèle ! Où a-t-elle eu les yeux d'épouser cette grosse souche d'Alsacien ? Il leur fallait à toutes deux de jolis jeunes gens bien aimables.. Enfin, elles ont fait à leur fantaisie. |
8347 |
Une chose digne de remarque est la puissance d'infusion que possèdent les sentiments. Quelque grossière que soit une créature, dès qu'elle exprime une affection forte et vraie, elle exhale un fluide particulier qui modifie la physionomie, anime le geste, colore la voix. |
8348 |
Sa fille n'a pas plus pensé à lui qu'au grand Turc. Depuis cette conversation, le père Goriot vit dans son voisin un confident inespéré, un ami. Il s'était établi entre eux les seuls rapports par lesquels ce vieillard pouvait s'attacher à un autre homme. Les passions ne font jamais de faux calculs. |
8349 |
Il flâna pendant presque toute la journée, en proie à cette fièvre de tête qu'ont connue les jeunes gens affectés de trop vives espérances. Les raisonnements de Vautrin le faisaient réfléchir à la vie sociale, au moment où il rencontra son ami Bianchon dans le jardin du Luxembourg. |
8350 |
Je serais heureuse si vous vouliez me faire le plaisir d'accepter une place dans ma loge. Nous aurons samedi la Fodor et Pellegrini, je suis sûre alors que vous ne me refuserez pas. Monsieur de Nucingen se joint à moi pour vous prier de venir dîner avec nous sans cérémonie. |
8351 |
Toutes les passions des hommes sont bien certainement excitées ou entretenues par l'une ou l'autre de ces deux causes, qui divisent l'empire amoureux. Peut être cette division est elle une conséquence de la grande question des tempéraments, qui domine, quoi qu'on en dise, la société. |
8352 |
En d'autres termes, l'élégie est aussi essentiellement lymphatique que le dithyrambe est bilieux. En faisant sa toilette, Eugène savoura tous ces petits bonheurs dont n'osent parler les jeunes gens, de peur de se faire moquer d'eux, mais qui chatouillent l'amour propre. |
8353 |
Il arrangeait ses cheveux en pensant que le regard d'une jolie femme se coulerait sous leurs boucles noires. Il se permit des singeries enfantines autant qu'en aurait fait une jeune fille en s'habillant pour le bal. Il regarda complaisamment sa taille mince, en déplissant son habit. |
8354 |
Mais combien cette merveille, me direz vous, messieurs, deux sous ! Non. Rien du tout. C'est un reste des fournitures faites au grand Mogol, et que tout les souverains de l'Europe, y compris le grrrrrrand duc de Bade, ont voulu voir ! Entrez droit devant vous ! et passez au petit bureau. |
8355 |
La baronne était triste. Les efforts qu'elle fit pour cacher son chagrin intéressèrent d'autant plus vivement Eugène qu'il n'y avait rien de joué. Il croyait rendre une femme joyeuse par sa présence, et la trouvait au désespoir. Ce désappointement piqua son amour propre. |
8356 |
Prenez donc ! il y a cent francs, c'est tout ce que possède cette femme si heureuse. Montez dans une maison de jeu, je ne sais où elles sont, mais je sais qu'il y en a au Palais Royal. Risquez les cent francs à un jeu qu'on nomme la roulette, et perdez tout, ou rapportez moi six mille francs. |
8357 |
Nous sommes si jeunes, si naïves, quand nous commençons la vie conjugale ! La parole par laquelle il fallait demander de l'argent à mon mari me déchirait la bouche ; je n'osais jamais, je mangeais l'argent de mes économies et celui que me donnait mon pauvre père ; puis je me suis endettée. |
8358 |
Nucingen s'est emporté, il m'a dit que je le ruinerais, des horreurs ! J'aurais voulu être à cent pieds sous terre. Comme il avait pris ma dot, il a payé ; mais en stipulant désormais pour mes dépenses personnelles une pension à laquelle je me suis résignée, afin d'avoir la paix. |
8359 |
Vous nous jurez un amour éternel, comment avoir alors des intérêts distincts ? Vous ne savez pas ce que j'ai souffert aujourd'hui, lorsque Nucingen m'a positivement refusé de me donner six mille francs, lui qui les donne tous les mois à sa maîtresse, une fille de l'Opéra ! Je voulais me tuer. |
8360 |
Les idées les plus folles me passaient par la tête. Il y a eu des moments où j'enviais le sort d'une servante, de ma femme de chambre. Aller trouver mon père, folie ! Anastasie et moi nous l'avons égorgé : mon pauvre père se serait vendu s'il pouvait valoir six mille francs. |
8361 |
J'aurais été le désespérer en vain. Vous m'avez sauvée de la honte et de la mort, j'étais ivre de douleur. Ah ! monsieur, je vous devais cette explication : j'ai été bien déraisonnablement folle avec vous. Quand vous m'avez quittée, et que je vous ai eu perdu de vue, je voulais m'enfuir à pied. |
8362 |
Il y a pourtant des femmes obligées de faire faire de faux mémoires par leurs fournisseurs. D'autres sont forcées de voler leurs maris : les uns croient que des cachemires de cent louis se donnent pour cinq cents francs, les autres qu'un cachemire de cinq cents francs vaut cent louis. |
8363 |
Ce mélange de bons sentiments, qui rendent les femmes si grandes, et des fautes que la constitution actuelle de la société les force à commettre, bouleversait Eugène, qui disait des paroles douces et consolantes en admirant cette belle femme, si naïvement imprudente dans son cri de douleur. |
8364 |
Je veux maintenant vivre simplement, ne rien dépenser. Vous me trouverez bien comme je serai, mon ami, n'est ce pas ? Gardez ceci, dit elle en ne prenant que six billets de banque. En conscience je vous dois mille écus, car je me suis considérée comme étant de moitié avec vous. |
8365 |
Quand madame de Nucingen et Rastignac entrèrent dans leur loge aux Bouffons, elle eut un air de contentement qui la rendait si belle, que chacun se permit de ces petites calomnies contre lesquelles les femmes sont sans défense, et qui font souvent croire à des désordres inventés à plaisir. |
8366 |
Pour eux, cette soirée fut enivrante. Ils sortirent ensemble, et madame de Nucingen voulut reconduire Eugène jusqu'au Pont Neuf, en lui disputant, pendant toute la route, un des baisers qu'elle lui avait si chaleureusement prodigués au Palais Royal. Eugène lui reprocha cette inconséquence. |
8367 |
L'insuccès nous accuse toujours la puissance de nos prétentions. Plus Eugène jouissait de la vie parisienne, moins il voulait demeurer obscur et pauvre. Il chiffonnait son billet de mille francs dans sa poche, en se faisant mille raisonnements captieux pour se l'approprier. |
8368 |
Enfin il arriva rue Neuve Sainte Geneviève, et quand il fut en haut de l'escalier, il y vit de la lumière. Le père Goriot avait laissé sa porte ouverte et sa chandelle allumée, afin que l'étudiant n'oubliât pas de lui raconter sa fille, suivant son expression. Eugène ne lui cacha rien. |
8369 |
Comment ! il y a eu là des larmes de ma fille, de ma chère Delphine, qui ne pleurait jamais étant petite ! Oh ! je vous en achèterai un autre, ne le portez plus, laissez le moi. Elle doit, d'après son contrat, jouir de ses biens. Ah ! je vais aller trouver Derville, un avoué, dès demain. |
8370 |
Il y a du plaisir à suivre les inspirations de sa conscience. Il n'y a peut être que ceux qui croient en Dieu qui font le bien en secret, et Eugène croyait en Dieu. Le lendemain, à l'heure du bal, Rastignac alla chez madame de Beauséant, qui l'emmena pour le présenter à la duchesse de Carigliano. |
8371 |
En passant d'un salon dans un autre, en traversant les groupes, il entendit vanter son bonheur. Les femmes lui prédisaient toutes des succès. Delphine, craignant de le perdre, lui promit de ne pas lui refuser le soir le baiser qu'elle s'était tant défendue d'accorder l'avant veille. |
8372 |
Quant à votre blanchisseuse, elle vous coûtera mille francs. Les jeunes gens à la mode ne peuvent se dispenser d'être très forts sur l'article du linge : n'est ce pas ce qu'on examine le plus souvent en eux ? L'amour et l'église veulent de belles nappes sur leurs autels. |
8373 |
Je ne vous parle pas de ce que vous perdrez au jeu, en paris, en présents ; il est impossible de ne pas compter pour deux mille francs l'argent de poche. J'ai mené cette vie là, j'en connais les débours. Ajoutez à ces nécessités premières, trois cents louis pour la pâtée, mille francs pour la niche. |
8374 |
J'oublie le valet de chambre et le groom ! Est ce Christophe qui portera vos billets doux ? Les écrirez vous sur le papier dont vous vous servez ? Ce serait vous suicider. Croyez en un vieillard plein d'expérience ! reprit il en faisant un rinforzando dans sa voix de basse. |
8375 |
Prodigues de tout ce qui s'obtient à crédit, ils sont avares de tout ce qui se paye à l'instant même, et semblent se venger de ce qu'ils n'ont pas, en dissipant tout ce qu'ils peuvent avoir. Ainsi, pour nettement poser la question, un étudiant prend bien plus de soin de son chapeau que de son habit. |
8376 |
Comme la plupart de ceux qui ont connu cette vie de hasard, il attendait au dernier moment pour solder des créances sacrées aux yeux des bourgeois, comme faisait Mirabeau, qui ne payait son pain que quand il se présentait sous la forme dragonnante d'une lettre de change. |
8377 |
Eugène, qui, pour la première fois depuis long temps, avait dîné à la pension, s'était montré pensif pendant le repas. Au lieu de sortir au dessert, il resta dans la salle à manger assis auprès de mademoiselle Taillefer, à laquelle il jeta de temps en temps des regards expressifs. |
8378 |
Si, dans les premiers moments de sa liaison, l'étudiant s'était cru le maître, madame de Nucingen était devenue la plus forte, à l'aide de ce manége qui mettait en mouvement chez Eugène tous les sentiments, bons ou mauvais, des deux ou trois hommes qui sont dans un jeune homme de Paris. |
8379 |
Tout Paris lui donnait madame de Nucingen, auprès de laquelle il n'était pas plus avancé que le premier jour où il l'avait vue. Ignorant encore que la coquetterie d'une femme offre quelquefois plus de bénéfices que son amour ne donne de plaisir, il tombait dans de sottes rages. |
8380 |
Au moment où Poiret et mademoiselle Michonneau remontèrent chez eux, Rastignac se croyant seul entre madame Vauquer et madame Couture, qui se tricotait des manches de laine en sommeillant auprès du poêle, regarda mademoiselle Taillefer d'une manière assez tendre pour lui faire baisser les yeux. |
8381 |
Si nous étions sûrs, nous autres jeunes gens, d'être bien aimés, avec un dévouement qui nous récompensât des sacrifices que nous sommes toujours disposés à faire, nous n'aurions peut être jamais de chagrins. Mademoiselle Taillefer lui jeta, pour toute réponse, un regard qui n'était pas équivoque. |
8382 |
Mais, écoutez ! j'ai de la délicatesse tout comme un autre, moi. Ne vous décidez pas dans ce moment, vous n'êtes pas dans votre assiette ordinaire. Vous avez des dettes. Je ne veux pas que ce soit la passion, le désespoir, mais la raison qui vous détermine à venir à moi. |
8383 |
Tenez, le voulez vous ? Ce démon prit dans sa poche un portefeuille, et en tira trois billets de banque qu'il fit papilloter aux yeux de l'étudiant. Eugène était dans la plus cruelle des situations. Il devait au marquis d'Ajuda et au comte de Trailles cent louis perdus sur parole. |
8384 |
J'aime cette qualité de jeunes gens. Encore deux ou trois réflexions de haute politique, et vous verrez le monde comme il est. En y jouant quelques petites scènes de vertu, l'homme supérieur y satisfait toutes ses fantaisies aux grands applaudissements des niais du parterre. |
8385 |
Avant peu de jours vous serez à nous. Ah ! si vous vouliez devenir mon élève, je vous ferais arriver à tout. Vous ne formeriez pas un désir qu'il ne fût à l'instant comblé, quoi que vous puissiez souhaiter : honneur, fortune, femmes. On vous réduirait toute la civilisation en ambroisie. |
8386 |
Tout ce qui vous ferait obstacle serait aplati. Si vous conservez des scrupules, vous me prenez donc pour un scélérat ? Eh ! bien, un homme qui avait autant de probité que vous croyez en avoir encore, M. de Turenne, faisait, sans se croire compromis, de petites affaires avec des brigands. |
8387 |
Vous ne voulez pas être mon obligé, hein ? Qu'à cela ne tienne, reprit Vautrin en laissant échapper un sourire. Prenez ces chiffons, et mettez moi là dessus, dit il en tirant un timbre, là, en travers : Accepté pour la somme de trois mille cinq cents francs payable en un an. |
8388 |
Autrefois on disait à un brave : Voilà cent écus, tue moi monsieur un tel, et l'on soupait tranquillement après avoir mis un homme à l'ombre pour un oui, pour un non. Aujourd'hui je vous propose de vous donner une belle fortune contre un signe de tête qui ne vous compromet en rien, et vous hésitez. |
8389 |
Je veux partir d'ici à quelques mois pour l'Amérique, aller planter mon tabac. Je vous enverrai les cigares de l'amitié. Si je deviens riche, je vous aiderai. Si je n'ai pas d'enfants (cas probable, je ne suis pas curieux de me replanter ici par bouture), eh ! bien, je vous léguerai ma fortune. |
8390 |
Est ce être l'ami d'un homme ? Mais je vous aime, moi. J'ai la passion de me dévouer pour un autre. Je l'ai déjà fait. Voyez vous, mon petit, je vis dans une sphère plus élevée que celles des autres hommes. Je considère les actions comme des moyens, et ne vois que le but. |
8391 |
Il est moins que rien quand il se nomme Poiret : on peut l'écraser comme une punaise, il est plat et il pue. Mais un homme est un dieu quand il vous ressemble : ce n'est plus une machine couverte en peau ; mais un théâtre où s'émeuvent les plus beaux sentiments, et je ne vis que par les sentiments. |
8392 |
Un sentiment, n'est ce pas le monde dans une pensée ? Voyez le père Goriot : ses deux filles sont pour lui tout l'univers, elles sont le fil avec lequel il se dirige dans la création. Eh ! bien, pour moi qui ai bien creusé la vie, il n'existe qu'un seul sentiment réel, une amitié d'homme à homme. |
8393 |
J'ai fait ça, moi. Je ne parlerais pas ainsi à tout le monde. Mais vous, vous êtes un homme supérieur, on peut tout vous dire, vous savez tout comprendre. Vous ne patouillerez pas long temps dans les marécages où vivent les crapoussins qui nous entourent ici. Eh ! bien, voilà qui est dit. |
8394 |
Vautrin sortit sans vouloir entendre la réponse négative de l'étudiant, afin de le mettre à son aise. Il semblait connaître le secret de ces petites résistances, de ces combats dont les hommes se parent devant eux mêmes, et qui leur servent à se justifier leurs actions blâmables. |
8395 |
Vous vous arrêtez aux bagatelles de la porte. Deux jours après, Poiret et mademoiselle Michonneau se trouvaient assis sur un banc, au soleil, dans une allée solitaire du Jardin des Plantes, et causaient avec le monsieur qui paraissait à bon droit suspect à l'étudiant en médecine. |
8396 |
Cette société se compose de tout ce qu'il y a de plus distingué parmi ceux de nos hommes qui vont droit en cour d'assises. Ils connaissent le Code, et ne risquent jamais de se faire appliquer la peine de mort quand ils sont pincés. Collin est leur homme de confiance, leur conseil. |
8397 |
Sa caisse et ses talents servent donc constamment à solder le vice, à faire les fonds au crime, et entretiennent sur pied une armée de mauvais sujets qui sont dans un perpétuel état de guerre avec la société. Saisir Trompe la Mort et s'emparer de sa banque, ce sera couper le mal dans sa racine. |
8398 |
Il doit avoir beaucoup de fortune pour se faire écouter, ce vieux là. Trompe la Mort, en venant ici, a chaussé la peau d'un honnête homme, il s'est fait bon bourgeois de Paris, il s'est logé dans une pension sans apparence ; il est fin, allez ! on ne le prendra jamais sans vert. |
8399 |
S'il y avait erreur, ceux qui veulent sa place profiteraient des clabaudages et des criailleries libérales pour le faire sauter. Il s'agit ici de procéder comme dans l'affaire de Cogniard, le faux comte de Sainte Hélène ; si ç'avait été un vrai comte de Sainte Hélène, nous n'étions pas propres. |
8400 |
Cette drogue peut se mêler également au vin et au café. Sur le champ vous transportez votre homme sur un lit, et vous le déshabillez afin de savoir s'il ne se meurt pas. Au moment où vous serez seule, vous lui donnerez une claque sur l'épaule, paf ! et vous verrez reparaître les lettres. |
8401 |
En entrant, sa compagne ne manqua pas d'apercevoir Eugène de Rastignac engagé avec mademoiselle Taillefer dans une intime causerie dont l'intérêt était si palpitant que le couple ne fit aucune attention au passage des deux vieux pensionnaires quand ils traversèrent la salle à manger. |
8402 |
Eugène avait été, pendant la matinée, réduit au désespoir par madame de Nucingen. Dans son for intérieur, il s'était abandonné complétement à Vautrin, sans vouloir sonder ni les motifs de l'amitié que lui portait cet homme extraordinaire, ni l'avenir d'une semblable union. |
8403 |
Heureusement pour lui, le miracle eut lieu : Vautrin entra joyeusement, et lut dans l'âme des deux jeunes gens qu'il avait mariés par les combinaisons de son infernal génie, mais dont il troubla soudain la joie en chantant de sa grosse voix railleuse : Ma Fanchette est charmante Dans sa simplicité. |
8404 |
Ces menus suffrages, suivant une jolie expression de nos ancêtres, paraissaient être des crimes à une pieuse jeune fille confessée tous les quinze jours ! En cette heure, elle avait prodigué plus de trésors d'âme que plus tard, riche et heureuse, elle n'en aurait donné en se livrant tout entière. |
8405 |
Affaire d'opinion. Notre pigeon a insulté mon faucon. À demain, dans la redoute de Clignancourt. À huit heures et demie, mademoiselle Taillefer héritera de l'amour et de la fortune de son père, pendant qu'elle sera là tranquillement à tremper ses mouillettes de pain beurré dans son café. |
8406 |
N'est ce pas drôle à se dire ? Ce petit Taillefer est très fort à l'épée, il est confiant comme un brelan carré ; mais il sera saigné par un coup que j'ai inventé, une manière de relever l'épée et de vous piquer le front. Je vous montrerai cette botte là, car elle est furieusement utile. |
8407 |
Vous savez ce que vous faites. Bien, mon petit aiglon ! vous gouvernerez les hommes ; vous êtes fort, carré, poilu ; vous avez mon estime. Il voulut lui prendre la main. Rastignac retira vivement la sienne, et tomba sur une chaise en pâlissant ; il croyait voir une mare de sang devant lui. |
8408 |
Il résolut d'aller prévenir pendant la soirée messieurs Taillefer père et fils. En ce moment, Vautrin l'ayant quitté, le père Goriot lui dit à l'oreille : – Vous êtes triste, mon enfant ! je vais vous égayer, moi. Venez ! Et le vieux vermicellier allumait son rat de cave à une des lampes. |
8409 |
Nigaudinos ! elle m'attendait. Comprenez vous ? Nous devions aller achever d'arranger un bijou d'appartement dans lequel vous irez demeurer d'ici à trois jours. Ne me vendez pas. Elle veut vous faire une surprise, mais je ne tiens pas à vous cacher plus long temps le secret. |
8410 |
Nous avons fait bien des choses depuis un mois, en ne vous en disant rien. Mon avoué s'est mis en campagne, ma fille aura ses trente six mille francs par an, l'intérêt de sa dot, et je vais faire exiger le placement de ses huit cent mille francs en bons biens au soleil. |
8411 |
Eugène était muet et se promenait, les bras croisés, de long en long, dans sa pauvre chambre en désordre. Le père Goriot saisit un moment où l'étudiant lui tournait le dos, et mit sur la cheminée une boîte en maroquin rouge, sur laquelle étaient imprimées en or les armes de Rastignac. |
8412 |
Je me fais vieux, je suis trop loin de mes filles. Je ne vous gênerai pas. Seulement je serai là. Vous me parlerez d'elle tous les soirs. Ça ne vous contrariera pas, dites ? Quand vous rentrerez, que je serai dans mon lit, je vous entendrai, je me dirai : Il vient de voir ma petite Delphine. |
8413 |
Et puis elle viendra chez vous peut être ! je l'entendrai, je la verrai dans sa douillette du matin, trottant, allant gentiment comme une petite chatte. Elle est redevenue, depuis un mois, ce qu'elle était, jeune fille, gaie, pimpante. Son âme est en convalescence, elle vous doit le bonheur. |
8414 |
Oh ! je ferais pour vous l'impossible. Elle me disait tout à l'heure en revenant : « Papa, je suis bien heureuse ! » Quand elles me disent cérémonieusement : Mon père, elles me glacent ; mais quand elles m'appellent papa, il me semble encore les voir petites, elles me rendent tous mes souvenirs. |
8415 |
Je suis mieux leur père. Je crois qu'elles ne sont encore à personne ! Le bonhomme s'essuya les yeux, il pleurait. Il y a long temps que je n'avais entendu cette phrase, long temps qu'elle ne m'avait donné le bras. Oh ! oui, voilà bien dix ans que je n'ai marché côte à côte avec une de mes filles. |
8416 |
Quelquefois vous aurez besoin de quelqu'un pour vous rendre service, je serai là. Oh ! si cette grosse souche d'Alsacien mourait, si sa goutte avait l'esprit de remonter dans l'estomac, ma pauvre fille serait elle heureuse ! Vous seriez mon gendre, vous seriez ostensiblement son mari. |
8417 |
Je lui ai dit que vous m'aviez remis le billet de mille francs. Oh ! la chérie, elle en a été émue aux larmes. Qu'avez vous donc là sur votre cheminée ? dit enfin le père Goriot qui se mourait d'impatience en voyant Rastignac immobile. Eugène tout abasourdi regardait son voisin d'un air hébété. |
8418 |
Il avait sans doute promis à sa fille de lui rapporter les moindres effets de la surprise que causerait son présent à Eugène, car il était en tiers dans ces jeunes émotions et ne paraissait pas le moins heureux. Il aimait déjà Rastignac et pour sa fille et pour lui même. |
8419 |
Ah ! ah ! il a été bien sot quand mon avoué lui a dit son fait. Ne prétend il pas aimer ma fille à l'adoration ? qu'il y touche et je le tue. L'idée de savoir ma Delphine à... (il soupira) me ferait commettre un crime ; mais ce ne serait pas un homicide, c'est une tête de veau sur un corps de porc. |
8420 |
Eugène marqua la plus grande froideur à Vautrin pendant le dîner, quoique jamais cet homme, si aimable aux yeux de madame Vauquer, n'eût déployé autant d'esprit. Il fut pétillant de saillies, et sut mettre en train tous les convives. Cette assurance, ce sang froid consternaient Eugène. |
8421 |
Madame Couture et mademoiselle Victorine ne se formaliseront pas de vos discours badins ; mais respectez l'innocence du père Goriot. Je vous propose une petite bouteillorama de vin de Bordeaux, que le nom de Laffitte rend doublement illustre, soit dit sans allusion politique. |
8422 |
Le four est chaud, la farine est pétrie, le pain est sur la pelle ; demain nous en ferons sauter les miettes par dessus notre tête en y mordant ; et nous empêcherions d'enfourner ?... non, non, tout cuira ! Si nous avons quelques petits remords, la digestion les emportera. |
8423 |
Puis, quand il ne resta plus que madame Vauquer, madame Couture, mademoiselle Victorine, Vautrin et le père Goriot, Rastignac aperçut, comme s'il eût rêvé, madame Vauquer occupée à prendre les bouteilles pour en vider les restes de manière à en faire des bouteilles pleines. |
8424 |
Allons, maman, dit il en se tournant vers madame Vauquer, qu'il étreignit, mettez le chapeau, la belle robe à fleurs l'écharpe de la comtesse. Je vais vous aller chercher un fiacre, soi même. Et il partit en chantant : Soleil, soleil, divin soleil, Toi qui fais mûrir les citrouilles. |
8425 |
Allons, dit elle en se tournant vers le vermicellier, voilà le père Goriot parti. Ce vieux cancre là n'a jamais eu l'idée de me mener nune part, lui. Mais il va tomber par terre, mon Dieu ! C'est y indécent à un homme d'âge de perdre la raison ! Vous me direz qu'on ne perd point ce qu'on n'a pas. |
8426 |
Est il beau quand il dort ? Prenez lui donc la tête sur votre épaule, madame Couture. Bah ! il tombe sur celle de mademoiselle Victorine : il y a un dieu pour les enfants. Encore un peu, il se fendait la tête sur la pomme de la chaise. À eux deux, ils feraient un bien joli couple. |
8427 |
Madame Couture et sa pupille, sur l'épaule de laquelle dormait Eugène, restèrent seules dans la salle à manger. Les ronflements de Christophe retentissaient dans la maison silencieuse, et faisaient ressortir le paisible sommeil d'Eugène, qui dormait aussi gracieusement qu'un enfant. |
8428 |
En vous voyant unis, mes enfants, unis par une même pureté, par tous les sentiments humains, je me dis qu'il est impossible que vous soyez jamais séparés dans l'avenir. Dieu est juste. Mais, dit il à la jeune fille, il me semble avoir vu chez vous des lignes de prospérité. |
8429 |
Donnez moi votre main, mademoiselle Victorine ? je me connais en chiromancie, j'ai dit souvent la bonne aventure. Allons, n'ayez pas peur. Oh ! qu'aperçois je ? Foi d'honnête homme, vous serez avant peu l'une des plus riches héritières de Paris. Vous comblerez de bonheur celui qui vous aime. |
8430 |
Collin est la sorbonne la plus dangereuse qui jamais se soit trouvée du côté des voleurs. Voilà tout. Les coquins le savent bien ; il est leur drapeau, leur soutien, leur Bonaparte enfin ; ils l'aiment tous. Ce drôle ne nous laissera jamais sa tronche en place de Grève. |
8431 |
Mademoiselle Michonneau ne comprenant pas, Gondureau lui expliqua les deux mots d'argot dont il s'était servi. Sorbonne et tronche sont deux énergiques expressions du langage des voleurs, qui, les premiers, ont senti la nécessité de considérer la tête humaine sous deux aspects. |
8432 |
Quand nous rencontrons de ces hommes en façon de barres d'acier trempées à l'anglaise, nous avons la ressource de les tuer si, pendant leur arrestation, ils s'avisent de faire la moindre résistance. Nous comptons sur quelques voies de fait pour tuer Collin demain matin. |
8433 |
On évite ainsi le procès, les frais de garde, la nourriture, et ça débarrasse la société. Les procédures, les assignations aux témoins, leurs indemnités, l'exécution, tout ce qui doit légalement nous défaire de ces garnements là coûte au delà des mille écus que vous aurez. |
8434 |
Il y a économie de temps. En donnant un bon coup de baïonnette dans la panse de Trompe la Mort, nous empêcherons une centaine de crimes, et nous éviterons la corruption de cinquante mauvais sujets qui se tiendront bien sagement aux environs de la correctionnelle. Voilà de la police bien faite. |
8435 |
Aussi le monde est il bien injuste à notre égard. Nous rendons à la société de bien grands services ignorés. Enfin, il est d'un homme supérieur de se mettre au dessus des préjugés, et d'un chrétien d'adopter les malheurs que le bien entraîne après soi quand il n'est pas fait selon les idées reçues. |
8436 |
Je serai avec mes gens au Jardin du Roi demain. Envoyez Christophe rue de Buffon, chez monsieur Gondureau, dans la maison où j'étais. Monsieur, je suis votre serviteur. S'il vous était jamais volé quelque chose, usez de moi pour vous le faire retrouver, je suis à votre service. |
8437 |
Jusqu'alors l'événement le plus saillant de cette vie paisible avait été l'apparition météorique de la fausse comtesse de l'Ambermesnil. Mais tout allait pâlir devant les péripéties de cette grande journée, de laquelle il serait éternellement question dans les conversations de madame Vauquer. |
8438 |
D'abord Goriot et Eugène de Rastignac dormirent jusqu'à onze heures. Madame Vauquer, rentrée à minuit de la Gaîté, resta jusqu'à dix heures et demie au lit. Le long sommeil de Christophe, qui avait achevé le vin offert par Vautrin, causa des retards dans le service de la maison. |
8439 |
J'ai senti le malheur d'être femme. Rassurez moi, expliquez moi pourquoi vous n'êtes pas venu, après ce que vous a dit mon père. Je me fâcherai, mais je vous pardonnerai. Êtes vous malade ? pourquoi se loger si loin ? Un mot, de grâce. À bientôt, n'est ce pas ? Un mot me suffira si vous êtes occupé. |
8440 |
L'homme s'en alla. Eugène était dans un violent état d'irritation qui ne lui permettait pas d'être prudent. – Que faire ? disait il à haute voix, en se parlant à lui même. Point de preuves ! Vautrin se mit à sourire. En ce moment la potion absorbée par l'estomac commençait à opérer. |
8441 |
Soyez donc bon à quelque chose en m'évitant de voir des nudités, dit elle à Poiret. Vous restez là comme Baba. Vautrin retourné, mademoiselle Michonneau appliqua sur l'épaule du malade une forte claque, et les deux fatales lettres reparurent en blanc au milieu de la place rouge. |
8442 |
Bah ! c'est un se passe (un spasme). Son pouls est bon. Il est fort comme un Turc. Voyez donc mademoiselle, quelle palatine il a sur l'estomac il vivra cent ans cet homme là ! Sa perruque tient bien tout de même. Tiens, elle est collée, il a de faux cheveux, rapport à ce qu'il est rouge. |
8443 |
Le Pilote était une feuille radicale dirigée par monsieur Tissot et qui donnait pour la province quelques heures après les journaux du matin une édition où se trouvaient les nouvelles du jour qui alors avaient, dans les départements vingt quatre heures d'avance sur les autres feuilles. |
8444 |
La longue promenade de l'étudiant en droit fut solennelle. Il fit en quelque sorte le tour de sa conscience. S'il frotta, s'il s'examina, s'il hésita du moins sa probité sortit de cette âpre et terrible discussion éprouvée comme une barre de fer qui résiste à tous les essais. |
8445 |
Le combat de Rastignac dura long temps. Quoique la victoire dût rester aux vertus de la jeunesse, il fut néanmoins ramené par une invincible curiosité sur les quatre heures et demie, à la nuit tombante, vers la maison Vauquer, qu'il se jurait à lui même de quitter pour toujours. |
8446 |
Après avoir eu l'idée de lui administrer un vomitif, Bianchon avait fait porter à son hôpital les matières rendues par Vautrin, afin de les analyser chimiquement. En voyant l'insistance que mit mademoiselle Michonneau à vouloir les faire jeter, ses doutes se fortifièrent. |
8447 |
Attirés plus tôt que de coutume par la nouvelle du duel de Taillefer le fils, les pensionnaires, curieux de connaître les détails de l'affaire et l'influence qu'elle avait eue sur la destinée de Victorine, étaient réunis, moins le père Goriot, et devisaient de cette aventure. |
8448 |
En ce moment, l'on entendit le pas de plusieurs hommes, et le bruit de quelques fusils que des soldats firent sonner sur le pavé de la rue. Au moment où Collin cherchait machinalement une issue en regardant les fenêtres et les murs, quatre hommes se montrèrent à la porte du salon. |
8449 |
Tout espoir de fuite fut donc interdit à Trompe la Mort, sur qui tous les regards s'arrêtèrent irrésistiblement. Le chef alla droit à lui, commença par lui donner sur la tête une tape si violemment appliquée qu'il fit sauter la perruque et rendit à la tête de Collin toute son horreur. |
8450 |
Messieurs les gendarmes, mettez moi les menottes ou les poucettes. Je prends à témoin les personnes présentes que je ne résiste pas. Un murmure admiratif, arraché par la promptitude avec laquelle la lave et le feu sortirent et rentrèrent dans ce volcan humain, retentit dans la salle. |
8451 |
Je reconnais être Jacques Collin, dit Trompe la Mort, condamné à vingt ans de fers ; et je viens de prouver que je n'ai pas volé mon surnom. Si j'avais seulement levé la main, dit il aux pensionnaires, ces trois mouchards là répandaient tout mon raisiné sur le trimar domestique de maman Vauquer. |
8452 |
Ses yeux s'arrêtèrent sur Rastignac, auquel il adressa un sourire gracieux qui contrastait singulièrement avec la rude expression de sa figure. – Notre petit marché va toujours, mon ange, en cas d'acceptation, toutefois ! Vous savez ? Il chanta : Ma Fanchette est charmante Dans sa simplicité. |
8453 |
Et l'arrêtant sur mademoiselle Michonneau : C'est toi, lui dit il, vieille cagnotte, tu m'as donné un faux coup de sang, curieuse ! En disant deux mots, je pourrais te faire scier le cou dans huit jours. Je te pardonne, je suis chrétien. D'ailleurs ce n'est pas toi qui m'as vendu. |
8454 |
Mais qui ? – Ah ! ah ! vous fouillez là haut, s'écria-t-il en entendant les officiers de la police judiciaire qui ouvraient ses armoires et s'emparaient de ses effets. Dénichés les oiseaux, envolés d'hier. Et vous ne saurez rien. Mes livres de commerce sont là, dit il en se frappant le front. |
8455 |
Pas vrai, père l'empoigneur ? dit il au chef de police. Ça s'accorde trop bien avec le séjour de nos billets de banque là haut. Plus rien, mes petits mouchards. Quant à Fil de Soie, il sera terré sous quinze jours, lors même que vous le feriez garder par toute votre gendarmerie. |
8456 |
Si tu m'avais prévenu, tu aurais eu six mille francs. Ah ! tu ne t'en doutais pas, vieille vendeuse de chair, sans quoi j'aurais eu la préférence. Oui, je les aurais donnés pour éviter un voyage qui me contrarie et qui me fait perdre de l'argent, disait il pendant qu'on lui mettait les menottes. |
8457 |
Vous me permettrez de vous envoyer des figues de Provence. Il fit quelques pas, et se retourna pour regarder Rastignac. Adieu, Eugène, dit il d'une voix douce et triste qui contrastait singulièrement avec le ton brusque de ses discours. Si tu étais gêné, je t'ai laissé un ami dévoué. |
8458 |
Cette figure, qui leur était antipathique depuis si long temps, fut tout à coup expliquée. Un murmure, qui, par sa parfaite unité de son, trahissait un dégoût unanime, retentit sourdement. Mademoiselle Michonneau l'entendit et resta. Bianchon, le premier, se pencha vers son voisin. |
8459 |
Voilà monsieur Vautrin... Oh ! mon Dieu, se dit elle en s'interrompant elle même, je ne puis pas m'empêcher de l'appeler par son nom d'honnête homme ! Voilà, reprit elle, un appartement vide, et vous voulez que j'en aie deux de plus à louer dans une saison où tout le monde est casé. |
8460 |
Mademoiselle Michonneau ayant fait le geste de prendre le bras de Poiret en le regardant, il ne put résister à cet appel, et vint donner son appui à la vieille. Des applaudissements éclatèrent, et il y eut une explosion de rires. – Bravo, Poiret ! – Ce vieux Poiret ! – Apollon Poiret. |
8461 |
Je suis bien punie d'avoir souhaité du bien à ces dames au détriment de ce pauvre jeune homme. Madame Couture et Victorine me redemandent leurs effets, et vont demeurer chez son père. Monsieur Taillefer permet à sa fille de garder la veuve Couture comme demoiselle de compagnie. |
8462 |
Puis ils se trouvèrent à mille lieues de Jacques Collin, de Victorine et de son frère. Quoiqu'ils ne fussent que dix, ils crièrent comme vingt, et semblaient être plus nombreux qu'à l'ordinaire ; ce fut toute la différence qu'il y eut entre ce dîner et celui de la veille. |
8463 |
Je ne vois que des figures gaies dans les rues, des gens qui se donnent des poignées de main, et qui s'embrassent ; des gens heureux comme s'ils allaient tous dîner chez leurs filles, y gobichonner un bon petit dîner qu'elle a commandé devant moi au chef du café des Anglais. |
8464 |
Le père Goriot n'eut pas besoin de sonner. Thérèse, la femme de chambre de madame de Nucingen, leur ouvrit la porte. Eugène se vit dans un délicieux appartement de garçon, composé d'une antichambre, d'un petit salon, d'une chambre à coucher et d'un cabinet ayant vue sur un jardin. |
8465 |
Eh ! bien, Delphinette, Ninette, Dedel ! n'ai je pas eu raison de te dire : « Il y a un joli appartement rue d'Artois, meublons le pour lui ! » Tu ne voulais pas. Ah ! c'est moi qui suis l'auteur de ta joie, comme je suis l'auteur de tes jours. Les pères doivent toujours donner pour être heureux. |
8466 |
Vous avez donc peur de trahir mon affection ? Si vous m'aimez, si je... vous aime, pourquoi reculez vous devant d'aussi minces obligations ? Si vous connaissiez le plaisir que j'ai eu à m'occuper de tout ce ménage de garçon, vous n'hésiteriez pas, et vous me demanderiez pardon. |
8467 |
J'avais de l'argent à vous, je l'ai bien employé, voilà tout. Vous croyez être grand, et vous êtes petit. Vous demandez bien plus... (Ah ! dit elle en saisissant un regard de passion chez Eugène) et vous faites des façons pour des niaiseries. Si vous ne m'aimez point, oh ! oui, n'acceptez pas. |
8468 |
Parlez ? Mais, mon père, dites lui donc quelques bonnes raisons, ajouta-t-elle en se tournant vers son père après une pause. Croit il que je ne sois pas moins chatouilleuse que lui sur notre honneur ? Le père Goriot avait le sourire fixe d'un thériaki en voyant, en écoutant cette jolie querelle. |
8469 |
Vous ne devez pas un centime pour tout ce qui se trouve ici. Ça ne fait pas une grosse somme, tout au plus cinq mille francs. Je vous les prête, moi ! Vous ne me refuserez pas, je ne suis pas une femme. Vous m'en ferez une reconnaissance sur un chiffon de papier, et vous me les rendrez plus tard. |
8470 |
Il la regarda d'un air surhumain de douleur. Pour bien peindre la physionomie de ce Christ de la Paternité, il faudrait aller chercher des comparaisons dans les images que les princes de la palette ont inventées pour peindre la passion soufferte au bénéfice des mondes par le Sauveur des hommes. |
8471 |
Ça coûte plus cher, dit il à l'oreille de sa fille en la lui baisant avec précaution, mais faut l'attraper, sans quoi il se fâcherait. Eugène était pétrifié par l'inépuisable dévouement de cet homme, et le contemplait en exprimant cette naïve admiration qui, au jeune âge, est de la foi. |
8472 |
Le bon Dieu peut me faire souffrir tant qu'il lui plaira, pourvu que ce ne soit pas par vous, je me dirai : En février de cette année, j'ai été pendant un moment plus heureux que les hommes ne peuvent l'être pendant toute leur vie. Regarde moi, Fifine ! dit il à sa fille. |
8473 |
Elle est bien belle, n'est ce pas ? Dites moi donc, avez vous rencontré beaucoup de femmes qui aient ses jolies couleurs et sa petite fossette ? Non, pas vrai ? Eh ! bien, c'est moi qui ait fait cet amour de femme. Désormais, en se trouvant heureuse par vous, elle deviendra mille fois mieux. |
8474 |
Eugène ne pouvait pas se dissimuler que l'amour du père, qu'aucun intérêt personnel n'entachait, écrasait le sien par sa persistance et par son étendue. L'idole était toujours pure et belle pour le père, et son adoration s'accroissait de tout le passé comme de l'avenir. |
8475 |
Qu'est ce que la vie sans mes pensionnaires ? Rien du tout. Voilà ma maison démeublée de ses hommes. La vie est dans les meubles. Qu'ai je fait au ciel pour m'être attiré tous ces désastres ? Nos provisions de haricots et de pommes de terre sont faites pour vingt personnes. |
8476 |
Vous m'avez donné le coup de la mort, messieurs ! ça m'a frappée dans l'estomac. J'ai une barre là. Voilà une journée qui me met dix ans de plus sur la tête. Je deviendrai folle ma parole d'honneur ! Que faire des haricots ? Ah ! bien si je suis seule ici, tu t'en iras demain, Christophe. |
8477 |
Eugène la consola en lui disant que Bianchon, dont l'internat finissait dans quelques jours, viendrait sans doute le remplacer ; que l'employé du Muséum avait souvent manifesté le désir d'avoir l'appartement de madame Couture, et que dans peu de jours elle aurait remonté son personnel. |
8478 |
La pauvre veuve n'acheva pas, elle joignit les mains et se renversa sur le dos de son fauteuil accablée par ce terrible pronostic. Vers midi, heure à laquelle les facteurs arrivaient dans le quartier du Panthéon, Eugène reçut une lettre élégamment enveloppée, cachetée aux armes de Beauséant. |
8479 |
C'est des émotions qui ne se rencontrent pas deux fois dans la vie des jeunes gens. La première femme réellement femme à laquelle s'attache un homme, c'est à dire celle qui se présente à lui dans la splendeur des accompagnements que veut la société parisienne, celle là n'a jamais de rivale. |
8480 |
Mais Rastignac, semblable à la plupart des jeunes gens, qui, par avance, ont goûté les grandeurs, voulait se présenter tout armé dans la lice du monde ; il en avait épousé la fièvre, et se sentait peut être la force de le dominer, mais sans connaître ni les moyens ni le but de cette ambition. |
8481 |
Mais l'étudiant n'était pas encore arrivé au point d'où l'homme peut contempler le cours de la vie et la juger. Jusqu'alors il n'avait même pas complétement secoué le charme des fraîches et suaves idées qui enveloppent comme d'un feuillage la jeunesse des enfants élevés en province. |
8482 |
Aussi, en attendant Delphine, mollement assis dans ce joli boudoir qui devenait un peu le sien, se voyait il si loin du Rastignac venu l'année dernière à Paris, qu'en le lorgnant par un effet d'optique morale, il se demandait s'il se ressemblait en ce moment à lui même. |
8483 |
Enfin, depuis deux jours, il n'est question que de cela. Je conçois alors qu'Anastasie se fasse faire une robe lamée, et veuille attirer sur elle tous les regards chez madame de Beauséant, en y paraissant dans tout son éclat et avec ses diamants. Mais je ne veux pas être au dessous d'elle. |
8484 |
Le lendemain, Goriot et Rastignac n'attendaient plus que le bon vouloir d'un commissionnaire pour partir de la pension bourgeoise, quand vers midi le bruit d'un équipage qui s'arrêtait précisément à la porte de la maison Vauquer retentit dans la rue Neuve Sainte Geneviève. |
8485 |
L'hôtesse était sortie. Eugène remonta chez lui pour voir s'il n'y oubliait rien, et s'applaudit d'avoir eu cette pensée en voyant dans le tiroir de sa table l'acceptation en blanc, souscrite à Vautrin, qu'il avait insouciamment jetée là le jour où il l'avait acquittée. |
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Je lui ai répondu que je ne me connaissais à rien de tout cela, que j'avais une fortune, que je devais être en possession de ma fortune, et que tout ce qui avait rapport à ce démêlé regardait mon avoué, que j'étais de la dernière ignorance et dans l'impossibilité de rien entendre à ce sujet. |
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Il m'a promis, pour me prouver sa bonne foi, d'appeler monsieur Derville toutes les fois que je le voudrais pour juger si les actes en vertu desquels il m'instituerait propriétaire seraient convenablement rédigés. Enfin il s'est remis entre mes mains pieds et poings liés. |
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C'est un comédien ! J'ai rencontré des Allemands en affaires : ces gens là sont presque tous de bonne foi, pleins de candeur ; mais, quand, sous leur air de franchise et de bonhomie, ils se mettent à être malins et charlatans, ils le sont alors plus que les autres. Ton mari t'abuse. |
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Il va profiter de cette circonstance pour se mettre à l'abri des chances de son commerce. Il est aussi fin que perfide ; c'est un mauvais gars. Non, non, je ne m'en irai pas au Père Lachaise en laissant mes filles dénuées de tout. Je me connais encore un peu aux affaires. |
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Ceci me ferait mourir enragé. Par tout ce qu'il y a de plus sacré sur terre et au ciel, nous allons tirer ça au clair, vérifier les livres, la caisse, les entreprises ! Je ne dors pas, je ne me couche pas, je ne mange pas, qu'il ne me soit prouvé que ta fortune est là tout entière. |
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Monnaie fait tout. Que nous chante-t-il donc, cette grosse souche d'Alsacien ? Delphine, ne fais pas une concession d'un quart de liard à cette grosse bête, qui t'a mise à la chaîne et t'a rendue malheureuse. S'il a besoin de toi, nous le tricoterons ferme, et nous le ferons marcher droit. |
8492 |
Mon Dieu, j'ai la tête en feu, j'ai dans le crâne quelque chose qui me brûle. Ma Delphine sur la paille ! Oh ! ma Fifine, toi ! Sapristi ! où sont mes gants ? Allons ! partons, je veux aller tout voir, les livres, les affaires, la caisse, la correspondance, à l'instant. |
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Il est homme à s'enfuir avec tous les capitaux, et à nous laisser là, le scélérat ! Il sait bien que je ne déshonorerai pas moi même le nom que je porte en le poursuivant. Il est à la fois fort et faible. J'ai bien tout examiné. Si nous le poussons à bout, je suis ruinée. |
8494 |
Ma probité de femme le rassure ; il sait que je lui laisserai sa fortune, et me contenterai de la mienne. C'est une association improbe et voleuse à laquelle je dois consentir sous peine d'être ruinée. Il m'achète ma conscience et la paye en me laissant être à mon aise la femme d'Eugène. |
8495 |
Le nom de la maison de Nucingen a servi à éblouir les pauvres constructeurs. J'ai compris cela. J'ai compris aussi que, pour prouver, en cas de besoin, le payement de sommes énormes, Nucingen a envoyé des valeurs considérables à Amsterdam, à Londres, à Naples, à Vienne. |
8496 |
Il m'aime, eh ! bien, je me servirai de mon empire sur lui pour l'amener à me placer promptement quelques capitaux en propriétés. Peut être lui ferai je racheter sous mon nom Nucingen, en Alsace, il y tient. Seulement venez demain pour examiner ses livres, ses affaires. |
8497 |
Monsieur Derville ne sait rien de ce qui est commercial. Non, ne venez pas demain. Je ne veux pas me tourner le sang. Le bal de madame de Beauséant a lieu après demain, je veux me soigner pour y être belle, reposée, et faire honneur à mon cher Eugène ! Allons donc voir sa chambre. |
8498 |
En ce moment une voiture s'arrêta dans la rue Neuve Sainte Geneviève, et l'on entendit dans l'escalier la voix de madame de Restaud, qui disait à Sylvie – Mon père y est il ? Cette circonstance sauva heureusement Eugène, qui méditait déjà de se jeter sur son lit et de feindre d'y dormir. |
8499 |
Enfin il était plus aimant, plus tendre que je ne l'avais jamais vu, j'étais toujours plus heureuse. Pauvre Maxime ! dans sa pensée, il me faisait ses adieux, m'a-t-il dit ; il voulait se brûler la cervelle. Enfin je l'ai tant tourmenté, tant supplié, je suis restée deux heures à ses genoux. |
8500 |
Je ne tuerai pas monsieur de Trailles, je pourrais le manquer, et pour m'en défaire autrement je pourrais me heurter contre la justice humaine. Le tuer dans vos bras, ce serait déshonorer les enfants. Mais pour ne voir périr ni vos enfants, ni leur père, ni moi, je vous impose deux conditions. |
8501 |
Ne signe jamais cela. Ah ! ah ! monsieur de Restaud, vous ne savez pas ce que c'est que de rendre une femme heureuse, elle va chercher le bonheur là où il est, et vous la punissez de votre niaise impuissance ?... Je suis là, moi, halte là ! il me trouvera dans sa route. |
8502 |
Tonnerre ! je ne sais pas ce que j'ai dans les veines. J'y ai le sang d'un tigre, je voudrais dévorer ces deux hommes. Ô mes enfants ! voilà donc votre vie ? Mais c'est ma mort. Que deviendrez vous donc quand je ne serai plus là ? Les pères devraient vivre autant que leurs enfants. |
8503 |
Mon Dieu, comme ton monde est mal arrangé ! Et tu as un fils cependant, à ce qu'on nous dit. Tu devrais nous empêcher de souffrir dans nos enfants. Mes chers anges, quoi ! ce n'est qu'à vos douleurs que je dois votre présence. Vous ne me faites connaître que vos larmes. |
8504 |
Les diamants n'ont pas été vendus cent mille francs. Maxime est poursuivi. Nous n'avons plus que douze mille francs à payer. Il m'a promis d'être sage, de ne plus jouer. Il ne me reste plus au monde que son amour, et je l'ai payé trop cher pour ne pas mourir s'il m'échappait. |
8505 |
Plus, plus rien, plus rien ! C'est la fin du monde. Oh ! le monde va crouler, c'est sûr. Allez vous en, sauvez vous avant ! Ah ! j'ai encore mes boucles d'argent, six couverts, les premiers que j'aie eus dans ma vie. Enfin, je n'ai plus que douze cents francs de rente viagère. |
8506 |
Mais je suis meilleure que tu ne l'es. Me dire cela au moment où je me sentais capable de tout pour te secourir, même d'entrer dans la chambre de mon mari, ce que je ne ferais ni pour moi ni pour... Ceci est digne de tout ce que tu as commis de mal contre moi depuis neuf ans. |
8507 |
Soyez donc gentilles, aimez vous bien ! Vous me feriez mourir. Delphine, Nasie, allons, vous aviez raison, vous aviez tort toutes les deux. Voyons, Dedel, reprit il en tournant sur la baronne des yeux pleins de larmes, il lui faut douze mille francs, cherchons les. Ne vous regardez pas comme ça. |
8508 |
Je me voue à celui qui te sauvera, Nasie ! je tuerai un homme pour lui. Je ferai comme Vautrin, j'irai au bagne ! je... Il s'arrêta comme s'il eût été foudroyé. Plus rien ! dit il en s'arrachant les cheveux. Si je savais où aller pour voler, mais il est encore difficile de trouver un vol à faire. |
8509 |
Mais je me suis trouvé mal, Nasie, ne m'en veux pas. Envoie moi dire que tu es hors de peine. Non, j'irai. Mais non, je n'irai pas, je ne puis plus voir ton mari, je le tuerais net. Quant à dénaturer tes biens, je serai là. Va vite, mon enfant, et fais que Maxime devienne sage. |
8510 |
Oh ! quelle horreur ! dit elle en y entrant. Mais vous étiez plus mal que n'est mon père. Eugène, tu t'es bien conduit. Je vous aimerais davantage si c'était possible ; mais, mon enfant, si vous voulez faire fortune, il ne faut pas jeter comme ça des douze mille francs par les fenêtres. |
8511 |
Ne sois pas inquiète, je vais sortir. Allez, allez, mes enfants, soyez heureux. Eugène accompagna Delphine jusque chez elle ; mais, inquiet de l'état dans lequel il avait laissé Goriot, il refusa de dîner avec elle, et revint à la maison Vauquer. Il trouva le père Goriot debout et prêt à s'attabler. |
8512 |
En dehors de ce sentiment tout m'est indifférent, je n'aime plus rien au monde. Vous êtes tout pour moi. Si je sens le bonheur d'être riche, c'est pour mieux vous plaire. Je suis, à ma honte, plus amante que je ne suis fille. Pourquoi ? je ne sais. Toute ma vie est en vous. |
8513 |
Le monde entier peut me blâmer, que m'importe ! si vous, qui n'avez pas le droit de m'en vouloir, m'acquittez des crimes auxquels me condamne un sentiment irrésistible ? Me croyez vous une fille dénaturée ? oh, non, il est impossible de ne pas aimer un père aussi bon que l'est le nôtre. |
8514 |
N'était ce pas à lui de réfléchir pour nous ? Aujourd'hui, je le sais, il souffre autant que nous ; mais que pouvions nous y faire ? Le consoler ! nous ne le consolerions de rien. Notre résignation lui faisait plus de douleur que nos reproches et nos plaintes ne lui causeraient de mal. |
8515 |
Si les Parisiennes sont souvent fausses, ivres de vanité, personnelles, coquettes, froides, il est sûr que quand elles aiment réellement, elles sacrifient plus de sentiments que les autres femmes à leurs passions ; elles se grandissent de toutes leurs petitesses, et deviennent sublimes. |
8516 |
J'ai cru jusqu'ici vous aimer plus que vous ne m'aimiez. Elle sourit et s'arma contre le plaisir qu'elle éprouva, pour laisser la conversation dans les bornes imposées par les convenances. Elle n'avait jamais entendu les expressions vibrantes d'un amour jeune et sincère. |
8517 |
Tout Paris sera demain chez madame de Beauséant. Les Rochefide et le marquis d'Ajuda se sont entendus pour ne rien ébruiter ; mais le roi signe demain le contrat de mariage, et votre pauvre cousine ne sait rien encore. Elle ne pourra pas se dispenser de recevoir, et le marquis ne sera pas à son bal. |
8518 |
Malheureusement ce fichu bonhomme a commis ce matin une imprudence sur laquelle il ne veut pas s'expliquer. Il est entêté comme une mule. Quand je lui parle, il fait semblant de ne pas entendre, et dort pour ne pas me répondre ; ou bien, s'il a les yeux ouverts, il se met à geindre. |
8519 |
Bah ! je mangerai du pain ! ça me suffisait quand j'étais jeune, ça peut encore aller. Au moins elle aura une belle soirée, ma Nasie. Elle sera pimpante. J'ai le billet de mille francs là sous mon chevet. Ça me réchauffe d'avoir là sous la tête ce qui va faire plaisir à la pauvre Nasie. |
8520 |
A-t-on vu des domestiques ne pas avoir confiance dans leurs maîtres ! Demain je serai bien, Nasie vient à dix heures. Je ne veux pas qu'elles me croient malade, elles n'iraient point au bal, elles me soigneraient. Nasie m'embrassera demain comme son enfant, ses caresses me guériront. |
8521 |
Enfin, n'aurais je pas dépensé mille francs chez l'apothicaire ? J'aime mieux les donner à mon Guérit Tout, à ma Nasie. Je la consolerai dans sa misère, au moins. Ça m'acquitte du tort de m'être fait du viager. Elle est au fond de l'abîme, et moi je ne suis plus assez fort pour l'en tirer. |
8522 |
J'irai à Odessa pour y acheter du grain. Les blés valent là trois fois moins que les nôtres ne coûtent. Si l'introduction des céréales est défendue en nature, les braves gens qui font les lois n'ont pas songé à prohiber les fabrications dont les blés sont le principe. Hé, hé !. |
8523 |
Le lendemain, les symptômes qui se déclarèrent chez le malade furent, suivant Bianchon, d'un favorable augure ; mais ils exigèrent des soins continuels dont les deux étudiants étaient seuls capables, et dans le récit desquels il est impossible de compromettre la pudibonde phraséologie de l'époque. |
8524 |
Il alla s'habiller en faisant les plus tristes, les plus décourageantes réflexions. Il voyait le monde comme un océan de boue dans lequel un homme se plongeait jusqu'au cou, s'il y trempait le pied. – Il ne s'y commet que des crimes mesquins ! se dit il. Vautrin est plus grand. |
8525 |
Et il n'osait prendre parti. L'Obéissance était ennuyeuse, la Révolte impossible, et la Lutte incertaine. Sa pensée le reporta au sein de sa famille. Il se souvint des pures émotions de cette vie calme, il se rappela les jours passés au milieu des êtres dont il était chéri. |
8526 |
En se conformant aux lois naturelles du foyer domestique, ces chères créatures y trouvaient un bonheur plein, continu, sans angoisses. Malgré ses bonnes pensées, il ne se sentit pas le courage de venir confesser la foi des âmes pures à Delphine, en lui ordonnant la Vertu au nom de l'Amour. |
8527 |
Puis il commenta les paroles des médecins, il se plut à penser que le père Goriot n'était pas aussi dangereusement malade qu'il le croyait ; enfin, il entassa des raisonnements assassins pour justifier Delphine. Elle ne connaissait pas l'état dans lequel était son père. |
8528 |
Depuis deux jours, tout était changé dans sa vie. La femme y avait jeté ses désordres, elle avait fait pâlir la famille, elle avait tout confisqué à son profit. Rastignac et Delphine s'étaient rencontrés dans les conditions voulues pour éprouver l'un par l'autre les plus vives jouissances. |
8529 |
Leur passion bien préparée avait grandi par ce qui tue les passions, par la jouissance. En possédant cette femme, Eugène s'aperçut que jusqu'alors il ne l'avait que désirée. Il ne l'aima qu'au lendemain du bonheur : l'amour n'est peut être que la reconnaissance du plaisir. |
8530 |
Infâme ou sublime, il adorait cette femme pour les voluptés qu'il lui avait apportées en dot, et pour toutes celles qu'il en avait reçues ; de même que Delphine aimait Rastignac autant que Tantale aurait aimé l'ange qui serait venu satisfaire sa faim, ou étancher la soif de son gosier desséché. |
8531 |
Les plus belles femmes de Paris animaient ses salons de leurs toilettes et de leurs sourires. Les hommes les plus distingués de la cour, les ambassadeurs, les ministres, les gens illustrés en tout genre, chamarrés de croix, de plaques, de cordons multicolores, se pressaient autour de la vicomtesse. |
8532 |
Si vous avez mes lettres, montez dans ma chambre. On me préviendra. Elle se leva pour aller au devant de la duchesse de Langeais, sa meilleure amie qui venait aussi. Rastignac partit, fit demander le marquis d'Ajuda à l'hôtel de Rochefide, où il devait passer la soirée, et où il le trouva. |
8533 |
Eugène revint à l'hôtel de Beauséant, et fut introduit dans la chambre de la vicomtesse, où il vit les apprêts d'un départ. Il s'assit auprès du feu, regarda la cassette en cèdre, et tomba dans une profonde mélancolie. Pour lui, madame de Beauséant avait les proportions des déesses de l'Iliade. |
8534 |
Je ne verrai plus jamais ni Paris ni le monde. À cinq heures du matin, Je vais partir pour aller m'ensevelir au fond de la Normandie. Depuis trois heures après midi, j'ai été obligée de faire mes préparatifs, signer des actes, voir à des affaires, je ne pouvais envoyer personne chez. |
8535 |
Il était sûr qu'on le trouverait chez... Elle s'arrêta encore accablée de douleur. En ces moments tout est souffrance, et certains mots sont impossibles à prononcer. – Enfin, reprit elle, je comptais sur vous ce soir pour ce dernier service. Je voudrais vous donner un gage de mon amitié. |
8536 |
Toutes les fois que j'en ai pris avant d'aller au bal ou au spectacle, je me sentais belle, parce que j'étais heureuse, et je n'y touchais que pour y laisser quelque pensée gracieuse : il y a beaucoup de moi là dedans, il y a toute une madame de Beauséant qui n'est plus. |
8537 |
J'ai l'éternité devant moi, j'y serai seule, et personne ne m'y demandera compte de mes larmes. Encore un regard à cette chambre. Elle s'arrêta. Puis, après s'être un moment caché les yeux avec sa main, elle se les essuya, les baigna d'eau fraîche, et prit le bras de l'étudiant. |
8538 |
Marchons ! dit elle. Rastignac n'avait pas encore senti d'émotion aussi violente que le fut le contact de cette douleur si noblement contenue. En rentrant dans le bal, Eugène en fit le tour avec madame de Beauséant, dernière et délicate attention de cette gracieuse femme. |
8539 |
C'est lady Brandon, elle est aussi célèbre par son bonheur que par sa beauté. Elle a tout sacrifié à ce jeune homme. Ils ont, dit on, des enfants. Mais le malheur plane toujours sur eux. On dit que lord Brandon a juré de tirer une effroyable vengeance de sa femme et de cet amant. |
8540 |
Vous partez pour ne plus revenir ; mais vous ne partirez pas sans m'avoir entendue et sans que nous nous soyons comprises. Elle prit son amie par le bras, l'emmena dans le salon voisin, et là, la regardant avec des larmes dans les yeux, elle la serra dans ses bras et la baisa sur les joues. |
8541 |
Il va falloir lui donner des soins coûteux. Nous serons bien ses garde malades ; mais je n'ai pas le sou, moi. J'ai retourné ses poches, fouillé ses armoires : zéro au quotient. Je l'ai questionné dans un moment où il avait sa tête, il m'a dit ne pas avoir un liard à lui. |
8542 |
Moi, je passerai chez l'apothicaire répondre de tous les médicaments que nous y prendrons. Il est malheureux que le pauvre homme n'ait pas été transportable à notre hospice, il y aurait été mieux. Allons, viens que je t'installe, et ne le quitte pas que je ne sois revenu. |
8543 |
Ce serait trop heureux s'il avait chaud ou froid. Néanmoins il nous faut du feu pour faire les tisanes et préparer bien des choses. Je t'enverrai des falourdes qui nous serviront jusqu'à ce que nous ayons du bois. Hier et cette nuit, j'ai brûlé le tien et toutes les mottes du pauvre homme. |
8544 |
Si tu l'entends se plaindre et que le ventre soit chaud et dur, tu te feras aider par Christophe pour lui administrer... tu sais. S'il avait, par hasard, une grande exaltation, s'il parlait beaucoup, s'il avait enfin un petit brin de démence, laisse le aller. Ce ne sera pas un mauvais signe. |
8545 |
Mais envoie Christophe à l'hospice Cochin. Notre médecin, mon camarade ou moi, nous viendrions lui appliquer des moxas. Nous avons fait ce matin pendant que tu dormais, une grande consultation avec un élève du docteur Gall, avec un médecin en chef de l'Hôtel Dieu et le nôtre. |
8546 |
Il m'a dit plus de cent fois cette nuit : Elles dansent ! Elle a sa robe. Il les appelait par leurs noms. Il me faisait pleurer, diable m'emporte ! avec ses intonations : Delphine ! ma petite Delphine ! Nasie ! Ma parole d'honneur, dit l'élève en médecine, c'était à fondre en larmes. |
8547 |
Avez vous vu mes filles ? Elles vont venir bientôt, elles accourront aussitôt qu'elles me sauront malade, elles m'ont tant soigné rue de la Jussienne ! Mon Dieu ! je voudrais que ma chambre fût propre pour les recevoir. Il y a un jeune homme qui m'a brûlé toutes mes mottes. |
8548 |
Nasie aussi. Je ne voudrais pas mourir, pour ne pas les faire pleurer. Mourir, mon bon Eugène, c'est ne plus les voir. Là où l'on s'en va, je m'ennuierai bien. Pour un père, l'enfer, c'est d'être sans enfants, et j'ai déjà fait mon apprentissage depuis qu'elles sont mariées. |
8549 |
Mon paradis était rue de la Jussienne. Dites donc, si je vais en paradis, je pourrai revenir sur terre en esprit autour d'elles. J'ai entendu dire de ces choses là. Sont elles vraies ? Je crois les voir en ce moment telles qu'elles étaient rue de la Jussienne. Elles descendaient le matin. |
8550 |
Christophe est si bête ! J'aurais dû y aller moi même. Il va les voir, lui. Mais vous avez été hier au bal. Dites moi donc comment elles étaient ? Elles ne savaient rien de ma maladie, n'est ce pas ? Elles n'auraient pas dansé, pauvres petites ! Oh ! je ne veux plus être malade. |
8551 |
Elles ont encore trop besoin de moi. Leurs fortunes sont compromises. Et à quels maris sont elles livrées ! Guérissez moi, guérissez moi ! (Oh ! que je souffre ! Ah ! ah ! ah !) Voyez vous, il faut me guérir, parce qu'il leur faut de l'argent, et je sais où aller en gagner. |
8552 |
Comme j'insistais, monsieur de Restaud est venu lui même, et m'a dit comme ça : Monsieur Goriot se meurt, eh ! bien, c'est ce qu'il a de mieux à faire. J'ai besoin de madame de Restaud pour terminer des affaires importantes, elle ira quand tout sera fini. Il avait l'air en colère, ce monsieur là. |
8553 |
J'allais sortir, lorsque madame est entrée dans l'antichambre par une porte que je ne voyais pas, et m'a dit : Christophe, dis à mon père que je suis en discussion avec mon mari, je ne puis pas le quitter ; il s'agit de la vie ou de la mort de mes enfants ; mais aussitôt que tout sera fini, j'irai. |
8554 |
Quant à madame la baronne, autre histoire ! je ne l'ai point vue, et je n'ai pas pu lui parler. Ah ! me dit la femme de chambre, madame est rentrée du bal à cinq heures un quart, elle dort ; si je l'éveille avant midi, elle me grondera. Je lui dirai que son père va plus mal quand elle me sonnera. |
8555 |
Je le savais. Il faut mourir pour savoir ce que c'est que des enfants. Ah ! mon ami, ne vous mariez pas, n'ayez pas d'enfants ! Vous leur donnez la vie, ils vous donnent la mort. Vous les faites entrer dans le monde, ils vous en chassent. Non, elles ne viendront pas ! Je sais cela depuis dix ans. |
8556 |
Oh ! mon argent, où est il ? Si j'avais des trésors à laisser, elles me panseraient, elles me soigneraient ; je les entendrais, je les verrais. Ah ! mon cher enfant, mon seul enfant, j'aime mieux mon abandon et ma misère ! Au moins quand un malheureux est aimé, il est bien sûr qu'on l'aime. |
8557 |
J'avais trop d'amour pour elles pour qu'elles en eussent pour moi. Un père doit être toujours riche, il doit tenir ses enfants en bride comme des chevaux sournois. Et j'étais à genoux devant elles. Les misérables ! elles couronnent dignement leur conduite envers moi depuis dix ans. |
8558 |
Si vous saviez comme elles étaient aux petits soins pour moi dans les premiers temps de leur mariage ! (Oh ! je souffre un cruel martyre !) Je venais de leur donner à chacune près de huit cent mille francs, elles ne pouvaient pas, ni leurs maris non plus, être rudes avec moi. |
8559 |
L'on me recevait : « Mon bon père, par ci ; mon cher père, par là. » Mon couvert était toujours mis chez elles. Enfin je dînais avec leurs maris, qui me traitaient avec considération. J'avais l'air d'avoir encore quelque chose. Pourquoi ça ? Je n'avais rien dit de mes affaires. |
8560 |
Un homme qui donne huit cent mille francs à ses filles était un homme à soigner. Et l'on était aux petits soins, mais c'était pour mon argent. Le monde n'est pas beau. J'ai vu cela, moi ! L'on me menait en voiture au spectacle, et je restais comme je voulais aux soirées. |
8561 |
J'aurais voulu tout savoir, mais ce que j'ai bien su, c'est que j'étais de trop sur terre. Le lendemain je suis allé chez Delphine pour me consoler, et voilà que j'y fais une bêtise qui me l'a mise en colère. J'en suis devenu comme fou. J'ai été huit jours ne sachant plus ce que je devais faire. |
8562 |
Ô mon Dieu ! puisque tu connais les misères, les souffrances que j'ai endurées ; puisque tu as compté les coups de poignard que j'ai reçus, dans ce temps qui m'a vieilli, changé, tué, blanchi, pourquoi me fais tu donc souffrir aujourd'hui ? J'ai bien expié le péché de les trop aimer. |
8563 |
Elles avaient toutes les deux besoin de quelque chose, de parures ; les femmes de chambre me le disaient, et je les donnais pour être bien reçu ! Mais elles m'ont fait tout de même quelques petites leçons sur ma manière d'être dans le monde. Oh ! elles n'ont pas attendu le lendemain. |
8564 |
Voilà ce que c'est que de bien élever ses enfants. À mon âge je ne pouvais pourtant pas aller à l'école. (Je souffre horriblement, mon Dieu ! les médecins ! les médecins ! Si l'on m'ouvrait la tête, je souffrirais moins.) Mes filles, mes filles, Anastasie, Delphine ! je veux les voir. |
8565 |
Après tout, vous êtes innocentes. Elles sont innocentes, mon ami ! Dites le bien à tout le monde, qu'on ne les inquiète pas à mon sujet. Tout est de ma faute, je les ai habituées à me fouler aux pieds. J'aimais cela, moi. Ça ne regarde personne, ni la justice humaine, ni la justice divine. |
8566 |
Dieu serait injuste s'il les condamnait à cause de moi. Je n'ai pas su me conduire, j'ai fait la bêtise d'abdiquer mes droits. Je me serais avili pour elles ! Que voulez vous ! le plus beau naturel, les meilleurs âmes auraient succombé à la corruption de cette facilité paternelle. |
8567 |
Moi seul ai causé les désordres de mes filles, je les ai gâtées. Elles veulent aujourd'hui le plaisir, comme elles voulaient autrefois du bonbon. Je leur ai toujours permis de satisfaire leurs fantaisies de jeunes filles. À quinze ans, elles avaient voiture ! Rien ne leur a résisté. |
8568 |
Je les entends, elles viennent. Oh ! oui, elles viendront. La loi veut qu'on vienne voir mourir son père, la loi est pour moi. Puis ça ne coûtera qu'une course. Je la payerai. Écrivez leur que j'ai des millions à leur laisser ! Parole d'honneur. J'irai faire des pâtes d'Italie à Odessa. |
8569 |
Personne n'y a pensé. Ça ne se gâtera point dans le transport comme le blé ou comme la farine. Eh, eh, l'amidon ? il y aura là des millions ! Vous ne mentirez pas, dites leur des millions, et quand mêmes elles viendraient par avarice, j'aime mieux être trompé, je les verrai. |
8570 |
La rage me gagne ! En ce moment, je vois ma vie entière. Je suis dupe ! elles ne m'aiment pas, elles ne m'ont jamais aimé ! cela est clair. Si elles ne sont pas venues, elles ne viendront pas. Plus elles auront tardé, moins elles se décideront à me faire cette joie. Je les connais. |
8571 |
Elles n'ont jamais su rien deviner de mes chagrins, de mes douleurs, de mes besoins, elles ne devineront pas plus ma mort ; elles ne sont seulement pas dans le secret de ma tendresse. Oui, je le vois, pour elles, l'habitude de m'ouvrir les entrailles a ôté du prix à tout ce que je faisais. |
8572 |
Leurs enfants me vengeront. Mais c'est dans leur intérêt de venir ici. Prévenez les donc qu'elles compromettent leur agonie. Elles commettent tous les crimes en un seul. Mais allez donc, dites leur donc que, ne pas venir, c'est un parricide ! Elles en ont assez commis sans ajouter celui là. |
8573 |
Je suis guéri si je les vois... Allez, mon bon voisin, mon cher enfant, allez, vous êtes bon, vous ; je voudrais vous remercier, mais je n'ai rien à vous donner que les bénédictions d'un mourant. Ah ! je voudrais au moins voir Delphine pour lui dire de m'acquitter envers vous. |
8574 |
Si l'autre ne peut pas, amenez moi celle là. Dites lui que vous ne l'aimerez plus si elle ne veut pas venir. Elle vous aime tant qu'elle viendra. À boire, les entrailles me brûlent ! Mettez moi quelque chose sur la tête. La main de mes filles, ça me sauverait, je le sens. |
8575 |
Avoir soif toujours, et ne jamais boire, voilà comment j'ai vécu depuis dix ans... Mes deux gendres ont tué mes filles. Oui, je n'ai plus eu de filles après qu'elles ont été mariées. Pères, dites aux chambres de faire une loi sur le mariage ! Enfin, ne mariez pas vos filles si vous les aimez. |
8576 |
Le gendre est un scélérat qui gâte tout chez une fille, il souille tout. Plus de mariages ! C'est ce qui nous enlève nos filles, et nous ne les avons plus quand nous mourons. Faites une loi sur la mort des pères. C'est épouvantable, ceci ! Vengeance ! Ce sont mes gendres qui les empêchent de venir. |
8577 |
Je mourrai heureux. Eh bien ! oui, je ne demande plus à vivre, je n'y tenais plus, mes peines allaient croissant. Mais les voir, toucher leurs robes, ah ! rien que leurs robes, c'est bien peu ; mais que je sente quelque chose d'elles ! Faites moi prendre les cheveux... veux. |
8578 |
Je n'ai pas un liard, il faudra payer mon cocher au retour. Rastignac se précipita dans l'escalier, et partit pour aller rue du Helder chez madame de Restaud. Pendant le chemin, son imagination, frappée de l'horrible spectacle dont il avait été témoin, échauffa son indignation. |
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Il a compromis son caractère avec madame de Restaud, il a fait le malheur de ma vie, je vois en lui l'ennemi de mon repos. Qu'il meure, qu'il vive, tout m'est parfaitement indifférent. Voilà quels sont mes sentiments à son égard. Le monde pourra me blâmer, je méprise l'opinion. |
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Eugène salua les deux époux, en devinant l'horrible crise dans laquelle était la femme, et se retira stupéfait. Le ton de monsieur de Restaud lui avait démontré l'inutilité de sa démarche, et il comprit qu'Anastasie n'était plus libre. Il courut chez madame de Nucingen, et la trouva dans son lit. |
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Lui, je le sais, il mourrait de chagrin si ma maladie devenait mortelle par suite de cette sortie. Eh ! bien, j'irai dès que mon médecin sera venu. Ah ! pourquoi n'avez vous plus votre montre ? dit elle en ne voyant plus la chaîne. Eugène rougit. Eugène ! Eugène, si vous l'aviez déjà vendue, perdue. |
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Oh ! cela serait bien mal. L'étudiant se pencha sur le lit de Delphine, et lui dit à l'oreille : – Vous voulez le savoir ? eh ! bien, sachez le ! Votre père n'a pas de quoi s'acheter le linceul dans lequel on le mettra ce soir. Votre montre est en gage, je n'avais plus rien. |
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Allez, j'arriverai avant vous ! Thérèse, cria-t-elle à sa femme de chambre, dites à monsieur de Nucingen de monter me parler à l'instant même. Eugène, heureux de pouvoir annoncer au moribond la présence d'une de ses filles, arriva presque joyeux rue Neuve Sainte Geneviève. |
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Eugène descendit, et trouva madame Vauquer occupée à mettre le couvert avec Sylvie. Aux premiers mots que lui dit Rastignac, la veuve vint à lui, en prenant l'air aigrement doucereux d'une marchande soupçonneuse qui ne voudrait ni perdre son argent, ni fâcher le consommateur. |
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Dame ! soyez juste, monsieur Eugène, j'ai bien assez perdu depuis cinq jours que le guignon s'est logé chez moi. J'aurais donné dix écus pour que ce bonhomme là fût parti ces jours ci, comme vous le disiez. Ça frappe mes pensionnaires. Pour un rien, je le ferais porter à l'hôpital. |
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Dès qu'Eugène eut le dos tourné, la vieille courut à sa cuisinière : – Prends les draps retournés, numéro sept. Par Dieu, c'est toujours assez bon pour un mort, lui dit elle à l'oreille. Eugène, qui avait déjà monté quelques marches de l'escalier, n'entendit pas les paroles de la vieille hôtesse. |
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Tiens le droit. Eugène se mit à la tête du lit, et soutint le moribond auquel Bianchon enleva sa chemise, et le bonhomme fit un geste comme pour garder quelque chose sur sa poitrine, et poussa des cris plaintifs et inarticulés, à la manière des animaux qui ont une grande douleur à exprimer. |
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Lorsque le médaillon toucha sa poitrine, le vieillard fit un han prolongé qui annonçait une satisfaction effrayante à voir. C'était un des derniers retentissements de sa sensibilité, qui semblait se retirer au centre inconnu d'où partent et où s'adressent nos sympathies. |
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Ce fut une apparition grave et terrible que celle de la comtesse. Elle regarda le lit de mort, mal éclairé par une seule chandelle, et versa des pleurs en apercevant le masque de son père où palpitaient encore les derniers tressaillements de la vie. Bianchon se retira par discrétion. |
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Vous disiez que ma voix vous rappellerait de la tombe ; eh ! bien, revenez un moment à la vie pour bénir votre fille repentante. Entendez moi. Ceci est affreux ! votre bénédiction est la seule que je puisse recevoir ici bas désormais. Tout le monde me hait, vous seul m'aimez. |
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À ce cri terrible, Sylvie, Rastignac et Bianchon montèrent, et trouvèrent madame de Restaud évanouie. Après l'avoir fait revenir à elle, ils la transportèrent dans le fiacre qui l'attendait. Eugène la confia aux soins de Thérèse, lui ordonnant de la conduire chez madame de Nucingen. |
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Les quinze pensionnaires se mirent à causer comme à l'ordinaire. Lorsque Eugène et Bianchon eurent mangé, le bruit des fourchettes et des cuillers, les rires de la conversation, les diverses expressions de ces figures gloutonnes et indifférentes, leur insouciance, tout les glaça d'horreur. |
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Avant de se coucher, Rastignac, ayant demandé des renseignements à l'ecclésiastique sur le prix du service à faire et sur celui des convois, écrivit un mot au baron de Nucingen et au comte de Restaud en les priant d'envoyer leurs gens d'affaires afin de pourvoir à tous les frais de l'enterrement. |
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Le lendemain matin Bianchon et Rastignac furent obligés d'aller déclarer eux mêmes le décès, qui vers midi fut constaté. Deux heures après aucun des deux gendres n'avait envoyé d'argent, personne ne s'était présenté en leur nom, et Rastignac avait été forcé déjà de payer les frais du prêtre. |
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Quand le corbillard vint, Eugène fit remonter la bière, la décloua, et plaça religieusement sur la poitrine du bonhomme une image qui se rapportait à un temps où Delphine et Anastasie étaient jeunes, vierges et pures, et ne raisonnaient pas, comme il l'avait dit dans ses cris d'agonisant. |
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Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent, et l'un d'eux, s'adressant à Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène se fouilla, il n'avait plus rien, et fut forcé d'emprunter vingt sous à Christophe. |
Комментарии
а про иностранные информация не точная. есть публичные языки: Болгарский(кириллица), Суахили(латиница), Индонезийский(латиница). в них нет диакритики. а вообще, по-хорошему, диакритика не должна быть запрещена, запрещены должны быть нетривиальные символы.
В который раз восхищаюсь диакритической раскладкой Феммера!..
В заездах итальянской «Дружбы народов» Андреа, сам итальянец, сказал, что на их национальной раскладке просто НЕТ буквы É . Не вспомню сейчас, как, по его словам, итальянцы её набирают. Какое-то витиеватое маневрирование. :rofl:
Это еще что... А вот к заглавному ç я абсолютно не готова. (Я просто ç уже через шифт набираю...)
Для такого особенного случая, как самый первый из турниров «Дружба народов», Переборыч специально на один день изменил статус итальянского словаря на публичный и даже включил итальянский в Задачу дня. madinko договорилась с Переборычем. Но каждый раз нельзя же обращаться с подобными просьбами.